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Le comte Kostia/VII

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Hachette (p. 87-101).

VII


Voici ce que Gilbert écrivait dans son journal six semaines après son arrivée à Geierfels :

« Un fils qui a pour son père les sentiments d'un esclave pour son maître, un père qui marque à son fils, dans l'habitude de la vie, une désaffection voisine de la haine, tels sont les tristes sujets d'étude que je suis venu chercher ici. J'ai voulu d'abord me persuader que M. Leminof était simplement un caractère sec et froid, un sceptique par humeur, par tour d'esprit, un grand seigneur blasé qui croit se devoir à lui-même de témoigner ouvertement son mépris pour toutes les niaiseries du sentiment. Il n'en est rien. Le comte est un esprit malade, une âme tourmentée, un cœur rongé par un ulcère secret, et qui se venge de ses souffrances en faisant souffrir autrui. Oui, ce misanthrope cherche à tirer vengeance de quelque sanglant affront que lui ont infligé les hommes ou la destinée ; son ironie respire la colère et la haine, il couve de profonds ressentiments qui éclatent par instants dans sa voix, dans son regard, dans son geste emporté et violent, car il n'est pas toujours maître de lui : à de certaines heures, le vernis de froide politesse et de glacial enjouement dont il couvre à l'ordinaire ses passions s'écaille subitement, tombe en poussière, et les nudités de son âme apparaissent. Dans les premières semaines, il se contraignait davantage en ma présence, aujourd'hui j'ai l'honneur de posséder sa confiance, et il ne se croit plus obligé de me cacher son visage. Aussi ne cherche-t-il plus à me donner le change, c'est toujours cela de gagné. Je me flatte même qu'il a pour moi toute la bienveillance dont il est capable. Il estime mon savoir, il me sait gré de lui être utile et même nécessaire sans faire valoir mes services. D'ailleurs il attribue peut-être la discrétion intéressée d'un pauvre diable qui désire conserver son gagne-pain, et qui se sent tenu à beaucoup de réserve dans ses propos et dans ses actions. Bref, il me considère comme un homme de bons sens qui a les vertus de son métier, et bien qu'il me reproche quelquefois ce qu'il appelle mes visions métaphysiques, il m'estime trop pour supposer qu'elles puissent exercer aucune influence sur ma conduite. L'abstraction prise pour règle de la vie, voilà bien décidément sa bête noire, « monstre hideux, dit-il, véritable dragon de l'Apocalypse, dont les deux petits, difformes et repoussants comme leur mère, sont la chevalerie et la révolution. »

« O mes chères marionnettes, vous ne devez être qu'un spectacle pour mes yeux et un désennui passager pour mon esprit ! Gardez-vous de quitter la scène où vous paradez avec tant de grâce ! Les quinquets de la rampe marquent les frontières de votre empire. Ne vous avisez pas de les enjamber pour descendre parmi les vivants ! O mes chères poupées, la représentation finie, rentrez dans vos boîtes, entrelacez fraternellement vos fils d'archal, fermez vos beaux yeux, mes filles, et dormez votre sommeil… Mais qu'entends-je? ces poupées parlent ou chantent en dormant ; de leurs boites bien closes sortent de légers chuchotements et comme une musique secrète, enivrante, je ne sais quel écho des concerts célestes. Gilbert, Gilbert, défie-toi! tes marionnettes ne sont pas aussi inoffensives que veut bien le croire le comte Kostia.

« Gilbert, défie-toi aussi de tes yeux ! Ils sont trop parlants. C'est singulier, je me croyais tout à fait maître de mes regards. Malgré moi, ils marquent dans l'occasion trop de curiosité. L'autre jour, pendant que je travaillais avec lui dans son cabinet, il a pris tout à coup un air distrait et rêveur, son front s'est chargé de nuages; il ne me voyait plus, ne m'entendait plus. Quand il est sorti de sa rêverie, ses yeux ont rencontré les miens attachés sur son visage, et il a trouvé que je l'observais trop attentivement.

« Ah ça ! m'a-t-il dit brusquement, vous vous rappelez nos conventions : nous sommes deux égoïstes qui avons fait marché ensemble. Les égoïstes ne sont pas curieux ; la seule chose qui les intéresse dans l'âme du prochain, c'est le domaine utile. »

« Et puis, craignant de m'avoir offensé, il a repris d'un ton plus doux : »

« Je suis l'âme la moins intéressante à connaître. J'ai les nerfs très-irritables; dites-vous une fois pour toutes que c'est le secret de tous les désordres que vous pourrez observer dans ma triste machine. »

« Non, comte Kostia, ce n'est pas là votre secret! étais-je tenté de lui répondre. Ce ne sont pas vos nerfs qui vous tourmentent Je parierais plutôt qu'en dépit de votre déniaisement vous avez cru autrefois en quelque chose ou en quelqu'un qui vous a manqué de parole. — Mais je n'ai eu garde de lui faire part de mes suppositions; je crois qu'il m'aurait dévoré. Les colères de cet homme sont terribles, et il ne m'en épargne pas toujours le spectacle.

« Hier surtout il s'est livré à des emportements dont j'ai rougi pour lui. Stéphane était allé faire une promenade à cheval avec Ivan. La cloche du dîner sonna, ils n'étaient pas encore de retour. Le comte se porta de sa personne à l'entrée de la cour, pour les attendre. Ses lèvres étaient pâles; sa voix était sourde, rauque, voilée par un enrouement qui lui vient dès que la colère le prend. Quand les coupables parurent au bout du sentier, il courut au-devant d'eux, et toisa Stéphane de la tête aux pieds avec un regard si menaçant que l'enfant trembla de tous ses membres ; mais sa colère se rabattit tout entière sur Ivan. Le pauvre geôlier avait pourtant de bonnes excuses à alléguer : le cheval de Stéphane avait fait une chute et s'était blessé au genou ; il avait fallu revenir au pas. Le comte paraissait ne rien entendre. Il fit signe à Ivan de descendre de selle ; cela fait, il le saisit au collet, lui arracha sa houssine et le battit comme un chien. Le malheureux serf se laissa fustiger sans faire un mouvement, sans pousser un cri, et l'idée ne lui vint pas d'essayer de s'enfuir ou de se défendre. Cloué sur place, les yeux fermés, c'était l'image vivante de la servitude résignée aux derniers outrages. En vérité, je crois que pendant cette exécution j'ai souffert plus que lui. J'avais la gorge serrée, mon sang bouillonnait dans mes veines. Mon premier mouvement a été de me jeter sur le comte, mais je me suis retenu; cette intervention violente n'eût fait qu'aggraver le sort d'Ivan. J'ai joint les mains, et d'une voix étouffée j'ai crié : Grâce! grâce!… Le comte ne m'a pas entendu. Alors je me suis élancé entre le bourreau et la victime. Stupéfait, le bras levé et immobile, le comte m'a regardé quelques instants avec des yeux enflammés : peu à peu il s'est calmé, son visage a repris son expression ordinaire.

« Passe pour cette fois, m'a-t-il dit enfin d'une voix sourde; mais à l'avenir ne vous mêlez plus de mes affaires !»

« Puis il a laissé tomber la houssine à terre et s'est éloigné à grands pas. Ivan a levé sur moi ses yeux inondés de larmes; son regard exprimait à la fois la tendresse, la reconnaissance et l'admiration. Il s'est emparé de mes deux mains et les a baisées, après quoi il a passé son mouchoir sur son visage, qui ruisselait de sueur, d'écume et de sang, et, prenant les deux chevaux par la bride, il les a paisiblement reconduits à l'écurie. J'ai retrouvé le comte à table; il avait repris sa belle humeur; il m'a décoché quelques lazzis sur mes hérésies en matière d'histoire. J'ai dû faire effort pour lui répondre, car en ce moment il m'inspirait une aversion que j'avais peine à dissimuler; mais je tenais à reconnaître la victoire qu'il avait remportée sur lui-même en abrégeant à ma considération le supplice d'Ivan. Après le dîner, il a mandé le serf, qui a paru le front et les mains labourés de cicatrices saignantes. Il avait aux lèvres son sourire habituel, qui est un mystère pour moi. Son maître lui commanda d'ôter sa veste et de rabattre sa chemise sur ses reins, le fit mettre à genoux, et, tirant de sa poche une fiole pleine de je ne sais quel baume dont il vanta les vertus, il pansa de sa main les blessures du moujik. L'opération terminée :

« Cela ne sera rien, mon fils, lui dit-il. Va, et ne pèche plus ! »

« Sur quoi le serf se releva et sortit de la chambre toujours souriant. Le sourire d'Ivan est une plante exotique que je ne connaissais pas, et qui ne croît qu'en pays slave, sourire étrange, véritable prodige de bassesse, dirai-je, ou d'héroïsme! Lequel des deux? Je n'en sais trop rien.

« Malgré mon trouble, j'ai pu observer la figure de Stéphane au début de l'exécution. Au premier coup, un éclair de joie triomphante a passé sur son visage ; mais quand le sang a jailli, il est devenu horriblement pâle, et il a porté une de ses mains à sa gorge, comme pour arrêter au passage un cri d'horreur, et de l'autre il couvrait ses yeux pour ne rien voir; puis, n'y pouvant plus tenir, il s'est enfui à toutes jambes… Dieu soit loué! la compassion l'avait emporté dans son cœur sur la joie de voir châtier son geôlier. Il y a dans cette jeune âme, aigrie par de longues souffrances, un fonds de générosité et de bonté; mais ne perdra-t-elle pas avec le temps jusqu'aux derniers vestiges de ses qualités natives? Dans trois ans d'ici, Stéphane couvrira-t-il encore ses yeux pour ne pas voir le supplice d'un ennemi ? Dans trois ans, l'habitude de souffrir n'aura-t-elle par étouffé la pitié dans son cœur? Demain, demain peut-être, ses entrailles n'auront-elles pas jeté leur dernier cri? Page:Cherbuliez - Le comte Kostia (7e édition).djvu/105 Page:Cherbuliez - Le comte Kostia (7e édition).djvu/106 Page:Cherbuliez - Le comte Kostia (7e édition).djvu/107 Page:Cherbuliez - Le comte Kostia (7e édition).djvu/108 Page:Cherbuliez - Le comte Kostia (7e édition).djvu/109 Page:Cherbuliez - Le comte Kostia (7e édition).djvu/110 Page:Cherbuliez - Le comte Kostia (7e édition).djvu/111 Page:Cherbuliez - Le comte Kostia (7e édition).djvu/112 Page:Cherbuliez - Le comte Kostia (7e édition).djvu/113