Le crime d’un père/10

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Éditions Édouard Garand (62p. 19-21).

CHAPITRE V

LA DÉLIVRANCE


Courage !
En un moment les vents peuvent tourner,
Bien loin de vous, ils peuvent entraîner
L’orage !


Par un étrange contraste, c’est pendant que René d’Anjou, achevant avec sang-froid la tâche du professeur Renouard, sauvait la vie à un homme, que l’infâme Zénobie s’adonnait à son vice d’alcoolique, tandis que son époux, « étirant » ses vingt-cinq cents, « seinait » à la taverne quelques verres de bière supplémentaires.

En approchant du taudis, les enfants, sans s’en apercevoir, ralentissaient l’allure de leur marche, appréhendant l’accueil qu’ils savaient les y attendre. Mais, quand ils arrivèrent à la rue Clarke, ils virent la pocharde sortir de l’impasse et marcher, titubant vers la rue Sainte-Catherine. Ils en profitèrent pour s’introduire dans la maison, pouvant escompter du moins quelques instants de répit avant la scène qu’ils ne manqueraient pas d’avoir au retour de leur marâtre.

Cependant, Freluquet a peur et c’est bien malgré lui que Greluchette, le voyant si malade et craignant de le voir mourir dans la rue, a fait acte d’autorité pour le ramener au logis :

— Tu pouvais pas rester dehors, explique-t-elle ; il fait froid et t’as la fièvre !… Allons ! glisse toi sous la « couverte », et pis, inquiète toi pas ! Je dirai aux vieux qu’c’est moi qui t’a fait rentrer !

— Non, non, je veux pas ! Ils te battraient !… Je veux pas qu’ils te battent, toi !… Ah ! si j’étais fort… !

— Qu’est-ce que tu ferais ?

— Je te défendrais… et je les tuerais !…

— Tu m’aimes donc bien, Freluquet :

— Oh ! oui, Greluchette !… Et toi, comment que tu m’aimes ?

— Comme si tu états mon petit frère pour de bon.

— Ah !…

— D’abord, tu est faible et tu souffres…

— Ah ! je comprends !… tu m’aimes… par pitié.

— Mais non, voyons !

— Dis moi, Greluchette, sais-tu ce que c’est qu’aimer.

— Oh ! oui !…

— Dis un peu pour voir ?

— Aimez… c’est se sentir attirée vers quelqu’un sans pouvoir dire pourquoi ni comment ça vous est venu !…

— Oui, oui, c’est bien ça !… Après ?

— C’est penser toujours à lui, en rêver souvent !…

— C’est bien ça !… Quoi encore ?

— C’est sentir son cœur battre plus fort en le voyant.

Sans qu’elle s’en rende compte, la jeune sensitive extériorise ; elle a souri à son rêve, elle a comprimé d’un geste gracieux les battements de son cœur et maintenant, elle essuie deux grosses larmes en disant :

— C’est avoir envie de pleurer quand il est loin !

Et le pauvre Freluquet, qui a bu ses paroles, avec une souffrance presque voluptueuse, ne peut retenir ses sanglots, en avouant :

— Ah ! Greluchette, comme je t’aime et… comme tu l’aimes !

— Moi ?… Mais qui donc ?

Fait la jeune fille, confuse d’avoir été devinée.

À ce moment, la porte s’ouvre et René paraît aux yeux de Greluchette qui, médusée par la matérialisation de son rêve, ne peut retenir cette exclamation de joyeuse surprise, ou se mêle un peu d’extase :

— Lui !

Et Freluquet, répète douloureusement :

— Lui !

D’un coup d’œil, René d’Anjou a visité le triste logement. Il a vu le placard resté ouvert avec son amas de guenilles grisâtres, le poêle crevassé et boiteux, les chaises mutilées, la table jaunie sur laquelle gisent pêle-mêle les restes du repas, le flacon et la seringue de Provaz, la mince paillasse, ou sous une couverture sordide, l’infirme abrite son frisson. Mais il a vu surtout un rayon de soleil se jouer sur la nuque blanche de Greluchette, illuminant le blond cendré des frisons légers, il a vu surtout l’éclair de joie extatique passant dans les yeux gris et les lèvres pâles, mais bien dessinées, s’entrouvrir pour livrer leur secret.

Cependant, l’âme du médecin reprend le dessus :

— Je suis venu pour examiner cet enfant !

— Dépêchez-vous, monsieur, répond Greluchette, sans parvenir à séparer leurs regards, dépêchez-vous, car si les vieux revenaient, ils nous battraient pour vous avoir laissé entrer.

— Est-ce que ce sont vos parents ?

— Oh ! non, monsieur, ils disent qu’ils m’ont recueillie d’une voisine morte et qu’ils ont trouvé Freluquet sous le porche d’une église. Ils disent aussi qu’ils nous ont élevés par charité, mais c’est pas vrai, c’était pour nous obliger à mendier et voler. Et Freluquet ne serait pas malade si…

Comme elle hésite, le docteur insiste :

— Que voulez-vous dire ?

— S’il n’y avait pas ça !

Et son regard désigne la fiole et la seringue, parmi le fouillis de la table.

René s’exclame, repris d’indignation :

— Les misérables !… Je m’en doutais un peu et c’est ce qui m’a décidé à m’introduire ici !… Mais rassurez-vous, mes amis !… Vous allez quitter cet endroit en même temps que moi et vous serez placés dans un lieu où l’on prendra soin de vous.

Tout en parlant, il ausculte et déclare, rassuré :

— Nous le guérirons. Son infirmité est provoquée et entretenue par des injections de poison ; elle disparaîtra quand il aura été soustrait à ce traitement criminel.

Depuis qu’il est là, Greluchette n’a plus peur. Elle le sent fort et bon ; elle sait que, devant lui, elle ne sera pas battue ; elle a l’impression d’être toute changée, plus robuste, plus hardie et surtout, infiniment heureuse. Déjà femme, c’est avec une pointe de coquetterie gentille et non voulue qu’elle demande :

— Alors, bien vrai, vous allez nous emmener ?

— Certainement ! répond René d’un ton sérieux, vous ne passerez pas un jour de plus dans ce taudis ; je ne vous laisserai pas retomber entre les mains de ceux qui exploitent votre jeunesse et tirent même profit des maux qu’ils vous infligent !

Comme pour le démentir, la voix rauque de l’ivrognesse s’élève dans la cour :

C’est du bon vin qu’il nous faut
Oh ! Oh ! Oh !
Ça vaut mieux que l’picolo
Oh ! Oh ! Oh !

Greluchette s’affole un peu, malgré sa confiance en son protecteur :

— La vieille ! s’écrie-t-elle. Vite !… Cachez-vous !

— Mais…

— Je vous en prie !… Tenez… là !… Vite !

Elle le conduit gentiment à la pièce voisine, le prenant par le coude, et ce contact lui est infiniment doux.

Mais Zénobie paraît, ivre, fredonnant et hoquetant :

Si on boit, on va s’en ressentir
Si on boit pas, on va n’en mourir !
J’aim’ ben mieux boire…

Elle s’arrête, stupéfaite :

— Déjà de retour vous autres ?… C’est-y que vous avez « frappé » un millionnaire ?

Greluchette répond avec calme :

« Freluquet avait la fièvre ! Je l’ai ramené !

— Ah ! tu l’as ramené !… Ben, j’vas te ramener autre chose, moi !

Titubante et trébuchante, elle sort un fouet du placard aux guénilles.

— Non, non, intervient Freluquet, c’est pas elle !… C’est moi qu’a voulu revenir !… Je pouvais plus me tenir sur mes jambes, tellement que je grelottais !

— Ah ! tu pouvais plus !… J’vas te faire pouvoir, moi !… Allez, ouste, debout !…

Elle se prépare à frapper l’enfant. Pour la seconde fois, un rayon de soleil, égaré sur la table, rencontre la lame du couteau à pain et met une flamme dans les yeux gris de Greluchette. Ce coup-ci, elle saisit l’arme et se plante devant la pocharde, menaçant :

— Ah ! laissez-le tranquille, hein !… Ou bien, gare à vous !

René qui surveille la scène, caché, prêt à intervenir, ne peut s’empêcher de remarquer que cette jeune fleur sauvage et délicate, se pare dans la colère qui l’anime, d’une étrange et farouche beauté.

Zénobie ne semble pas toutefois en être touchée ; voyant cette chétive fillette qui ose lui tenir tête, elle devient folle de rage, veut s’élancer, trébuche, s’empêtre dans une chaise et s’écroule avec plus de fracas que de dignité.

Greluchette, dont la jeune insouciance reprend vite le dessus, éclate aussitôt d’un rire perlé et René est ébloui de la clarté de ses dents petites, humides et régulières, de la fraîcheur de ses accents joyeux et juvéniles.

À ce moment, la porte s’ouvre et Polyte entre à son tour, un peu éméché, lui aussi. Zénobie ne lui laisse pas le temps de parler ; elle glapit :

— Ah ! te v’là, toi ?… C’est pas trop tôt !

— Qu’est-ce qu’y a donc, sa mère ?

— C’est c’te petite canaille-là qui m’a attaquée, gémit la femme. Y se sont mis tous les deux après moi !

L’homme rugit :

— Ah ! c’est comme ça qu’ils nous remercient pour toutes nos bontés !… Ben, passe-moi le fouet !… Je vas les faire danser, moi !… Veux-tu lâcher ton couteau, ma petite crasse !… Lâche-le tout de suite ou je te tue !

Et il lève son fouet. Ce geste est de trop : instinctivement, René a bondi et, d’un coup de poing bien placé, il envoie rouler le bonhomme.

Moitié par colère, moitié par plaisir, il cède à l’envie de ramasser l’instrument et de s’en servir un peu.

— C’est vous qui allez danser, maintenant !… Tiens, ma vieille sorcière, voilà pour te secouer les puces !

Et il applique quelques coups pas trop forts, sur les reins de la mégère, qui hurle comme si on l’écorchait.

Greluchette voit soudain Polyte, prêt à s’élancer, couteau en main. Elle pousse un cri de frayeur, puis instinctivement, réalisant que son sauveur n’aura pas le temps de parer le coup, elle se jette dans les jambes de l’assaillant qui chancelle et s’effondre.

René comprenant ce qui s’est passé, se retourne vers son agresseur :

— Ah ! tu en veux, toi aussi ?… Eh bien ! attrape !… Tiens, ma fripouille !… Je vais t’apprendre à maltraiter des enfants !… Maintenant, ouste, dans le coin tous les deux !… Et tenez-vous bien tranquilles ou je tape avec le manche !… Quant à vous, mes amis, allez m’attendre dehors, pendant que je dis quelques mots à ces bandits. Je vous rejoins à l’instant !

Greluchette le récompense d’un regard de gratitude et entraîne Freluquet, lui disant :

— Je te l’avais bien dit, moi, qu’il nous sauverait !

Après le départ des enfants, René se retourne vers le triste couple qui, dompté maintenant, ne songe qu’à demander grâce avec bassesse et platitude. Il prévient, menaçant :

— Maintenant, vous deux, écoutez-moi bien !… Je prends ces enfants sous ma protection. Si jamais vous essayez de les approcher, malheur à vous ! Et si ce soir, vous n’avez pas quitté la ville, je me charge de vous faire coucher en prison pour les avoir martyrisés !

— Martyrisés ! geint Zénobie hypocritement, c’est-y Dieu possible de parler « de même » !… Nous qu’ont été si bons pour eux !…

— On les a élevés !…

— Choyés !

— Dorlottés !…

— Nourris !…

— À la sueur de notre front !…

— On les a soignés quand y z’étaient malades !

— Tenez !… V’là encore les remèdes à Freluquet !…

— Taisez-vous, malheureux ! clame René. Je les connais, ces remèdes !… D’ailleurs, je les emporte pour les faire analyser et je vous le répète : quittez la ville ou sinon… gare à vous !

Et, jetant le fouet avec mépris, il sort.

Les deux misérables se regardent un instant, interloqués. Comme dans toutes les grandes circonstances, c’est Zénobie qui retrouve la première l’usage de la parole :

— Et puis ?

— Et puis quoi ?

— Tu le laisses partir comme ça ?

— Mais…

— Peureux !

— Moi, peureux ? Moi ? proteste Polyte, indigné. Laisse fare !… Ça se serait pas passé « de même » si j’avais été plus fort que lui !… j’y aurais montré ce que c’est qu’un homme.

— Un homme, toi ?… Une poule mouillée, c’est tout ce que t’es !…

— Zénobie, fais attention comment ce que tu parles !

— Ah ! tu me fais rire, Père la Tremblotte !…

— Ah Zénobie !…

— Sang de navet !

— Zénobie ! je vas me fâcher !…

— Toi ?… Ben, viens-y donc un peu pour voir !…Penses-tu que j’te crains ?

Et s’emparant du fouet :

— Ah ! tu vas te fâcher ?… Eh bien ! moi, je vas te calmer !… J’vas te montrer qu’est-ce qu’est le « boss icitte » !

— Pardon, proteste plus faiblement Polyte, le « boss », c’est moi.

— Qu’est-ce que t’as dit ?

— Le boss, c’est…

— Tu vas « en manger une » !… qui c’est qu’est le « boss » ?

— C’est… c’est…

— Attention !

Polyte comprend que c’est sérieux et, abandonnant toute dignité, se décide à céder :

— C’est toi, Zénobie !

— Alors, conclut la matrone avec logique, si c’est moi, j’ai le droit de taper !… Tu vas « en manger une pareille !… »