Le dernier des Trencavels, Tome 4/Livre vingt-sixième

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Traduction par Henri Reboul.
Tenon (Tome 4p. 1-32).

LE DERNIER
DES TRENCAVELS
LIVRE VINGT-SIXIÈME.

Le St.-Siège.


Honorius III occupait le siège de St.-Pierre, que son prédécesseur, Innocent, avait élevé au dessus de tous les trônes du monde chrétien. Innocent avait créé des empereurs en Allemagne, mis la France en interdit, conquis l’Angleterre par ses légats. Sa domination s’était étendue en Orient sur le royaume des bulgares et sur l’empire Grec, enlevé aux schismatiques par les victoires des Latins.

Cependant, l’héritier d’une puissance aussi vaste, n’avait dans ses propres foyers, qu’une autorité précaire et disputée. Le souverain des rois et des empereurs, n’était pas maître de la ville qu’il habitait, Un sénat hautain, une noblesse turbulente, des bourgeois indépendans, retenaient dans leurs mains le pouvoir civil. Ils ne laissaient au pontife que les honneurs de la suprématie sacerdotale, et les moyens d’attirer à Rome les trésors des royaumes voisins. Honorius avait été contraint pendant sept mois de s’exiler de Rome ; il venait d’y rentrer avec Frédéric empereur élu d’Allemagne(1).

Cette alliance du pape et de l’empereur était fortuite et peu sincère. Une inimitié secrète était au fond de leurs cœurs ; l’ambition du prince menaçait d’envahir l’Italie ; et, pour la déguiser, il s’était depuis plusieurs années, engagé par serment à conduire une armée en Palestine contre les infidèles. Honorius le sommait de tenir sa parole et menaçait de l’y contraindre par ses anathèmes. Frédéric exigeait, avant tout, d’être couronné à Rome, comme il l’avait été plusieurs années auparavant à Aix-la-Chapelle par l’archevêque de Mayence.

Enfin, s’étant ménagé des intelligences dans la ville sainte, dont il gardait les avenues avec un corps de troupes peu nombreux, il avait offert au pape de le rétablir dans son palais du Vatican, sous la condition de recevoir la couronne impériale, promettant, d’ailleurs, de s’embarquer aussitôt après pour la terre sainte. — Ce pacte avait été conclu(2).

Le peuple et le sénat avaient fait, ou feint de faire, leurs soumissions, et la cérémonie du couronnement fut annoncée au son des cloches et des trompettes.

Trencavel et ses chevaliers voulurent en être témoins. Foulques prit place parmi les évêques de la cour romaine.

Le clergé, le sénat et une partie du peuple remplissaient le temple du Vatican ; le reste de la foule encombrait la place et les rues voisines. Honorius vint s’asseoir sur le trône pontifical ; la couronne impériale fut placée sur l’estrade du trône pontifical ; Frédéric et son épouse Constance s’inclinèrent pour la recevoir sur les marches du trône. Le pontife la prit dans ses mains et la posa lui-même sur la tête de Frédéric ; mais avant que ce prince eût le temps de se relever, un mouvement brusque et qui semblait fortuit, agita le pied droit d’Honorius, et lui fit heurter la couronne qui tomba à terre. Les cardinaux les plus voisins s’empressèrent de la ramasser et la remirent sur le front de l’empereur(3). Ce fut ainsi que l’évêque de Rome essaya de manifester la prétention et le droit que revendique le St.-Siège de déposer les princes qu’il a lui-même institué.

Frédéric se sentit insulté et éprouva un profond ressentiment. Ses moyens de vengeance furent prompts autant qu’ils étaient faciles. Il n’eut besoin que de sortir subitement de Rome avec ses troupes, laissant le St.-Père à la merci du sénat et du peuple romain.

Le sénateur Parenzo exerçait alors la plus grande autorité. C’était un homme remuant et ambitieux, également ennemi du pouvoir papal et de celui de l’empereur. Il fit circuler des bruits injurieux envers l’un et l’autre ; il les accusa d’avoir trompé les Romains, et manqué à leurs promesses. « Le pape, » disait-il, « s’était engagé à livrer à l’empereur sa ville chérie de Tusculum(4), et l’empereur avait promis de la livrer aux Romains. Il ne restait plus à ceux-ci que de recourir à la voie des armes pour se venger de leurs voisins qui étaient en même temps leurs plus cruels ennemis, et les protégés du St.-Père. »

La populace romaine fut aisée à émouvoir ; elle courut aux armes et commença à insulter les affidés et les vassaux de l’Église. Honorius eut à peine le temps de se soustraire à la fureur des séditieux. Il se retira à Tusculum, et y jeta l’alarme parmi les habitans. Rome fut le lendemain convertie en un camp tumultueux. On n’entendait que des paroles de fureur ; les femmes, les enfans, s’écriaient : « à Tusculum, à Tusculum ! »

On jetta dans une prison tous les clercs qui étaient reconnus adhérer au parti du pape. Une troupe de furieux vint les en arracher, et leur creva les yeux ; on les mit ensuite sur des ânes, le visage tourné vers la queue, et le front couvert de mitres difformes(5). Dans cet état on les contraignit de se rendre à Tusculum, et de se présenter au St.-Père. Ce spectacle lui fit verser des larmes d’indignation et de pitié ; son cœur fut navré. La douleur saisit ses organes et pénétra jusqu’aux sources de la vie. Il se retira à Tibur, pour être plus éloigné de ses sujets parricides, ou plutôt pour trouver un asile où il pût s’éteindre sans le concours des assassins.

Aussitôt après son départ, les habitans de Tusculum virent arriver les cohortes de Parenzo, suivies d’une foule indisciplinée et furieuse. Ils tentèrent en vain de se défendre contre les hommes exaltés par la passion du butin. Les Romains donnèrent l’assaut et franchirent les remparts après une résistance opiniâtre. Les Tusculans se défendirent en désespérés dans les rues de la ville, qui furent jonchées de leurs cadavres et de ceux de leurs ennemis. Enfin, accablés par le nombre, et n’ayant aucun moyen de s’enfuir, ils périrent presque tous les armes à la main. Les vainqueurs mutilèrent ceux qui restèrent prisonniers(6). L’enceinte et les édifices de Tusculum furent détruits jusques dans leurs fondemens. Les Romains rentrèrent ensuite dans leurs murs chargés de dépouilles sanglantes, et poussant les clameurs d’une joie féroce.

Foulques déplorait amèrement l’infortune et les angoisses du St.-Père. « Ce pouvoir, » disait-il, « qui s’exerce sur tant de royaumes n’est-il donc qu’un colosse aux pieds d’argile ? Comment le dominateur des trônes est-il réduit à demeurer l’esclave de quelques factieux ? Comment un règne de 18 ans n’a-t-il pas suffi à Innocent III, ce grand politique, pour niveller et réduire au néant les tyrannies subalternes de quelques nobles turbulens, qui ne devraient jamais se montrer qu’à genoux devant le vicaire de J.-C. ? »

« L’ancien sénat romain était parvenu à subjuguer le monde, en se servant de ce peuple d’une seule ville ; et les pontifes à qui le monde obéit ne savent point avec un si puissant secours, se rendre maître de l’ignoble populace qui les entoure. Ô vanité, ô faiblesse du jugement des princes et des grandeurs humaines ! »

L’évêque de Toulouse, Trencavel et ses chevaliers quittèrent Rome, dès qu’il leur fut possible de voyager avec sûreté, et se rendirent à Tibur. Le pape venait d’y apprendre la prise et la ruine de Tusculum. Cette nouvelle acheva de briser les ressorts de ses organes affaiblis par les travaux et les années. Sentant les approches de la mort, il voulut que la foule des cardinaux, des prêtres, des courtisans, fût exclue de son palais, et n’accepta d’autres soins que ceux d’un camérier fidèle, qu’il appelait son ami. « Onuphre, » lui disait-il, « tu vois ce que c’est qu’un pape ! sa vie n’est qu’un songe comme celle des autres hommes. Nous sommes les exemples les plus évidens du néant des choses humaines. Nous naissons dans la poussière ; notre jeunesse se passe dans des travaux obscurs ; une élection nous élève tout d’un coup au-dessus des rois de la terre, et une fièvre fait de nous la pâture des vers ! si, du moins, ces grandeurs si enviées des hommes étaient pour nous une source de jouissances et de bonheur ! mais elles ne sont bonnes qu’à tourmenter par les désirs ceux qui les possèdent, et par les regrets ceux qui les perdent. Crois-moi, cher Onuphre, la vie d’un pape ne vaut pas celle d’un camérier. »

Peu de momens après avoir tenu ce discours Honorius entra dans une agonie lente et paisible. Les sacremens de l’Église lui furent administrés et il rendit le dernier soupir entre les bras d’Onuphre.

La nouvelle de sa mort se répandit aussitôt et fut annoncée aux Romains. Ils en furent frappés comme d’un coup de foudre. Leur fureur s’était épuisée au désastre de Tusculum ; la crainte lui succéda ; et ils crurent voir la vengeance divine prête à leur demander compte de la vie du pontife. La foule se rendit dans les temples pour implorer la miséricorde de Dieu par l’intercession de la vierge et des saints, quelques maisons des ennemis les plus déclarés d’Honorius furent livrées au pillage et aux flammes. Une députation solennelle, composée de sénateurs et de chevaliers, revêtus de longs habits de deuil, fut envoyée à Tibur pour réclamer les restes du pape et inviter les cardinaux à entrer dans le conclave. La plupart de ceux qui étaient à Tibur se rendirent à cette invitation ; quelques uns allèrent rejoindre l’empereur ; d’autres demeurèrent cachés chez leurs parens et leurs amis. La crainte des Romain, ou de l’empereur, tenant les esprits en suspends, les délibérations étaient nulles, et interminables. Frédéric envoya à Rome les cardinaux qui lui étaient dévoués ; il exhorta ceux que la peur en éloignait, de s’y rendre. Il proclama hautement que son armée était prête à protéger la libre réunion des prélats, et annonça qu’il marcherait sur la ville, si la délibération se prolongeait trop long-temps sans résultat. Il entrait, sans doute, dans ses desseins d’intimider les membres du conclave ; car il leur adressa ces paroles amères(7).

« Tout le monde assure que ce n’est point J.-C., auteur de la paix, qui est au milieu de vous, mais Satan, père du mensonge et de la division ; que chacun de vous aspirant à la chaire pontificale ne peut consentir qu’un autre y monte : mettez un terme à vos factions ; accordez-vous pour donner un chef à l’Église et un meilleur exemple à vos inférieurs. »

L’influence des menaces de l’empereur commençait à donner plus d’ensemble aux opérations du conclave, lorsqu’un bruit se répandit au-dedans et au-dehors que le saint d’Assise avait prédit l’élévation du cardinal Hugolin. Cette annonce mit un terme à toutes les hésitations, et les cardinaux s’étant réunis, Hugolin fut élu à l’unanimité.

Les acclamations publiques saluèrent le nouveau pontife, qui prit le nom de Grégoire IX. Il se montra au peuple couvert du pallium ; sa haute taille, la beauté de ses traits, la majesté de sa démarche, n’étaient point effacées par l’or et les pierreries de ses ornemens. Il se rendit au palais de Latran, portant deux couronnes, montant un cheval richement(8) caparaçonné, environné de cardinaux revêtus de pourpre et d’un clergé nombreux. Les rues étaient tendues de tapisseries parfumées d’aromates, rehaussées d’or et d’argent, des plus beaux ouvrages de l’Égypte et des plus belles couleurs de l’Inde. Le peuple chantait à haute voix Kyrie-eleison, et des cantiques de joie, accompagnés du son des trompettes. Les juges et les officiers brillaient avec des habits dorés et des chapes de soie. Les grecs et les juifs chantaient les louanges du pape, chacun en leur langue. Une foule innombrable marchait devant, portant des palmes et des fleurs. Le chef du sénat et le préfet de Rome étaient à pied, aux côtés du pape, tenant la bride de son cheval.

Dès que les cérémonies furent terminées, le nouveau pontife se livra sans relâche à l’expédition des affaires que la vacance du St.-Siège avait accumulées. Il se vit obsédé par une nuée de solliciteurs et d’avocats artificieux, qui cherchaient à le surprendre et à se supplanter mutuellement, soit en renouvelant des procès déjà jugés, soit en élevant des difficultés nouvelles. Les rapports des légats et des nonces exposaient la situation et les besoins de toutes les contrées, et de toutes les églises de la chrétienté. L’impuissance où était un seul homme de suffire à tant de demandes livrait à des secrétaires obscurs les décisions attendues avec respect par les évêques et les seigneurs de la France, de l’Espagne, de l’Allemagne et de l’Angleterre(9).

Trois mois s’étaient écoulés depuis l’arrivée de Trencavel à Rome ; le cours des évènemens avait à peine permis d’entamer quelques négociations sur l’objet de son voyage, mais l’élection de l’évêque d’Ostie était d’un bon augure. Cet évêque, étant encor cardinal, avait montré à Foulques beaucoup de zèle pour la cause du vicomte ; il l’avait flatté d’un prompt succès. Foulques crut qu’Hugolin étant devenu pape, toutes les difficultés seraient levées ; il vit avec étonnement que l’affaire était redevenue douteuse, et qu’on demandait chaque jour de nouveaux délais. Enfin, le pape, poussé à bout par ses instances, lui parla à cœur ouvert. Il lui montra les dépêches qu’il avait reçues du légat. Conrad le pressait vivement de renouveler la guerre, et de ne prendre du repos, qu’après l’entière expulsion des princes excommuniés. Il allait jusqu’à dire que, si on laissait les fauteurs de l’hérésie en paix, c’était fait de l’Église romaine, parce que la doctrine des vaudois et des albigeois choquait directement l’autorité des papes, et renversait les statuts de l’Église. Il représentait que déjà trois cent mille croisés étaient morts dans cette guerre pendant quinze ans, et que l’abandon du projet, après l’effusion de tant de sang, serait un signe d’impuissance capable de tout perdre(10).

« Je sais, d’ailleurs, » ajouta le pape, « que le roi des français, Louis, prépare une armée formidable, et il est probable que les domaines de Trencavel et ceux du comte de Toulouse seront envahis avant que vous ayez pu revenir en France. J’ai convoqué à Narbonne l’assemblée des évêques de toute la contrée ; un nouveau légat ira la présider, votre devoir est de vous y rendre et je vous l’ordonne. Je vous autorise à y défendre les intérêts du jeune vicomte votre gendre ; il n’est point excommunié par le St.-Siège, et, si vous pouvez lui concilier les suffrages des évêques réunis à Narbonne, je montrerai autant de zèle à le protéger manifestement que j’aurai mis de prudence dans mes démarches actuelles. »

« Que la volonté de Dieu s’accomplisse ! » répondit Foulques ; « mais ce que craignait par-dessus toutes choses votre grand prédécesseur Innocent III, c’était de voir l’Occitanie tomber dans les mains puissantes du roi des Français. Tous les efforts, tous les sacrifices de l’Église, n’auront abouti qu’à grossir les domaines d’un roi, et à le rendre plus indépendant des censures ecclésiastiques. »

Cette observation parut affecter Grégoire, qui se retira pensif et silencieux.

Foulques fit part à Trencavel de ce triste résultat de la négociation, et ne lui dissimula pas que la chance du succès auprès du concile de Narbonne était plus que douteuse. Il chercha, néanmoins, à lui inspirer du courage et à presser son départ.

Aimar dit au vicomte : « Votre séjour ne peut se prolonger ici, et vous devez éprouver l’impatience de rentrer dans vos foyers pour faire face à l’orage ; mais je crains que l’accès ne nous soit défendu, si nous prenons la route directe. Peut-être jugerez-vous prudent de vous embarquer pour la Catalogne ; vous pourrez choisir dans les Pyrénées le passage qui devra vous introduire avec plus de sûreté dans vos domaines, et ce trajet vous donnera occasion de cultiver l’amitié et de réclamer les secours de votre puissant ami et allié Jacques d’Aragon. »

Ce conseil plut à Trencavel et à Foulques ; Aimar crut entrevoir sur leurs visages que Foulques éprouvait quelque soulagement à se trouver plus libre dans le choix de ses démarches, et que Trencavel adoptait avec une secrète joie un projet qui le rapprochait de Cécile.

Le gendre et le beau-père se dirent adieu d’une manière contrainte et embarrassée. La tendresse de Foulques était refroidie, comme la confiance de Trencavel.

Le vicomte et ses chevaliers trouvèrent à Ostie un bâtiment catalan prêt à partir pour Barcelonne ; ils y furent reçus ; le vent d’orient enfla les voiles et conduisit les passagers sur les plages espagnoles sans aucune tempête, ni rencontre fâcheuse.

Le roi Jacques était à Barcelonne, où il faisait des préparatifs pour attaquer les maures de Valence. Il accueillit Trencavel avec une amitié franche et loyale ; il voyait en lui un vassal, un allié, un prince malheureux, à peine sorti de l’enfance.

« La cause que vous avez à défendre, » dit-il en l’embrassant, « est celle qui a coûté la vie à mon père, et qui m’a fait pendant plusieurs années l’otage de Simon de Montfort ; je ne l’oublierai jamais, quels que soient les évènemens. L’armée du roi des Français inonde en ce moment vos domaines ; les vassaux et les chevaliers qui vous sont restés fidèles n’ont pu soutenir une lutte inégale ; ils se sont réunis au comte de Toulouse, pour donner quelque poids à leur résistance. Les affaires de mon royaume ne me permettent pas d’intervenir immédiatement au-delà des Pyrénées ; mais je ne puis être indifférent sur les progrès de la puissance française ; ma politique, et mes affections, s’accordent à me faire désirer que la barrière qui tient cette puissance éloignée de mes états ne soit point rompue. Vous trouverez toujours chez moi un refuge, et des secours quand il en sera temps. Dans ce moment, je vous engage à vous rendre dans la vallée d’Aran par-delà les monts. Dans ce poste avancé, vous serez entre les domaines des comtes de Foix, de Comminges et de Bigorre, et à quelques marches de Toulouse, à portée d’être instruit promptement de l’état de vos affaires, et de vous concerter avec vos alliés et vos partisans. Le baron de Viella à qui j’ai confié le commandement de cette vallée recevra mes instructions. C’est un homme fécond en ressources, et je ne crois pas trop présumer de lui, en vous faisant espérer le secours de ses conseils et même de ses richesses qui sont infinies. »

Trencavel répondit au roi d’Aragon en lui témoignant toute sa reconnaissance et son dévouement. Il acquiesça à ses conseils, et, après s’être concerté avec Aimar, il expédia ses deux chevaliers par les routes de la Cerdagne, avec ordre de venir le rejoindre dans la vallée d’Aran, munis de tous les renseignemens qu’ils auraient pu recueillir. Gisbert, l’un d’eux, devait passer par le Capsir et le Donesan, suivre la rivière de l’Aude jusqu’au Razès, et s’approcher autant qu’il serait possible de Carcassonne ; l’autre, c’était Adhémar, devait pénétrer par les gorges de l’Ariège, et traverser le comté de Foix.

Le vicomte partit lui-même avec Aimar, muni des lettres du roi Jacques.

Un guide dirigea leurs pas vers cette haute montagne, qui tient occupés les regards du voyageur, dès qu’il a quitté les faubourgs de Barcelonne. Sa crête hérissée de sommets aigus se montrait à nous sous la forme d’une muraille profondément dentelée. On sait que la Ste.-Vierge, mère de J.-C., ayant choisi ce lieu pour y placer son image miraculeuse, n’a plus quitté ce sanctuaire, que pour apparaître à diverses époques à la tête des armées en qualité de généralissime. Cent religieux de la règle de St.-Benoit vivent rassemblés autour du temple, dans un magnifique monastère, et treize hermites, dont les habitations sont éparses, dans les ravins, et sur les hautes terrasses de la montagne, y demeuraient livrés à la contemplation, sans autre société que celle des aigles et des corneilles. Au-delà du Monserrat, (c’est ainsi qu’on nomme cette montagne sainte,) le guide, avant(11) de quitter le cours du Llobrégat, fit remarquer de loin au vicomte les tours de Manresa.

Il dirigea ensuite ses pas dans le vallon du Cardoner, vers une ville bâtie auprès d’une montagne de sel, que les rayons du soleil(12) font briller d’un éclat éblouissant.

Les voyageurs traversèrent un défilé qui s’ouvre dans la vallée de la Sègre ; ils passèrent cette rivière, et atteignirent les rives de la Noguère Paillarèse. Trencavel aimait à se faire expliquer la disposition de tous ces torrens qui, descendant des Pyrénées, se rassemblent dans le lit de l’Ebre, et leurs relations avec ceux qui, sur le penchant opposé, s’écoulant vers la France, y forment l’Aude ou la Garonne. Il s’informait, surtout, quels étaient ceux de ces torrens, qui prenaient leurs sources au revers des montagnes du comté de Bigorre. « Ce sont, » lui dit le guide, « ceux de la Cinca, dont nous ne sommes plus séparés que par l’autre Noguèra, et qui, arrivée à Méquinenza, se joint presque en même temps à la Sègre et à l’Ebre. »

Trencavel laissa échapper un soupir ; et ses regards se tournaient involontairement vers les régions de l’occident, pendant qu’il remontait lentement et silencieusement le cours de la Noguèra de Paillas. Le quatrième jour vit arriver les voyageurs à l’hospice de Mongarri, auprès duquel est élevé un temple dédié à la mère de Dieu, et célèbre par les miracles dont les récits et les monumens tapissent ses murailles. Le lendemain ils suivirent, en montant pendant quelque temps, une pente herbeuse, et se trouvèrent sur un plateau couvert de pâturages et bordé de hautes montagnes, où deux petits bassins, creusés dans le gazon et peu éloignés l’un de l’autre, envoient leurs eaux d’une part à la Garonne, et de l’autre à la Noguèra. Les ruisseaux qui arrosent ces hautes prairies errent incertains entre les deux routes de l’Océan et de la Méditerranée.

Ils decendirent dans la vallée d’Aran, et la petite fontaine de la Garonne se trouva tout d’un coup grossie par de grands torrens, qui se précipitaient en mugissant du pic Maubern et des cols de Paillas et de Caldés. — Les montagnes d’où tombent ces eaux sont disposées en deux hautes chaînes, presque parallèles, entrecoupées de neiges. Le bassin spacieux, dont elles forment l’enceinte, est occupé dans sa région supérieure par d’anciennes forêts, au-dessous desquelles sont étagés des coteaux couverts de moissons et de prairies, et parsemés de nombreux villages. Viella est le chef-lieu de la vallée. Ses édifices sont bâtis sur une terrasse formée d’atterrissemens, couverte de la plus riche végétation et élevée de plusieurs toises au-dessus du lit de la Garonne, auprès de son confluent avec le Rio Negro, dont les eaux bondissantes et couvertes d’écume, depuis leur chute des glaciers de la Pique Fourchue et des Maladettes, viennent suivre un cours plus paisible dans le lit du grand fleuve. — Le château, ou plutôt le palais du baron était placé entre la ville et le petit village de Betrem, sur un tertre, qui, s’élevant de la vallée, se prolonge en s’élargissant jusqu’au penchant de la montagne voisine. Les bâtimens et les cours occupaient presque toute la superficie du plateau supérieur. On y montait par une pelouse d’un vert foncé, où serpentaient des allées de noyers sur une pente doucement inclinée. De vastes prairies s’étendaient depuis le palais jusques sur la paroi de la montagne. Elles étaient bordées d’une ceinture de hêtres. Au-dessus, on voyait des touffes de sapins, et dans leurs intervalles, les eaux qui tombaient en écume entre les rochers. Ces eaux, retenues avec art, venaient arroser les prairies dont l’herbe semblait couverte de perles brillantes. Le baron de Viella reçut Trencavel avec tous les égards qui lui étaient prescrits par les instructions de son souverain. Bientôt il joignit à ces démonstrations de commande celles d’une affection sincère et profonde. La conversation du vicomte le charmait ; il se passionnait en entendant le récit des aventures guerrières de la croisade et du voyage d’Italie. Le vicomte à son tour ne pouvait se lasser d’entretenir le baron. Le son de sa voix et je ne sais quelle forme de ses traits lui faisaient éprouver une sensation indéfinissable ; en peu de jours les effets de la sympathie lièrent ces deux hommes plus que n’auraient pu faire les rapports de l’âge et les chaînes de l’habitude. — Trencavel ne tarda pas à faire à son nouvel ami des confidences qui le touchèrent bien plus vivement que celles de ses guerres et de ses voyages ; il lui parla de Cécile et l’instruisit de ses amours, de son hymen, de la captivité de son épouse. Son récit était interrompu par ses larmes. Il semblait presque indifférent à la perte de ses états, mais il ne pouvait supporter l’idée de vivre séparé de Cécile. — Le baron avait témoigné le plus vif intérêt à l’histoire des amours de Trencavel ; lorsqu’il apprit que Cécile était la fille de l’évêque Foulques, un trouble involontaire parut le saisir, et, ne pouvant se contraindre, il feignit un prétexte pour se retirer.

Bientôt il revint auprès du vicomte plus affectueux, plus empressé que jamais. « Ce n’est pas moi, » lui dit-il, « qui vous prêcherai les devoirs et les jouissances de l’ambition ; avant d’être prince, on est homme, et je ne suis point surpris que vous mettiez votre Cécile avant vos principautés. Ceux qui savent aimer n’ont pas de compte à rendre à ceux qui sont faits pour l’ignorer à jamais ; d’ailleurs, vous êtes réduit, en ce moment, à l’impossibilité d’agir utilement pour recouvrer vos états ; il faut attendre que le torrent s’écoule, et, pendant ce temps, reconquérir votre épouse ; il s’agit d’en concerter les moyens entre nous. »

On vint annoncer en ce moment l’arrivée d’un des chevaliers envoyés par Trencavel dans ses domaines envahis. C’était Gisbert. Il confirma ce qui était déjà connu, et ajouta de nouveaux détails à ceux que la renommée avait publiés, touchant l’expédition entreprise par le roi Louis VIII, sans aucun égard pour les conseils qu’il avait(13) reçus de son père mourant. Il raconta les évènemens du siège d’Avignon, où l’armée croisée avait été à la veille de sa ruine, et n’était entrée dans la ville que par les armes familières aux légats, la ruse et la perfidie(14). À la suite de ce siège, l’armée victorieuse avait occupé, sans obstacle, les vicomtés de Béziers et de Carcassonne, Raymond ayant opéré sa retraite sur Toulouse. « Le roi, » ajouta Gisbert, « a déjà repris le chemin de Paris, et ajourne à l’année prochaine la ruine totale du comte et de ses adhérens. Avant son départ, la prudente Agnès a négocié avec lui une convention qui assure son bien-être et son repos. — C’est le connétable de Beaujeu qui commande les troupes royales, et l’un de ses premiers exploits a été de faire brûler un évêque des albigeois(15). — Ces succès ont réveillé les passions, mais surtout les espérances du clergé. Les prélats qui avaient été contraints de quitter les armes se sont dispensés de les reprendre, en songeant que leurs anathèmes pourraient suffire. L’archevêque de Narbonne, plus guerrier que ses confrères, avait ordonné de nouvelles levées de gens de guerre, mais son chapitre a mis, un frein à ses inclinations belliqueuses par de sévères remontrances(16) ; les soins du concile convoqué à Narbonne sont venus distraire l’archevêque de ses plans militaires, et des plaintes de ses chanoines. Les évêques se sont rassemblés dans la métropole, et l’un des statuts a été publié en ces termes : « Nous ordonnons de dénoncer excommuniés, tous les dimanches et fêtes, au son des cloches et à cierges éteints, Raymond, fils de Raymond, autrefois comte de Toulouse, le comte de Foix, et Trencavel, que l’on appelle vicomte de Béziers, les Toulousains hérétiques, leurs croyans, fauteurs, défenseurs et recéleurs. »

« J’ai appris, » dit Gisbert au vicomte, « que l’évêque Foulques avait fait quelques tentatives pour que vous fussiez excepté de l’anathème ; mais ses démarches ont été un sujet de risée, et il n’a pas prolongé des efforts évidemment inutiles. »

Adhémar arriva le surlendemain ; il donna au vicomte des lettres de Raimbaud, qu’il avait laissé occupé avec le jeune comte de Foix à mettre en état de défense les places et les châteaux de la contrée.

Trencavel apprit avec douleur que le brave comte Roger avait été enlevé à son peuple par les suites d’une blessure qu’il reçut au siège de Mirepoix, avant de s’en rendre maître. Le chevalier apporta aussi la nouvelle toute récente de la mort du roi des Français. À peine arrivé en Auvergne, Louis avait été retenu par une maladie inconnue. Le bruit s’était répandu que le démon de la luxure, profitant de l’absence de la reine Blanche son épouse, avait jeté sur ce prince un cruel sortilège. Les médecins alarmés, et voyant tous leurs soins inutiles, avaient jugé que les embrassemens d’une femme seraient seuls capables de rompre la violence de ce maléfice ; mais le roi n’a voulu jamais consentir que sa vie fut sauvée à ce prix ; il a préféré de mourir fidèle à Dieu et à son épouse(17).

Trencavel était impatient d’aller à la recherche de Cécile. Le baron voulut en partager avec lui les soins et les hasards. Il connaissait les vallées du comté de Bigorre, et les routes scabreuses de ses montagnes. Trencavel, Aymar et lui, se revêtirent d’un habit de pèlerin, en laissant croire qu’ils allaient accomplir un vœu à la chapelle de Notre-Dame de Héas. Leur route était tracée dans les forêts qui bordent la rive gauche de la Garonne. Arrivés au passage qui sépare la vallée d’Aran du pays de Comminges, ils descendirent dans le bassin verdoyant de Luchon, célèbre par ses piscines salutaires et la fraîcheur de ses ombrages. Ils remontèrent ensuite le vallon du l’Arboust où se précipitent les torrens du glacier(18) de Tho, et traversèrent les vallées de Louron et d’Aure, près de leur origine. Ils remontèrent la Neste d’Aragnouet, qui descend des neiges de Cambielle, et atteignirent le col de Gèdre, où ils entrèrent dans les terres de Bigorre. Le second jour de leur pèlerinage était prêt à finir, lorsqu’ils choisirent pour asile une chaumière construite sous l’abri d’un rocher couronné de tilleuls et de bouleaux. À quelques pas de la chaumière, ce rocher entr’ouvert donne issue aux flots écumeux du torrent de Héas qu’on voit confusément, comme dans l’ombre d’une caverne, arriver en cascades par l’entaille sinueuse qu’ils ont creusée. Une voûte épaisse de feuillages entrelacés recouvre ce canal, dont les eaux semblent ensuite retenues et endormies dans un bassin profondément encaissé, où l’azur du ciel, le pourpre des fleurs, la verdure des mousses, reflètent sur un miroir liquide les couleurs du saphir, du rubis et de l’émeraude.


NOTES
DU LIVRE VINGT-SIXIÈME.
Séparateur


(1) Ce livre est parsemé d’anachronismes volontaires ; on voit que l’auteur, voulant peindre les mœurs du treizième siècle, a mieux aimé transposer les évènemens historiques, afin de les grouper ensemble, que de se fier à son imagination en usant de la liberté d’inventer dévolue aux trouveurs.

(2) Frédéric II fut couronné par le pape Honorius III, en 1219.

(3) Ceci se passa, en 1191, entre l’empereur Henri VI et le pape Célestin III.

Muratori, Ann. an 1191, et Roger
de Howeden, Ann. Angliæ.

(4) Ces évènemens sont de l’année 1191, sous le pontificat de Célestin III.

Voy. Ann. de Muratori, an 1191.

(5) Ces faits sont empruntés au pontificat de Lucius III ; ils sont de l’année 1184.

(6) An 1191, Ann. de Muratori.

(7) Frédéric a tenu en effet ce langage aux cardinaux assemblés en conclave ; mais ce fut en 1242, non avant l’élection de Grégoire IX, mais après la mort de son successeur.

Voy. Albert, Stad., Mathieu Paris, Hist.
des papes, an 1242.

(8) Fleuri, Hist. ecclés., l. 72, §. 31.

(9) Voy. Fleuri, Discours IV.
      L’abbé d’Ursperg, auteur contemporain, dit que, depuis le schisme suscité en Allemagne par les anathèmes d’Innocent III, à peine y avait-il une seule dignité épiscopale ou même paroissiale, qui ne fut litigieuse, et dont la cause ne fût évoquée à Rome, où il ne fallait pas, ajoute-t-il, aller les mains vides. Le bon prélat allemand s’écrie ensuite dans son indignation : « Réjouis-toi, mère Rome, de ce que les cataractes des trésors se sont ouvertes, par lesquelles tu fais couler au dedans de toi les canaux et ruisseaux de deniers en grande abondance. Prends liesse en l’iniquité des fils des hommes, puisque le loyer t’en est donné en récompense des maléfices. Remercie Discorde ta suffragante, partie du puits de l’abîme infernal pour t’amener les monceaux de finance, etc. »

On voit que beaucoup d’orthoxes de ce temps-là se trouvaient d’accord avec les sectaires sur la question hiérarchique qui était la principale.

Voy. Chronic. Ursperg., et Nicolas Viguier,
Hist. de l’Église, an 1198.

(10) Ce rapport fut fait à Honorius III, et détermina l’envoi du légat Conrad, cardinal, évêque de Porto. En 1209, le légat Milon tenait déjà le même langage, et écrivait au pape que, si on rendait au comte de Toulouse ses domaines de Provence, tout ce qui avait été fait deviendrait inutile, et qu’il vaudrait beaucoup mieux n’avoir pas commencé.

Hist. de Langued., t. 3, p. 179.

(11) Voyez les notes 5 et 6 du livre XII.

(12) Mines de sel de Cardonne qu’on exploite à ciel ouvert.

(13) Foulques avouait avoir entendu ces paroles de la bouche de Philippe-Auguste : « Si je meurs, les gens d’Église détermineront mon fils à faire la guerre aux albigeois ; sa santé est faible ; il achèvera de la ruiner, et le royaume se trouvera livré à une femme et à des enfans.

Guill. de Puylaur., l. 34.

(14) Mathieu Paris, an 1226, et Hist. de Langued., t. 3, no 24.

(15) Pierre Isarn qui fut condamné par l’archevêque de Narbonne, et brûlé à Caunes.

Hist. de Langued., t. 3, p. 363.

(16 L’extrait de cette monition a déjà été inséré dans la note 3 du livre XVI.

(17) On assurait, dit Guillaume de Puylaurent, que sa maladie était de nature à être guérie par les embrassemens d’une femme. Archambaud de Bourbon chercha une vierge belle et généreuse, l’endoctrina sur ce qu’elle devait faire et dire au roi, s’offrait à lui, non comme un objet de volupté, mais comme un moyen de guérison. Le chambellan l’ayant introduite dans la chambre à coucher du roi pendant qu’il dormait, celui-ci la vit en se réveillant, et ayant appris d’elle le motif de sa présence : « Il n’en sera pas ainsi, ma fille, » dit-il, « je ne saurais à aucun prix commettre un péché mortel. » Et ayant appelé Archambaud, il ordonna qu’elle fût mariée honorablement.

Guill. de Puylaur., c. 36.

(18) On appelle aujourd’hui port d’Oo, ce qu’on appelait autrefois port de Tho, portus thoensis.

Voy. Marca, Hispanica, et la Préface de Baluze.


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