Le coup de la belle-mère

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Contes facétieux
Contes de Caliban (p. 45-53).

LE COUP DE LA BELLE-MÈRE


Menacé de l’une de ces revendications auxquelles tout écrivain est en butte lorsqu’il affuble d’une patronymie déclarée au Bottin le personnage le plus fictif de comédie ou de roman, j’estime sage d’en revenir au système du vieux répertoire — ou de La Bruyère — et d’appeler paisiblement : Eraste, Clitandre, Araminte et Bélise les types, comme on dit aujourd’hui, de ce conte philosophique.

Frères de père et de mère, Clitandre, l’aîné, et le cadet, Eraste, étaient unis à souhait, et ils s’aimaient exemplairement avant le mariage de ce dernier avec la charmante Araminte, fille de Bélise. Ils vivaient alors ensemble dans un même appartement suburbain, à Levallois, y mettant en commun leurs ennuis, leurs plaisirs et leurs ressources, et, jeunes, ils attendaient la fortune. Or, ce fut au cadet qu’elle sourit, et sans respect du rang d’âge.

Il est vrai qu’Eraste était blond, joli garçon, et, des deux, le plus fataliste, voire dénué de toute force volitive, une chiffe enfin. C’est tels que, sur son pneu, les recherche la déesse aux yeux bandés. Cette chiffe était de toute éternité dévolue aux chiffons. Employé d’un grand bazar universel de la Ville-Lumière, il y « rayonnait », c’est le mot, au comptoir de la soierie, et, sa journée vécue dans le sourire professionnel, il rejoignait son frère à un petit café de la place du Havre, où se livraient des matches de billard. Clitandre se piquait de carambolage, et, brun aussi tenace que le blond était veule, il laissait sur le tapis la bonne moitié de ce qu’il gagnait à son métier de courtier d’assurances. Mais tout s’équilibrait aux fins de mois, grâce à l’entente fraternelle, dans la bourse à deux pochettes.

Celui qui, du fond des nues, règle les choses de ce monde s’amusa donc, un jour, pour tenir le diable en haleine, à conduire Araminte, jeune fille pleine d’agréments du huitième à l’étalage miroitant où l’indolent Eraste, le crayon d’or en flèche à l’oreille, chiffonnait les soldes de faille et aunait les coupons de satin.

Le doux commis, marqué de Dieu, emplissait son idéal de vierge. Et, comme il le vivifiait aux yeux de Bélise, mère docile, deux destinées se nouèrent en une. — Ainsi deux wagons s’accrochent en gare, avec la petite secousse, pour des voyages moins longs que celui de la vie. — Et le mariage fut.

Vous cacherais-je que, le beau matin où l’adjoint du maire empêché du huitième mit la main d’Araminte dans celle d’Eraste, il y déposait du même coup, au nom des lois, un portefeuille conjugal de vingt-deux mille livres de rentes ? La société paraphait ainsi l’œuvre amoureuse de la nature.

Cette dot, à la vérité, n’était qu’une espérance. Elle était formée des revenus locatifs d’un immeuble à six étages, sis rue de Rome, dont Bélise était propriétaire. Elle en occupait elle-même le deuxième avec sa fille, et comme celle-ci, en dépit de la prescription biblique, avait déclaré devant le notaire en personne que jamais elle ne quitterait sa mère, et que le mariage était, à ce prix, ni plus, ni moins, on s’était accommodé pour partager l’habitacle, spacieux du reste, et où il n’y eut d’indivis que la salle à manger et le salon de famille. Eraste, ai-je besoin de le dire, aquiesça à tout ce que voulait Araminte, et, huit jours après les noces, il jouissait de cette béatitude que symbolise l’image gastronomique du coq en pâte.

Si le titre de belle-mère est devenu, grâce aux physiologistes du mariage, synonyme de mégère, Bélise n’était vraiment pas une belle-mère. Nul n’en mérita moins l’injure que cette douce dame, discrète, toujours affable et gaie, et, si jolie encore, (car elle avait dû l’être à miracle) dans la Saint-Martin de sa quarantaine, que Clitandre, expert en cette horticulture, la comparait à une rose de Noël poudrée de neige.

Pauvre Clitandre ! Dédoublé de son cadet, il ne s’amusait guère, à Levallois, en son logis sans écho et désormais trop vaste, surtout les jours de terme. L’art du carambolage lui devenait plutôt rebelle, car, lorsqu’on n’y préexcelle pas tout de suite, les professionnels vous le diront, on en reste toujours à la moyenne bourgeoisie. Pour cette raison et d’autres d’ordre sentimental, il résolut de se rapprocher de « sa famille d’élection », multiplia ses visites rue de Rome, notamment à l’heure expansive des repas, et accepta enfin, avant qu’on le lui eût offert, de transporter son lit de fer et ses quatre chaises de paille dans une garçonnière de l’immeuble qu’un congé rendait disponible. Bélise regarda son gendre qui regardait sa femme qui regardait par terre en ce moment.

Vous savez les conséquences, de ces hospitalisations indécises, désespoir des concierges, dont la parenté seule signe les baux et présente les quittances…. On ne vivait d’abord que sous le même toit, on vit bientôt sous le même plafond, par pure économie de gaz et de chauffage. On avait sa serviette blanche le dimanche, on a son rond toute la semaine. Si le cadet est de la même taille que l’aîné, s’ils ont la même pointure, ou peu s’en faut, de pieds, un contour approximativement identique de boîte crânienne, pourquoi divers tailleurs, chapeliers et bottiers pour chacun de nos mutuellistes ? Un seul suffit, et le même. Et vient le tour de la bourse : un jour, l’anneau qui divisait les deux pochettes glisse sur le côté vide, tombe on ne sait où, s’égare… — et ça y est !

— Je me sens encore à Levallois, disait Clitandre à Éraste qui regardait sa femme, qui regardait sa mère, dont le délicieux sourire, fixé sur la tenture, semblait en refléter le ton jaune.

En ces instants de gêne, et pour eux, Clitandre en avait trouvé une bien bonne. Il se levait, piquait droit au couple et s’écriait en agitant les bras comme ailes de moulin :

— Eh bien, et ces neveux et nièces, pour quand est-ce ? Qu’est-ce que vous faites donc au lit depuis un an ?… Voilà l’oncle !… Il attend.

Et de croiser les bras dans l’attitude. Puis il reprenait un petit verre.

Ce qui devait advenir advint, vous l’avez deviné du reste. Outre que les vingt-deux mille livres de revenu s’écornaient du manque à gagner, du loyer de la garçonnière, des frais supplémentaires d’alimentation commandés par une magnifique fourchette et d’appels réitérés à l’escarcelle mal nouée du faible Éraste, la jeune épousée était harassée d’une assiduité, à la fois ruineuse et indiscrète, qui tournait à la pure cohabitation.

— Je n’ai pas épousé ton frère, lança-t-elle un soir dans l’alcôve, à son mari, fort énervé d’ailleurs par des coliques.

— Ni moi ta mère, eut-il le tort de répondre.

— Ingrat ! fit-elle, trop significative.

— C’est bien. Demain, je rentrerai au magasin. Ma place est chaude.

Et Araminte pleura toute la nuit, dans la ruelle.

C’était leur première dispute. Il s’en excusa sur son indisposition. Mais elle fut suivie à bref délai par une deuxième, puis quotidiennement, par vingt autres, toujours plus aigres.

— Mes chers enfants, soupirait Bélise, votre bonheur se disloque.

Quoique Clitandre sentît venir l’orage, car il n’était point sot, et loin de là, il n’en perdait pas une bouchée. L’aîné était sûr du cadet, et plus encore le brun du blond. « Il ne me flanquera pas à la porte peut-être, se disait-il, et, d’ailleurs, reste la belle-mère. » Quel rêve satanique berçait-il dans cette idée de derrière la tête, c’est ce que vous saurez tout à l’heure.

Le dimanche suivant, les cloches sonnaient la fête patronale d’Araminte. On devait la festoyer par un dîner fleuri, suivi d’une réception en vue de laquelle Clitandre se mit en frais de poésie. Il pinçait de l’acrostiche. Mais le potage annoncé, Araminte refusa de s’asseoir à table, et cela sans excuses ou prétextes, délibérément, dans l’expression d’une volonté immuable. Elle voulait en finir, et ce soir-là, par une esclandre.

— Puisque nous sommes à l’auberge, faites-moi servir dans ma chambre, dit-elle à son mari.

Et, précisant la situation, elle le somma de choisir entre « son frère et sa femme ».

Le malheureux, usé par les débats journaliers d’une lutte intestine et comprenant qu’il y allait cette fois de son bien-être, s’en vint, la tête basse, à Clitandre, et à son : « Qu’y a-t-il ? » répondit, atterré : « Tu la rases. »

— Je m’en vais, alors ?

— Va-t’en, oui.

— Où ?

— A Levallois. J’irai t’y voir.

— Ne te dérange pas. Bon appétit, et à demain.

Le lendemain, en effet, un peu avant midi, Clitantre se faisait annoncer correctement chez Éraste. Il entra ganté de blanc, rasé de frais, frisé aux petits fers et tube du dix-huit reflets des grands jours.

— Je ne te tiendrai pas longtemps, distilla-t-il. Je viens t’aviser d’une bonne nouvelle. Je fais une fin, à ton exemple : je me marie.

— Toi ?

— Moi-même. Mon mariage, comme le tien, accorde l’amour et l’intérêt. Elle est charmante, elle ressemble même, en mieux, à ta femme, et elle a vingt-deux mille livres de rentes. Du reste, tu la connais, Éraste, puisque c’est ta délicieuse belle-mère, la rose de Noël poudrée de neige.

Et, saluant dans les rites :

— J’ai l’honneur de te demander sa main.

Éraste, écarquillé, le regardait, stupide.

— Es-tu devenu fou, Clitandre ?

— De l’épouser ? Qui m’en empêche ? Rien dans les mœurs, rien dans les lois, et je l’aime. Puis-je la voir ? Veuille m’annoncer, je te prie.

Et, après une brève disparition, le cadet reparut avec sa femme.

— Maman vient de sortir, susurra Araminte d’une voix toute de miel, mais vous déjeunez avec nous, n’est-ce pas, mon frère ?

Et Clitandre y est encore. C’est le coup dit de la belle-mère.