Le confessionnal des pénitents noirs/08

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L’Édition populaire (p. 43-49).

« IL FAUT LA TUER ! »


Elena, enlevée de la chapelle de Celano, fut placée sur un cheval et forcée, par ses deux ravisseurs, de marcher deux jours et deux nuits, ignorant où on la menait. Surprise par la nuit, après une marche dans une forêt épaisse, ce ne fut qu’au bruit des vagues entre les rochers, qu’elle s’aperçut qu’elle était au bord de la mer. Elle se hasarda à demander si elle devait s’embarquer et aller encore bien loin.

— Non, répondit brutalement un de ses gardes, vous serez bientôt au terme de votre voyage et en repos.

Ils descendirent vers le rivage et s’arrêtèrent devant une habitation isolée, si voisine de la mer, que le pied en était baigné par les flots. Les gardes frappèrent à la porte, qui s’ouvrit et donna passage à un homme d’une mine hâve et décharnée, dont la physionomie portait l’empreinte des passions les plus viles.

Elena frémit à sa vue. On la fit pénétrer dans une vieille salle toute nue et toute dégradée, puis dans une mauvaise chambre à peine meublée, qui semblait être celle de Spalatro : c’est le nom que les gardes donnèrent à leur hôte. Celui-ci jeta sur Elena un regard curieux et sournois. La jeune femme frémit : l’idée d’avoir été amenée là, dans ce lieu isolé, au bord de la mer, pour être mise entre les mains d’un pareil homme la frappa d’une terreur profonde.

Spalatro, prenant une lampe, la conduisit dans une chambre délabrée où il lui dit qu’elle passerait la nuit. Il lui montra un mauvais grabat et se retira en ricanant. Restée seule, Elena visita la chambre. Elle n’y aperçut qu’une porte, celle par laquelle elle était entrée, et une fenêtre garnie de barreaux de fer. Elle remarqua avec effroi que la porte ne pouvait se fermer à l’intérieur. D’autre part, elle avait entendu Spalatro la verrouiller à l’extérieur.

La pauvre orpheline tomba anéantie, désespérée, sur le grabat. Un pressentiment horrible lui disait qu’on l’avait amenée là, non pour l’y garder prisonnière, mais pour l’y faire mourir et jeter son cadavre à la mer. En proie à la fièvre, elle appelait Vivaldi à son secours, Vivaldi si loin d’elle et qu’elle ne reverrait plus…

Autant qu’elle pût en juger, les gens d’en bas veillèrent fort tard ; car elle crut distinguer des sons de voix mêles au mugissement de la mer. Enfin, brisée par l’émotion et la fatigue, elle s’endormit d’un sommeil rempli de visions tragiques.

Que se passait-il, pendant ce temps, dans le reste de la maison isolée ? Les gardiens qui avaient amené Elena étaient partis ; mais aux estafiers avait succédé un religieux sombre et silencieux, au regard cruel, en qui nos lecteurs eussent pu reconnaître le père Schédoni.

Le moine, après être resté longtemps assis, plongé dans ses mystérieuses réflexions, fit signe à Spalatro de s’approcher. Celui-ci s’avança d’un air soumis.

— Y a-t-il peu de temps, demanda Schedoni, que tu n’as entendu du bruit dans sa chambre ? Crois-tu qu’elle dorme ?

— Elle n’a plus bougé depuis plus d’une heure, répondit l’acolyte.

— Écoute-moi donc, Spalatro, contiua le moine. Je t’ai déjà éprouvé et je t’ai toujours trouvé fidèle. Rappelle-toi bien tout ce que je t’ai dit ce matin. Monte dans sa chambre, tu es sûr qu’elle dort. Prends donc ce poignard et ce manteau. Tu sais l’usage qu’il faut en faire.

Il s’arrêta et fixa ses yeux pénétrants sur Spalatro qui restait, immobile, sans répondre.

— Eh bien ! dit le moine, qu’attends-tu ? Est-ce que tu hésites ? Je ne te redonnais plus.

— Ma foi, je vous avoue, dit Spalatro avec humeur, que cette besogne-là ne me plaît guère. Quel mal cette fille m’a-t-elle fait ?

— Oui dà ! reprit Schedoni ; depuis quand t’avises-tu d’avoir des scrupules ? Tu oublies le passé ?

— Non, révérend père, non, je ne m’en souviens que trop… Depuis ce temps, je n’ai plus un moment de repos ; cette main sanglante est toujours là devant mes yeux ! Et souvent, la nuit, quand la mer gronde, je les vois tous, couverts de blessures, se dresser et environner mon lit !

— Je croyais avoir affaire à un homme, et je ne trouve qu’un enfant effrayé. Sois content cependant, on augmentera ton salaire.

Mais Schedoni se trompait sur les motifs de résistance du bandit. Soit que l’innocence et la beauté d’Elena eussent adouci sa férocité, soit que sa conscience ravivât le remords de ses crimes, Spalatro refusa résolument d’assassiner lui-même la malheureuse enfant. Ses scrupules étaient pourtant d’une nature étrange, car tout en repoussant l’exécution même du meurtre, il consentit à attendre au pied de l’escalier, que la victime fût égorgée pour porter son cadavre à la mer.

— Donne-moi le stylet, dit enfin le moine impatienté, prends le manteau et suis-moi dans l’escalier.

Spalatro ouvrit sans bruit la porte de la chambre où était enfermée Elena et le moine entra. Il s’approcha doucement du lit sur lequel reposait l’orpheline. Il l’examina un instant. Le sommeil de la pauvre enfant était agité et ses traits étaient altérés.

Schedoni assura son poignard dans sa main droite et se pencha vers sa victime, cherchant l’endroit où il allait la frapper. Il abaissa le mouchoir qui entourait le cou d’Elena et brandit son arme. À ce moment, un objet nouveau lui causa un saisissement étrange. Il resta quelque temps les yeux fixes, immobile. Une sueur froide coula sur son front ; le poignard tomba de sa main. Il jeta de nouveau les yeux sur l’objet qui l’avait frappé et qui était une miniature suspendue au cou d’Elena. Le souvenir que cette image avait éveillé en lui devint si impérieux qu’il oublia toute prudence et qu’il s’écria d’une voix forte :

— Réveillez-vous ! réveillez-vous ! Quel est votre nom ? Ah ! parlez, au nom au ciel, parlez vite !

Réveillée brusquement par cette voix inconnue, Elena se souleva sur sa couche, et à la lueur de la lampe qui éclairait la chambre, elle aperçut le sombre visage de Schédoni et poussa un cri terrible. L’idée que l’inconnu qui se trouvait devant elle était venu pour l’assassiner lui donna la force de se lever et de se jeter à ses pieds :

— Ayez pitié de moi ! supplia-t-elle, ayez pitié de moi, mon père !

Schedoni la regardait fixement :

— Quel est le portrait que vous avez là, dit-il froidement en montrant la miniature.

— Ce portrait ? répéta Elena, surprise.

— Ne perdons pas de temps, reprit Schedoni avec un regard terrible. Encore une fois, quel est ce portrait ?

Elena prit le médaillon et le contempla un instant :

— C’est mon père, répondit-elle.

— Votre père ! dit Schedoni d’une voix étouffée, votre père ?…

Et il recula de quelques pas.

Elena le regarda avec surprise.

— Hélas ! dit-elle, je n’ai jamais connu ses caresses, ni ses soins…

— Son nom ? interrompit Schedoni.

— Il faut le respecter, c’est celui d’un homme bien malheureux.

— Son nom ? vous dis-je.

— J’ai promis de le taire.

— Sur votre vie, je vous ordonne de le dire.

Elena, tremblante, continuait à garder le silence, et ses yeux suppliants demandaient grâce, mais Schedoni renouvela sa question avec tant de violence qu’elle dut céder.

— Son nom, dit-elle, était le comte Marinella. — Schedoni jeta un grand cri et se cacha la tête dans ses mains ; mais bientôt après, maîtrisant le trouble qui l’agitait, il revint à Elena, la releva et lui demanda vivement des renseignements sur son père, que la jeune fille, effrayée, finit par lui donner.

Soudain, le farouche moine s’assit près d’elle, lui prit une main et laissa échapper des pleurs et des sanglots. Dès qu’il put s’exprimer :

— Fille malheureuse, lui dit-il, vous voyez devant vous votre père, encore plus malheureux que vous !

— Mon père ! s’écria Elena, saisie d’étonnement.

Le moine étouffait ses sanglots et cachait son visage sous son capuchon.

— Pourquoi pleurez-vous, mon père ? demanda tendrement Elena en se penchant vers lui. Dites-le moi, de grâce, afin que je puisse vous consoler.

Cette douce invitation ranima la violente douleur et les remords du coupable Schedoni. Il pressa Elena contre son sein et sentit ses larmes. Elle pleurait en le voyant pleurer.

Sa physionomie était bouleversée. Il se leva et marcha avec agitation. Elena, oppressée par tant d’émotions, n’avait plus la force de l’interroger. Elle comparait les traits de Schedoni avec ceux du portrait.

La figure du portrait était celle d’un beau jeune homme, souriant à toutes les illusions de l’orgueil et du plaisir ; celle du moine était sombre, sévère, farouche. Mais malgré cette différence si tranchée, les deux têtes avaient la même expression de hauteur dédaigneuse, les mêmes traits avec les différences que l’âge y avait mises.

Dans le tumulte de ses premières pensées, Elena ne s’était pas encore arrêtée sur la circonstance si étrange de cette visite nocturne de Schedoni. Quand son calme revint, elle se hasarda à lui demander :

— Quel motif impérieux, mon père, vous a amené ici, à cette heure avancée ?

Schedoni tressaillit.

— Ne veniez-vous pas, continua-t-elle, pour m’avertir du danger que je courais ?

— Du danger ? balbutia-t-il.

— N’auriez-vous pas découvert les cruels desseins de Spalatro ?

— Vous avez raison, s’empressa-t-il de dire, vous avez raison… mais ne parlons plus de cela. Pourquoi revenir sur ce sujet ?

Elena, dont l’âme était en proie au doute, se risqua à lui demander sur quels motifs il se fondait pour affirmer qu’elle était sa fille. Schedoni lui répondit alors avec une effusion chaleureuse, il rappela plusieurs faits intimes qu’Elena croyait connus seulement d’elle-même et de sa tante. Dès lors, elle ne pouvait plus douter.

La situation toute nouvelle où se trouvait Schedoni, la foule de sentiments nouveaux qui l’assaillaient, lui firent désirer la solitude. Convaincu désormais qu’Elena était sa fille, il l’assura que dès le lendemain il la ferait sortir de cette maison pour la ramener chez elle. Après quoi il quitta la chambre.

Au bas de l’escalier, il vit Spalatro qui venait à sa rencontre, portant le manteau qui devait envelopper le corps sanglant d’Elena pour le jeter à la mer.

— Est-ce fait ? demanda le bandit.

— Arrête, misérable, arrête, gronda Schedoni en recouvrant toute son énergie. Garde-toi d’entrer dans cette chambre. Il y va de ta vie !

— De ma vie ! s’écria Spalatro, reculant de surprise, est-ce que la sienne ne suffit pas ?

Schedoni ne répondit rien.

— Mais apprenez-moi donc, insista Spalatro en montrant le manteau, ce que je dois faire.

— Retire-toi ! répondit le moine d’un air terrible, laisse-moi.

Et Schedoni se retira dans la chambre qui lui était réservée, non dans l’espoir d’y prendre du repos, mais pour s’abandonner librement à ses remords, pareil à l’homme qui s’éloigne avec horreur de l’abîme dont il vient de mesurer la profondeur.