Le dîner du comte de Boulainvilliers/Édition Garnier/Pensées

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Le dîner du comte de BoulainvilliersGarniertome 26 (p. 558-560).
pensées détachées de m. l’abbé de saint-pierre.

La plupart des princes, des ministres, des hommes constitués en dignité, n’ont pas le temps de lire ; ils méprisent les livres, et ils sont gouvernés par un gros livre qui est le tombeau du sens commun.

S’ils avaient su lire, ils auraient épargné au monde tous les maux que la superstition et l’ignorance ont causés. Si Louis XIV avait su lire, il n’aurait pas révoqué l’édit de Nantes.

Les papes et leurs suppôts ont tellement cru que leur pouvoir n’est fondé que sur l’ignorance, qu’ils ont toujours défendu la lecture du seul livre qui annonce leur religion ; ils ont dit : Voilà votre loi, et nous vous défendons de la lire ; vous n’en saurez que ce que nous daignerons vous apprendre. Cette extravagante tyrannie n’est pas compréhensible ; elle existe pourtant, et toute Bible en langue qu’on parle est défendue à Rome ; elle n’est permise que dans une langue qu’on ne parle plus.

Toutes les usurpations papales ont pour prétexte un misérable jeu de mots, une équivoque des rues, une pointe qu’on fait dire à Dieu, et pour laquelle on donnerait le fouet à un écolier : « Tu es Pierre, et sur cette pierre je fonderai mon assemblée[1]. »

Si on savait lire, on verrait en évidence que la religion n’a fait que du mal au gouvernement ; elle en a fait encore beaucoup en France, par les persécutions contre les protestants ; par les divisions sur je ne sais quelle bulle[2], plus méprisable qu’une chanson du Pont-Neuf ; par le célibat ridicule des prêtres ; par la fainéantise des moines ; par les mauvais marchés faits avec l’évêque de Rome, etc.

L’Espagne et le Portugal, beaucoup plus abrutis que la France, éprouvent presque tous ces maux, et ont l’Inquisition par-dessus, laquelle, supposé un enfer, serait ce que l’enfer aurait produit de plus exécrable.

En Allemagne, il y a des querelles interminables entre les trois sectes admises par le traité de Westphalie : les habitants des pays immédiatement soumis aux prêtres allemands sont des brutes qui ont à peine à manger.

En Italie, cette religion qui a détruit l’empire romain n’a laissé que de la misère et de la musique, des eunuques, des arlequins et des prêtres. On accable de trésors une petite statue noire appelée la Madone de Lorette ; et les terres ne sont pas cultivées.

La théologie est dans la religion ce que les poisons sont parmi les aliments.

Ayez des temples où Dieu soit adoré, ses bienfaits chantés, sa justice annoncée, la vertu recommandée : tout le reste n’est qu’esprit de parti, faction, imposture, orgueil, avarice, et doit être proscrit à jamais.

Rien n’est plus utile au public qu’un curé qui tient registre des naissances[3], qui procure des assistances aux pauvres, console les malades, ensevelit les morts, met la paix dans les familles, et qui n’est qu’un maître de morale. Pour le mettre en état d’être utile, il faut qu’il soit au-dessus du besoin, et qu’il ne lui soit pas possible de déshonorer son ministère en plaidant contre son seigneur et contre ses paroissiens, comme font tant de curés de campagne ; qu’ils soient gagés par la province, selon l’étendue de leur paroisse, et qu’ils n'aient d’autres soins que celui de remplir leurs devoirs.

Rien n’est plus inutile qu’un cardinal. Qu’est-ce qu’une dignité étrangère conférée par un prêtre étranger, dignité sans fonction, et qui presque toujours vaut cent mille écus de rente, tandis qu’un curé de campagne n’a ni de quoi assister les pauvres, ni de quoi se secourir lui-même ?

Le meilleur gouvernement est, sans contredit, celui qui n’admet que le nombre de prêtres nécessaire : car le superflu n’est qu’un fardeau dangereux. Le meilleur gouvernement est celui où les prêtres sont mariés : car ils en sont meilleurs citoyens ; ils donnent des enfants à l’État, et les élèvent avec honnêteté ; c’est celui où les prêtres n’osent prêcher que la morale, car s’ils prêchent la controverse, c’est sonner le tocsin de la discorde.

Les honnêtes gens lisent l’histoire des guerres de religion avec horreur ; ils rient des disputes théologiques comme la farce italienne. Ayons donc une religion qui ne fasse ni frémir ni rire.

Y a-t-il eu des théologiens de bonne foi ? Oui, comme il y a eu des gens qui se sont crus sorciers.

M. Deslandes, de l’Académie des sciences de Berlin, qui vient de nous donner l’Histoire de la philosophie[4], dit, au tome III, page 299 : « La faculté de théologie me paraît le corps le plus méprisable du royaume ; » il deviendrait un des plus respectables s’il se bornait à enseigner Dieu et la morale. Ce serait le seul moyen d’expier ses décisions criminelles contre Henri III et le grand Henri IV.

Les miracles que les gueux font au faubourg Saint-Médard peuvent aller loin si M. le cardinal de Fleury n’y met ordre. Il faut exhorter à la paix, et défendre sévèrement les miracles,

La bulle monstrueuse Unigenitus peut encore troubler le royaume. Toute bulle est un attentat à la dignité de la couronne et à la liberté de la nation.

La canaille créa la superstition ; les honnêtes gens la détruisent.

On cherche à perfectionner les lois et les arts ; peut-on oublier la religion ?

Qui commencera à l’épurer ? Ce sont les hommes qui pensent. Les autres suivront.

N’est-il pas honteux que les fanatiques aient du zèle, et que les sages n’en aient pas ? Il faut être prudent, mais non pas timide.

FIN DU DÎNER DU COMTE DE BOULAINVILLIERS.
  1. Matthieu, chap. xvi, v. 18.
  2. La bulle Unigenitus ; voyez tome XV, page 55 ; XVI, 67 ; XVIII, 47.
  3. Voltaire, trop réservé ici, a été plus hardi un an après ; voyez, plus loin, une des notes sur A. B. C. (10e entretien).
  4. L’Histoire critique de la philosophie parut, pour la première fois, en 1737, sans nom d’auteur, 3 vol. in-12. L’édition de 1756, 4 vol. in-12, porte le nom de Deslandes.