Le dernier Discours du patriotisme athénien

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LE DERNIER DISCOURS
DU PATRIOTISME ATHÉNIEN

La plus considérable des découvertes qui se sont faites depuis un siècle dans le domaine si riche et si dévasté des lettres grecques nous a rendu un discours d’Hypéride. Elle date seulement d’une douzaine d’années, et l’on se rappelle sans doute avec quelle joie et quelle surprise elle fut accueillie par les fervens de l’antiquité. Le grand orateur n’existait plus pour nous que par les jugemens et les courtes citations de la critique ancienne ; on le cherchait dans les bibliothèques les moins explorées, dans les monastères de l’Orient. C’est de la poussière d’un tombeau égyptien, remuée par la cupidité d’un Arabe inconnu, qu’il est sorti tout à coup, encore bien mutilé, mais reconnaissable dans des restes qui ont successivement apparu à la lumière. Le discours dont il est question ici est la dernière de ces exhumations. Rapporté en 1856 par un voyageur anglais, il fut publié deux ans après à Cambridge par M. Babington, avec un beau fac-simile du papyrus qu’il avait déchiffré. La fin manquait sur ce papyrus ; mais on la lisait dans Stobée depuis longtemps. Nous avons donc aujourd’hui l’ouvrage d’Hypéride complet, ou peu s’en faut, car il ne s’en est perdu que deux ou trois lignes. En nous faisant connaître l’orateur, il éclaire d’un jour nouveau les derniers événemens auxquels il prit part, c’est-à-dire la période de la guerre lamiaque. Il n’en est pas de plus intéressante dans l’histoire d’Athènes. Ce n’est plus, bien entendu, l’admirable éveil de cette petite nation qui en quelques années se trouva prête à repousser victorieusement une invasion formidable, et à élever sur les ruines de sa capitale, prise et brûlée par l’ennemi, les chefs-d’œuvre de l’art ancien ; on ne sent plus la jeunesse et sa confiance infinie ; mais l’enthousiasme anime et vivifie encore cette époque pour quelques instans. Ce n’est qu’un arrêt dans la décadence, une trêve dans la servitude ; cependant la mort imprévue du maître, de brillans succès, la passion sincère du dévoûment et de la liberté, semblent d’abord autoriser les espérances et rendre à la ville, avec la faveur de la fortune, le principe de sa grandeur passée.

Au printemps de l’année 323, Alexandre était emporté tout à coup dans la force de la jeunesse et au comble de sa merveilleuse puissance. Aussitôt que la nouvelle en fut connue, une grande partie de la Grèce se souleva. Athènes donna le signal. Elle avait sagement résisté l’année précédente aux sollicitations d’Harpale, qui voulait l’engager dans une révolte inutile ; cette fois l’entreprise était beaucoup moins aventureuse. La Macédoine, épuisée par les besoins de l’armée d’Orient, ne pouvait fournir à son gouverneur Antipater que des forces insuffisantes, et les grands intérêts de succession et de partage qui s’agitaient en Asie y retenaient, au moins pour un temps, les secours qui lui seraient nécessaires. En Grèce au contraire, huit mille mercenaires exercés, congédiés sur l’ordre d’Alexandre par ses satrapes, étaient tous rassemblés au cap Ténare sous le commandement d’un chef habile, l’Athénien Léosthène. Une mesure récente avait d’ailleurs aigri contre la Macédoine plusieurs peuples qu’elle atteignait gravement dans leurs intérêts ou dans leur sécurité : le rappel des exilés, solennellement proclamé aux jeux olympiques, menaçait en particulier Athènes, qui avait envoyé ses colons dans les terres des Samiens expulsés, et la belliqueuse nation des Étoliens, que le retour de la puissante famille des Œniades allait livrer à la révolution. Presque partout on ne supportait la domination macédonienne que comme un joug. N’était-ce pas le moment de la secouer ? Athènes se précipita dans cette espérance. Vainement Phocion et la faction des riches essayèrent de la retenir ; la masse du peuple entraîna tout dans un mouvement irrésistible. Hypéride dans la ville, Démosthène, alors exilé, dans les cités grecques, enflammèrent les âmes pour la sainte guerre de l’indépendance. Les temps de l’enthousiasme et des sacrifices semblaient revenus. Athènes décréta que tous ses citoyens seraient soumis au service militaire jusqu’à quarante ans ; elle en fit partir 5,000 dans l’infanterie et 500 dans la cavalerie, avec 2,000 mercenaires, et, tandis que Léosthène soulevait l’Étolie, elle adressait au Péloponèse, à la Grèce du centre, à la Thessalie, même aux barbares de l’Illyrie et de la Thrace, un appel auquel répondit bientôt le plus grand nombre. Ainsi se forma une ligue redoutable malgré l’abstention de Sparte, réduite à l’impuissance par l’issue malheureuse de la tentative d’Agis, et l’hostilité de la Béotie, attachée à la cause macédonienne par le partage du territoire de Thèbes.

Deux victoires inaugurèrent l’entreprise. Les Béotiens, soutenus par une partie de l’Eubée et par les garnisons macédoniennes, voulurent s’opposer à la jonction des Athéniens avec les troupes de Léosthène, déjà maîtresses des défilés de la Phocide : ils furent défaits. Antipater lui-même, complètement battu près des Thermopyles, fut réduit à se renfermer dans Lamia. Léosthène l’y gardait étroitement serré ; n’ayant pu réussir dans un assaut, il maintenait un blocus rigoureux, et la famine était sur le point de lui livrer son ennemi prisonnier. Le malheur de la Grèce voulut qu’en visitant une tranchée il fût atteint d’un coup de pierre, et au bout de deux jours il mourut de sa blessure. Aussitôt les efforts des Grecs se ralentirent, et l’indécision du commandement hâta les effets de leur mollesse. Déjà auparavant les Étoliens étaient retournés chez eux ; la rigueur du blocus se relâcha, et Antipater put attendre les secours qu’il avait demandés. Bientôt même il sortit de la ville, car la fatigue avait pris les confédérés, la ligue se fondait, et il ne restait pas assez de troupes pour continuer le siége et marcher en même temps à la rencontre des nouveaux ennemis. Ce furent les causes morales, le défaut de persévérance et d’énergie, qui perdirent la cause des Grecs. Le successeur de Léosthène, Antiphile, qui ne manquait pas de capacité militaire, remporta encore un avantage avec l’aide de l’excellente cavalerie thessalienne, commandée par Ménon. Il se défendit même honorablement contre les forces très supérieures d’Antipater, dont les troupes s’étaient augmentées de deux armées, celles de Léonat et de Cratère. La victoire décisive de Cranon n’était en elle-même qu’un succès peu considérable ; mais les ressorts de la résistance étaient déjà usés en Grèce. Le vainqueur acheva de rompre l’union de ses adversaires, qui leur donnait encore une certaine force, en ne consentant à traiter avec eux qu’isolément. Il n’eut qu’à dicter ses conditions. Athènes lui livra ses orateurs, reçut une garnison macédonienne à Munychie, paya les frais de la guerre, chassa de ses murs 21,000 de ses citoyens, et n’en garda que 9,000, les plus riches et les plus sages, et tout fut dit pour toujours. Elle ne connut désormais que des vicissitudes dans la dépendance.

Tous ces événemens n’avaient pas duré une année entière. En ce peu de temps, Athènes passa d’un retour inattendu de puissance et de gloire à un abaissement complet et irrémédiable. Jamais elle n’avait paru plus près de reprendre son rang dans le monde grec, et ce fut précisément cet effort qui consomma sa perte. On suit avec un intérêt profond cette crise suprême. La rapidité et la grandeur des péripéties, le contraste des émotions, surtout cette fièvre d’enthousiasme et d’espérance qui dut saisir les patriotes en face de tels périls, notre connaissance du résultat final vers lequel conspirait avec l’ennemi extérieur l’ennemi du dedans, c’est-à-dire la décadence, déjà trop avancée, tout cela donne à ce dernier drame politique et militaire un degré de pathétique auquel n’atteignent pas les temps plus heureux. C’est du reste le meilleur de la civilisation antique, c’est l’élite de l’humanité qui dispute à une ruine fatale son honneur et sa vie. Si ce spectacle procure la triste satisfaction de discerner nettement les causes qui frappèrent de stérilité une tentative généreuse, il nous réserve aussi une consolation : nous voyons qu’une certaine gloire ne manque pas à cette résurrection des meilleurs sentimens, et à la défaite définitive survit un beau souvenir, consacré par l’histoire et par l’éloquence.

C’est sur ce rôle de l’éloquence que la découverte du discours d’Hypéride nous permet d’insister, rôle surtout remarquable par son étroit rapport avec celui du patriotisme. Cette courte année de la guerre lamiaque forme dans la période macédonienne une des deux seules époques où le patriotisme ait franchement dominé chez les Athéniens. La première est marquée par le combat de Chéronée ; c’est sans contredit la plus grande, moins encore par la réalité de la puissance d’Athènes au moment de l’acte dernier de sa lutte contre Philippe que par la possession et la conscience de sa dignité, car elle reste digne après le désastre, et au moment de sa chute elle n’accuse que la fortune. Elle ne s’en prend pas à un homme, elle respecte et glorifie celui qui l’a poussée vers la défaite : grand exemple dans une démocratie disposée à confondre sa vanité avec son honneur, et à chercher un coupable et un traître pour soulager son ressentiment. Les vaincus de la guerre lamiaque tombent moins noblement ; mais quand Athènes ose attaquer Antipater, elle porte dans cette entreprise hardie autant de passion et de dévoûment, peut-être même plus d’union dans l’espérance et le sacrifice. Or chacune de ces deux époques a son monument oratoire. Il n’est que juste de considérer comme le monument de la politique athénienne au moment de Chéronée le discours de défense prononcé par Démosthène dans le procès de la couronne. Le monument de la guerre lamiaque, c’est le discours d’Hypéride que nous avons retrouvé.

Ce serait en surfaire la valeur que de le placer sur la même ligne que la grande composition où se révèle à nous avec Démosthène toute la puissance de l’éloquence attique. C’est une œuvre d’une courte étendue, d’un genre spécial, soumis à des conditions déterminées, lesquelles, semble-t-il, sont médiocrement favorables au libre exercice des plus vives facultés oratoires, — c’est un éloge funèbre. Hypéride, après la mort de Léosthène et la première partie de la guerre lamiaque, avait été l’orateur des funérailles publiques qu’Athènes avait célébrées, et ce sont ses paroles qu’un caprice du hasard vient de remettre sous nos yeux ; mais cette oraison funèbre, prononcée dans des circonstances particulières, se distingue entre toutes les œuvres de la même espèce. En général, des mœurs, une histoire et un art propres à la Grèce les ont façonnées dans un moule à part, qui attire et repousse à la fois le goût moderne. L’appréciation en est donc toujours délicate ; ici, elle est particulièrement intéressante, d’abord parce que nous trouvons ces formes toutes grecques, maniées, à la veille de la décadence littéraire, par un des esprits les plus souples et les plus fins qui se soient produits à la tribune athénienne ; ensuite parce qu’elles s’animent d’une vie inusitée dans un moment de crise politique et sous l’influence de passions dont elles nous envoient encore le souffle fiévreux et inégal. Il y a donc lieu ici à une double étude littéraire et historique, suivie, puisqu’il s’agit d’une oraison funèbre, de quelques réflexions au point de vue religieux.


I.

On ne peut apprécier la valeur littéraire d’une oraison funèbre athénienne, si l’on ne commence par se rendre compte des conditions que les mœurs grecques avaient imposées au genre. Le premier point, et c’est par là que l’on compléterait les pages brillantes de M. Villemain sur ce sujet, c’est de se bien représenter que l’éloquence y tient la place de la poésie ; l’orateur est l’héritier et l’émule du poète. Aussi haut en effet que nous pouvons remonter dans l’histoire des lettres grecques, c’est-à-dire dès Homère, nous voyons la poésie figurer dans les funérailles solennelles. Personnifiée dans les muses elles-mêmes, elle a chanté près du tombeau d’Achille, comme près du cadavre d’Hector elle avait dit par des bouches humaines, avant les pathétiques improvisations d’Andromaque, d’Hécube et d’Hélène, la plainte sur la mort du héros troyen. Depuis Homère, qui lui-même n’avait fait sans doute que reproduire les mœurs contemporaines ou élever à la hauteur de l’épopée les naïves inspirations d’un âge antérieur, les poètes n’ont pas cessé de mêler leurs voix aux cérémonies funèbres. Quand la poésie lyrique se perfectionna, parmi les nombreuses formes entre lesquelles elle partagea ses savantes harmonies, nous retrouvons, employé dans une acception toute technique et consacré par le génie de Simonide et de Pindare, ce nom de thrène, déjà exclusivement appliqué par le vieux poète à la suprême lamentation.

C’était la famille, c’était la cité qui dans une cérémonie solennelle rendait hommage à un mort illustre, à un citoyen qui s’était dévoué pour sa patrie. « Le peuple tout entier s’unit pour regretter l’homme de cœur. » — « Jeunes et vieux, tous le pleurent, toute la cité est dans l’affliction, » voilà, chez les antiques poètes Callinus et Tyrtée, sinon l’image de solennités nationales, du moins les expressions du regret patriotique auquel tout l’état s’associait vers le commencement du VIIe siècle avant Jésus-Christ dans la ville ionienne d’Éphèse comme dans la dorienne Sparte. De l’existence de ce sentiment commun au fait de funérailles publiques, la distance ne peut paraître considérable, si l’on songe que les mœurs de la royauté héroïque, protégées par la religion, avaient dû se conserver en partie dans les formes de gouvernement qui lui avaient succédé, et qu’aucune prescription religieuse n’était restée plus impérieusement obligatoire que celles qui se rapportaient à la sépulture des morts. Cependant il semble que c’est seulement chez les Athéniens, et à une époque moins éloignée, que l’état, par un mouvement hardi de la démocratie la plus puissante et la plus féconde qui ait existé dans l’antiquité, ait saisi résolûment l’héritage des nobles familles qui avaient régné autrefois en Grèce, et institué au nom de tous des fêtes funèbres dont l’éclat le disputait aux plus brillans souvenirs de l’âge épique. Athènes n’admit plus ces fêtes particulières, comme on en voyait encore sur d’autres points de la Grèce et comme les mœurs romaines en multiplièrent les exemples, où une famille se glorifiait elle-même près de la tombe d’un de ses membres : elle eut des fêtes nationales où la patrie honora tous ses enfans près du monument commun des braves qui à l’heure du péril venaient de lui sacrifier leur vie.

Ainsi dans ces cérémonies, qu’Athènes organisa selon toute vraisemblance au milieu de l’exaltation inspirée à sa jeune république par les victoires remportées sur les Perses, la grande innovation, ce fut l’idée démocratique, alors étroitement unie avec le patriotisme, se substituant à l’idée aristocratique. L’idée démocratique, dans la solennité qu’elle instituait en son honneur, voulut être directement exprimée ; elle choisit la langue de la politique, la prose, et ce fut l’origine du discours funèbre. D’ailleurs il n’était pas possible de changer les habitudes et les besoins de la foule qui se réunissait dans ces circonstances au Céramique. À côté de la pompe et du spectacle destinés aux yeux, il fallait pour les oreilles et pour l’imagination ces plaisirs délicats que la poésie avait toujours été chargée de leur fournir et qu’elle leur fournissait encore, à ce même moment, dans des occasions analogues, témoin le beau chant de Simonide sur les morts des Thermopyles : « … Ils ont pour tombe un autel ; on ne les pleure pas, on rappelle leur gloire ; on ne gémit pas sur eux, on les loue. Une telle sépulture ne craint ni la rouille ni la flétrissure du temps, le dompteur universel. » Pour la pensée et même pour certains caractères de la forme, Thucydide ne s’éloignera pas beaucoup du poète de Céos, quand il fera dire à Périclès sur la tombe des premières victimes de la guerre du Péloponèse : « S’ils ont fait l’abandon public de leur vie, ils reçoivent comme leur bien particulier cette louange immortelle et ce magnifique tombeau, qui sert moins à recouvrir leur corps qu’à conserver le souvenir éternel de leur gloire pour le mêler désormais en chaque occasion aux discours et aux actions de la postérité. Les hommes illustres ont toute la terre pour tombeau, et non-seulement dans leur patrie les inscriptions gravées sur la pierre rendent témoignage pour eux, mais, dans les contrées étrangères elles-mêmes, un souvenir non écrit habite toutes les âmes et y représente leur générosité plus encore que leurs actions. »

On voit que le poète et l’orateur athénien expriment tous deux dans des circonstances à peu près semblables les mêmes idées, celles du dévoûment, de l’admiration, de la gloire. Il est encore une autre matière qui leur est commune, et où plus inévitablement le second suit les traces du premier : c’est la mythologie nationale. L’oraison funèbre athénienne était avant tout l’éloge d’Athènes ; on a souvent constaté cet effet remarquable de l’esprit démocratique d’où elle était née. Il en résultait qu’elle avait à rappeler les titres glorieux de la nation en remontant bien au-delà de Marathon et de Salamine, jusqu’à Thésée, jusqu’à ses victoires sur Créon et sur les Amazones. Or ce passé fabuleux des peuples de la Grèce, c’était précisément le domaine de leur poésie, domaine qu’elle avait exclusivement exploré pendant des siècles en ce pays où la prose commençait seulement à bégayer quand Eschyle faisait représenter les Perses sur le théâtre de Bacchus. L’épopée, la poésie lyrique, celle-ci surtout, entretenaient en toute occasion chez les Grecs les souvenirs mythologiques, dont se composait pour chaque cité le patrimoine de la gloire nationale. C’était la fonction spéciale du poète lyrique ; c’était lui qui était l’âme des fêtes brillantes où la Grèce aimait à oublier les misères trop fréquentes du présent pour vivre librement dans le noble monde des dieux et des héros. Figurons-nous l’orateur athénien au Céramique, « le plus beau des faubourgs d’Athènes, » dit Thucydide. Après les sacrifices, les jeux et les spectacles, les concours de musique et de poésie, en face de cette foule de citoyens et d’étrangers que rassemblent l’amour du pays et la curiosité, il monte enfin sur l’estrade qui se dresse en face du riche tombeau où les chars des dix tribus viennent de traîner en grande pompe leurs funèbres fardeaux. N’est-ce pas pour remplir le même rôle que le poète lyrique, pour prêter, comme lui, une voix à la pensée de tous, pour donner à la solennité son expression suprême par la noblesse et la magnificence d’une parole patriotique, brillante et harmonieuse ? Il est bien réellement le poète lyrique de cette fête nationale, et son discours doit être éclatant et orné comme une ode[1]. Cette assimilation est rigoureusement exacte, elle indique nettement à la critique dans quel sens elle devrait diriger son appréciation.

Quelle était la difficulté de la tâche pour celui qui, comme Hypéride, venait recommencer ce panégyrique d’Athènes si souvent répété depuis cent cinquante ans ? À en croire Platon, elle n’était nullement décourageante. Rien de plus simple que de faire et même d’improviser une oraison funèbre, soutient Socrate au début du Ménexène ; le sujet, n’étant pas nouveau, ne demande pas de frais d’imagination, et il n’y a pas grand mérite à louer avec succès les Athéniens devant les Athéniens. Ce qui serait difficile, ce serait de faire goûter aux Péloponésiens l’éloge des Athéniens, ou aux Athéniens celui des Péloponésiens. Les auditeurs accueillent admirablement tout le bien qu’on leur dit d’eux-mêmes, et ils en jouissent avec une béatitude qui diminue de moitié la peine du panégyriste. Quand Socrate entend une oraison funèbre, il se croit, dit-il, transporté dans les îles des bienheureux, il éprouve un inexprimable ravissement, il se sent grandir aux yeux des étrangers qui écoutent en même temps que lui, et c’est à peine si, au bout de trois ou quatre jours, les fumées de la vanité se dissipent avec cette douce musique dont ses oreilles restaient remplies. En réalité, Platon ne prouve pas beaucoup, et il le sait parfaitement lui-même : autrement il ne s’essaierait pas à son tour dans ce même genre de composition, et il faut bien, quelque ironie qu’il y ait dans sa pensée, qu’il porte dans son essai une préoccupation littéraire. Il ne s’agit pas, dans une oraison funèbre, d’inventer ni de convaincre. La matière, précisément parce qu’elle est trouvée depuis longtemps, est difficile à traiter de nouveau, et les auditeurs, parce qu’ils sont habitués à s’entendre louer magnifiquement, sont malaisés à satisfaire.

Ici du reste se montre un trait du caractère grec. Il n’y a guère de peuple, assurément, qui ne soit doué d’une certaine patience pour écouter son propre éloge ; mais, si l’on songe que, durant un siècle et demi, les Athéniens se réunirent régulièrement dans le même lieu pour entendre le même panégyrique développé pendant plusieurs générations en un même système de phrases cadencées, on avouera que leur tempérament différait quelque peu du nôtre. Serait-ce que notre vanité est moindre, ou moins naïve, ou plus délicate ? Sur ce dernier point surtout, ne nous pressons pas de conclure à notre avantage, et bornons-nous prudemment à dire que notre délicatesse est d’un autre genre. La délicatesse des Athéniens tenait à leur manière de comprendre l’art et de le goûter. Ce peuple, dont l’instinct supérieur a tracé pour toujours dans les arts les grandes lignes, s’attachait aux détails avec une infatigable curiosité. Où nous ne voyons que ressemblance et monotonie, ses sens plus subtils percevaient des différences et des diversités de couleur. Il aimait d’ailleurs plus que nous la lumière et le brillant ; de là notre peine à comprendre le marbre peint de ses temples, l’or et l’ivoire de ses majestueuses statues, où le précieux du travail le disputait à la richesse de la matière. Les harmonies étaient chez lui plus vives et plus délicates que chez nous, et il s’y plaisait davantage, abstraction faite du sujet. Il était donc moins exigeant en fait de nouveauté, parce qu’il trouvait la nouveauté dans des effets qui nous échappent ou qui nous laissent indifférens, et l’on pouvait varier presque à l’infini un thème connu, sans épuiser les jouissances de son dilettantisme. Les lois suprêmes, c’étaient, avec le goût, l’aisance et l’esprit.

L’oraison funèbre était d’ailleurs soutenue par son importance aux yeux des Athéniens ; ils étaient fiers d’une pareille institution. Démosthène le savait bien, lorsqu’il leur disait, pour flatter leur prétention à la générosité : « Seuls de tous les hommes, vous honorez vos citoyens morts par des funérailles publiques, et vous prononcez sur leur tombe des discours funèbres où vous célébrez les belles et les bonnes actions. » La vanité démocratique et le patriotisme trouvaient également leur compte dans une fête où l’on voyait, comme dit Platon, « les plus pauvres obtenir de pompeuses funérailles, où les moindres en mérite et en vertu s’entendaient publiquement louer par les plus habiles, » où tous enfin, au milieu des joies ou des craintes communes, pouvaient satisfaire le besoin de se rapprocher et de se sentir les enfans de la même mère. Aussi le choix de l’orateur était-il une affaire importante. Il était remis au sénat, dont la décision, préparée quelquefois par une délibération de deux jours, était considérée comme une marque éclatante de confiance, et mettait le sceau à la popularité d’un homme d’état. C’est ainsi qu’Hypéride lui-même fut choisi comme chef du parti anti-macédonien, alors triomphant. Quand l’orateur réussissait, peu de succès pouvaient flatter davantage son amour-propre. On raconte que, lorsque Périclès descendit de la tribune après avoir prononcé l’éloge des soldats qui avaient succombé dans la meurtrière expédition de Samos, entreprise et conduite par lui, les femmes, c’est-à-dire les proches parentes des victimes, le couvrirent de couronnes « comme un athlète vainqueur, » tant furent grands les transports causés par son éloquence.

De pareils faits achèvent d’expliquer comment les gens les plus amoureux du succès, les rhéteurs, s’adressèrent plus d’une fois à l’oraison funèbre et au panégyrique, ces deux genres voisins, plus qu’épuisés, semble-t-il, par la fréquence des cérémonies officielles. Ce fut une nouvelle classe de rivaux que rencontra l’orateur du Céramique. Hypéride, quand ce rôle lui échut, avait à lutter à la fois contre le souvenir de ceux qui l’avaient rempli avant lui et contre l’impression toujours présente des discours écrits. Ses juges venaient le comparer à Lysias, à Isocrate, au grave historien Thucydide, interprète de Périclès, à Platon lui-même, dont le Ménexène devint pour les contemporains de Cicéron le type de l’oraison funèbre, et même le monument consacré d’un patriotisme, hélas ! sans objet, dont il ressuscitait périodiquement, dans des lectures annuelles, l’appareil extérieur et la vanité. Ce trait nous fait bien voir, dans un abus qui ne s’explique d’ailleurs que par la décadence politique, quelles étaient les dispositions du public athénien. Hypéride paraissait donc alors dans une occasion digne de lui, et n’avait nullement à craindre de lasser ses auditeurs par des lieux-communs sur leur noblesse, leurs vertus, leur gloire nationale. Au contraire ces développemens étaient attendus par eux, et il y avait là une obligation à laquelle il lui était défendu de se soustraire. Si à l’examen nous reconnaissons qu’il a pu l’éluder en une certaine mesure, soyons sûrs qu’il aura satisfait cependant sur ces points essentiels les exigences de leur orgueil et les délicatesses de leur goût. C’est en effet ce qui est caractéristique dans ces parties du discours d’Hypéride où il remplit son rôle obligé de panégyriste : il s’en acquitte sans longueurs ni banalités. Le succès qu’il obtint nous est attesté encore à distance par l’admiration de l’auteur du Traité sur le Sublime. Aujourd’hui, il est vrai, nous ne pouvons apprécier toute la portée de ce témoignage ni comprendre parfaitement sur quoi il s’appuie. Il y a dans cette sorte d’éloquence des beautés de rhythme, de sonorité, d’élégance, qui échapperont toujours aux modernes. Ce sont maintenant des secrets presque aussi impénétrables que ceux de la musique des Grecs ou de leur poésie lyrique. Cependant, même par ce côté tout spécialement littéraire, Hypéride ne nous est pas tout à fait inaccessible. Il n’est pas besoin d’avoir passé par l’école d’Isocrate, ni d’être profondément initié aux grâces de l’atticisme, pour saisir quelque chose de la facilité brillante et de l’imagination souple et ingénieuse qui lui servent à traiter son sujet sans contraindre son allure, ni s’embarrasser dans les entraves de la convention.

Veut-il donner à ses concitoyens les louanges obligées sur leur caractère traditionnel de grandeur, il le fait en une période dont l’état actuel de mutilation ne nous dérobe pas toute la magnificence primitive. « De même que le soleil parcourant toute la terre y distribue régulièrement les saisons, établit partout un ordre harmonieux…, est le dispensateur de tous les biens qui servent à la vie, de même notre ville a pour fonction perpétuelle de châtier les méchans et d’honorer les bons, de répartir entre les hommes, suivant les lois d’un juste équilibre, les traitemens qu’ils ont mérités, de fournir chaque jour par sa libéralité aux besoins des Grecs… » Ce sont les hyperboles ordinaires sur la générosité des Athéniens, mais renouvelées sous une forme brillante où se confondent dans cette idée d’un arbitrage bienfaisant et souverain, et leurs légendes de l’âge héroïque, et les plus beaux temps de leur hégémonie, et le rôle que les circonstances viennent de leur rendre pour un moment. En écoutant cette unique phrase, qui dans le grec est éclatante et harmonieuse, ils étaient éblouis et charmés. L’effet était donc produit sans que l’orateur se fût attardé au milieu de fables ou de souvenirs lointains.

Voici un autre exemple, plus frappant peut-être, de l’ingénieuse et brillante souplesse avec laquelle il remplit sa tâche de panégyriste du passé pour la plus grande gloire du présent. Il était reçu que les soldats qu’Athènes venait de perdre étaient comparables aux héros antiques de la Grèce et particulièrement aux héros nationaux. Hypéride choisit parmi eux ceux que la tradition a consacrés comme les types du patriotisme, et il imagine de les montrer tous ensemble dans les enfers, maintenant leur habitation commune, où vient les rejoindre Léosthène avec ses compagnons d’armes : ils l’accueillent et le fêtent comme un des leurs. Ainsi ce glorieux hommage qu’il s’agit de rendre aux morts de la guerre lamiaque, ils le reçoivent, ils en jouissent eux-mêmes au-delà du tombeau, et c’est pour les mettre en possession de cet honneur que paraît réuni tout ce qu’il y a eu autrefois de plus illustre. « Demandons-nous quels sont ceux qui dans les enfers feront accueil au chef de ces hommes. Ne nous figurons-nous pas Léosthène reçu avec bienveillance et admiration par la foule des héros qui marchèrent contre Troie ? Ses actions sont sœurs de leurs actions, et telle est même sa supériorité sur eux que, tandis qu’avec toute la Grèce ils ont pris une seule ville, lui, avec sa patrie seule, il a humilié toute cette puissance qui commande à l’Europe et à l’Asie. C’est de l’injure d’une seule femme qu’ils furent les vengeurs ; les outrages qu’il a empêchés menaçaient toutes les Grecques. Voilà ce qu’il a fait avec le concours de ces hommes qui partagent aujourd’hui sa sépulture, et qui, venus après les guerriers qui sont déjà dans ce tombeau, se sont montrés leurs dignes successeurs par les exploits qu’ils ont accomplis : je veux parler de Miltiade, de Thémistocle et de tous les autres qui, en délivrant la Grèce, ont rendu leur patrie glorieuse et leur propre vie illustre. Or voyez comme il les surpasse en courage et en prudence : ils repoussèrent l’invasion des barbares, il l’a prévenue ; ils virent les armes de l’ennemi dans leur pays, lui, il a vaincu ses adversaires sur leur propre territoire. Je pense aussi que, s’il en est qu’Harmodius et Aristogiton, ces hommes dont le dévoûment au peuple fit éclater la constance et la tendresse mutuelle, reconnaissent comme unis à eux par des liens plus étroits qu’à vous-mêmes, s’il en est dont ils aiment à s’approcher dans les enfers, c’est Léosthène et les compagnons de ses luttes. Rien de plus juste en effet, car les actions que ceux-ci viennent d’accomplir ne sont pas inférieures, elles sont même, s’il faut le dire, plus grandes : ce ne sont pas seulement les tyrans de la patrie qu’ils ont renversés, ce sont les tyrans de toute la Grèce. » La rhétorique se laisse sentir dans ces rapprochemens ; mais elle passe presque à la faveur de l’invention d’Hypéride, de ce tableau dont il nous occupe en échappant lui-même à la banalité. Comment d’ailleurs la rhétorique serait-elle complètement absente des lieux-communs ? Or les lieux-communs règnent en maîtres dans un pareil sujet.

Le double caractère de la cérémonie, funèbre et national, déterminait deux sources principales de développemens obligés : il fallait consoler les parens des morts, il fallait célébrer la patrie. Les consolations, mises à la fin du discours, tenaient toujours peu de place. L’état, se substituant à la famille, rappelait par la bouche de l’orateur qu’il se chargeait des orphelins ; il parlait du patrimoine de considération et de gloire laissé aux siens par celui qui était tombé pour le salut commun ; puis, après avoir essayé ainsi d’atténuer les douleurs privées, l’orateur se retirait discrètement pour n’en pas gêner la dernière expression. Tel était le sens général des paroles graves et sobres qui précédaient dans une oraison funèbre athénienne la conclusion ordinaire : « pleurez chacun les vôtres, et retirez-vous. » Hypéride se conforme à l’usage et s’étend peu dans cette partie de son discours, qu’il traite du reste sur le ton convenable. Son langage est calme et presque recueilli ; son éloquence s’éteint peu à peu dans des nuances graduellement adoucies, qui établissent comme une transition entre l’éclat de la fête publique et les marques particulières de deuil que la nature va réclamer. Nous avons vu que son caractère propre se fait mieux voir dans la facilité rapide avec laquelle il paie aux Athéniens le tribut habituel des louanges. Leur noblesse entre tous les peuples grecs, l’autochthonie, leur grandeur d’âme, leur éducation, leurs exploits passés, tous ces points sont touchés par lui, vivement indiqués ou éclairés d’une lumière inattendue, au gré de sa convenance et dans le sens du mouvement général où son discours est comme emporté. La principale des qualités qu’il déploie dans ces matières assez complexes, c’est l’aisance, ce qui est d’autant plus remarquable qu’il semblait mieux enchaîné par la double tradition du fond et de la forme.

Cette aisance est également sensible dans le style et dans la composition ; elle ne saurait être appréciée dans le style que par une analyse patiente et minutieuse qui pénétrerait dans le détail des tours et des expressions. On rencontrerait sur son chemin plus d’une imitation, et à ce propos on retrouverait cette question de la nouveauté que nous considérons aujourd’hui à un point de vue tout différent de l’antiquité. Hypéride en effet imite, ou plutôt, nous semble-t-il, emprunte sans scrupule des passages de ses devanciers, de Démosthène, d’Isocrate, de Lysias, peut-être même de Périclès, quoique ce dernier n’eût rien écrit, et qu’en ce qui le touche il ne s’agît que de paroles conservées par la mémoire de génération en génération. Il est telle phrase, d’un caractère assez hyperbolique et déclamatoire, à propos de laquelle tous ces noms apparaîtraient successivement, et qui s’ennoblirait ainsi de toute une généalogie. Jusqu’à quel point Hypéride, dans cette sorte de plagiat qui ne choquait pas les Athéniens, pouvait-il leur paraître nouveau et original ? C’est ce qu’il nous est difficile de reconnaître, et ce que nous ne pourrions guère comprendre, si nous ne tenions pas compte de ces mérites de souplesse gracieuse et de vivacité aisée qui les touchaient autant que l’ampleur sonore des grandes formes oratoires. Il faut d’ailleurs songer, au sujet de ces imitations que nous croyons surprendre, qu’elles n’avaient peut-être pas ce caractère pour les Athéniens. Beaucoup de ces expressions, de ces tours qu’on l’accuserait à tort d’avoir copiés, étaient la propriété commune et le bagage de l’oraison funèbre et en général du genre épidictique ; ils ne valaient que par la place qu’on leur donnait, par le mérite de l’agencement et la nouveauté des applications. Donc, si dans Hypéride nous trouvons que ces élémens, empruntés ou non, produisent un heureux effet, qu’ils se fondent ensemble, qu’ils portent l’empreinte du même esprit et vivent tous également de la vie qu’il leur communique, nous ferons bien de passer outre, et de louer sans hésitation l’œuvre éloquente d’un homme d’esprit.

Ce travail minutieux, indispensable pour l’étude quelque peu approfondie d’un discours athénien, nous amènerait encore, à propos de cette aisance, la qualité dominante d’Hypéride, à discuter les reproches qui lui ont été adressés dans l’antiquité. Je néglige les critiques d’Hermogène, qui trouve que la grandeur a en lui quelque chose de boursouflé, de dur, de mal fondu, de trouble, de choquant. En vérité, il semble que la sévérité de la critique augmente à mesure qu’elle s’éloigne des époques de grande production. Denys d’Halicarnasse signale au contraire l’absence d’enflure comme un des caractères distinctifs d’Hypéride, et auparavant Cicéron, qui n’était pas un juge d’école, le louait sans restriction comme un grand artiste et un orateur parfait. On pourrait se contenter d’opposer ces jugemens les uns aux autres. Cependant, comme au lendemain de la guerre lamiaque la décadence se prononce, il n’est pas invraisemblable en soi que les premiers signes en aient apparu dans le discours qui clôt la période de l’âge d’or. Au reste le même Hermogène accuse Hypéride d’être négligé et de prodiguer les mots, et cette fois Denys, sans aller aussi loin, n’est pas en contradiction avec ce rigoureux censeur : il ne trouve pas notre orateur aussi limpide ni aussi sobre que les plus purs attiques. Ces critiques s’accorderaient jusqu’à un certain point avec cette qualité de souplesse aisée, d’abandon gracieux, dont les critiques anciens étaient très frappés. Un peu de laisser-aller n’est nullement incompatible avec la grâce naturelle ; mais qui pourrait se flatter aujourd’hui de montrer du doigt avec certitude les endroits où se laisseraient soupçonner ces légères défaillances d’un des princes de la tribune athénienne ?

Bornons-nous à indiquer ces délicates questions sans prétendre les résoudre. En revanche, nous pouvons reconnaître avec sûreté et louer sans crainte les mérites de la composition, un art d’autant plus heureux qu’il se fait moins voir, le choix judicieux et la proportion des développemens, enfin et par-dessus tout l’allure aisée qui ne l’abandonne nulle part. Il ne paraît jamais sentir les chaînes des conventions qui lui sont imposées, et jamais il n’interrompt le cours de sa facile éloquence. N’oublions pas le prix de cette qualité dans une œuvre d’une médiocre étendue, où chaque partie ne pouvait être traitée isolément sous peine de sécheresse et de froideur ; toutes au contraire se tiennent et se fondent dans un ensemble que domine la même impression agréable et vive, sur lequel se répand également la même lumière douce et brillante : c’est là dans tous les temps le signe d’une bonne composition.


II.

Il y a un point qui ressort naturellement même de tout essai d’appréciation littéraire au sujet de ce discours, c’est que le côté historique y prime tout le reste. Non-seulement c’est ce qui nous intéresse le plus aujourd’hui, mais nous sentons aussi que c’est ce qui toucha le plus les Athéniens : là est la vie, là est l’éloquence, là est l’usage véritable de l’art en dehors des inanités de la flatterie d’apparat. Hypéride ne perd pas de vue un seul instant les circonstances présentes : il y ramène l’éloge des qualités nationales, il y subordonne les souvenirs du passé, qui ne servent plus qu’à rehausser la gloire actuelle de ses concitoyens, enfin il les apprécie en elles-mêmes et s’y arrête plus que sur aucune autre partie de son sujet.

Ceci donne lieu à une observation assez curieuse : c’est que le discours d’Hypéride ne partage ce caractère historique qu’avec l’œuvre principale que l’antiquité nous ait laissée dans ce genre, l’oraison funèbre que Périclès prononce chez Thucydide sur les premières victimes de la guerre du Péloponèse. Bien que cette oraison funèbre soit en partie une fiction, puisqu’elle est composée par Thucydide, c’est un morceau historique d’une grande valeur. Les paroles de l’orateur n’avaient pas été recueillies, la question d’authenticité n’est donc pas même à soulever, et néanmoins on peut affirmer qu’il parle pendant que l’historien écrit. Le caractère et la disposition générale, les idées, la pensée politique, sinon les phrases du discours original, surtout la grandeur propre d’un esprit sans égal et sans analogue dans la démocratie athénienne, tout cela est fidèlement reproduit par un interprète dont le génie, par certains côtés, se confond avec celui de son modèle. Nous avons sous les yeux une image de Périclès et de sa puissante éloquence. Or c’est cela même qui est digne d’attention, que Périclès ait pu se peindre dans une oraison funèbre, qu’au milieu de cet appareil de formes convenues et de louanges sans mesure se fasse voir une grande figure politique. Elle s’y reconnaît : c’est Périclès, le maître de la foule sur laquelle il s’appuyait, qui rejette avec cette indépendance le joug de l’usage ; c’est lui dont le patriotisme élevé néglige les fables et les récits des victoires passées pour admirer la grandeur présente d’Athènes, souveraine de la Grèce par l’esprit libéral et par l’intelligence ; c’est lui qui, au début d’une lutte décisive, ouvre avec une gravité confiante l’avenir à ses concitoyens émus, comme aux représentans de la civilisation et des destinées naturelles de la patrie hellénique. Il y a un côté éternel dans les idées à la hauteur desquelles il élève sans effort les Athéniens, comme dans l’aisance calme et majestueuse de son langage : ce n’est plus le flatteur pompeux d’une multitude jalouse et vaniteuse, c’est un homme d’état qui nous communique à nous-mêmes sa profonde admiration pour son pays. Voilà pourquoi le discours d’apparat qui, pour le fond, se conforme le moins servilement aux traditions du genre, en est sans doute le chef-d’œuvre.

Hypéride n’a pas cette grandeur sereine. On ne sent pas en lui le dominateur de la foule réunie pour l’écouter ; mais il ne semble pas moins hardi, sinon comme politique, du moins comme orateur de cérémonie funèbre. De même il bannit ou fait rentrer dans l’idée présente les développemens conventionnels. — Pour Périclès, il s’agissait de mettre les âmes au niveau de la lutte décisive où la patrie s’engageait ; il est l’interprète de l’enthousiasme excité par la victoire. De là ce soin de faire valoir les campagnes où viennent de périr les soldats d’Athènes et d’en relever les traits caractéristiques, ce que ne paraissent pas avoir fait les orateurs des époques précédentes. Il semble que cet hommage traditionnel rendu au peuple athénien sous la forme de l’oraison funèbre ait été comme une statue idéale dont la hauteur n’eût pas permis de voir le détail de la physionomie. Immobile dans son magnifique costume, elle produisait son effet par la beauté théâtrale des attitudes, et non par le charme d’une expression accidentelle et fugitive. C’était donc une nouveauté que d’entendre un éloge précis et particulier des luttes dont on honorait les victimes. Auparavant Athènes était si occupée de l’honneur qu’elle leur rendait ou plutôt qu’elle se décernait à leur occasion, qu’elle songeait à peine aux circonstances de leur mort. — Hypéride au contraire n’oublie pas de rappeler, et la première victoire remportée en Béotie, et l’occupation du passage des Thermopyles, et la défaite d’Antipater cherchant un refuge dans Lamia, et l’alliance volontaire de l’Étolie, de la Phocide, de la Thessalie, entraînées à la suite d’Athènes par ses succès. Il ne peut trop célébrer les nombreux combats soutenus dans cette dure campagne, où il fallait encore lutter contre les intempéries et les privations. Il replace les principales batailles sur leur théâtre, afin d’y montrer aux Athéniens le courage qu’ils ont déployé et les garanties de leur gloire à venir. En Béotie, ils voyaient les ruines de Thèbes, son acropole gardée par une garnison macédonienne, son territoire privé de ses habitans vendus comme esclaves et partagé entre des propriétaires étrangers : quelle éloquente exhortation à combattre énergiquement ! Aux Thermopyles, deux fois par an la Grèce enverra ses représentans siéger au conseil amphictyonique, et chacune de ces réunions y réveillera le souvenir des vainqueurs. Quels vainqueurs en effet ont jamais été plus dignes de souvenir ? « Quels soldats combattirent jamais pour un plus beau prix et en moindre nombre contre un ennemi plus puissant ? La force fut pour eux dans la vertu, le nombre dans le courage ;… ils firent de la liberté le bien commun de tous les Grecs, et de la gloire acquise par leurs actions, une couronne immortelle dont ils ceignirent leur patrie. »

Voilà les éloges qu’Athènes prise le plus en ce moment ; elle veut qu’on lui parle de ces jours où elle vient de secouer la longue humiliation du joug macédonien, qu’on célèbre cette revanche de Chéronée, attendue pendant seize ans ; elle le demande impérieusement à son orateur. Elle l’autorise en même temps à une autre innovation où la marque de l’époque n’est pas moins visiblement imprimée, et c’est là ce qui distingue le plus profondément le discours d’Hypéride de tous ceux du même genre. À l’origine, l’oraison funèbre athénienne était anonyme ; elle n’était l’éloge de personne en particulier. Les funérailles publiques n’étaient pas décernées au chef dont les talens militaires avaient bien servi l’état ; le peuple qui défendait d’inscrire le nom de Miltiade au-dessous de la bataille de Marathon, peinte sur un mur du Pœcile, ne pouvait accorder à un citoyen un pareil honneur. C’étaient tous les citoyens qui étaient appelés à une fête commune. Tous les morts étaient également célébrés, tous les survivans avaient part aux louanges, car c’était le pays qui se glorifiait lui-même dans ses enfans légitimes, les rapprochant et les réunissant dans une communauté de priviléges et de gloire. C’était lui qui avait donné naissance à une race unique dans le monde, noble, généreuse, de tout temps capable de grandes choses et du dévoûment dont elle venait encore de donner un récent exemple ; c’était lui qui, par des institutions libérales, avait nourri et perpétué en elle la force et la pureté des qualités originelles ; c’était donc lui qui se rendait à lui-même un juste hommage. Ce cercle étroit et rigoureux dans lequel l’oraison funèbre semblait à jamais enfermée ne pouvait admettre l’éloge particulier d’un homme, quelque illustre qu’il fût ; c’eût été une offense envers la démocratie et une sorte de défi jeté par l’orateur à l’implacable et vaniteuse jalousie de son public.

Or c’est précisément ce que fait Hypéride : le nom de Léosthène retentit dans tout son discours. — C’est Léosthène qui a fait décider la guerre et qui l’a conduite comme général. « S’apercevant qu’il fallait à Athènes un homme et à la Grèce une ville qui pût se mettre à la tête du mouvement, il s’est donné à sa patrie et a donné sa patrie à la Grèce pour marcher à la liberté. » C’est lui qui a remporté les premières victoires, et maintenant qu’il a succombé, « c’est sur les fondemens posés par lui qu’on élève les succès actuels. » Cependant, demande l’orateur par un scrupule démocratique, les autres Athéniens qui sont tombés aussi sur le champ de bataille ne sont-ils pas sacrifiés dans ce panégyrique exclusif ? Leur éloge est nécessairement compris dans celui de leur chef, car toute victoire du général suppose la vaillance et le dévoûment des soldats. Hypéride leur attribue d’ailleurs une belle part de louanges. Il exalte leurs actions et leur gloire sur la terre, il les admet dans la partie des demeures infernales habitée par les héros ; mais là encore ils ne forment que le cortège de Léosthène, tandis que celui-ci va rejoindre le groupe glorieux des Miltiade, des Thémistocle, d’Harmodius et d’Aristogiton. Est-ce encore l’oraison funèbre athénienne ?

La hardiesse qui paraît avoir été dans le caractère d’Hypéride ne suffit pas pour expliquer une transgression si complète de la loi originelle. Dans ces œuvres littéraires de l’antique Grèce qui étaient nées de la politique et qui en vivaient, la politique seule pouvait produire des transformations. — Ce n’était pas le goût novateur d’Aristophane ni d’aucun autre poète, c’était l’avénement de l’oligarchie, qui avait fait succéder à la comédie ancienne la moyenne et la nouvelle comédie. De même ici c’est une modification profonde de la démocratie qui altère à ce point le caractère essentiel d’un genre qu’elle avait créé pour sa propre satisfaction. En réalité, le discours d’Hypéride, quelle qu’en soit l’incontestable valeur, marque la fin de ce genre en même temps que le déclin de la démocratie. Il témoigne même de la décadence du patriotisme au moment où il en célèbre le triomphe. En dépit de l’appareil de la solennité, malgré la sincérité de l’enthousiasme dont il s’inspire, il laisse sentir la tristesse et la misère des temps. Les citoyens qui viennent de succomber sont les dignes émules des soldats de Marathon et de Salamine, — c’est le compliment d’usage ; mais quel est leur premier titre à une pareille assimilation ? Ils ont marché eux-mêmes contre l’ennemi ; ils ont soutenu de leur présence les troupes mercenaires, sans lesquelles il n’y a plus de succès ni de guerre possibles. Depuis longtemps, Démosthène avait réclamé cet effort de ses concitoyens, et cette faiblesse chez les Athéniens remonte jusqu’au-delà des premières menaces de la puissance naissante de Philippe. Voici un trait de mœurs de date un peu plus récente : ce n’est plus l’état qui réunit et forme régulièrement les corps de mercenaires, il y a en dehors et à côté de l’état des chefs de bandes toutes constituées, dont la bonne volonté peut lui être précieuse ; le premier éloge qu’Athènes décerne par la bouche de son interprète à Léosthène, c’est de lui avoir donné des auxiliaires rassemblés d’avance et tout prêts à la servir. Tel est le bienfait par lequel il a d’abord mérité la récompense posthume qui lui est personnellement destinée.

Rien n’est plus significatif que cette récompense elle-même. Un demi-siècle auparavant avaient été inaugurées les statues personnelles et ressemblantes : ainsi un artiste avait représenté Chabrias dans l’attitude du combat comme lorsqu’à la tête d’une troupe de concitoyens il avait soutenu le choc des Spartiates. Pour qu’on vît à Athènes cette dérogation à la coutume sévère des ancêtres, il avait fallu les désastres inouïs de la guerre du Péloponèse et une telle diminution du sentiment national, que les Athéniens n’osaient plus regarder en face les soldats de Sparte. L’honneur rendu à Léosthène est, sous une nouvelle forme, la répétition du même phénomène politique. Il ne s’explique que par l’humiliation profonde qu’Athènes subissait depuis de longues années sous la domination de la Macédoine, et, malgré la force de l’illusion présente, il est lui-même la preuve la plus manifeste de la grandeur du mal que l’on croit guéri. Ces hommages extraordinaires sont, de la part de l’état, des aveux d’impuissance, surtout s’il s’agit des républiques de l’antiquité, jalouses et absolues. Dans ce cas, c’est même une abdication, car l’idée première d’une telle république, et Athènes avait prétendu la réaliser tout entière, c’est de se suffire à elle-même, c’est de maintenir les plus capables de ses citoyens dans les rangs d’une foule où chacun, par la vertu de la constitution, doit être propre à servir les intérêts de la patrie commune. Du moment qu’elle en tire elle-même un homme pour l’honorer davantage, et qu’elle brise en sa faveur le moule sacré de ses institutions, c’est que son organisation est atteinte au cœur et bien près de se dissoudre. Diodore, recueillant des souvenirs peut-être déjà un peu confus, ne parle que de Léosthène à propos de la fête funèbre, et dit qu’on lui rendit les mêmes honneurs qu’à un héros. C’eût été une demi-apothéose ; c’était en tout cas la substitution d’un homme à la patrie dans une solennité qu’elle avait instituée pour elle-même. Cette substitution n’était possible que parce que la patrie, à cette triste époque, était près de disparaître avec les deux élémens essentiels de l’ancienne société politique : la liberté, mère de la virilité, de la dignité, du dévoûment, et la religion, lien primitif de la famille, de la tribu et de la cité.

Ce mal mortel s’étendait à toute la Grèce. Partout les secousses imprimées par les désastres publics, les excès de la démagogie ou de l’oligarchie, l’ambition personnelle, la vénalité, exploitée par l’Asie bien avant de l’être par Philippe, avaient depuis longtemps brisé ou détendu les ressorts de la constitution politique et sociale. Quand vint s’ajouter le despotisme de la Macédoine, rien ne résista ; en quelques années, la désorganisation intérieure et la servilité firent des progrès décisifs dans cette terre, croyait-on, libre et généreuse entre toutes. Nous pouvons en croire le témoignage d’Hypéride, ses craintes, auxquelles il se hâte trop de renoncer, et son honnête indignation. « Faut-il songer, dit-il, à ce qui serait sans doute arrivé, si ces hommes n’avaient pas si bien combattu ? Ne verrait-on pas toute la terre sujette d’un seul maître, et la Grèce réduite à n’avoir pas d’autre loi que son caprice ? En un mot, l’insolence des Macédoniens régnant partout au lieu de la justice, et y épuisant tous les genres d’outrage contre les femmes, contre les vierges, contre les enfans ? Qui en douterait à la vue de ce qui nous est maintenant imposé ? Des sacrifices offerts à des mortels, les statues, les autels, les temples des Dieux négligés au profit des hommes qui leur disputent les honneurs, les serviteurs de ces hommes adorés comme des héros, — voilà ce que nos yeux sont forcés de souffrir. Si l’audace macédonienne détruit ainsi la piété envers les dieux, que n’eût-elle pas fait à l’égard des hommes ! N’eût-elle pas anéanti toute morale ?… Il n’y a de bonheur que si l’on obéit, non pas à la menace d’un homme, mais à l’ordre de la loi, — de liberté que si l’on redoute, non d’être accusé, mais d’être convaincu, — de sécurité pour les personnes que si l’on se sent, non pas entre les mains de ceux qui flattent les maîtres et calomnient les citoyens, mais sous la garantie tutélaire des lois. C’est pour tous ces biens que ces guerriers ont cherché fatigues sur fatigues, détruisant par leurs périls de chaque jour des causes éternelles de craintes pour leurs concitoyens et pour les Hellènes, et sacrifiant leur vie afin de permettre aux autres de bien vivre. »

Ce n’est pas le ton d’une philippique, la tribune du Pnyx avait d’autres accens et des élans plus libres ; mais ces phrases, qui dans le grec se balancent avec art, respirent cependant la passion. On se tromperait fort, si l’on n’y voyait qu’un lieu-commun et une amplification déclamatoire : c’est l’image trop vraie de l’avilissement de la Grèce et des humiliations dont Athènes elle-même, la noble Athènes, était menacée. Déjà, quelques années auparavant, elle avait reconnu Alexandre comme fils de Jupiter Ammon ; du moins était-ce sans enthousiasme, avec une triste résignation malgré les efforts de Démade et de quelques autres stipendiés, qu’elle avait accepté cette divinité comme une nécessité politique plus ridicule que honteuse. Cependant après la défaite de Cranon, au lendemain du discours d’Hypéride, comme tout se précipite ! Les plus illustres défenseurs de la liberté, Démosthène, Aristonicus, Himéræus, Hypéride lui-même, meurent sacrifiés. Bientôt trois cent soixante statues de bronze se dresseront dans Athènes en l’honneur de Démétrius de Phalère. Dix ans de plus, et on élèvera des temples au soi-disant libérateur Démétrius Poliorcète. On brodera ses exploits et ceux de son père Antigone à côté des images de Jupiter et de Minerve, sur le péplum des Panathénées ; plus tard, on lui livrera le Parthénon même pour s’y installer avec ses courtisanes favorites à la place de la déesse vierge, on lui prodiguera les adulations jusqu’à l’en dégoûter. Il s’était éloigné pendant quelques années, appelé ailleurs par d’autres guerres ; quand il revient, à l’époque des Éleusinies, il est accueilli comme le dieu de la fête, par des processions, par des danses, par des hymnes enthousiastes, chantés sur le rhythme consacré à Bacchus. C’est Démétrius, fils de Poséidon et d’Aphrodite, qui arrive avec Déméter (la déesse d’Éleusis), c’est le dieu suprême qu’on voit et qu’on adore en face. — « C’est toi que nous prions, car les autres dieux sont bien loin, ou ils n’ont pas d’oreilles, ou ils n’existent pas, ou ils ne s’inquiètent pas de nous ; mais toi, nous te voyons devant nous, non en bois ni en marbre, mais présent réellement… » Voilà jusqu’où vont les transports de la servilité athénienne ; ce chant est le signal de la déchéance définitive. L’intérêt qui s’attache au discours d’Hypéride, prononcé si peu d’années auparavant au milieu d’un autre enthousiasme, généreux et sincère, n’en est que plus vif. Il est précieux pour nous de recueillir les derniers accens mâles et nobles qui aient retenti dans Athènes. Ils s’élèvent au-dessus des misères de la décadence comme la protestation suprême du patriotisme expirant. Ils nous font mieux comprendre la vengeance des bourreaux d’Antipater, mutilant Hypéride avant de le faire périr, et arrachant la langue qui avait flétri d’avance et retardé pour un temps le despotisme macédonien.


III.

Il nous est difficile de lire une oraison funèbre athénienne sans penser aux grandes œuvres qui ont illustré chez nous la chaire chrétienne, et qui restent, malgré quelques protestations récentes, les chefs-d’œuvre de notre éloquence. Le discours d’Hypéride est, après celui de Thucydide, celui qui soutient le mieux un tel rapprochement. On voit facilement par quel mérite : ce n’est point par l’ampleur ni par la majesté, c’est par la passion, et la nature de cette passion, qui est plus ardente chez Hypéride que chez aucun autre orateur des funérailles athéniennes, est peut-être ce qui nous permet le mieux de marquer en quoi consiste la force propre des œuvres que nous sommes portés à comparer ensemble.

« L’oraison funèbre est un genre faux, » a dit un jour un critique de talent à propos d’un excellent livre sur le génie oratoire de Bossuet. Je ne sais si ce jugement est bien sérieux, car une bonne partie des littératures anciennes et modernes tomberait nécessairement sous le coup de sentences analogues, si l’on se mettait à dresser dans le même esprit la liste des genres vrais et des genres faux. À vrai dire, la distinction n’importe guère, elle est sans objet, le principal étant dans la valeur des œuvres, et si l’on relève ici cette boutade renouvelée de Voltaire, ce n’est pas pour défendre Bossuet, qui n’a pas besoin d’être défendu, c’est qu’elle refuse à l’oraison funèbre de notre siècle classique ce qui fait précisément son évidente supériorité sur l’oraison funèbre athénienne. L’orateur chrétien est dans le vrai de la situation, tandis que l’orateur d’Athènes s’en éloigne davantage. Le premier appartient d’abord à la pensée qui domine la cérémonie, à la pensée de la mort. Sans doute la pensée mondaine et la pensée religieuse se confondent dans une même ostentation de magnificence ; mais le prêtre prend à témoin cette pompe elle-même, vainement déployée autour d’un cadavre, ces colonnes du catafalque « qui portent jusqu’au ciel le magnifique témoignage de notre néant. » S’il célèbre avec émotion une princesse enlevée par un coup soudain dans l’éclat de la jeunesse, au milieu des grâces les plus séduisantes de l’esprit, c’est pour montrer le pouvoir et l’impuissance de la mort, qui dissipe en un instant tout cet assemblage brillant et gracieux dont se composait cette belle existence, mais respecte à jamais l’âme pieuse d’Henriette d’Angleterre. S’il prend la parole sur le corps de celui que tout un peuple a regardé pendant un demi-siècle comme le représentant de la grandeur divine sur la terre, c’est pour s’écrier tout d’abord : « Dieu seul est grand ! » Ainsi, quels que soient la situation de l’église auprès d’une royauté de droit divin et les rapports presque inévitables de l’évêque avec le courtisan, quelque élevée que soit la place du trône en face de l’autel, — la politique et la flatterie, les intérêts humains, ne dictent pas à l’orateur ses premières pensées : c’est d’abord le ministre de Dieu qui parle à des hommes de la mort dans le monument qu’ils ont élevé pour s’y préparer par la prière.

Hypéride, comme tous ceux qui l’ont précédé à la même place, en parle aussi : en pourrait-il être autrement auprès d’une tombe ? Cependant on est surpris que son éloquence, comme la leur, ne tire pas plus de parti de cette grande idée. Depuis longtemps, la philosophie, les mystères, surtout ceux d’Éleusis, auxquels tout Athènes se faisait initier, la poésie même, au moins sur la lyre de Pindare, avaient familiarisé les esprits avec la pensée de l’immortalité de l’âme. Comment se fait-il que ce sujet, si propre à inspirer les orateurs, semble leur être comme fermé ? N’est-ce pas à côté d’eux et pour eux, s’il est vrai que la plupart aient été les disciples de Platon, qu’ont été écrits le Phédon et le Gorgias ? Voici qui est plus surprenant encore. Platon lui-même fait une oraison funèbre où il est d’autant plus libre qu’il ne s’adresse qu’à des lecteurs : il n’y met pas les doctrines qu’ailleurs il s’est donné pour mission de répandre, elles ne s’y glissent même pas sous la forme dont la foi populaire les a revêtues depuis des siècles ; il n’y a pas un mot dans le Ménexène ni sur le séjour enchanté des âmes pures, ni sur la justice des divinités infernales. Parmi les auteurs d’éloges funèbres, c’est Démosthène qui fait l’allusion la plus explicite à ces croyances. « Comment, dit-il, ne croirait-on pas au bonheur de ceux qui, sans doute assis auprès des divinités des enfers, partagent dans les îles des bienheureux le séjour et les honneurs assignés aux hommes vertueux des âges antérieurs ? » Quant à Hypéride, il se contente, sur ce grand sujet, de quelques paroles graves et réservées. « Si après la mort on est comme si l’on n’était pas né, on se trouve à l’abri des maladies, des chagrins et de tous les accidens auxquels est exposée la vie humaine ; si au contraire, comme nous le croyons, on conserve dans les enfers la faculté de sentir, et si l’on y est soumis à l’action vigilante des dieux, il est naturel que ceux qui ont défendu les autels profanés soient, de la part de la divinité, les objets de la plus grande sollicitude. » Ce sont les derniers mots du discours. Rien de plus convenable assurément que cette confiance dans la justice et dans la providence divines ; rien de moins hardi que la forme dubitative sous laquelle elle se produit. « Si l’on conserve dans les enfers la faculté de sentir, » la question était décidée depuis longtemps par l’usage religieux ; autrement les libations annuelles offertes sur les tombeaux et les prières par lesquelles on invoquait la bienveillance des morts auraient eu peu de sens. Cependant cette croyance, consacrée par des rites, n’était pas assez fermement assise dans les esprits pour que la foule y trouvât un principe certain d’espérance ou de crainte, une sanction assurée de la loi morale. Elle doutait, et Hypéride, qui pourtant ici veut affirmer une foi favorable aux vengeurs des profanations macédoniennes, Hypéride lui-même doute presque avec la foule. Elle flottait entre les deux hypothèses qu’il reproduit. Ou bien après la mort on est comme si l’on n’était pas né, et alors se présente la morne consolation plus d’une fois exprimée dans les maximes de la sagesse antique et dans les plaintes des poètes : on échappe aux tristesses de la vie ; — ou bien la mort n’éteint pas le sentiment, et il y a encore une sorte de vie dans les enfers. Les paroles d’Hypéride sont, ou peu s’en faut, une formule toute faite, employée déjà par l’auteur du Ménexène, que dans l’occasion répétera à sa manière la comédie, témoin plus fidèle des opinions populaires. « Si vraiment, comme quelques-uns le prétendent, les morts conservaient le sentiment, je me pendrais pour voir Euripide, » dira un personnage de Philémon.

Au fond, ce qui était le mieux entré dans les idées, c’est que la mort ne brisait pas tous les liens, surtout les liens de la famille. Elle les maintenait au contraire en ce monde, et ce fut peut-être pour les Grecs le principe de la morale sociale ; elle les resserrait, après la vie terrestre, dans les enfers, où les enfans se retrouvaient en présence de leurs parens. De là, en grande partie, le rôle d’Antigone dans Sophocle et les paroles touchantes qu’il lui prête : « en descendant parmi les morts, je nourris au moins l’espérance que mon père me recevra avec affection, ainsi que toi, ma mère, et toi aussi, ô mon frère bien-aimé. » De là aussi un passage de la prosopopée du Ménexène, où les pères disent eux-mêmes à leurs enfans orphelins : « Si vous conservez pieusement l’héritage d’honneur et de gloire que nous vous laissons, vous serez les bienvenus auprès de nous quand votre destinée vous y conduira ; si au contraire vous le négligez, si vous ne craignez pas de vous avilir, personne ne vous accueillera avec bienveillance. » En s’appuyant sur cette croyance, l’imagination pouvait se donner une certaine liberté. C’est ce qu’on avait vu chez les comiques, par exemple dans les Grenouilles d’Aristophane, où Eschyle, Sophocle et Euripide se retrouvaient dans les enfers. Hypéride à son tour emprunte à cet ordre d’idées son tableau de la réception de Léosthène parmi les héros de l’épopée et du patriotisme athénien. C’est là le morceau capital de son discours sur la vie future, et, sans contredit, l’imagination et l’esprit y sont pour une plus grande part que l’émotion religieuse.

Ainsi une idée oratoire spirituelle et brillante, un langage froid, indécis, voilà ce que fournit à un des plus grands orateurs d’Athènes cette pensée de la mort et de la vie future, qui devint pour l’éloquence chrétienne la source des effets les plus naturels et les plus touchans. Quelle différence avec les paroles que trouve l’oraison funèbre athénienne pour vanter les honneurs que la magnificence de la cité étale aux regards, pour louer la gloire humaine et son immortalité ! Tel est en effet ce qui doit fixer tous les yeux et toutes les pensées en ce jour où la patrie fait, sous cette forme solennelle, appel au dévoûment de ses enfans. Voilà ce qui brille au-dessus des deuils particuliers, voilà ce qui vit, malgré l’appareil présent de la mort, et lui arrache même ses victimes. Nul ne le dit mieux qu’Hypéride, dont l’éloquence ici encore est particulièrement ingénieuse. Ces libérateurs de la Grèce, dit-il, il ne faut pas les croire malheureux d’avoir quitté la vie : « ils ont échangé un corps mortel contre une renommée immortelle… Non, ils ne sont pas morts, car il ne convient pas d’appliquer ce mot à ceux qui ont ainsi renoncé à vivre pour atteindre un but glorieux ; mais ils ont échangé la vie contre une condition meilleure. La mort, si pénible pour les autres, a été pour eux le principe de grands biens : comment alors ne penserait-on pas qu’ils ont été favorisés par la fortune, et qu’ils ont, non pas cessé de vivre, mais obtenu une seconde naissance, plus précieuse que la première ? Celle-ci n’avait fait d’eux que des enfans privés de raison : ce sont aujourd’hui des hommes de bien. Auparavant c’était seulement au prix de beaucoup de temps et de beaucoup d’épreuves qu’ils étaient parvenus à montrer leur courage : ils renaissent illustres et célébrés par toutes les mémoires pour leur vertu. » Il y a peut-être quelque raffinement dans l’explication de cette palingénésie par la gloire ; mais le mouvement entraîne, et ce que nous y trouvons d’ingénieux et de subtil ne dut pas déplaire à des oreilles athéniennes. Nous touchons ici à la vraie pensée de ces funérailles publiques. C’est pour l’exprimer que l’orateur déploie son art et sa puissance et devient le rival des poètes : le patriotisme divinise les hommes qui ont donné leur vie pour lui. C’est le contraire de la pensée chrétienne, c’est même le contraire des graves idées que la mort éveille naturellement et des conceptions élevées qu’elle inspire à la philosophie ; mais cela est bien dans le génie grec, qu’attirent d’abord le mouvement et la lumière, ce qui est perceptible aux sens, ce qui convie l’homme à l’action et à la jouissance de ses facultés. La contemplation méditative et triste, il en est assurément capable, et sa philosophie le prouverait au besoin ; mais les mœurs politiques en Grèce, l’esprit de la cité, la religion populaire, y répugnent.

Faut-il maintenant revenir à cette question de la légitimité des genres ? Sans doute on la devrait décider en faveur de l’oraison funèbre chrétienne. Comme celle-ci s’attache plus fortement et avec plus d’indépendance à l’idée de la mort, elle a quelque chose de moins factice, de plus profond et de plus durable. En effet, l’oraison funèbre athénienne n’a eu qu’un temps, elle n’a été qu’un accident dans la vie d’un peuple grec. Elle a disparu avec Hypéride lui-même et avec l’état politique auquel il s’était dévoué ; mais cet accident est étroitement lié à la plus belle période des destinées d’Athènes, il en suit les vicissitudes. Malgré la contrainte originelle de conventions et de flatteries qui lui sont toujours imposées, l’oraison funèbre athénienne change et se renouvelle avec une souplesse toute grecque ; elle va presque jusqu’à se transformer extérieurement dans son dernier effort, qui est un des plus beaux, et elle n’en exprime que mieux le sentiment dont elle est née : le patriotisme. Qu’importe après cela qu’elle n’ait pas contenu en elle-même une part de vérité éternelle assez considérable pour durer davantage, qu’elle ait été par son origine et par son essence condamnée à ne fournir qu’une carrière limitée ? N’est-ce pas le sort commun de tout ce qui vit beaucoup de la vie de ce monde, de tout ce qui revêt fidèlement les formes et appartient aux circonstances du moment ? Cette loi s’impose à l’éloquence politique elle-même, que soutiennent tant de nobles vérités et qui ne meurt que pour renaître. L’œuvre d’Hypéride ressuscite autour d’elle le mouvement d’un peuple, notre maître en civilisation et notre précurseur en politique ; elle nous représente ses fêtes, ses passions, ses faiblesses et quelque chose de ses grandeurs. Écrite en outre dans une langue admirable, elle offre un curieux mélange de formes littéraires très déterminées et des qualités propres d’un grand orateur. Elle est donc vivante, bien que le genre très particulier dont elle relève ait dû périr, et périr pour toujours : c’est l’œuvre d’un Athénien, païen et démocrate, mais éloquent et spirituel.

Jules Girard.
  1. C’est l’opinion des Grecs eux-mêmes. Isocrate dit que les discours destinés aux fêtes ont plus de rapport avec les compositions rhythmiques et musicales qu’avec les plaidoyers, et qu’on n’a pas moins de plaisir à les entendre que les poèmes.