Le comte de Cavour et le prince de Bismarck/01

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Le comte de Cavour et le prince de Bismarck
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 721-754).
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LE COMTE DE CAVOUR
ET
LE PRINCE DE BISMARCK

PREMIÈRE PARTIE

Les hommes d’État, appelés à laisser derrière eux une trace lumineuse, surgissent-ils des événemens ou bien les provoquent-ils par la puissance de leur génie ? Ces deux conjectures sont, nous semble-t-il, également admissibles. Supprimez les égaremens de la révolution française, supposez qu’elle se fût renfermée dans les limites de son premier programme, des cahiers remis aux députés envoyés aux États Généraux, et Napoléon vraisemblablement ne se serait pas incarné dans Bonaparte ; il n’eût pas été le grand empereur. Ses immenses et prodigieuses facultés se seraient déployées sur un autre terrain et l’auraient certainement porté au plus haut rang ; mais il aurait servi le trône sans l’occuper. A la place du grand Frédéric mettez un prince de sa race moins doué, moins ambitieux, et la Prusse n’eût pas conquis le rang de grande puissance auquel elle s’est élevée sous son règne ; la Silésie ferait encore partie de l’empire des Habsbourg. A tout considérer, il est donc vrai de dire que les événemens et les hommes qui en assument la direction se développent et grandissent simultanément. Si l’homme est à la hauteur de sa tâche, les événemens, sous sa main, se dégagent et le poussent à des sommets exclusivement accessibles aux prédestinés, venus pour accomplir de grandes choses. Ces triomphateurs sont alors acclamés par leurs contemporains, troublés et éblouis par le succès. Mais le temps efface ou atténue le côté merveilleux des choses, et les générations suivantes, à la distance où elles sont placées, peuvent en porter un jugement plus indépendant, plus pondéré ; c’est dès lors la postérité écrivant, sans passion, l’histoire des temps passés. Il est acquis en effet que les témoins des perturbations politiques ou sociales en sont les appréciateurs les moins compétens et que la vérité n’apparaît dans tout son éclat qu’à leurs descendans. Il n’est pas moins utile, au lendemain des grandes crises, de recueillir les impressions qui ont frappé les esprits et d’en déterminer le caractère dans la mesure des informations que l’on possède. Une pareille étude offre un intérêt particulier si l’on peut procéder par voie de comparaison. Or dans le cours de la seconde moitié de ce siècle, deux hommes, l’un au nord, l’autre au midi de l’Europe, ont entrepris, chacun de son côté, une œuvre immense qu’ils ont conduite à bonne fin, œuvre qui a fondé, sur de nouvelles bases, l’équilibre général et sensiblement modifié la situation respective et les rapports des grandes puissances, œuvre qui est loin d’offrir au monde les voyages de sécurité et de paix qui lui étaient garantis par l’état de choses qu’elle a renversé. A l’aide de quels moyens ces deux hommes y sont-ils parvenus, comment ont-ils franchi des obstacles jugés insurmontables avant eux ? C’est ce que les futurs historiens, mieux documentés, raconteront avec une impartialité qu’on ne saurait observer aujourd’hui. Il est cependant un point de vue que l’on peut envisager dès à présent et qui nous attire, c’est le rapprochement, le parallélisme, pour ainsi dire, des efforts et des expédiens que M. de Bismarck et le comte de Cavour ont déployés pour atteindre le but que leur patriotisme et leur ambition s’étaient assigné. Ils ont eu, tous deux, la même pensée. L’ont-ils réalisée en prenant les mêmes voies, en usant des mêmes moyens ? La question nous séduit et nous voudrions en dire notre sentiment. Pour aborder ce travail, dont nous ne nous dissimulons pas cependant les difficultés, point n’est besoin d’être initié aux arcanes de leur politique secrète ; les notions acquises, les actes publics suffiront à nous guider dans cette recherche, nous aideront à contrôler l’un par l’autre, à mettre en présence ces deux génies d’ordre si différent, l’un foncièrement italien, l’autre exclusivement germanique.


I

Pour suivre ces deux élus de la fortune dans les sentiers qu’ils ont parcourus et s’initier à leurs pensées intimes, il ne saurait être superflu, il est même indispensable de les rapprocher l’un de l’autre, dès leur jeunesse, afin d’en bien connaître la véritable physionomie. Chez les plus humbles comme chez les plus favorisés, nul ne se soustrait à l’influence de son tempérament soit au préjudice, soit à l’avantage de ses idées et de son avenir, et le tempérament émerge et se dégage dès le premier âge. Il convient, si nous voulons étudier nos deux personnages l’un par l’autre, et simultanément, de rappeler dans quel milieu et dans quelles conditions se sont écoulées leurs premières années.

Tous deux sont issus de la classe nobiliaire, classe privilégiée à cette époque soit en Prusse soit en Piémont. Ils sont nés et ils ont grandi sous un même régime, ce régime absolu que leurs ancêtres avaient servi et dont ils avaient été les bénéficiaires. L’un et l’autre se sont développés dans l’atmosphère politique qui les entourait. Mais si M. de Bismarck s’est nourri des doctrines qui avaient été celles de sa famille, Cavour s’y déroba avant d’atteindre sa majorité. C’est ainsi que le futur chancelier de l’empire germanique fît étalage, avant même d’entrer dans la vie publique, des sentimens qui avaient bercé son enfance. Sur les bancs de l’Université, dans les premiers salons qui lui furent ouverts, il se révéla le fidèle interprète des principes que ses aïeux avaient toujours professés. Ardent, vigoureux, énergique, il mit la puissance de ses muscles au service de ses opinions. Il était, pour ses condisciples, un franc et loyal camarade, mais à la condition qu’on n’exigeât pas le sacrifice de ses croyances. Il eut plusieurs duels et s’il ne s’en est pas toujours tiré heureusement, il n’a jamais fait aucune concession que son intransigeance ne pût avouer.

Les premières impressions de Cavour, ses premières manifestations furent d’une tout autre nature. Il était encore enfant que déjà il se révoltait contre un état de choses qui blessait tous ses instincts. Entré fort jeune et sans préparation littéraire à l’école militaire de Turin, il y fit de brillantes études scientifiques. Il fut choisi, parmi les cadets, pour faire partie du corps des pages ; cette faveur froissa son âme éprise déjà de liberté. Attaché en cette qualité à la maison du prince de Carignan, depuis le roi Charles-Albert, il se montra réfractaire aux devoirs de sa charge. Il déplut à ce prince et fut rayé du cadre des jeunes favorisés. Il a, depuis, révélé lui-même les sentimens qu’il apportait à la cour. A quelqu’un qui lui demandait comment les pages étaient habillés : « Parbleu, répondait-il, comment voulez-vous que nous fussions habillés, si ce n’est comme des laquais que nous étions ; j’en rougissais de honte. » Sorti de l’école dans les premiers rangs, il fut incorporé dans le génie ; il avait seize ans. Envoyé en garnison à Gênes, il s’y montra actif, laborieux, faisant preuve d’aptitudes qui le signalèrent à l’attention de ses chefs. Il s’y trouvait encore quand éclata la révolution de 1830 ; il y applaudit sans retenue, ne dissimulant pas des opinions libérales qui s’étaient affermies et développées dans un milieu que de vieilles traditions rendaient accessible aux mouvemens patriotiques. Dès ce moment, il eut, de la liberté ou plutôt des doctrines qui l’ont engendrée, une conception large et impérieuse. On envisageait à Turin autrement qu’à Gênes les événemens dont Paris avait été le théâtre. Charles-Albert n’avait rien oublié, et après son avènement au trône, en 1831, Cavour fut envoyé au fort de Bard qu’on jugeait opportun de mettre en bon état de défense. Cette disgrâce le blessa ; six mois après il donnait sa démission et il rentrait dans ses foyers.

Les deux futurs premiers ministres s’engageaient ainsi dans des voies opposées. Ni l’un ni l’autre n’en devait dévier, et pendant les années qui précédèrent leur entrée au pouvoir, chacun d’entre eux raffermissait, dans l’étude et la méditation, ses propres convictions. Désireux de donner un emploi à son activité, Cavour obtint de son père de prendre la direction d’un de ses domaines, celui de Leri, et d’en assumer personnellement l’exploitation. Il s’y dévoua tout entier et, jusqu’au moment où la politique le ressaisit de nouveau, il employa ses puissantes facultés, non sans succès, à faire fructifier les terres dont l’administration lui avait été confiée. Sa nature de novateur le servit aussi bien que son besoin d’utiliser ses forces et son temps.

Il se fixa à Leri, et sans difficulté, sans redouter aucune besogne, sans se laisser rebuter par les exigences de son nouveau labeur auquel rien ne l’avait préparé, il se constitua, de par sa propre volonté, un cultivateur obstiné et ingénieux. Ne se bornant pas à améliorer les cultures traditionnelles et nationales, il en introduisit de nouvelles en employant tous les moyens de perfectionnement révélés par la science agricole, en faisant, le premier en Italie, usage de machines qui étaient une nouveauté pour les paysans piémontais, surpris et émerveillés par ces auxiliaires inconnus. C’est pendant ces années d’un rude exercice que Cavour fut conquis par les études économiques. Dans son désir toujours impérieux de bien apprendre pour mieux faire, il se mit en rapport avec des savans et des agronomes, et, ne se contentant pas de tirer de la terre tous les fruits qu’elle pouvait donner, il s’enquit, par l’étude et par la discussion, des meilleurs moyens d’en trouver l’emploi le plus avantageux. Il les rechercha avec passion et il fut ainsi conduit à méditer les lois de l’échange et des transactions entre pays divers. Parvenu au pouvoir, il put, grâce aux notions acquises, remanier tout le système économique de la Sardaigne, et c’est en maître, aidé par l’observation et l’expérience, qu’il put, au grand profit du pays, s’acquitter de ses nouveaux devoirs.

Bien qu’il se fût dévoué tout entier à sa tâche d’agriculteur, Cavour n’en restait pas moins fidèle aux opinions politiques qu’il avait embrassées. Réuni à un groupe d’amis qui les partageait avec lui, il suivait de loin, dans une correspondance qu’il entretenait avec eux, le développement des idées auxquelles il avait donné son adhésion et sa foi. Dans une lettre du mois de mai 1838 il dresse, en quelque sorte, son programme politique, celui auquel il conforma, autant que les circonstances le lui permirent, sa conduite ultérieure ; il avait alors 23 ans, et il n’est que d’autant plus intéressant de rappeler en quels termes il le résumait. Après avoir fait allusion aux troubles suscités en Europe par la révolution de Juillet : « J’ai été longtemps indécis, dit-il, au milieu de ces mouvemens en sens contraire… Après de nombreuses et violentes agitations, j’ai fini par me fixer, comme le pendule, dans le juste milieu… travaillant au progrès de toutes mes forces, mais décidé à ne pas l’acheter au prix d’un bouleversement général, politique et social. Mon état de juste milieu ne m’empêchera cependant pas de désirer le plus tôt possible l’émancipation de l’Italie, des barbares qui l’oppriment, et par suite de prévoir qu’une crise tant soit peu violente est inévitable ; mais cette crise, je la veux avec tous les ménagemens que comporte l’état des choses, et je suis en outre ultra persuadé que les tentatives forcenées des hommes de mouvement ne font que la retarder et la rendre plus chanceuse. » Egalement éloigné des absolutistes et des révolutionnaires, le jeune comte de Cavour n’entrevoit, pour le bien de l’Italie, qu’un double but : le développement de toutes ses forces et son affranchissement de toute domination étrangère ; et c’est ce qu’il a poursuivi, avec passion, jusqu’au terme de sa vie.

Durant les courtes apparitions qu’il faisait à Turin, il se montrait assidu à la légation de France, chez M. de Barante, notre représentant, aimant à respirer, dans ce milieu si suspect aux gouvernans du Piémont, tous hostiles à la monarchie de Juillet, une atmosphère où se dilataient pleinement tous ses instincts. Il y rencontra le comte d’Haussonville, secrétaire de la légation, dont il apprécia les qualités et avec lequel il noua des relations durables. Pour se réconforter plus complètement, il courait parfois à Genève, où résidait la famille de sa mère, heureux de donner un libre cours à ses aspirations dans des entretiens que M. de la Rive a retenus et publiés. « C’est à Genève, a-t-il écrit, que Cavour a étanché la soif de discussion, de mouvement et d’idées qui tourmentait son esprit fatigué de solitude et de silence. » Aussi, répondant à un message du père de M. de la Rive : « Depuis que je vous ai quitté, s’écriait Cavour, je vis dans une espèce d’enfer intellectuel, c’est-à-dire dans un pays où l’intelligence et la science sont réputées choses infernales par qui a la bonté de nous gouverner. Oui, voilà bientôt deux mois que je respire une atmosphère remplie d’ignorance et de préjugés, que j’habite une ville où il faut se cacher pour échanger quelques idées qui sortent de la sphère politique et morale où le gouvernement voudrait tenir les esprits enfermés. »

Pendant la longue période de son abstention politique, le comte de Cavour fit plusieurs voyages en France et en Angleterre. A Paris, sa naissance, son origine, ses alliances, ses goûts et même ses opinions le mettaient de pair avec toutes les sommités de la société française de cette époque. Ses relations avec M. de Barante et M. d’Haussonville lui ouvrirent les salons politiques, notamment celui du duc de Broglie, pour lequel il conçut une estime en quelque sorte professionnelle, dont sa correspondance témoigne en plus d’un endroit. Chez Mme de Circourt et chez Mme de Castellane, il rencontra des hommes de toute nuance ; et son amour de la liberté, des luttes politiques, s’y retrempa avec une ardeur nouvelle. Les débats parlementaires le passionnaient, aiguisant ses regrets que son pays fût sevré du spectacle attachant dont il était le témoin. Il était bien, en ce moment, juste milieu. Son admiration allait plus particulièrement à M. Mole et à M. Guizot. Doué d’un caractère affable et jovial, d’un esprit ouvert à toutes les idées généreuses, à tous les perfectionnemens, possédant une parole facile, s’exprimant avec aisance dans notre langue qu’il possédait mieux que la langue italienne, semant sa conversation de vives saillies, d’observations profondes et sensées, il plut et fut agréé partout, même dans les clubs où il s’asseyait aux tables de jeu avec ceux de leurs membres qui en ont fait la célébrité.

En traversant la Manche, il parut oublier la politique pour s’adonner exclusivement à l’étude des questions sociales et économiques. Il avait pour l’Angleterre un goût, une admiration qu’on lui a quelquefois reprochés ; il y voyait la source et l’usage des libres institutions. Son engouement ne l’a cependant égaré en aucune occasion ; il semble même qu’il s’en défiât. « Je suis grand admirateur des Anglais, a-t-il dit ; j’éprouve pour ce peuple une véritable sympathie, car je le considère comme l’avant-garde de la civilisation. Mais sa politique ne m’inspire pas la plus petite confiance. Quand je le vois tendre une main à Metternich et de l’autre exciter les ultra-radicaux en Portugal, en Espagne, en Grèce, j’avoue que je ne me sens pas disposé à croire à son honnêteté politique. » Ce qu’il admirait en Angleterre, c’étaient les progrès de tout ordre et les hommes d’État qui en avaient assuré le bénéfice au pays. Il assista aux luttes de la ligue pour le libre-échange ; il vit sir Robert Peel imposant, à son propre parti, l’abolition des droits sur les céréales. Cette réforme répondait à ses opinions et il y applaudit avec enthousiasme. Il ne pénétra guère dans la société de Londres ; il l’aperçut à peine dans les salons de lord Lansdowne, foyer hospitalier où, comme tous les étrangers de marque, il rencontra un accueil cordial et bienveillant. Il avait été conduit en Angleterre par son vif désir d’étudier les perfectionnemens introduits dans l’industrie agricole, et c’est à ce besoin qu’il consacra tous ses instans, parcourant les comtés, visitant les fermes, examinant attentivement les soins donnés à la terre, procédant ainsi à une enquête minutieuse pour s’éclairer lui-même et trouver le moyen d’améliorer ses propres exploitations agronomiques et industrielles.

N’ayant reçu d’autre instruction que celle qui lui avait été donnée à l’école militaire de Turin, le comte de Cavour se défiait de sa culture littéraire. Il se croyait en outre dépourvu de toute imagination. « La folle du logis, disait-il, est chez moi une vieille paresseuse. » Il aborda néanmoins deux questions qu’il avait attentivement étudiées pendant son séjour en Angleterre : les revendications de l’Irlande et l’abolition des taxes pesant sur les céréales, l’une et l’autre fort agitées en ce moment de l’autre côté du détroit. Ces publications furent très remarquées à Londres et commentées élogieusement par la presse.

Encouragé par ce succès, il se livra à une étude sur les chemins de fer, dont l’Italie était encore dépourvue à cette époque. Nous rappelons ce travail parce qu’il osa y manifester ses aspirations patriotiques qu’il était téméraire de faire vibrer en ce moment. Il y soutenait en effet que la construction de ces voies rapides engendrerait « le rapprochement des populations jusque-là étrangères les unes aux autres, l’union qu’il était si nécessaire de voir s’établir entre les différens membres de la famille italienne afin de mettre le pays à même de profiter, pour l’affranchir de toute domination étrangère, des circonstances politiques favorables que l’avenir doit amener… la conquête enfin de l’indépendance nationale, bien suprême que l’Italie ne saurait atteindre que par la réunion de tous ses enfans… par l’action combinée de toutes les forces vives du pays, c’est-à-dire par les princes nationaux franchement appuyés par tous les partis. » Pour la première fois, le comte de Cavour, n’ayant encore d’autre notoriété que celle de sa naissance, révélait, hautement et sans détours, l’objet de ses pensées intimes. Voilà comment il se préparait à ses futures destinées. Son instinct lui répétait, depuis son adolescence, qu’elles seraient hautes et qu’elles étaient prochaines. À Paris, à Londres, à Genève, dans des entretiens confidentiels, s’épanchant avec ses amis, il avait souvent soulevé un coin du voile couvrant l’avenir qu’il entrevoyait, dont il avait comme la prescience, et qui lui ouvrirait la scène où il comptait bien travailler à l’émancipation comme à la prospérité de son pays.


II

Quel emploi M. de Bismarck, de son côté, a-t-il fait de ce que nous appellerons sa seconde jeunesse ? Plus heureux que Cavour, il avait reçu cette instruction solide et variée que les gymnases et les Universités distribuent à leurs élèves. Il ne se soucia pas cependant de devenir un lettré. Comme l’y conviait. l’orgueil de la caste à laquelle il appartenait, il visa plus haut et eut d’autres ambitions. En quittant les bancs des écoles, il s’appliqua à se rendre compte des questions de tout ordre qui agitaient l’Allemagne à cette époque. Laborieux et obstiné comme tout puissant esprit, il butinait partout et en toute chose, amassant une somme considérable de notions diverses. Il acquit la connaissance parfaite de notre langue et de la langue anglaise, couronnement nécessaire de l’éducation pour tout homme de sa race. Plus tard, pendant son séjour à Saint-Pétersbourg, il reprit ses bonnes habitudes d’écolier et il apprit le russe. Il est un des rares diplomates qui ait été tenté par un pareil effort. Puis, il voyagea, visita les grandes contrées de l’Europe et le fit avec profit. Possesseur d’une modeste fortune, il dut consacrer tous ses soins à son domaine. L’accomplissement de ce devoir familial l’initia à toutes les questions d’ordre administratif et même social, à la culture des terres, à la distribution des eaux, au sort du paysan, à celui du propriétaire surtout. Il lui fallait cependant chercher une autre voie plus lucrative ; il se glissa un instant dans un service public. Mais ses notions, en matière de hiérarchie et de discipline, n’admettant, après celle du roi, d’autre volonté que la sienne, il s’éloigna de ses chefs par un éclat et il rentra dans son foyer. C’est ainsi que durant sa longue carrière, toujours fidèle à lui-même, il n’a reconnu à personne, dans la vie publique, le droit de se montrer son égal. A-t-il, de son côté, toujours respecté la distance qui, dans ses propres opinions, le séparait de son souverain ? Nous ne voudrions pas l’affirmer.

Quoi qu’il en soit, il vivait, résigné, dans ses terres, quand survinrent les troubles de 1848. Berlin s’agita, comme Paris et Vienne ; le roi Frédéric-Guillaume IV dut octroyer une constitution à son peuple révolté. Une assemblée se trouva ainsi instituée et M. de Bismarck en fit partie. Il y arriva l’âme débordante de tout le fiel d’un junker de la Marche de Brandebourg et il y fit ses premières armes. Il prit rang parmi les conservateurs les plus fougueux, et dès le début il se montra le plus résolu, le plus ferme défenseur de l’autel et du trône, par l’audace de son langage et l’absolutisme de ses doctrines. A un député de la gaucho qui lui offrait de se garantir mutuellement contre tout excès de parti : « Non, répondit-il ; je ne prends aucun engagement ; ma politique à votre égard ira jusqu’à la dernière marche de l’échafaud, et si cela est nécessaire je vous livrerai tous au bourreau. » Il prit une part active à toutes les discussions ; il se révéla orateur passionné, intransigeant, d’une fermeté que toutes les violences de ses adversaires ne parvinrent jamais à ébranler. Tel il fut à ses débuts, tel il fut toujours, jusqu’au moment où il a dû rentrer dans la retraite qui avait abrité sa jeunesse.

Fidèle aux opinions qu’il professait ainsi, il conjura le roi de décliner la couronne impériale qui lui était offerte par le parlement de Francfort, une assemblée de révoltés en démence, selon lui. En 1850, il prit la défense de M. de Manteuffel, conspué par la Chambre à son retour d’Olmutz où il avait humblement apposé la signature de la Prusse au pacte imposé par le prince de Schwarzenberg. Il se fit l’apologiste de l’Autriche, qu’il devait, seize ans plus tard, expulser violemment de l’Allemagne, soutenant que la Prusse devait tout sacrifier à l’impérieux devoir de mettre, de concert avec elle, les pays germaniques à l’abri d’une invasion de la démagogie. Il plut à la cour, et le roi en fit, en juillet 1851, son représentant auprès de la Diète de Francfort, reconstituée après les perturbations des deux années précédentes. Les opinions dont M. de Bismarck s’était constitué l’organe passionné ne pouvaient, pensait le roi, que raffermir, grâce à son concours, les bonnes relations qu’on venait de renouer avec la cour de Vienne.


III

On sait, et nous dirons plus loin, que M. de Bismarck fut conquis par d’autres vues en débarquant à Francfort. Mais déjà, à ce moment, le comte de Cavour était apparu sur la scène politique grâce aux mêmes événemens qui avaient permis au représentant de la féodalité prussienne de prendre rang dans la diplomatie de son pays. Pour suivre parallèlement ces deux hommes, désormais maîtres de leur terrain, il nous faut donc revenir à Turin avant de nous arrêter à la mission que M. de Bismarck a remplie à Francfort. Bien avant l’explosion des événemens qui ont marqué, en France et en Allemagne, les premiers mois de l’année 1848, l’esprit public avait vibré en Italie sous l’impulsion de publicistes célèbres. Gioberti avec le Primato d’Italia, Balbo avec les Speranze d’Italia, d’Azeglio avec I Casidi Romagna, avaient remué l’âme de la péninsule, des Alpes à la mer Ionienne. Derrière eux avaient surgi des écrivains nombreux qui, faute d’une presse libre, propageaient dans des publications clandestines leurs vœux et leurs doctrines. Tous voulaient également, si on en excepte les organes du parti révolutionnaire, l’affranchissement de toute domination étrangère ; une confédération de tous les États italiens sous le primat du Saint-Père ; des réformes administratives et politiques en harmonie avec l’état moderne. Des sociétés s’étaient organisées avec des dénominations diverses sous prétexte d’études agricoles ou commerciales, lesquelles, en réalité, s’occupaient de politique, soit dans leurs réunions, soit dans leurs publications périodiques ; à Turin notamment, tous les hommes, ayant acquis une certaine notoriété par leurs travaux littéraires ou économiques, y participaient activement ; le comte de Cavour était de ce nombre et se faisait remarquer par une active et brillante collaboration.

L’influence de ces nobles efforts pénétrait sans bruit jusqu’aux cœurs les moins préparés à les agréer. Elle conquit un prélat destiné à occuper le Saint-Siège et à devenir l’initiateur du mouvement italien. Déjà en 1831, Mgr Mastaï avait fait acte de mansuétude libérale. Un groupe de révoltés s’était réfugié chez lui ; il le mit en lieu de sûreté. Le gouvernement pontifical désapprouva la généreuse indulgence de l’archevêque de Spolète, qui fut transféré à l’évêché d’Imola. C’est là qu’il noua des relations, devenues intimes, avec le comte Pasolini, homme de foi quoique libéral. Rien n’est plus attachant que les mémoires de ce patriote publiés par son fils. On y peut suivre l’évolution de l’âme du futur pontife. On le voit, dans leurs entretiens, s’affliger des vices d’une administration incurable, puis se convaincre que le bien de l’Eglise comme celui des populations se conciliaient avec les réformes de tout ordre, désormais nécessaires. Il voulut connaître les publications de Gioberti et de Balbo ; il les relut et il les médita ; il en examina les doctrines avec son interlocuteur et il en venait à s’exclamer : « Qui paie l’impôt a bien le droit de savoir comment on le dépense… Ah ! qu’il serait facile au Saint-Père, ajoutait-il, de se faire aimer… Non, la théologie ne s’oppose pas au progrès. » C’est ainsi qu’il fut séduit, dans sa retraite, par les aspirations nationales dont l’écho venait jusqu’à lui.

En 1846, le Saint-Siège devint vacant ; le cardinal Mastaï y fut élevé après trois jours de conclave. Pie IX y montait sous l’influence des sentimens qui l’avaient pénétré. Il prit l’initiative d’importantes réformes. L’Italie en tressaillit du nord au midi et le nouveau pontife fut acclamé comme envoyé par le Seigneur pour accomplir la délivrance nationale. Nous avons à noter ici cet événement parce que l’attitude et les résolutions de Pie IX imprimèrent une impulsion décisive au mouvement qui déjà agitait la péninsule entière. « Une confédération italienne, avait écrit Gioberti, a ses racines à Rome et à Turin, car Rome et Turin représentent la sainteté et la force de l’Italie. » Rome était acquise par l’avènement du cardinal Mastaï ; Turin, où se groupaient les esprits les plus éminens, ne pouvait tarder à capituler.

Charles-Albert avait, durant sa jeunesse, frayé avec le parti libéral ; il s’en était séparé par une compromission qui a empoisonné sa vie, donnant à l’Autriche des gages qui l’ont mis et tenu, en Italie, dans un état perpétuel de suspicion. Avec une foi ardente, un mysticisme étroit, ce prince avait pourtant un cœur italien, rempli de l’amour de son pays ; mais il était dépourvu de constance et de fermeté. Tour à tour libéral ou absolutiste, avec cette pointe d’ambition particulière à sa race, il avait abandonné les amis de ses premières années pour se réfugier, en montant sur le trône, sous la domination des défenseurs du régime autoritaire et des corporations religieuses. Dans l’histoire qu’il a donnée de la vie de ce souverain, M. le marquis Costa de Beauregard a mis en lumière les mouvemens de son âme et les faiblesses de son caractère, son ardeur et ses défaillances. Bien avant l’avènement de Pie IX, dans ces momens où déjà les esprits se retournaient du côté de Turin et de la maison de Savoie, pendant que la police avait ordre de ne tolérer aucun écart, d’interdire la distribution des journaux étrangers, il eut occasion de recevoir d’Azeglio revenant d’un voyage dans les États de l’Église et dans le royaume de Naples. Ce propagateur des idées nouvelles fit part au souverain du frémissement de l’opinion publique dans ces contrées, des espérances qu’on fondait sur le concours du Piémont. « Faites savoir à vos amis, lui répondit Charles-Albert, que l’heure n’est pas encore venue d’agir, mais, lorsqu’elle sonnera, ma vie, la vie de mes enfans, mes trésors, mon armée, tout sera sacrifié à la cause de l’Italie. » On lui attribua la paternité d’un mot resté célèbre : L’Italia fara da sè, qu’il opposa, disait-on, à l’un de ses conseillers, lequel s’obstinait à lui signaler les graves dangers auxquels on s’exposerait en provoquant, sans alliances, une rupture avec l’Autriche.

Mais si l’ambition ouvrait à Charles-Albert des perspectives qui le séduisaient, sa conscience, dominée par le sentiment religieux, le cantonnait dans sa timidité. L’avènement de Pie IX, les mesures par lesquelles le nouveau pontife inaugura son règne, mirent un terme à ses anxiétés, et il en manifesta autour de lui la plus vive satisfaction. « Nous y voilà ! écrivait un ami fidèle du roi, le comte de Sonnaz. L’arbre planté à Rome par Pie IX étend ses rameaux de Naples à Turin ; toute l’Italie peut en recueillir les fruits. » Peu de jours après, le 30 octobre 1847, le roi opérait en effet son premier mouvement en modifiant, proprio motu'', la législation sur des points, divers, en concédant notamment la liberté de la presse, qu’on muselait toutefois à l’aide de la censure préalable. Mais les digues étaient désormais rompues, l’opinion était suffisamment armée pour exiger et obtenir l’entier sacrifice de l’ancien régime ; le 8 février suivant, des décrets nouveaux octroyaient une constitution modelée sur celle de la France. A des institutions nouvelles il fallait des hommes nouveaux ; le roi chargea le marquis Pareto, assisté du comte Balbo, déformer le ministère, confiant ainsi à des libéraux d’une grande notoriété le soin de diriger son gouvernement.

Quel fut le rôle du comte de Cavour dans ces événemens ? Après avoir secondé les efforts de ses amis pour obtenir ces concessions, il se fit journaliste pour les défendre ; il fonda le Risorgimento qui acquit bientôt, sous sa direction, une influence considérable ; il prit une part personnelle à toutes les manifestations qui marquèrent ces jours agités, prenant la tête des députations, frappant aux portes du palais et des ministères. L’économiste devint un homme politique se frayant, par la liberté, le chemin du pouvoir. Mais l’heure d’en franchir les degrés n’était pas encore venue pour lui ; il savait qu’elle ne sonnerait pas sous le règne de Charles-Albert ; le roi n’avait pas oublié l’hostilité du page et de l’officier du génie ; il était bien résolu, et il le témoigna, à lui refuser l’entrée de ses conseils. Cependant l’attitude militante qu’il avait prise, son active participation au Risorgimento, les vœux, les doctrines, dont il s’était constitué l’organe, autorisaient Cavour à revendiquer une place dans le Parlement. Il posa sa candidature à Turin et dans un collège rural ; il échoua dans l’un et l’autre scrutin. Par ses opinions il s’était aliéné les sympathies des conservateurs de la ville ; les électeurs de la campagne lui reprochaient sa naissance nobiliaire. « Bon nombre de nos paysans, écrivait-il à son ami Castelli, sont animés de tels préjugés anti-aristocratiques qu’ils m’ont exclu parce que j’appartiens à l’une des plus anciennes familles du patriciat. J’ai trop souffert des ridicules prétentions des gens titrés pour m’irriter contre les prétentions contraires des classes populaires ; mon échec ne troublera, en aucune façon, mon dévouement à la cause de la liberté ; je ne combattrai pas pour elle à la tribune, mais je combattrai dans les journaux où je trouve un champ dont la jalousie et les inimitiés particulières ne peuvent me fermer l’accès. » Nous avons rapporté cet incident parce qu’il nous montre Cavour trouvant, même dans sa défaite électorale, l’occasion d’affirmer sa foi dans ses principes politiques. L’homme qui avait si hautement revendiqué les nouvelles franchises ne pouvait être longtemps méconnu par le corps électoral. Battu dans deux collèges aux élections générales, il fut élu dans quatre aux élections supplémentaires ; il opta pour Turin, sa ville natale, dont il n’a plus cessé d’être l’un des représentans. En entrant au Parlement, il prit place dans les rangs de la droite, marquant ainsi sa ferme volonté de concilier ses opinions avec le principe monarchique, de répudier surtout toute compromission avec le parti révolutionnaire.


IV

Nous avons vu M. de Bismarck apparaître, cette même année 1848, sur la scène parlementaire, y apporter ses opinions absolutistes et les défendre avec une véhémence que rien ne maîtrisait, Les deux hommes qui font l’objet de cette étude débutaient ainsi simultanément, avec des sentimens contraires : l’un, apologiste ardent, l’autre, adversaire passionné du système libéral. À cette époque, ils différaient sur un autre point : Cavour considérait la présence de l’Autriche en Italie comme le principal obstacle à son émancipation et la combattait dans la presse et au Parlement. M. de Bismarck estimait, au contraire, que le premier besoin de la Prusse lui commandait de rester étroitement unie à l’Autriche pour leur défense commune.

Ce dissentiment ne fut pas de longue durée. Le roi, avons-nous dit, « reconnaissant en M. de Bismarck un œuf d’où pouvait sortir un ministre », lui avait confié le soin de le représenter auprès de l’assemblée fédérale. Mais en arrivant à Francfort, en entrant à la Diète, le nouveau délégué de la Prusse vit s’ouvrir devant lui d’autres horizons. Il avait à peine pris possession de son poste qu’il avait compris à quel degré d’abaissement, à quel servage, l’union des deux grandes puissances germaniques avait réduit la Prusse, sous l’empire d’une constitution qui conférait à l’Autriche une prépondérance exclusive devant laquelle tous les États associés étaient contraints de s’incliner. Son âme de junker poméranien se révolta, et il brisa, d’une main brutale, les dieux qu’il avait adorés ; il répudia hautement la politique qu’il avait servie avec une si violente passion en prenant rang dans l’assemblée prussienne. Il n’abdiqua aucune de ses doctrines gouvernementales ; il resta, à cet égard et il n’a jamais cessé d’être le Prussien de ses premiers combats ; mais il se promit de détruire le pacte fédéral, de dissoudre la Confédération telle que l’avaient organisée les actes de 1815, de la reconstituer sur de nouvelles bases, de façon à rendre à la Prusse la liberté de ses mouvemens, l’entier exercice de son influence en Allemagne. « Combien mes jugemens, écrit-il à sa sœur, ont subi de transformations, combien de choses me paraissaient petites, qui me paraissent grandes, et combien j’en honore aujourd’hui, que je méprisais naguère. » Son irritation contre l’assemblée fédérale s’aiguisant chaque jour davantage, il écrit encore, cette fois à Mme de Bismarck : « Personne, pas même le plus malveillant démocrate, ne se fait une idée de ce qu’il y a de nullité et de charlatanisme dans cette diplomatie. »

Rien n’égalait son dédain pour la plupart de ses collègues à la Diète : « Celui-ci. mande-t-il à son gouvernement dans un rapport confidentiel du 30 mai 1853, place ses intérêts personnels au-dessus des intérêts politiques ; celui-là montre contre nous une antipathie qui dépasse la mesure des sentimens qu’il est permis de supposer à son gouvernement. » Il en est d’autres qui, à son avis, sont les adversaires naturels de la politique de la Prusse partout où elle n’est pas d’accord avec l’Autriche. Ces portraits variés sont semés de traits vigoureux, écrits d’une plume enfiellée.

Mais ces représentans des cours secondaires étaient, pour lui, des adversaires négligeables ; le véritable ennemi, l’ennemi redoutable, celui qui, après l’avoir humiliée à Olmutz, tenait la Prusse dans des liens étroitement noués, cet ennemi était à Vienne, et il en avait constamment le principal instrument devant les yeux dans la personne du délégué de l’Autriche, lequel présidait la Diète à l’exclusion de tout autre membre, même de l’envoyé prussien ; et grâce à cette situation privilégiée, le représentant de l’empereur François-Joseph était en possession d’une autorité, dont il abusait souvent, au dire de M. de Bismarck, sur les hommes aussi bien que sur les choses. Tous ces avantages, acquis à l’Autriche, mettant la Prusse dans un état d’infériorité constante, démontrèrent à cet esprit ouvert et prévoyant que la maison de Hohenzollern ne retrouverait son indépendance, ne reprendrait son essor, interrompu depuis la mort du grand Frédéric, qu’en se libérant des engagemens contractés avec ses confédérés. C’est à cette tâche qu’il dévoua toutes ses facultés durant la longue période de la mission qu’il remplissait à Francfort avec toute la fougue de son tempérament, contrôlant minutieusement les actes de son collègue autrichien, le harcelant sans cesse, souvent impérieusement, combattant en vigoureux lutteur pour la cause dont il était, en ce moment, l’unique défenseur. Telle fut la genèse de la politique et de la fortune du futur prince de Bismarck.

Il ne dissimulait à son gouvernement aucune de ses intempérances de langage ou de conduite, aucun de ses efforts, s’employant, avec une habileté insinuante, à en justifier l’objet ; sa correspondance officielle en fait foi et nous le montre constamment désireux de rallier à ses vues son ministre et son souverain. Il ne se laissait pas totalement absorber par la lutte personnelle qu’il avait engagée au sein de la Diète ; il signalait à son gouvernement les avantages qu’on pouvait tirer et les périls qu’on devait redouter de l’état de l’Europe à cette époque, des relations existantes ou pouvant se nouer entre les grandes puissances ; il ne recula pas devant la témérité de recommander une alliance avec la France impériale, suggestion qui risquait, il le savait bien, d’être envisagée comme une effroyable hérésie politique à la cour de Potsdam. Dans deux rapports longuement motivés, il examina cette éventualité avec une entière franchise, avec une abondance d’argumens témoignant du prix qu’il attachait à cette combinaison diplomatique. Nous n’en dirons qu’un mot. Allant au-devant d’une objection qu’il était aisé de prévoir : « On ne saurait voir, dit-il, une cause d’éloignement dans l’origine de Napoléon III. L’origine de la maison de Suède est de date plus récente et elle n’a pas empêché des cours allemandes de nouer des alliances avec celle de Stockholm. Faut-il s’arrêter, ajoute-t-il, au souvenir des guerres du premier empire ? Non assurément. Les descendans légitimes des trônes de leurs aïeux en ont fait d’aussi iniques. »

Il n’ignorait pas qu’il s’adressait à un prince réfractaire, par son éducation et par son caractère, aux entreprises audacieuses ; mais la santé du roi était fort ébranlée ; il pressentait l’avènement prochain de son successeur et il se persuadait que Guillaume Ier serait plus accessible aux résolutions énergiques. Nous n’avons pas à dire qu’il ne s’est nullement abusé. Pour lui prouver qu’il était loin de lui déplaire par la nouveauté de ses conceptions, le futur successeur de Frédéric-Guillaume IV, n’étant encore que régent du royaume, lui confia le soin de le représenter en Russie où ils espéraient, tous deux, trouver un terrain plus propice à leurs vues communes que celui de Francfort.


V

Accrédité en 1858 à Saint-Pétersbourg, M. de Bismarck y fit étalage de ses opinions, sachant bien qu’elles ne pouvaient offenser ses interlocuteurs. Par sa conduite pendant la guerre d’Orient et au congrès de Paris en 1856, le cabinet de Vienne avait profondément blessé la Russie dont le ressentiment était encore très vivace au moment où M. de Bismarck fit son apparition sur les bords de la Neva. Il se garda bien d’en atténuer l’acuité ; il prit soin au contraire d’entretenir un désaccord qui répondait à tous ses désirs ; et il puisa ainsi, dans ses entretiens avec les conseillers de l’empereur Alexandre, un nouvel et puissant encouragement de persévérer dans la voie qu’il s’était tracée sans craindre désormais d’être désavoué. Il ne négligeait aucun soin toutefois pour défendre sans relâche les opinions qu’il savait plus ou moins partagées par son nouveau maître et pour les faire appuyer par son nouveau ministre des affaires étrangères, le baron de Schleinitz, s’appliquant à lui démontrer que la politique de la Prusse ne pouvait avoir qu’un objet ; le remaniement de l’Allemagne à son profit. Le 12 mai 1859, à la veille de la guerre d’Italie, redoutant un rapprochement avec l’Autriche ardemment désiré par les cours secondaires, il le conjure de profiter du conflit imminent pour rompre le lien qui étreint la Prusse et peut devenir un danger de vie. « Si nous laissons passer l’occasion actuelle, lui écrit-il, elle ne se reproduira peut-être pas de sitôt pour nous… Je vois, dans notre situation fédérale, ajoute-t-il, un vice dont souffre la Prusse et qu’il faudra, tôt ou tard, extirper ferro et igne. » Regrettant les bons combats qu’il livrait si vaillamment à ses collègues de la Diète, il lui écrit encore le 3 février 1860 : « J’apprends toujours avec plaisir, et avec une pointe de nostalgie, toutes les nouvelles concernant les choses et les personnes de Francfort, et lorsque je lis les journaux j’éprouve souvent l’envie de courir aux séances de la Diète pour prendre part à la lutte… La confédération a été jusqu’à ce jour, pour la Prusse, un poids et une corde autour de notre cou dont le bout est entre les mains ennemies qui n’attendent qu’une occasion pour serrer. » Ces vives incitations, qui s’adressaient plus encore au nouveau souverain qu’au ministre, n’eurent pas en ce moment la vertu de toucher le roi Guillaume ; ce prince en était encore à la période de recueillement et de préparation. M. de Bismarck cependant s’impatientait : « Tout n’est en résumé, disait ce diplomate doublé parfois d’un poète, tout n’est qu’une question de temps ; les peuples et les individus, la folie et la sagesse, la guerre et la paix, tout vient et s’en va comme la vague, et la mer reste. »

Ces épanchemens de M. de Bismarck, — et nous les avons cités dans ce dessein, — aident à se former une idée exacte de l’homme, de son caractère, de ses opinions, et montrent clairement que, comme le comte de Cavour, il a poursuivi, dès l’origine, l’agrandissement de son pays par l’abaissement de l’Autriche. L’un voulait l’expulser de l’Italie, l’autre, de l’Allemagne ; leur politique avait un objet analogue. Il n’existait cependant aucune entente, à ce moment, entre Turin et Berlin ; les dépêches que les deux cabinets ont échangées avant et après la guerre d’Italie, pendant que M. de Bismarck résidait encore à Saint-Pétersbourg, montrent qu’ils étaient séparés par de profonds dissentimens. — L’explication on est facile. Pendant que le roi Victor-Emmanuel ou plutôt ses conseillers affirmaient leurs revendications, le roi Guillaume entendait rester ou paraître solidaire de toutes les couronnes. Avant et après la guerre de 1859, la Prusse, dans ce dessein, a invariablement blâmé les entreprises du Piémont. Pour ne pas anticiper sur les événemens que nous évoquerons plus loin, nous nous bornerons à rappeler ici que d’ordre de son maître, le baron de Schleinitz prenait, dans des communications hautaines et blessantes pour la dignité du roi Victor-Emmanuel, la défense des princes dont les populations se donnaient au Piémont, et que la Prusse a été, de toutes les puissances, la dernière à reconnaître le royaume d’Italie. Ce sont là des souvenirs qu’il ne saurait être superflu de rappeler en passant.


VI

Revenons à nos deux contempteurs d’un ordre politique qu’ils étaient appelés à remuer si profondément, et constatons que, si M. de Bismarck a rempli de hautes fonctions diplomatiques, pendant que Cavour en était encore réduit à gémir sur le sort de son pays, le patriote italien a exercé le pouvoir longtemps avant lui. Nous l’avons laissé journaliste et membre du parlement, à la veille du premier conflit qui éclata en 1848, entre le Piémont et l’Autriche ; il ne prit aucune part directe aux résolutions qui le provoquèrent, se contentant de soutenir, par sa plume et par ses discours, l’élan qui avait entraîné princes et peuples italiens dans cette lutte ; il applaudit aux premiers actes de Pie IX, à son concours, à celui du roi de Naples, tous disposés, au début, à seconder le Piémont ; mais il ne joua aucun rôle personnel dans ce premier effort qui devait aboutir au désastre de Custozza. Il vit périr dans cette campagne un rejeton de sa race, le fils de son frère, tué à Goïto. Institué son légataire universel, il ne voulut garder de sa succession que l’uniforme troué par les balles ennemies ; il le fit placer sous verre dans son cabinet pour en avoir le spectacle constamment sous les yeux.

La défaite des armes piémontaises lui avait démontré combien il avait toujours eu raison de penser que les Italiens tenteraient vainement de s’affranchir du joug germanique sans l’assistance d’une puissance étrangère. Sur ce point encore il différait avec le roi Charles-Albert ; il ne pensait pas, comme ce prince, 1e prétendait, que l’Italie pût se faire d’elle-même. Aussi combattit-il énergiquement la politique du nouveau cabinet qui renouvela, en 1849, la malheureuse aventure entreprise l’année précédente. L’événement justifia ses prévisions ; l’armée fut de nouveau vaincue, et cette fois à Novare dans une première rencontre. Le roi abdiqua ; il se retira en Portugal où il mourut en martyr. En succédant à son père, Victor-Emmanuel confia le pouvoir à des hommes d’un libéralisme notoire. Il appela dans ses conseils Gioberti auquel se réunit bientôt d’Azeglio, qui prit la présidence du cabinet ; l’année suivante, le 11 octobre 1850, le nouveau ministère s’adjoignit Camille de Cavour qui, intervenant dans tout débat important de la Chambre, y avait conquis le rang dû à son talent et à l’étendue de ses connaissances variées. Quand la proposition en fut faite au souverain par tous les ministres réunis : « Pour moi, répondit Victor-Emmanuel, qui déjà appréciait ses rares qualités, je veux bien, mais soyez certain qu’il vous prendra tous vos portefeuilles. » Cette prédiction s’est réalisée, en ce sens que nous verrons Cavour diriger, au moment suprême, tous les départemens ministériels à la fois. En entrant au conseil, il eut en partage le ministère du commerce et de l’agriculture, auquel était joint celui de la marine. La spécialité de ses attributions se trouva en parfaite concordance avec ses études et ses travaux antérieurs ; ses fonctions le plaçaient sur son véritable terrain ; pour les remplir, il ne fut pas tenu de se livrer à une préparation, si nécessaire la plupart du temps en pareil cas et en tout pays. Nous avons dit quelles étaient ses doctrines en matière économique ; il en fit la règle de sa conduite et de ses résolutions. On le savait d’humeur à décliner toute transaction ; et ses collègues, quelle que fût leur opinion personnelle, s’abstinrent de toute tentative pour le faire dévier de sa manière de servir et de défendre les intérêts qui lui étaient confiés. Dans sa pensée, Cavour avait toujours tout rapporté à un principe unique : la liberté ; et il était fermement résolu à en faire la plus large application au commerce et à l’agriculture comme à la politique. Selon lui, comme il l’a souvent affirmé dans ses discours, la liberté devait être le puissant levier de la régénération et de l’affranchissement de l’Italie ; cette conviction ne s’est jamais démentie ; ni les mécomptes, ni les résistances ne l’ont ébranlée dans son esprit. Il a invariablement soutenu d’une part, que l’abolition de toutes les entraves donnerait un vigoureux essor à la production nationale, de l’autre, que la libre discussion, par la presse et à la tribune, ferait vibrer le sentiment national dans toutes les contrées de l’Italie et les unirait dans les mêmes vues patriotiques.

Si déjà, au moment où il est monté au pouvoir, le statut pié-montais laissait entrevoir, à l’Italie entière, les avantages des institutions nouvelles, rien, avant lui, n’avait été tenté pour tirer le pays du régime des privilèges et de la protection dans lequel il s’était endormi, vivant de vieilles pratiques et d’un outillage suranné. Nourri des doctrines modernes dont il avait mûrement étudié tous les ressorts dans ses voyages en France, et plutôt encore en Angleterre, aidé par l’expérience qu’il avait acquise en se faisant lui-même agriculteur et industriel, Gavour ne perdit pas un jour ; et dès le lendemain de son arrivée au pouvoir il employa ses forces et son temps à préparer la réforme radicale du système économique dans lequel le Piémont s’était attardé. Cette étude terminée, et après avoir arraché à ses collègues du cabinet leur entrer assentiment, il noua des négociations qui aboutirent à la conclusion de nouveaux traités de commerce et de navigation avec la France, l’Angleterre et la Belgique, avant la fin de 1850 et au commencement de l’année suivante, c’est-à-dire quelques mois seulement après son élévation au ministère. Quelques intérêts s’alarmèrent, à l’instigation des bénéficiaires du vieux système ; et le comte de Cavour dut soutenir, devant les Chambres, une lutte acerbe qui se termina à son avantage, grâce à la puissance de son argumentation. On lui reprochait notamment de n’avoir obtenu de la France que des concessions illusoires ou insuffisantes ; voici comment il répondit à ce reproche, et nous citons ce court passage de ses nombreux discours parce qu’il résume ses opinions personnelles et révèle la source à laquelle il puisait ses enseignemens : « Je crois fermement, dit-il, que le moyen d’amener la France à des tendances plus libérales est plutôt de lui prêcher la liberté par l’exemple que de chercher à la lui imposer par des procédés coercitifs. Les hommes d’Etat anglais ne font pas autrement. » Les hommes d’Etat italiens, de notre temps, font le contraire.

Ces réformes eurent un résultat immédiat ; elles imprimèrent un élan nouveau au commerce, à l’agriculture, même à la spéculation qui ne s’était jamais montrée fort ardente dans le royaume de Sardaigne, si on en excepte la place de Gênes ; et le trésor en recueillit des bénéfices qui furent appréciés par tous les partis. Dès ce moment la réforme, inaugurée par le comte de Cavour, ne rencontra plus de contradicteurs. Il en a surgi plus tard, longtemps après la mort de son initiateur. Les tarifs prohibitifs, différentiels et autres, ont retrouvé leurs défenseurs parmi les héritiers de la génération qui a constitué l’Italie. Ont-ils mieux servi leur pays, compris ses véritables intérêts, aidé à la prospérité nationale ? Il suffit, pour en douter, de considérer en quelle situation ils ont mis l’État et les populations. Faute de numéraire, l’Etat a dû rétablir le cours forcé ; les populations, écrasées par les impôts, émigrent dans les deux Amériques, et même en pays noir.

En avril 1851, Cavour réunissait, à ses attributions ministérielles déjà si variées, celles de ministre des finances. Il ne s’était pas écoulé six mois que déjà il justifiait les prévisions du roi, en se préparant à son rôle de ministre universel. Il faut lire sa double correspondance officielle et particulière, l’une et l’autre également volumineuses, pour se rendre compte des efforts incessans qu’il dut faire pour introduire dans cette administration les saines règles de la comptabilité. Réfractaire aux sollicitations, il fit de nombreux mécontens, mais il parvint à rétablir les bonnes traditions dans ce service où les habitudes paternelles de la maison de Savoie avaient fait prévaloir la faveur au préjudice de la règle. Nous sortirions de notre sujet en insistant davantage sur les actes d’ordre administratif qui ont illustré la vie du comte de Cavour. Il en est un cependant d’une portée internationale qui ne saurait être passé sous silence. La marine, avons-nous dit, était jointe au ministère du commerce. En poursuivant sa tâche économique, cet homme universel ne perdait pas de vue son but capital et les luttes prochaines qu’il faudrait engager pour l’atteindre ; il entendait mettre son pays en état de les soutenir. Il jugea, dans cette pensée, qu’il était indispensable d’imprimer un rapide développement à ses forces maritimes et de leur donner, avec une assiette nouvelle, un port de premier ordre pour les abriter. Il décida de transférer, de Gênes à la Spezzia, le principal établissement maritime du pays en le créant de toutes pièces. Ce projet souleva l’opposition des Génois. Loin de l’abandonner, Cavour en fit établir les études, et quand elles furent achevées, en 1857, il l’imposa au parlement, si considérables que fussent les dépenses prévues, malgré les plus vives résistances coalisées de la gauche et des intérêts particuliers qui y faisaient obstacle. C’est à lui, à sa prévision éclairée et patriotique, que l’Italie doit de posséder, dans la Méditerranée, un port de guerre qui flatte son orgueil à juste titre.

Il avait des pensées aussi fécondes en matière de chemins de fer. Il fit appel aux capitaux étrangers en leur offrant des conditions rémunératrices ; il stimula, dans son pays, l’esprit d’entreprise et d’association, et le Piémont se couvrit dévoies ferrées. Il osa enfin, — et à cette époque pareille hardiesse pouvait être taxée de témérité, — entreprendre le percement du Mont-Cenis, œuvre gigantesque qui rencontrait d’incrédules contradicteurs. Mais à une légitime prévision il joignait une confiance extrême ; l’inconnu ne le troublait pas, et l’ouvrage qui devait mettre les communications de l’Italie avec la France à l’abri des obstacles créés par la nature le séduisait d’autant plus vivement qu’il y voyait un moyen nouveau d’associer les intérêts des deux pays et de les solidariser ; peut-être y voyait-il un passage, constamment accessible, ouvert aux troupes françaises franchissant les Alpes et accourant au secours du Piémont.


VII

L’excursion que nous venons de faire dans le domaine administratif nous permettra de mieux apprécier la politique générale du comte de Cavour. Nous n’avons plus à dire la pensée qui la dominait. L’Italie aux Italiens : tel a toujours été son point de départ comme son point d’arrivée, sa première conception et son but final. Mais comment contraindre l’Autriche à renoncer à ses possessions italiennes ? Elle les détenait en vertu des traités de 1815 ; elle y était solidement établie grâce à un puissant système déplaces fortes, — le fameux quadrilatère ; — elle avait subordonné à son influence la plupart des princes italiens et elle avait ainsi étendu son occupation dans les Romagnes et dans les Duchés. Vainement les forces réunies de tous les États italiens auraient tenté de l’expulser d’une situation aussi formidable. Cavour en avait toujours eu la conviction ; sa correspondance l’atteste maintes fois ; l’expérience d’ailleurs avait été faite à deux reprises, en 1848 et en 1849. Il n’avait aucune foi dans les efforts du parti révolutionnaire ; il considérait les fauteurs de toute révolte comme les pires ennemis de son pays ; il ne l’a jamais caché ; les troubles qu’ils fomentaient, tantôt sur un point, tantôt sur un autre, ne pouvaient avoir, à ses yeux, d’autres résultats que d’aggraver l’oppression étrangère.

A quel expédient fallait-il donc recourir pour libérer l’Italie ? Il n’en existait qu’un seul, celui qui a réussi : l’assistance d’une puissance étrangère ; et, cet expédient, le comte de Cavour l’a préparé de longue main, à travers les difficultés les plus diverses et en dépit des résistances qui ont longtemps entravé ses efforts. En attendant que les circonstances se prêtassent à ce dessein, le comte de Cavour mit tous ses soins à seconder le développement de la richesse publique, dont le trésor devait bénéficier ; il engagea, d’autre part, le gouvernement piémontais dans des voies qui devaient le conduire à nouer d’étroites relations avec les puissances dont il espérait conquérir les sympathies pour en obtenir plus tard un concours armé. C’est afin de mettre ainsi le pays en bonne posture qu’il se constitua l’ardent initiateur de toutes les combinaisons économiques que nous avons déjà rappelées et qui, dans ses prévisions, étaient destinées à devenir les instrumens d’une politique rémunératrice.

Avec une audace qui lui a été longtemps reprochée, il saisit la première occasion qui lui fut offerte pour mettre son programme en pleine exécution. Elle lui fut fournie par la guerre d’Orient. Sans aucune nécessité appréciable, il conclut un traité d’alliance avec la France et l’Angleterre, et l’Europe étonnée vit apparaître en Crimée un corps de troupes piémontaises. Il faut lire les débats auxquels cette résolution donna lieu dans les Chambres sardes pour se rendre compte de la témérité du comte de Cavour en cette circonstance. On soutint que le Piémont déclarant la guerre à la Russie sans cause impérieuse, sans avantages éventuellement probables, se rendait coupable d’un acte inconsidéré imposant au pays des sacrifices de toute nature, et que nulle raison ne semblait autoriser. Ce fut le thème de l’opposition qui recruta de nombreux adhérens, en cette circonstance, même sur les bancs de la majorité. Dans aucun autre moment, Cavour ne dut employer davantage toutes les ressources de son esprit, toutes ses habiletés parlementaires pour triompher des défiances et des inquiétudes que sa brusque détermination avait soulevées.

Dans quelle pensée le comte de Cavour a-t-il engagé le Piémont dans une guerre où aucun intérêt ne semblait l’appeler ? Il voulut associer les armes de son pays à celles des deux puissances occidentales dans la persuasion qu’au moment de la conclusion de la paix, le gouvernement du roi Victor-Emmanuel serait admis, en sa qualité de belligérant, à participer aux négociations et qu’il y trouverait l’occasion, en dépit de l’Autriche, de provoquer, devant l’Europe assemblée, un débat international sur la situation de l’Italie.

Ce débat surgit en effet, dans la séance du 8 avril du congrès de Paris ; Cavour y prit part et, secondé par les plénipotentiaires de la France et de l’Angleterre, il put dénoncer, avec l’état troublé de la péninsule, les usurpations successives de l’Autriche, impliquant une violation permanente des traités de 1815. Cette discussion, n’étant pas prévue au programme du congrès, se borna à un échange d’observations contradictoires, mais elle eut un grand retentissement à raison du milieu où elle s’était produite et des éventualités qu’elle faisait pressentir. Pour les esprits avisés elle fut la préface ou le prologue d’événemens prochains. Le comte de Cavour se proposait uniquement en ce moment de saisir l’opinion publique, d’agiter devant elle la question d’Italie, et il y réussit pleinement. On attendait davantage à Turin, et on y fut en quelque sorte déçu. Ce sentiment se fit jour dans les Chambres piémontaises où les opposans de gauche et de droite accusèrent le gouvernement du roi d’avoir, en pure perte, imposé au pays des sacrifices considérables. Cavour sut redresser le sentiment du Parlement et il termina son discours, aux applaudissemens de l’Assemblée, en résumant la discussion en ces termes : « Les vues, dit-il, qui nous ont guidés dans ces dernières années nous ont fait faire un grand pas ; pour la première fois dans le cours de notre histoire, la question italienne a été portée et discutée devant un congrès européen, non pas, comme à Laybach ou à Vérone, afin d’aggraver les maux de l’Italie et de lui river de nouvelles chaînes, mais dans l’intention, hautement proclamée, de chercher un remède à ses maux et de faire connaître les sympathies des grandes puissances envers elle. » Les événemens ultérieurs ont démontré que ce puissant esprit avait mis en bonne voie les intérêts de son pays en leur donnant un point de départ solide et judicieux.

Mais quelles étaient réellement, à cette époque, les vues d’avenir, les espérances du comte de Cavour ? Son ambition entrevoyait-elle déjà la constitution de l’Italie en un royaume unique au profit de la maison de Savoie ? Aux hommes dont le génie a dompté les caprices de la fortune, on prête aisément des calculs et une prescience qui ne sont guère l’attribut de la nature humaine. L’étude réfléchie des actes et des sentimens de Cavour, au moment de sa vie où nous sommes arrivé, porte à croire que son unique objectif était alors l’affranchissement du Nord de l’Italie ; l’état de l’Europe et même l’état de l’Italie n’en comportait pas un autre. Il espérait bien que le Piémont sortirait du conflit agrandi du royaume lombardo-vénitien ; ce résultat flattait à la fois son cœur de Piémontais et d’Italien ; il n’avait jamais formé aucun autre vœu depuis son entrée dans la vie publique. Il pressentait si peu une fusion de toutes les contrées italiennes qu’il n’avait jusque-là conçu et exposé que des combinaisons exclusives de toute unité. Durant son séjour à Paris, lors de la réunion du Congrès, il en suggéra plusieurs, notamment dans une note remise aux plénipotentiaires de la France et de l’Angleterre, qui toutes se conciliaient avec l’état territorial de la péninsule, tel qu’il existait à cette époque ; elles en garantissaient même le maintien. Les vues dont il s’inspirait avaient été professées par Gioberti, vulgarisées par Balbo, ses collègues dans son premier ministère, et elles avaient passionné les meilleurs esprits. Au dire de son plus intime confident il n’en aurait agréé aucune autre[1]. A chaque étape de sa vie politique, Cavour, avec son esprit lucide et positif, n’a jamais visé que le but qu’il croyait pouvoir atteindre ; et avant comme après 1856, lors de la guerre d’Orient comme après le Congrès, il employa toutes ses facultés à hâter le moment où il pourrait ravir à l’Autriche ses possessions italiennes pour les réunir au Piémont. Sous l’empire de cette constante préoccupation, il seconda les efforts du roi pour réorganiser l’armée, et pour mettre sur un bon pied de défense les places fortes, il dut successivement contracter plusieurs emprunts pour couvrir ces dépenses ; il hâta la construction des chemins de fer. Il ne perdait pas de vue toutefois que le Piémont, pour préparer qu’il y fût, ne pouvait courir les chances d’une guerre avec l’Autriche sans s’exposer à une défaite certaine s’il n’obtenait l’assistance armée d’une grande puissance. Si grande que fût son admiration pour l’Angleterre, ou plutôt pour ses institutions, il dut bien vite se convaincre qu’il n’en obtiendrait aucun appui sérieux, malgré les sympathies que ses plénipotentiaires avaient témoignées à l’Italie au Congrès de Paris, et que le cabinet de Londres se montrerait au contraire hostile à toute tentative devant porter atteinte au prestige ou à la puissance de l’empire autrichien. La situation générale d’ailleurs s’était, depuis lors, sensiblement modifiée. La France, après le rétablissement de la paix, s’était rapprochée de la Russie, et le cabinet de Londres tendait visiblement, de son côté, à resserrer ses relations traditionnelles avec la cour de Vienne.

Contraint de renoncer à l’appui collectif des deux alliés auxquels le Piémont s’était uni en Crimée, Cavour ne désespéra pas d’obtenir l’assistance séparée de la France. Il en entrevit le moyen dans ses entretiens avec l’empereur pendant qu’il siégeait au Congrès de Paris, entretiens qui lui révélèrent l’ardent désir de son interlocuteur de mettre à néant tout ou partie des traités de Vienne. — En restituant la Savoie au Piémont et en livrant l’Italie et ses princes à l’influence exclusive de l’Autriche, les coalisés de 1815 avaient entendu conserver à leurs armées un accès rapide et facile au cœur même de la France. Il suffit de jeter un regard sur la carte pour s’en convaincre. Le Rhône en effet, par cette double combinaison diplomatique, délimitant notre frontière sur ce point, il leur eût suffi de le franchir pour arriver en deux étapes à Lyon. Cet état de choses n’était pas l’une des moindres préoccupations de l’empereur ; Cavour s’en était assuré, et il se persuada qu’en concédant la Savoie il obtiendrait la participation de la France à la guerre qu’il appelait de tous ses vœux. Quand il eut mis le Piémont en état de combattre, il négocia sur cette base, et l’accord s’établit à Plombières. On en trouve tous les détails dans une lettre datée de Baden le 24 juillet 1858, que le ministre italien a adressée à son souverain, en revenant de son entrevue avec l’empereur.

Cette entente ne resta pas longtemps secrète. A la réception diplomatique du 1er janvier 1859, l’empereur tint à l’ambassadeur d’Autriche un langage qui en fut en quelque sorte la révélation, bientôt confirmée par le discours de la couronne à l’ouverture de la session législative à Turin. « Nous ne sommes pas insensible, disait le roi Victor-Emmanuel, aux cris de douleur qui, de toutes les parties de l’Italie, s’élèvent jusqu’à nous. » L’Angleterre s’en émut plus encore que l’Autriche. Le principal secrétaire d’État pour les Affaires étrangères, lord Malmesbury, entreprit, à Turin comme à Vienne et même à Paris, une vigoureuse campagne diplomatique pour conjurer le danger qui menaçait la paix. Le représentant du cabinet de Londres en Piémont fut chargé de faire les plus vives remontrances au gouvernement sarde, lui reprochant son ambition, le rendant responsable de toutes les éventualités ultérieures. « Si la guerre éclate, disait lord Malmesbury dans une de ses dépêches, il est impossible d’en calculer les conséquences. Nous savons seulement, dès à présent, qu’elle sera longue et que ses maux s’étendront sur une période de temps indéfinie. Dans une guerre engagée sous de tels auspices, les républicains de tous degrés, les songeurs de tout genre, les prétendans aux trônes, enfin les chercheurs de vengeance, de puissance ou de richesse, voudront trouver leur compte. » Et après avoir longuement développé ces prémisses, il ajoutait en terminant : « Le gouvernement de Sa Majesté a cru de son devoir d’exprimer sans réserve les sentimens de regret et d’inquiétude éveillés par un discours (celui du roi) dont la Sardaigne doit répondre non seulement devant ses alliés, mais aussi devant ce même Dieu qu’elle invoque[2]. » Nous verrons bientôt l’Angleterre, — quand l’événement aura démenti ses sinistres prévisions, — tenir un langage bien différent, et encourager, sans nulle hésitation ces mêmes aspirations qu’elle avait d’abord combattues sans nulle mesure.

En dépit des objurgations du cabinet de Londres, la guerre éclata à l’heure prévue à Paris et à Turin. Nous n’avons pas à en raconter ici les péripéties diverses ; mais nous devons noter les incidens nés de la conclusion de la paix et personnels au ministre dont nous avons entrepris de définir le caractère. Il avait été entendu à Plombières que la guerre aurait pour objet d’affranchir l’Italie « des Alpes à l’Adriatique ». L’état de possession, dans les autres contrées de la péninsule, ne devait pas être remanié ; dans la pensée des deux négociateurs elles seraient unies par un lien fédéral sous la présidence du Pape. Tel était le plan général des combinaisons débattues et élaborées entre l’empereur et le comte de Cavour. On avait compté sans l’Allemagne. Si, au début de cette guerre l’Angleterre s’était montrée hostile et la Russie sympathique aux deux alliés, l’Allemagne s’était réservée, ou pour mieux dire, la Prusse parut prendre et vouloir observer une attitude de stricte neutralité. C’est qu’en effet, avant même l’ouverture des hostilités et pendant que l’Autriche mettait tous ses soins à s’y préparer, l’Allemagne était en quelque sorte tombée aux mains de la Prusse, et cette puissance attendait, pour prendre un parti, que les événemens lui eussent indiqué celui qui était plus conforme à ses vues ambitieuses. Nous avons dit comment M. de Bismarck, avant son départ de Francfort et après son arrivée à Saint-Pétersbourg, envisageait le rôle du gouvernement du roi dans la conjoncture qui devenait chaque jour plus imminente. Il avait écrit, en mars 1859 : « Un grand État, qui peut et veut asseoir sa politique sur les bases de ses propres forces, ne doit prêter la main à une concentration plus grande des élémens fédéraux que s’il est capable de s’en assurer la direction », et il estimait, nous le répétons, que la guerre d’Italie offrait à la Prusse « une occasion, qui ne se présenterait pas de sitôt », de ressaisir sa liberté d’action et de conquérir, sur tous les États de la confédération, une situation prépondérante. On s’inspira de ses vues autour du roi Guillaume et on laissa la guerre s’engager en observant une entière réserve. Les premières défaites de l’armée autrichienne soulevèrent cependant le sentiment public dans tous les États germaniques, et le cabinet de Berlin jugea le moment venu de se concerter avec ses confédérés. On décida de mobiliser les contingens. La Prusse, n’ayant plus à compter avec l’Autriche au sein de la Diète, prit la direction de ce mouvement, mais au lieu de conduire les forces fédérales au secours des vaincus de Magenta, elle les concentra sur le Rhin, menaçant nos frontières. Aucun des deux empereurs qui combattaient en Italie ne s’abusa sur les véritables intentions du cabinet de Berlin, et ils se hâtèrent de conclure la paix à Villafranca pour faire face, pourrions-nous dire, à l’ennemi commun et déjouer ses projets. Le roi Victor-Emmanuel accéda à cette paix, reconnaissant qu’elle s’imposait impérieusement à son allié devant l’attitude prise par la Prusse.

Tel ne fut pas le sentiment de Cavour. La Lombardie était délivrée, mais la Vénétie, avec le quadrilatère, restait aux mains de l’Autriche ; le programme de Plombières n’était pas rempli. Il se révolta, et de Turin, où il dirigeait tous les services, il envoya sa démission au roi dans des termes qui ne permettaient pas de la décliner.

Cet homme d’État, d’une si haute intelligence, eut, en ce moment solennel de sa vie, une défaillance qui est restée inexplicable. Avec ses facultés merveilleuses, comment n’a-t-il pas compris que l’intervention de l’Allemagne entière mettait en un grave péril, avec la sécurité de la France, la conquête même de la Lombardie ? Si bien doué que l’on soit, nul n’est à l’abri d’un égarement inconscient quand la passion se substitue au patriotisme ; Cavour paya son tribut, en cette circonstance, à la faiblesse humaine, en méconnaissant les services rendus et le devoir qui lui commandait impérieusement de rester au poste d’honneur où il se trouvait placé. Peu de mois après, il confessa hautement son erreur : « Les conséquences de la paix de Villafranca, écrivit-il le 25 janvier suivant au prince Napoléon, se sont admirablement développées. La campagne politique et militaire qui a suivi ce traité a été plus avantageuse pour l’Italie que la campagne militaire qui l’a précédé. Elle a créé, pour l’empereur Napoléon, des titres à la reconnaissance des Italiens plus grands que ceux des batailles de Magenta et de Solférino. Combien de fois, dans la solitude de Leri, me suis-je écrié : Bénie soit la paix de Villafranca. »

Les conseillers du roi Humbert et ce prince lui-même, qui règne et gouverne, se raviseront-ils à leur tour ? Reviendront-ils de l’erreur qui les a conduits à s’allier aux vainqueurs de la France ? La lamentable situation qu’ils ont créée à leur pays n’éclairera-t-elle pas leur patriotisme ? Qu’ils méditent la vie de Cavour ; elle leur apprendra de quels sentimens ils doivent s’inspirer en leur démontrant que si l’empereur n’avait pas signé la paix à Villafranca, si les Prussiens avaient, en 1859, réussi à convertir en défaites, comme ils en avaient le désir et la prétention, les victoires remportées en Lombardie par les armées alliées si étroitement unies à cette époque, l’Italie vraisemblablement subirait encore, à l’heure présente, l’injure de la domination étrangère. L’histoire, ce miroir où se réfléchissent les temps passés et qui permet de pressentir les temps futurs, ne leur enseignera-t-elle rien ?


VIII

Les accords de Villafranca ne contenaient que des préliminaires, destinés à être fixés et développés dans un traité définitif. Cette tâche fut dévolue à des plénipotentiaires qui se réunirent à Zurich. Mais pendant que les négociateurs délibéraient, les populations des Duchés, de la Toscane et des Romagnes, conduites par les promoteurs du mouvement italien dans ces contrées, précipitaient, avec le concours déguisé du roi Victor-Emmanuel et de ses conseillers, leur réunion au Piémont. Dès le début de la guerre, les troupes autrichiennes s’étant concentrées en Lombardie, les ducs de Parme et de Modène, le grand-duc de Toscane lui-même avaient abandonné leurs duchés pour se réfugier à Milan. Des comités s’étaient constitués dans chacune de leurs capitales comme dans les Romagnes évacuées par les contingens de l’Autriche. Ces comités sollicitèrent et obtinrent sans peine la désignation de commissaires piémontais. Il s’était ainsi formé sur tous les points des gouvernemens provisoires, voulant tous la fusion d’un royaume unique avec le Piémont. Survint la rencontre de Villafranca, stipulant la rentrée des princes dans leurs Mats ; le roi Victor-Emmanuel y ayant adhéré, son gouvernement dut rappeler ses délégués ; ceux-ci désobéirent et conservèrent les pouvoirs qui leur avaient été confiés. Avons-nous besoin de dire qu’ils y furent encouragés clandestinement ? La correspondance de Cavour ne laisse subsister aucun doute à cet égard. « Allez de l’avant, écrivit-il à d’Azeglio à Bologne, car tout espoir n’est pas perdu. » Et à Farini, autre commissaire royal qui avait pris à Modène le titre de dictateur : « Le ministre est mort, mandait-il de sa retraite, mais l’ami applaudit à la résolution que vous avez prise[3]. »

Est-ce à dire que le roi et Cavour lui-même fussent bien résolus à reprendre les armes, à engager une nouvelle lutte avec l’Autriche ? Rien n’autorise à le penser. L’un et l’autre étaient trop convaincus, pour courir pareille aventure, que le Piémont ne pouvait s’y exposer sans l’assistance d’un allié. Mais l’armée française n’avait pas encore évacué la Lombardie ; elle y attendait, l’arme au pied, la conclusion définitive de la paix, et sa présence suffisait, on le savait à Turin, à retenir les Autrichiens en Vénétie, à les empêcher d’intervenir dans les Romagnes ou dans les Duchés. Autour du roi Victor-Emmanuel, on se reposait sur une autre garantie non moins favorable aux projets qu’on y formait. A Villafranca on avait stipulé la rentrée des princes dans leurs États et on négociait à Zurich sur cette base, avec cette restriction toutefois qu’on n’aurait, en aucun cas, recours à l’emploi de la force, et on s’était réciproquement interdit tout acte d’intervention armée. Il ne restait, dès lors, aux ducs comme au Pape, dans les Romagnes, d’autre moyen, pour reprendre possession de leur souveraineté, que d’y être conviés par les populations, et les populations ou plutôt les hommes influens qui s’étaient révolutionnairement constitués leurs organes ne pouvaient avoir et n’eurent qu’une pensée, celle de faire prévaloir l’union avec le Piémont à l’aide d’assemblées élues et réunies à cet effet.

Le comte de Cavour ne fut pas longtemps à se persuader que cette situation nouvelle, créée par les préliminaires de Villafranca, offrait des avantages précieux à son point de vue, et qu’elle ouvrait la porte à des éventualités qu’il n’avait lui-même ni prévues ni espérées à Plombières. Sa lettre, dont nous avons cité un extrait, nous a montré comment il l’a envisagée dès qu’elle s’est révélée. Nul motif dès lors ne l’éloignait plus du pouvoir, et le 16 janvier 1860 il reprit la présidence du cabinet piémontais. Sa rentrée dans les conseils du roi fut un encouragement offert à tous les promoteurs d’un royaume de l’Italie du Nord, et leurs efforts en reçurent une impulsion nouvelle.

Ce mouvement eut la bonne fortune de rencontrer à Londres une bienveillance inattendue. Nous avons dit avec quelle passion le cabinet anglais avait entrepris, avant la guerre, d’entraver l’entente de la France et du Piémont, et prêté son appui à l’Autriche. La paix conclue, il s’employa à reconquérir les sympathies perdues en Italie. A dire vrai, le pouvoir avait passé des torys aux whigs ; lord John Russel avait succédé à lord Malmesbury. Le nouveau chef du Foreign Office mit à seconder les vœux des Italiens la même ardeur que son prédécesseur avait déployée pour conjurer le conflit. Encouragé par ces démonstrations précieuses bien que tardives, et certain de ne pas soulever à Paris une opposition irréductible, Cavour n’hésita plus devant les difficultés de sa tâche et prit ouvertement en main la direction du mouvement annexionniste. Pendant qu’il s’y appliquait, les grandes puissances négociaient ; il avait été proposé un congrès qu’aucune d’entre elles ne voulait sincèrement. Appuyé par la Prusse et par la Russie, le cabinet de Vienne se montrait intransigeant pendant que la France et l’Angleterre proposaient des transactions qui, dans une certaine mesure, répondaient aux vœux des Italiens. C’est à travers les mailles de ce tissu diplomatique fort enchevêtré que le comte de Cavour se glissa, et son œuvre touchait à sa fin pendant que les cabinets s’égaraient encore dans de stériles pourparlers. Les assemblées convoquées dans les États de l’Italie centrale votaient en effet, avec un entraînement enthousiaste, la réunion au Piémont, et chargeaient des députations de porter leurs résolutions à Turin.

Ici se place l’évolution qui se fit dans l’esprit de Cavour et le conduisit à substituer, à la constitution d’un royaume séparé dans le nord de la péninsule, la Vénétie exceptée, l’union de l’Italie entière. A-t-il été séduit par la rapidité avec laquelle la première de ces deux solutions s’est en quelque sorte imposée, grâce aux dissentimens des puissances, grâce surtout aux encouragemens venus de Paris et de Londres ; ou bien a-t-il été entraîné par les exigences du parti de l’action, par l’appréhension de voir les hommes qui le dirigeaient, devenus de plus en plus impérieux, provoquer une agitation redoutable d’où pouvait naître la guerre civile qui eût fourni à l’Autriche un légitime prétexte d’intervention ? Ces deux conjectures semblent également vraisemblables et il faut croire que ces deux ordres de considérations l’ont simultanément déterminé à adopter le parti qu’il a pris.

Mais pour compléter l’union, il fallait ravir au Pape l’Ombrie et les Marches, et conquérir le royaume des Deux-Siciles. On sait à quel expédient on eut recours. En pleine paix, sans nulle provocation, des volontaires, réunis et armés à Gênes sous les yeux de l’administration piémontaise, entreprirent, sous le commandement de Garibaldi, une conquête invraisemblable qu’ils conduisirent cependant à bonne fin. Les événemens, dont avait été le théâtre le nord de l’Italie, y avaient préparé les esprits en Sicile et Naples, et Garibaldi n’eut guère qu’à paraître pour remporter des victoires faciles. Qui l’a assisté, qui l’a muni des moyens nécessaires ? Le roi Victor-Emmanuel et le comte de Cavour. On sait aujourd’hui que l’argent, pour une bonne part, fut avancé par la liste civile et que l’arsenal de Gênes pourvut à l’armement. Comment le souverain et son premier ministre concilièrent-ils leur ambition et leurs devoirs internationaux ? Il est vraisemblable qu’ils n’en prirent aucun souci. Ils le montrèrent bien quand vint le moment d’aviser aux conséquences de l’entreprise qu’ils avaient encouragée.

Entré en triomphateur à Naples, Garibaldi était le maître absolu du royaume des Deux-Siciles ; il était mal entouré. Pour la plupart, ses lieutenans appartenaient au parti avancé, — M. Crispi en était, — et oublieux du concours reçu, peut-être aussi des engagemens pris, ils suggéraient à leur chef de s’illustrer en inaugurant, dans le midi de l’Italie, le régime républicain. Ils le conjuraient d’en faire l’essai, nul obstacle ne semblant devoir l’entraver ; les populations, intimidées et éblouies, acclameraient, pensaient-ils, les résolutions les moins prévues. Le comte de Cavour eut la claire vision des dangers qui menaçaient ses secrètes combinaisons ; il les avait prévus et il s’était mis en mesure de les conjurer et de pourvoir à toutes les nécessités, dût-il faire emploi de la force. L’ordre fut donné aux troupes piémontaises d’aller occuper Naples en s’avançant par l’Ombrie et les Marches. Il entrait dans les calculs de Cavour de prendre, en passant, possession de ces provinces avant de mettre la main sur le royaume des Deux-Siciles, voulant de la sorte réunir en un seul tout les diverses parties de l’Italie ; à l’exception de celles qui étaient occupées par des forces étrangères : Rome, qui était gardée par des troupes françaises, et la Vénétie, qu’il ne pouvait reprendre aux Autrichiens. En franchissant la frontière pontificale, les Piémontais, commandés par le général Cialdini, se heurtèrent au général Lamoricière et l’Europe assista à la journée de Castelfidardo où le nombre eut raison de la vaillance. A l’emploi des armes succéda aussitôt l’emploi des plébiscites, et comme celles du centre, les populations des nouveaux territoires dont on dépouillait le Saint-Siège votèrent la réunion au Piémont. Ce premier succès, prévu et désiré à Turin, fut donc rapidement obtenu, et le corps du général Cialdini pénétra dans le royaume de Naples. Pour détourner les redoutables complications qui pouvaient surgir d’une situation à la fois compliquée et alarmante, on jugea à Turin que le roi devait, en cette occasion, donner de sa personne ; il vint se mettre à la tête de ses groupes ; la résolution était habile, digne du ministre qui l’avait suggérée, digne du prince qui l’avait agréée. L’effet en fut immédiat ; mis en présence du souverain, Garibaldi abdiqua entre ses mains ; il se retira à Caprera. L’unité était consommée ; et bientôt un parlement, nouvellement élu et comprenant les représentans de toutes les provinces réunies, devait proclamer Victor-Emmanuel roi d’Italie.


IX

Le comte de Cavour n’était pas encore sorti de ces graves difficultés et déjà il en surgissait une nouvelle qu’il avait toujours redouté d’aborder. L’esprit provincial n’avait pas abdiqué devant l’élan patriotique qui avait envahi l’Italie entière. A Milan, à Florence, à Naples, on ne s’inclinait pas aisément devant la prépondérance de Turin. En cessant d’être Lombards, Toscans, Napolitains, les hommes du parti national ne se souciaient pas de devenir des Piémontais, et ils se demandaient quelle serait désormais la capitale du Royaume. Une seule ville pouvait faire taire ou concilier toutes ces rivalités. La question de Rome naquit ainsi de la constitution même de toutes les contrées en un État unique. Les groupes révolutionnaires l’avaient posée et résolue de tout temps : le siège du gouvernement italien, selon eux, devait être établi au Quirinal. Les esprits plus sensés les véritables initiateurs de l’émancipation de l’Italie, le comte de Cavour et tous ses collaborateurs, n’envisageaient les choses ni de si haut ni de si loin. Ne se payant pas de chimères, ils s’étaient tracé un programme d’une réalisation possible, l’élargissant selon les circonstances. En gens pratiques, ils n’eurent d’autres visées d’abord que l’expulsion de l’Autriche, et plus tard, dès que les circonstances s’y prêtèrent, une agglomération nationale ou l’État unique. Ces opinions contradictoires se heurtèrent plus violemment à l’approche de la proclamation du royaume, et la question fut posée devant les Chambres par l’initiative parlementaire.

Ne pouvant se dérober, Cavour l’envisagea avec plus de témérité que de prudence. Il affirma les vœux qui, prétendait-il, étaient ceux de l’Italie entière, et il en accepta la solidarité, oublieux des doctrines qu’il avait partagées avec d’illustres publicistes et qu’il avait énergiquement défendues ; il n’hésita pas à déclarer toutefois que la solution intéressait d’autres nations et qu’il fallait laisser à l’avenir le soin de la préparer. Si peu disposé qu’il fût à se nourrir d’illusions, il s’était persuadé, il le disait du moins, qu’il ne serait pas impossible de déterminer le Saint-Siège à déposer son pouvoir temporel pour participer à l’érection d’un seul État en Italie, ayant son siège à Rome. Pour prix de ce sacrifice, il lui offrirait la liberté, l’usage entier et indépendant de son autorité religieuse dans le domaine des consciences sans limitation d’aucune sorte, sans aucune des entraves que stipulent les concordats, système qu’il a résumé dans une formule restée célèbre : « L’Église libre dans l’État libre. » — « Je garde l’espoir, a-t-il dit à l’un de ses confidens, d’amener peu à peu les prêtres les plus éclairés, les catholiques de bonne foi à accepter ma manière de voir. Peut-être pourrai-je signer, du haut du Capitole, une autre paix de religion, un traité qui aura pour l’avenir des sociétés humaines des conséquences bien autrement grandes que la paix de Westphalie. » Jamais un grand esprit n’est tombé dans une plus grande erreur et ne s’est plus complètement abusé. Mais il était de ces hommes qui, ayant foi dans leurs entreprises, ne doutent jamais du succès. Il faisait au surplus ses réserves. « Il faut, a-t-il dit dans le principal discours qu’il a prononcé à ce sujet, le 25 mars 1861, que nous allions à Rome, mais à deux conditions : que ce soit de concert avec la France et que la grande masse des catholiques ne voie pas, dans la réunion de Rome au reste de l’Italie, le signal de l’asservissement de l’Eglise. » — Et pour justifier la première de ces conditions, il rappelait les services que la France avait rendus à l’Italie, et les engagemens qui liaient l’empereur au Saint-Père, engagemens dont le gouvernement du roi avait reçu la confidence en sollicitant le concours de la France et qu’il était tenu, dès lors, de respecter. Cavour faisait allusion à ses entretiens de Plombières où l’empereur avait subordonné tout accord au maintien du Pape à Rome (voyez sa lettre). On nous permettra de le dire : Cavour n’a pas abordé, dans cette discussion, le côté délicat et vulnérable de sa thèse. Il s’est abstenu de prévoir le cas d’un conflit entre le Saint-Siège et le gouvernement du roi réunis à Rome. Il aurait dû reconnaître, s’il avait envisagé pareille éventualité, que celui qui disposerait de la force serait en mesure de faire prévaloir sa volonté, et cet aveu eût renversé toute son argumentation, démontré le néant de son système de « l’Église libre dans l’État libre. » Plusieurs incidens survenus durant ces dernières années, notamment sous le ministère présidé par M. Crispi, l’ont surabondamment démontré. Il faut donc croire qu’en cette année 1861 Cavour, en donnant, par son langage, satisfaction à un sentiment qu’il redoutait de combattre, a eu surtout pour objet d’écarter ce calice de ses lèvres, et de laisser à ses successeurs le soin de résoudre ce grave problème, à la fois politique et religieux.


X

Si tel a été réellement son désir, il n’a été que trop tôt satisfait. Cette discussion plusieurs fois reprise dans l’une et l’autre Chambre s’était terminée par le vote d’un ordre du jour agréé par le ministère au commencement d’avril ; et le mois de mai n’était pas achevé quand Camille de Cavour fut atteint d’un mal qui devait le terrasser en quelques jours. Il ne fut pas longtemps à reconnaître la gravité de son état, et il annonça lui-même à son entourage qu’il touchait au terme de sa vie. Il tint conseil cependant dans sa chambre avec ses collègues ; il travailla avec ses secrétaires ; il reçut ses amis des temps orageux, Farini et Castelli ; il les entretint des éventualités qui surgiraient après lui s’il succombait. Il essaya vainement de leur faire ses dernières confidences ; la fièvre et le délire le rejetaient dans un trouble profond pendant lequel, d’une voix oppressée, en termes hachés, il évoquait le passé et sondait l’avenir de l’Italie. Dans une heure d’entière lucidité, il envisagea avec sérénité et en chrétien le trépas prochain. S’adressant à son domestique : « Martin, lui dit-il, il faut nous quitter ; quand il sera temps, tu enverras appeler le Père Jacques, curé de la Madone-des-Anges, qui m’a promis de m’assister à mes derniers momens. » Cet instant suprême ne tarda pas à venir ; les médecins en avertirent la famille, et la marquise Alfieri introduisit elle-même le Père Jacques auprès de son oncle. L’entretien entre l’homme de Dieu et le grand pécheur se prolongea pendant une demi-heure. Immédiatement après, le comte de Cavour demanda Farini : « Ma nièce, lui dit-il, m’a amené le Père Jacques ; je dois me préparer au grand pas de l’éternité. Je me suis confessé et j’ai reçu l’absolution ; plus tard je communierai. Je veux que l’on sache, que le bon peuple de Turin sache que je meurs en chrétien. »

Exactement renseigné, heure par heure, le roi s’acquitta du devoir que tout souverain remplit envers un premier ministre mourant à son service, quand la science a dit le dernier mot. Il arriva au palais Cavour sans se faire annoncer ; il s’approcha du malade et lui fit entendre quelques paroles affectueuses. Le comte le reconnut : « Ah ! sire, lui répondit-il d’une voix éteinte, j’ai bien des choses à vous dire, mais je suis trop souffrant. » Fort émus l’un et l’autre, les deux interlocuteurs, qui avaient si longtemps et si activement conspiré ensemble, ne purent plus échanger, à cette heure dernière, qu’une longue pression de main et des regards attendris.

Les symptômes d’une fin imminente se multipliant, on avertit le Père Jacques ; en le revoyant, Cavour lui prit la main et lui dit : « Mon Père, mon Père, l’Eglise libre dans l’Etat libre. » Ce furent ses dernières paroles, assure-t-on. S’il les a réellement articulées, il faut penser que la haute conception qu’il s’était faite de la liberté le dominait encore pendant qu’il agonisait ; son esprit se serait éteint sans s’en détourner même au moment de paraître devant l’Eternel. Comme il l’avait annoncé à son ami Farini, il communia en présence de sa famille et de toute sa maison. « Quelques minutes après, a écrit la marquise Alfieri, deux faibles mouvemens de hoquet aussitôt réprimés nous apprirent que sans souffrance, sans agonie, il venait de rendre son âme à Dieu. » C’était le 6 mai ; une semaine avait suffi pour briser ce robuste lutteur, pour éteindre ce génie lumineux qui avait si puissamment brillé sur la scène du monde ; sans porter sur cette vie un jugement qui reste réservé aux futurs historiens de notre temps, nous nous permettrons de l’apprécier sommairement dans les conclusions que comporte cette étude.


Comte BENEDETTI.

  1. Œuvre parlementaire du comte de Cavour, par Artom et Blanc. Préface par Artom, p. 7.
  2. Voyez le livre bleu de cette époque.
  3. Voyez la Question italienne, par Giacometti ; Plon, 1893.