Le conscrit ou le Retour de Crimée/Acte I

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Beauchemin & Valois (p. 3-21).

LE CONSCRIT
ou
LE RETOUR DE CRIMÉE
Drame Comique en deux Actes.

ACTE PREMIER.


La scène se passe près de la ferme de Lefuté. Dans le fond une barrière, arbres. À gauche sur l’avant-scène un cabaret ; devant, table, bancs, bouteilles, gobelets ; au lever de la toile, les conscrits boivent, jouent aux cartes, tableau très-animé. Un drapeau français est près de l’auberge. Mathurin le prend au moment du départ.


Scène 1ère.


TAPIN, LAVALEUR. (Lefuté, Robert, Julien, villageois à la table.)
Tapin, (s’accompagnant du tambour).
CHANT

Par ordre supérieur
Les jeunes gens du village
Sont informés du passage
De l’officier recruteur.

Qu’au tambour on se rallie,
Qu’on se rende à son appel.
Par son ordre je publie
Cet avis d’après lequel
Tous les conscrits sont invités
À se rendre à la mairie

(Ici les conscrits se lèvent et
viennent former le cercle
avec le sergent et le tambour).

Afin d’être visités
Et puis enrégimentés.

(Chœur général).


Par ordre supérieur
Les jeunes gens du village
Sont informés du passage
De l’officier recruteur.

Lefuté.

C’est donc pour aujourd’hui, sergent ?

Lavaleur.

Oui, mon brave, voyez-vous, la France a besoin de soldats pour en finir avec Sébastopol et on veut que ça marche rondement.

Lefuté.

On dit que Pélissier est un fameux général.

Lavaleur.

J’crois bien, mille baïonnettes ! Je vous promets qu’c’est un lapin qui n’a pas froid aux yeux et qu’il sait tailler des croupières aux Russes !

Robert (avec feu).

Ah morbleu ! Il me tarde d’y être, moi ! Je suis fier d’étre tombé au sort et de partir pour la Crimée !… Ah ! j’vous dis que je ne reculerai pas.

Lavaleur.

Bravo !… Bravo !… Allons, si tous étaient comme toi, la France serait bien défendue.

Robert.

Oui, sergent, car je l’aime, moi, et mon premier comme mon dernier cri sera : Vive la France !

Lavaleur.

Oui, mon ami, tu as raison, aime la France, car la France… vois-tu, la France !… c’est la France !… et il n’y en a qu’une.

Julien.

Moi aussi, sergent, j’aime la France, mais je préfère rester au pays que d’être soldat.

Lavaleur.

Qu’est-ce que c’est qu’un blanc-bec comme ça ?… Ma foi, tu ne ferais pas mon affaire ; car à t’entendre, je crois que tu ne serais jamais qu’un mauvais soldat. Tu as peur ?…

Julien.

Moi, peur ?… oh ! non, sergent, vous ne comprenez pas mes paroles. J’aime la France, je donnerais mon sang pour elle ; mais si je dis que j’aime mieux rester au pays, c’est que je suis le seul soutien de ma pauvre vieille mère infirme !… Oh ! sans cela, j’endosserais vivement le costume militaire.

Lavaleur, (lui frappant sur l’épaule).

Allons, allons ; voilà qui me raccommode avec toi ; un bon fils, c’est comme un bon soldat, il se fera aimer de tous.

Lefuté.

On dit, sergent, qu’il y a déjà eu des batailles ?

Lavaleur.

J’crois ben, mille bombes ! Et de dures, encore ! À Inkermann, surtout… C’est là qu’ça ronflait, allez !

Lefuté.

Vous y étiez, sans doute ?

Lavaleur.

J’m’en flatte et j’m’en glorifie !… Cré coquin ! quand j’y pense, y m’semble que j’y suis encore ! Ah ! ça marchait !… ça ronflait !

Robert.

Racontez-nous donc ça, sergent.

Lavaleur.

Volontiers, mon brave !… Donc, c’était vers le soir… nous étions sous nos tentes… la pluie tombait… tombait… on n’aurait pas mis un chien dehors… quand tout à coup… le brutal…

Robert.

Le brutal !… qu’est-ce que c’est que ça, que le brutal ?

Lavaleur.

Le brutal, mon garçon, c’est le canon… c’est une manière de parler au rrrrrégiment… Donc, le brutal se faisait entendre… ça marchait pas mal… c’étaient nos alliés les Anglais qu’étaient aux prises avec les Russes, et ça s’tapait dur… La nuit était sombre et nous ne savions que dire, car nous ne connaissions pas les forces de l’ennemi… Cependant vers dix heures la fusillade était comme un roulement… le canon tonnait à toute minute ; ça commençait à nous inquiéter et surtout à nous chatouiller !… Mais vlà qu’tout à coup notre brave général Bosquet arrive et nous dit : Enfants ! les Anglais se font écharper, ils ne sont pas en nombre et les Russes arrivent de tous côtés !… Vite ! aux armes ! En avant et au pas de charge !… Ah ! tenez, j’crois qu’j’en danserais quand j’y pense… Nous partons une colonne, notre brave général en tête et j’vous laisse à penser si nous arpentions le terrain !… Nous arrivons, il était temps, les Anglais ne pouvaient plus y tenir malgré leur courage… car les Russes étaient trois contre un !… Aussitôt qu’à la lueur de la fusillade et des pots à feu, on nous aperçut, les Anglais se mettent à crier : Voici les Français ! Hourra ! Vive la France !… Nous y voilà… nous tombons sur le dos des Russes à coups de fusil, à coups de baïonnettes ! à coups de poings ! corps à corps… à coups de tout enfin… et vlan, pif ! paf ! pouf !… on leur z’y donne une rincée que l’diable en aurait pris les armes !… Ah ! fallait les voir s’ils prenaient le chemin d’chez eux plus vite qu’ils n’étaient venus !… Ah ! mille canons de canonnades, y m’semble que j’y suis encore !

Robert.

Nom d’une bombe !… Dieu ! que j’aurais voulu être là !… Ah ! sergent, vous verrez que je ne resterai pas en arrière !… Oui, je le répète, je saurai faire mon devoir de soldat !

Lavaleur.

C’est bien, mon garçon, avec des sentiments comme ça, tu feras ton chemin !… Pélissier aime les braves et si tu te fais remarquer… sois tranquille, il ne te perdra pas de vue.

Lefuté.

Ah ! d’abord, moi, je réponds de Robert.

Julien.

— Oui, car, comme je le connais, j’crois que les Russes ne lui feront pas peur.

Lavaleur.

Et aussi, comment voulez-vous que l’on ait peur sur le champ de bataille quand vous voyez nos généraux s’exposer eux-mêmes au feu de l’ennemi pour encourager nos soldats ?… Et surtout, quand on voit nos aumôniers, parler à nos braves de cette belle religion dont ils sont si fiers !… Oui, mes amis, il n’est rien de si grand, de si touchant en voyant ces braves et bons prêtres parcourir le champ de bataille, encourager celui-ci, employant les termes de soldat avec celui-là !… Ils sont toujours là près de vous comme une sentinelle avancée ; on les écoute avec plaisir !… Ah ! dame ! c’est qu’aussi tous nos soldats portent la médaille de Marie, et avec elle ils se croient invulnérables devant les balles ennemies !

Lefuté (avec feu).

Bravo ! sergent, touchez là, j’aime à vous entendre parler ainsi de notre brave clergé et de notre belle religion !… car, malheureusement, dans le métier des armes on ne trouve que trop d’incrédules… Mais espérons et croyons que la France, notre belle France sera toujours victorieuse !

Lavaleur.

Ah ! mon brave, c’est le vœu de tous les bons Français… mais, moi qui vous parle, j’aime bien la France, n’est-ce pas ? Eh bien ! j’ai quelquefois des craintes pour l’avenir, et pourquoi ?… Je vais vous le dire, dussiez-vous vous moquer du vieux soldat… En 1846, on m’a dit qu’une prédiction avait été faite par une sainte et pieuse personne, que la France était menacée d’une grande guerre qui la ruinerait, qui l’humilierait, en un mot, que notre belle patrie serait envahie par une nation étrangère et que cette nation serait la Prusse !… Eh bien ! mes amis, si cela devait arriver, ce serait la faute aux enfants de la France, car malheureusement, il faut bien se l’avouer, de prétendus philosophes, des écrivains immoraux lancent parmi notre brillante jeunesse, des feuilles impies, par malheur trop tolérées de l’autorité !… Oui, la foi s’éteint !… Et s’il le faut !… Ah ! mes braves amis, je ne vais pas plus loin… car si la France un jour est envahie par l’étranger… c’est que la main de Dieu se sera appesantie sur elle !… Mais non !… la France est la fille aînée de l’Église et ses enfants ne se montreront pas ingrats !… Tenez, éloignons de nous ces pensées qui m’ôteraient tout mon courage !… Allons, mes braves amis… je vous quitte, je vais faire un tour au village et je reviendrai dans quelques heures chercher nos jeunes recrues et en avant, le sac sur le dos… Au revoir…

(Il sort avec Tapin).


Scène 2me.


LES PRÉCÉDENTS (hors Lavaleur et Tapin).
Lefuté.

Comme ça mon cher Robert, tu es donc bien décidé et bien content de partir ?

Robert.

Oui, M. Lefuté, joyeux et content !… Quel bonheur de verser son sang pour la patrie !… Quel plaisir de voir une belle et grande bataille !… Tenez, les récits de ce brave sergent ont doublé mon courage.

Julien.

J’en connais un qui n’est pas si joyeux que toi, Robert.

Lefuté.

Ah ! tu veux parler de mon filleul Criquet ? Il est vrai que le pauvre garçon fait une triste figure depuis qu’il a tiré à la conscription et qu’il a amené le numéro Un !… Il ne mange plus, il ne fait que pleurer… Ma parole, ça me fait de la peine.

Robert (riant).

Mais où est-il donc ? on ne l’a nas vu de toute la matinée… Où peut-il être fourré ?

Mathurin.

Moi, j’l’ai aperçu au coin d’la barrière du père Lucas ; y s’tenait les deux poings sur les deux yeux et faisait des soupirs qui pouvaient s’entendre d’un quart de lieue.

Julien.

Ce matin, en venant ici, je l’ai aussi rencontré, comme dit Mathurin ; je lui ai parlé, mais il n’y avait pas moyen de le comprendre, les sanglots lui brisaient la respiration ; ma foi, si ça continue, le pauvre Criquet en mourra de douleur, je crois.

Mathurin (regardant dans la coulisse).

Mais… mais… quel est ce bruit que j’entends là-bas ?

Robert (allant au fond).

Eh ! par ma foi, je ne me trompe pas… c’est lui… c’est Criquet… Ah ! quel drôle de figure et comme il est affublé !… Venez donc, les amis… venez donc !… (Riant aux éclats) Ah ! ah ! ah ! ah !

(Tous vont au fond en riant aux éclats).



Scène 3me.


LES PRÉCÉDENTS. (Criquet, longue tuque blanche avec le No 1, il est en sabots, un sac sur le dos).
Criquet (dans la coulisse, le ton pleurard).

Adieu, les connaissances, j’vous r’verrons avant que d’partir.

(Il entre en scène).
Robert (toujours riant).

D’où viens-tu, Criquet ?… Voyons… parle… qu’as-tu donc ?

Criquet.

Ah ! bonjour, Robert, bonjour, Julien, bonjour, les amis… Hein ? Robert, ça fait mal, n’est-ce pas, de quitter comme ça les connaissances ?

Robert.

Voyons, Criquet, mauvais conscrit !… On prend du courage, que diable !… Est-ce qu’on se laisse abattre comme ça ?

Criquet.

Du courage… du courage… c’est bon à dire, ça !… T’en as donc, toi, Robert, du courage ?

Robert.

Je m’en flatte !… Est-ce que ce n’est pas glorieux, d’abord quand nous nous verrons un bel uniforme, et surtout de combattre pour la gloire de notre belle patrie !

Criquet.

Ouitche !… tout ça c’est bel et bon, mais tiens, voisin, Robert, moi, l’courage peut pas m’entrer dans la tête… j’ai là… tiens… sus l’estomac, comme deux galettes chaudes de sarrasin !

Julien.

Mon pauvre Criquet, faut tâcher de te remonter un peu le moral ; c’est vrai que ça fait de la peine, et je crois bien que tu n’es guère fait pour être soldat, et, sur ma parole, je te plains.

Criquet.

Ah ! toi, Julien, t’es ben heureux… te v’la exempt de c’te diable d’engeance militaire !… Diable de Carmée, va !… J’vous d’mande un peu si c’est jouer de malheur !… J’arrive à la mairie avec toi, avec Robert, Jobin, Jean Claude, Mathurin !… Bon !… Vous attrapez tous un bon numéro, moi j’mets la main dans ce sac de malheur et vlan ! j’attrape le numéro Un…!!!… Tiens ! j’en r’viens pas…

Lefuté.

Console-toi, va, mon pauvre filleul, j’penserai à toi et je t’écrirai souvent.

Criquet.

Ah oui ! parrain, ça m’f’ra une belle jambe, ça, qu’vous pensiez à moi… quand j’s’rai au milieu de tout c’fracas d’pistolets, d’fusils, d’canons, brrrrrr !…

Robert.

Voyons, voyons, Criquet, que diable, tu es un homme à la fin !

Criquet.

Dame !… j’dis pas… mais tiens, vois-tu, Robert, quand j’pense qu’il faut quitter parrain Lefuté, ma grosse Rose, mon chien Zozor et pis… et pis… (avec un gros soupir) et pis c’te pauvre chère Caillette… ah ! ah ! ah !

Robert (riant).

Caillette ?… Qu’est-ce que c’est qu’ça, Caillette ?…

Criquet.

Eh ben !… tu sais ben, Caillette !… notre vache ? Sitôt qu’a m’voyait v’nir le matin, alle riait d’plaisir. Tiens, Robert, d’pis que c’te chère bête sait que j’sis pour partir pour c’te maudite Carmée… alle mange plus, a fait des reniflements, des gémissements qu’ça m’en donne comme des combustions dans l’estomac.

Robert.

Tiens, tiens, Criquet, tout ça, c’est des bêtises, faut laisser l’chagrin d’côté… viens chanter avec tes amis… viens boire un bon verre de vin avec les amis, et après, tu partiras joyeux.

Criquet.

Oh ! pour ça, non, Robert, jamais !… J’sis trop abasourdi… et pis j’te d’mande un peu… qui qui m’ont fait ces Russes pour que j’aille me faire tuer dans c’te coquine de Carmée ?… Ah ! jarnigoy ! j’ai pas une goutte de sang dans la tête !

COUPLETS.

Queu douleur ! faut que j’aille.

Vivre loin du pays !
J’aimons pas la bataille,
Car j’nons pas d’ennemis.

Robert.

À tout je me conforme ;

J’partirai sans regrets ;
Le tambour, l’uniforme
Ont pour moi des attraits.
Rantanplan, rantanplan !
J’aime ce r’frain du régiment :
Rantanplan, rantanplan,
Ran ran tan plan plan.

Criquet.

J’ons le cœur qui me serre

Quand j’vois battre un dindon ;
Pourrai-je ben à la guerre
Tuer des gens pour tout d’bon ?

Robert.

Les enfants de la France

À l’ennemi vont gaiment,
Et pas un ne balance
Quand on crie : En avant !
Rantanplan ! rantanplan !
Amis, la gloire nous attend.
Rantanplan rantanplan,
Ran ran tan plan plan !

Criquet.

Après une bonne affaire

On r’vient clopin-clopant.

Robert.

Mais à la boutonnière

Peut briller un ruban.

Criquet.

(Parlé : Oui… mais)


On attrap’ queuq’ torgnolle.
Robert.

Et l’on devient sergent.
Criquet.

L’canon vous carambole

Et l’on meurt…

Robert. En chantant :

(Lentement et à voix basse)


Ran tan plan, ran tan plan !

On voit l’ennemi fuyant
Et l’on s’dit en mourant :
Ran ran tan plan plan !

Criquet.

Ran tan plan, ran tan plan !

Tout ça n’est pas amusant ;
J’aime mieux dire bien portant :
Ran ran tan plan plan !

Robert (à Lefuté).

Tenez, franchement, M. Lefuté, je crois que votre filleul Criquet ne fera jamais qu’un mauvais soldat.

Lefuté.

Oui, oui, c’est vrai, et plus j’y pense, plus j’ai peine de le voir partir. Je voudrais bien trouver un moyen pour l’en exempter.

Robert.

Parbleu ! pour l’en exempter, le moyen est tout facile à trouver, père Lefuté, achetez-lui un remplaçant… C’est facile ça !

Lefuté.

Heu ! heu ! facile… facile… pas tant facile que tu le crois, Robert ; pour trouver un remplaçant, il faut beaucoup d’écus… et…

Julien.

Allons donc, M. Lefuté, ce n’est pas la mer à boire un mille à douze cents francs… Voyez donc ce pauvre Criquet, il ne tient plus sur les jambes.

Lefuté.

Ah ! tu crois ça, toi, Julien, tu crois qu’on trouve des mille francs du premier coup.

Robert (riant).

Eh ! mais, M. Lefuté, cherchez donc bien dans vos vieux coffres, il y a bien encore quelque magot en réserve.

Lefuté.

Ta, ta, ta, ta, tout ça c’est bon à dire (À dater de cette scène, Lefuté a le ton flatteur, insinuant, pèse ses mots). À propos, dis donc, mon p’tit Julien… tu sais… hein ?… que sur le morceau de terre que je t’ai vendu et la petite maison que j’ai fait bâtir pour ta vieille mère… tu sais… hein ?… que tu me dois une petite somme… comme… heu… heu… huit cents francs.

Julien (surpris et attristé).

C’est vrai, M. Lefuté… mais vous savez aussi que la récolte de l’année dernière n’a pas été très-bonne, que ma pauvre bonne mère a été malade une partie de l’hiver… Mais cette année le travail va bien, je gagne de bons gages et je pourrai avant peu vous donner un bon à-compte.

Lefuté (toujours flattant).

Ah ! mon garçon, je ne suis pas inquiet de toi… je te connais et tu es aussi connu de tous, pour ton travail, ta bonne conduite et surtout pour le filial dévouement que tu portes à ta mère… mais… vois-tu… si j’avais cette somme… ça m’aiderait pour retirer Criquet… Tu… comprends ?

Robert.

Allons, allons, père Lefuté, laissez donc ce pauvre Julien tranquille… que diable lui chantez-vous là ? car, je vous vois venir.

Lefuté.

Ah ! Robert, tu me juges mal, je n’ai que de bonnes intentions.

Robert (souriant).

Oui, oui, mais vous êtes un fin renard, et je crois vous comprendre… on ne vous appelle pas Lefuté pour rien…

Lefuté.
(Il amène Julien sur le devant de la scène. Robert et Criquet restent au fond ; Robert prête l’oreille de temps en temps à la conversation, les autres conscrits se remettent à table et ne se lèvent que lorsque le sergent arrive avec Tapin.)

Écoute, mon Julien, je vais te parler ouvertement, c’est aussi dans ton intérêt comme pour le mien. Consens à partir à la place de Criquet et…

Julien (surpris).

Quoi ?… Que me dites-vous, M. Lefuté ?… Moi quitter ma pauvre mère !… ô mon Dieu !

(Il se Cache la tête dans ses mains).
Lefuté.

Écoute donc, mon p’tit Julien… laisse-moi finir… Si tu veux consentir à remplacer mon filleul Criquet, non-seulement je te fais remise des huit cents francs, mais encore je me charge d’avoir le plus grand soin de ta mère.

Julien (avec larmes).

Ma mère !… ma mère !… mais vous n’y pensez pas ! Vous ne savez donc pas que demain, lorsqu’elle appellera son Julien, son fils, et qu’on lui dira : « Il est parti, il est soldat !… » la pauvre mère en mourra de douleur !… Oh ! par pitié, M. Lefuté, n’exigez pas de moi ce sacrifice !

Lefuté (pressant toujours).

Julien, mon ami, tous ne sont pas tués à la guerre… tu reviendras… j’en suis sûr… sois sans crainte pour la mère… rien ne lui manquera et je m’engage à lui faire, outre son entretien, une rente de 200 francs. — Voyons !… voyons !… voyons !… Julien…

Julien (accablé de douleur).

Mon Dieu ! mon Dieu… Je ne puis me résoudre, malgré toutes vos promesses, à abandonner ma mère !… Et cependant…

Lefuté (même jeu).

Julien !… Julien !… C’est ton bonheur, tu le verras… Julien… encore une fois… ta mère ne manquera de rien !… Je t’en fais la promesse solennelle et sacrée !… allons !… (On entend le rappel). Entends-tu ? voilà le rappel… Julien… décide-toi !

Julien (avec douleur).

Ma mère !… ma pauvre mère !… Ô mon Dieu ! acceptez mon sacrifice et conservez-moi ma mère !… (Après une seconde). J’accepte, M. Lefuté, je pars à la place de Criquet, j’ai foi en vos paroles… et demain… oh ! demain… quand ma pauvre mère vous demandera son fils !… oh ! consolez-la… et dites-lui que son Julien reviendra.

Lefuté.

Tu peux compter sur moi, je te le jure !

Robert (il s’avance, prend et serre la main de Julien et d’un ton attendri) :

Bien ! bien ! Julien, j’ai tout entendu, tu es un bon fils ! Dieu te conservera à ta mère ! Car Dieu aime et bénit les bons enfants ! (À Criquet) Allons, Criquet, réveille-toi, mauvais conscrit, tu ne pars pas ?

Criquet (tout abasourdi).

Hein ! Hein ?… Quoi ?… Qui ?… C’est y vrai ? oh ! prends garde, Robert, tu vas me faire tomber en faillance.

Julien (triste).

C’est la vérité, Criquet, tu restes au pays et je pars à ta place… Regarde-moi… vois mes pleurs, je ne cherche pas même à les retenir.

Criquet.

Oh ! mais ! oh ! mais… c’est donc comme un miracle !… Dieu de Dieu… v’là mon poids de d’ssus mon estomac qui commence à s’en aller !… Hein ? n’est-ce pas, Julien, qu’ça fait mal de partir ?… Ah ! ça, parrain, comment diable qu’ça s’est donc manigancé ?

Lefuté (brusquement).

Laisse-moi tranquille, ça ne te regarde pas… avec, tes pleurnicheries, tu me tires les deux yeux de la tête.

Criquet.

Ah ben !… ah ben ! j’y comprends plus rien… À propos, tiens, mon p’tit Julien, puisque tu pars à ma place, j’vas te donner mon sac, tu trouveras d’dans un quarteron d’fromage, une douzaine de pommes d’not’ verger ben mûres, un d’mi cent d’noix toutes écalées et pis deux paires de chaussons, qu’la mère Brigitte m’a tricotés c’t’hiver à la veillée quand j’y racontais l’conte du P’tit Poucet… et pis… au fond du sac tu trouv’ras une p’lotte de ficelle pour te serrer l’ventre quand t’auras trop faim au régiment.



Scène 4me.


LES PRÉCÉDENTS. (Lavaleur, Tapin, tous les conscrits se lèvent et se placent sur une ligne, le drapeau en tête).
Lavaleur.
1er Couplet.

Eh ! bonjour, mes chers enfants,

J’viens chercher nos jeunes gens ;
Sur la liste j’vas les inscrire.
Il faut rire, il faut rire,
Rire et toujours rire !

(Tous répétant).

Il faut rire, rire et toujours rire !
2e Couplet.

J’vas donner à vos conscrits

Des armes et des habits,
Puis au feu j’vas les conduire.
Il faut rire, il faut rire,
Rire et toujours rire !

(Tous).

Il faut rire, rire et toujours rire !
Lavaleur.

Allons, mes amis, disons adieu à toutes nos connaissances et en route ! (Voyant Criquet) Qui m’a bâti un gaillard de c’t’espèce-là ? Es-tu conscrit, toi ?

Criquet (riant bêtement).

J’l’étions à c’matin, not’chargent, mais à présent je l’sommes pus… T’n’ez, c’est c’lui-là… c’est Julien, qui m’a remplacé, y part à ma place.

Lavaleur (regardant Julien).

Eh ! c’est mon jeune homme qui voulait rester au pays ? Ma foi, je ne perds pas au change !… Du courage, jeune homme… c’est bon signe, tu le verras, et je te le prédis, tu feras ton chemin.

Robert (avec force).

Oui ! oui ! Maintenant partons et allons montrer aux Russes que quoique sortant de la campagne, nous saurons leur faire voir que leurs balles ne nous feront pas peur !… Allons ! mes camarades, en avant, et répétons la belle devise de nos anciens : Aime Dieu et va ton chemin !

Tous (avec explosion, agitant leurs chapeaux).

Oui ! oui ! Aime Dieu et va ton chemin ! Vive la France !

Robert.

Adieu, père Lefuté… adieu, Criquet, mauvais conscrit… Je reviendrai décoré ou je serai tombé au champ d’honneur ! (Il va se mettre en rang).

Julien.

Adieu, M. Lefuté ; consolez bien ma mère ! songez à vos promesses et priez pour moi ! (Il se met en rang).

(Les conscrits défilent au son de la musique, ils font le tour du théâtre en chantant).
chant.

Partant pour la Syrie,

Le jeune et beau Dunois
Venait prier Marie
De bénir ses exploits.
Faites, Reine immortelle,
Lui dit-il en partant,

Que j’aime la plus belle,

Et sois le plus vaillant !

bis.


(Ils sortent par le fond).

Scène 5me.

LEFUTÉ, CRIQUET.
Lefuté.

Eh bien ! maintenant, je suppose que tu es content ?

Criquet (flattant).

Oh ! oui, mon p’tit parrain, j’vous promets à présent que j’vas me r’mettre au travail pour récompenser le temps perdu… J’veux qu’vous soyez bien content d’moi… oh ! oui, mon cher p’tit parrain… mon p’tit parrain du bon Dieu.

Lefuté.

Allons, allons, c’est bon, ne reste pas planté là toute la journée. Je rentre à la ferme ; tu viendras m’y retrouver.

Criquet.

Oh ! oui… oui… mon gros p’tit parrain… j’y s’rai ben vite… Allez doucement, mon p’tit vieux parrain… prenez garde de tomber. (Lefuté sort).



Scène 6me.

Criquet (seul).

(Il va au fond). Ah ! bon ! On les voit encore !… Adieu, les amis… les v’là au haut de la montée… adieu !… adieu !.. allez cueillir des lauriers, des grosses bottes de lauriers d’la victoire. Moi, j’reste avec parrain Lefuté, avec ma grosse Rose, avec Zozor, avec ma Caillette, avec tout, quoi !… J’aime ben mieux ça !… La gloire !… C’est ben beau la gloire, comme disait Robert… mais pas pour moi.

Couplet

Moi du pain bis je connais l’influence,
Ça n’va pas à mon tempérament ;
Près d’mon parrain, j’vivrai dans l’abondance,
Ah ! conv’nez qu’c’est ben pus régalant (bis).
Mon nom, je l’sais, ne s’ra pas dans l’histoire,
Mais j’vas dev’nir aussi gros qu’une tour ;
Et j’aime mieux engraisser pour l’amour
Que de maigrir pour la victoire (bis).

Et puis j’vous d’mande un peu comme c’est amusant… Brrrr… J’en ai encore la chair de poule… je m’vois sus l’champ d’bataille… En avant !… pif ! paf ! boum !… vlà qu’ça chauffe… les balles sifflent… aie ! aie !… j’en attrape une… j’ai la jambe démolie… vite à l’ambulance… Vlà l’docteur major, avec tous ses diables de couteaux… allons, garçon… du courage… faut s’débarasser de c’te jambe-là !… Bon !…marche, Criquet… r’tourne au village, va danser une gigue avec ta jambe de bois… Non… non, j’en suis pas, j’aime ben mieux boire, manger, dormir et r’commencer comme ça tous les jours de la semaine que d’me voir dans c’t’engeance de soldat militaire !… Non, non, c’est pas mon fort d’être brave… ah ! à présent, vlà parrain, j’peux ben vous dire ça, j’suis son seul héritier du côté de ma marraine qu’était sa femme légitime et qu’était aussi ma tante du côté d’mon oncle Berluchat qu’était aussi mon parent du côté… mais ça s’rait trop long si j’vous parlais de toute ma parenté… c’est une lignée qui a pus d’bout… tant il y a que j’sis l’seul héritier majeur d’mon parrain… Eh ben, si v’nait à vouloir se r’poser y m’passerait tout son bien ! ah ! dame, c’est qu’il en a du bien, mon parrain… faut que j’fasse la réputation de tout… voyons… primô… y a la terre d’la mare aux biches… qui vaut ben ?… oh ! oui… deuzo, y a aussi la terre de la guernoullère, oh ! ben, celle-là, alle vaut… toujours… oh ! oui… à présent : troissio, y a la maison, l’verger, la vigne et la pataugère !… Eh ben, tout ça… tout l’bien d’mon parrain, y vaut… y vaut… oh ! mais… y vaut ben plus que ça, l’bien d’mon parrain !… Tiens, j’patauge toujours à vous parler et j’ai promis à parrain d’aller l’trouver, faut pas l’tromper, c’pauvre cher homme !… Allons, me vlà donc libre !… me vlà donc débarrassé… me vlà heureux ! (Il ôte sa tuque) Ah ! grand brigand d’numéro ! m’en as-tu donné du tintoin ?… hein ?… grand scélérat !… m’en as-tu fait avoir des éclaboussures d’estomac, des poumons !…m’en as-tu fait jeter d’ces pleurs !… hein ? grand renégat !… grand polichinelle ! Sans c’pauvr’Julien, tu m’faisais aller en Carmée !… Hein ?… Hein ?… aussi, tiens !… j’te foule aux pieds !… j’te déchire… j’te dévisage… j’te pulvérise… j’te foule sous mes sabots, et puis, j’vas chanter pour me moquer d’toi, pour te dire je m’fiche de toi comme des Russes qui n’auront pas ma peau !… Entends-tu ? vieux numéro d’malheur !…

couplet.

Que j’sis content !
Queu bonne nouvelle !
J’vas l’apprendre à tout le hameau :
Je crois qu’j’en perdrons la cervelle,
Ah ! je m’sauve de mon numéro !

Que j’sis content !
Queu bonne nouvelle !
J’vas l’apprendre à tout le hameau :
Je crois qu’j’en perdrons la cervelle,
Ah ! je m’sauve de mon numéro !
Oui, je m’sauve de mon numéro !
Oui, je m’sauve de mon numéro !

(Très-vite et en sautant et en sortant).

Oui, je m’sauve de mon numéro !
Oui, je m’sauve de mon numéro !

3 à 4 fois.

ACTE SECOND.


deux ans après.



Scène 1ère.

Criquet (un balai à la main).

Ma parole la plus sacrée, j’comprends pus parrain… d’puis hier, y m’fait travailler, épousseter, balayer… frotter… Et puis y bougonne, y chante… y siffle… y crie… y marche à grands pas… y fait des grimaces… ma foi, ma parole… j’y entends pus rien… rien…j’crois qu’il a que’qu’chose de traqué dans l’cerveau, c’pauvr’ parrain !… J’ai beau m’creuser toutes les idées… j’trouve pas… j’comprends rien… mais là… rien, rien, de rien… à la fin ça m’embête, moi, de rien savoir… y m’cache que’qu’chose, c’est sûr… Diable ! quoiqu’ça peut z’être ?… Je m’marie pas ?… oh ! non !… quand même je l’saurais ben… oh ben oui, m’marier… faut pas penser à ça !… surtout d’puis c’te grande catastrophe !… oh ! grosse trompeuse de Rose, va !… Tenez y m’semble que c’est d’hier… J’vas vous conter ça… Un jour…