Le dernier geste/Le Siège

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Éditions Édouard Garand (78 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 19-31).

DEUXIÈME PARTIE

Le Siège


Ce fut dans la nuit du premier mai que les Anglais s’approchèrent de Louisbourg. Les glaces avaient été emportées vers la haute mer, et rien ne barrait plus la route à l’ennemi. C’était bien l’ennemi, en effet, venu quelques jours auparavant mouiller ses bâtiments à cinq milles des côtes de l’Île Royale. Ceux-là qui avaient paru douter de cette vérité devaient bien en convenir aujourd’hui. Et dès le matin deux mai, quand ils aperçurent la flotte anglaise rangée en ligne de bataille, à une faible portée de canon, l’ombre même d’un doute ne pouvait subsister.

Si les glaces avaient laissé la voie libre aux Anglais, il leur restait encore, avant de pouvoir mettre la main sur Louisbourg, d’épaisses et solides murailles à abattre… solide du moins en apparence. Il y avait aussi l’étroitesse du goulet qui interdisait l’entrée du port. Au surplus, cette entrée se trouvait fort bien défendue, d’abord par une batterie à fleur d’eau, posée près d’un îlot dans le bassin ; ensuite par la batterie royale, installée sur la terre ferme de l’autre côté du goulet et d’où elle commandait le port, la ville et la mer. Or s’engager dans cet étroit couloir d’eau pour atteindre le port et la ville, c’était venir se mettre entre deux feux horizontaux et immédiats, sans compter les feux plongeants de la forteresse.

Aussi, l’amiral Warren, qui commandait la flotte ennemie qu’on pourrait appeler « la flotte bostonnaise », puisqu’elle venait directement de Boston, avait tout de suite jugé inutile et, surtout, dangereux ou, du moins, fort risqué, de tenter l’entrée dans le port. Tout ce qu’on pouvait faire pour le premier moment, c’était de bombarder la ville, d’abattre ses murailles et de ravager tout ce que le canon pourrait atteindre, et par là, peut-être, détruire le moral des habitants et amener la garnison à se rendre. Chez l’ennemi on s’était imaginé que les canons de la ville étaient de trop faible portée pour avoir à redouter leurs projectiles. Warren comprit bientôt qu’il s’était trompé : ayant voulu se rapprocher davantage, afin d’avoir une meilleure cible des murailles grises de Louisbourg, il en reçut une volée de boulets qui lui fit nettement sentir que les canons de la forteresse avaient une portée tout au moins égale à celle de ses propres canons. En peu de temps, en effet, il avait vu plusieurs de ses vaisseaux sérieusement endommagées, tant dans leur carène que dans leur mâture. Il dut donc s’éloigner pour aller reprendre sa première ligne de bataille, d’où il entretient sur la place un feu nourri.

Ce bombardement dura quelques jours, après quoi les Anglais durent admettre qu’il leur serait impossible de battre en brèche les fortifications de la ville et de forcer ainsi la garnison à se rendre. Il fallait donc trouver d’autres moyens, et Warren se dit que le plus efficace de tous les moyens possibles, c’était de tenter un débarquement et d’agir par ruse et surprise.

C’est ce qui fut fait.

Une nuit, les troupes bostonnaises réussirent à se glisser dans une anse solitaire, appelée la Cormorandière, à cinq milles de Louisbourg, et à mettre pied à terre. Cas troupes étaient sous les ordres de William Pepperell et fortes de deux mille hommes. Un officier anglais, James Powell, accompagnait les troupes bostonnaises en qualité de guide. Deux années auparavant, ce Powell avait été emmené prisonnier à Louisbourg, puis relâché au bout de huit mois. Durant son séjour dans la place, il en avait étudié les défenses et acquis une certaine connaissance des points forts. Il savait, notamment que, du côté de la campagne, une partie des murailles demeuraient inachevées, l’argent ayant manqué. Il savait encore que la pierre des murailles avait été cimentée d’un mortier fait en grande partie avec du sable de la mer, que ce mortier adhérait mal et se désagrégeait vite, offrant une solidité plus apparente que réelle. Powell avait en outre fourni une foule d’autres renseignements propres à faire croire au succès certain et absolu de l’entreprise.

Toujours sur les recommandations de Powell, le général américain dirigea ses troupes vers Louisbourg à travers bois, côteaux, ravins et marais, évitant autant que possible routes et chemins, afin d’arriver sous la place à l’insu de ses habitants. On peut juger de la surprise de ces derniers, quand, un matin, dès l’aube, ils se virent bombardés du côte de la terre comme du côté de la mer. L’ennemi avait installé de puissantes batteries sur les hauteurs avoisinantes, à l’ouest et au nord de la forteresse. D’autres troupes étant venues se joindre aux premières, Pepperell eut bientôt sous ses ordres tout près de quatre mille hommes, soldats et marins, ce qui représentait plus du double des défenseurs de la ville.

Ainsi prise entre deux feux, la forteresse se trouvait dans une position si difficile qu’elle en apparut presque désespérée, car le feu de ses canons ne parvenait pas à répondre à celui des canons anglais. Déjà on prévoyait l’heure où tout finirait par s’écrouler sous les averses ennemies de boulets et de bombes. Les combattants de Louisbourg laissaient entendre que l’unique moyen de sauver la place c’était de sortir hors des murs, de charger l’ennemi et de le déloger de ses positions trop avantageuses, puis de le rejeter à la mer. Autrement, on se voyait prisonniers en des murs qu’on ne pouvait que mal défendre, qui crouleraient un jour ou l’autre, après quoi il n’y aurait plus qu’à capituler et à rendre les armes. Perspective fort humiliante… Oui, mais les combattants, eux, n’entendaient pas subir cette humiliation, l’honneur des armes françaises réveillant dans chacun la fierté du sang et l’intrépidité du cœur.

Par malheur, les chefs — Duchambon en particulier — avaient des vues toutes différentes. N’ayant pas ou peu de confiance en ces soldats qui, une fois, s’étaient mutinés, ils pensaient que ces hommes demandaient à sortir de la ville uniquement pour trouver l’occasion de déserter… En vérité, ce fut cette méfiance qui donna aux chefs cette courte vue et qui perdit la ville.

Or, ce qui avait été prévu ou redouté par les défenseurs de la place se réalisait : sous l’incessante et effective canonnade ennemie, les murs de la forteresse croulaient un peu chaque jour. Et un peu chaque jour aussi, les habitations s’abattaient ou étaient incendiées. Souvent les combattants devaient quitter leurs postes de combat et se muer en pompiers, afin d’enrayer les incendies qui, à tout moment, se déclaraient sur un point ou sur l’autre de la ville. Peu à peu Louisbourg devenait une masse de décombres. Les femmes et les enfants vivaient dans les caves, dans lesquelles s’entassaient des débris de matériaux informes. À certains jours, c’était une véritable pluie de fer et de feu qui tombait… un enfer qui arrachait des cœurs les plus courageux les restes d’un dernier espoir. Des femmes et des vieillards, à bout de courage et de force, demandaient sans plus la reddition de la place. Ils clamaient qu’il était inhumain de les sacrifier inutilement avec leurs enfants. D’autres pleuraient, se lamentaient, couraient ici et là, imploraient qu’on hissât le drapeau blanc. Ce n’était plus tenable. Autant se livrer aux Anglais tout de suite. Le désarroi devenait complot parmi les femmes.

Les hommes aussi, dans cette tourmente, perdaient quelquefois la tête. On ne savait plus que faire, où aller, quoi défendre ou protéger. On s’égarait dans l’épaisse et âcre fumée des bâtiments incendiés… Et les puits et fontaines de la ville baissaient rapidement ; l’heure n’était pas loin où l’eau — au moins l’eau potable — manquerait tout à fait. La nuit, fort heureusement, durant l’accalmie, on pouvait faire provision d’eau aux fossés qui entouraient la place ; mais cette eau, bourbeuse et sale, n’était guère propre à l’usage domestique. Aussi ménageait-on le plus possible l’eau potable. Quant à l’eau des fossés, on en remplissait les puits et fontaines et l’on s’en servait ensuite pour combattre les incendies.

Quelques jours après le débarquement des troupes ennemies à l’anse de la Cormorandière, la famille Dumont avait dû, à son tour, chercher refuge dans la cave de la maison, dont le toit avait été enfoncé par les boulets anglais. Même dans la cave, la vie de ses occupants n’était pas à l’abri des dangers du bombardement, et chacun le sentait. Encore quelques jours de cette pluie infernale de boulets et de bombes, et la maison entière pourrait n’être plus qu’un triste amas de pierres et de poutres. Bien chanceux si les habitants ne se trouvaient pas un jour ensevelis vivants sous les décombres. Il importait donc de chercher un refuge plus sûr. Mais où ? C’était la question que l’on se posait vainement. Les Anglais s’attaquaient surtout aux gros édifices et aux belles maisons bourgeoises. L’Église et le couvent étaient déjà en partie démolis. Les bâtiments publics tombaient les uns après les autres. Ce qui était bâti de pierre s’écroulait ; ce qui était construit de bois flambait.

Aurèle Dumont, Olivier Rambaud et Max l’Indien faisaient, comme tous les hommes jeunes et valides, le coup de feu sur les remparts. Du côté de la terre il fallait défendre les brèches contre les attaques massives de l’ennemi. Le capitaine Dumont se rendait utile partout où ses services étaient requis, soit pour combattre les incendies, soit pour faire des réparations à certaines brèches très inquiétantes dans les murs croulants. Chaque jour, il y avait des corvées de toutes espèces pour les vieux, personnes ne restait les bras croisés. Louise elle-même ne ménageait ni ses peines ni son dévouement, aidant les religieuses au soin des blessés.

Tous les soirs, lorsque cessait la canonnade, Aurèle et Olivier, parfois accompagnés de Max, venaient passer quelques heures en famille dans la cave du capitaine. Si l’on s’efforçait d’être gai, c’était pour mieux dissimuler l’angoisse qui étreignait fortement les poitrines ; et les cœurs les plus angoissés pouvaient être ceux des fiancés, Olivier et Louise. Lui, constatait que les quatre murs de la maison ne tenaient plus que par un miracle d’équilibre, il ne suffirait que de deux ou trois autres projectiles pour achever l’œuvre de destruction. Il cherchait donc un plan, un moyen de mettre la vie de Louise et de ses parente dans une sécurité absolue ; savoir la vie de sa bien-aimée assurée contre les innombrables dangers de la guerre, c’était pour lui l’essentiel. Il eut une idée qui lui parut la meilleure : il conseilla au vieux pêcheur de chercher un refuge sur sa barque avec sa femme et sa fille.

— Votre bateau, dit le jeune homme, se trouve dans une petite crique solitaire que protègent des bois épais et des rochers que les projectiles ne peuvent atteindre… Elle est sûrement ignorée des Anglais, qui d’ailleurs n’ont aucune affaire de ce côté. Vous y serez en pleine sécurité. Vous y pourrez bien paisiblement et en toute confiance attendre la fin de la guerre.

Aurèle était du même avis.

Louise remercia Olivier de son précieux conseil, car personne n’avait songé à ce moyen de protection. Le capitaine voulait bien accepter l’idée, reconnaissant lui-même que sa barque offrait un sûr refuge. Mais une objection se présentait à son esprit, comme à celui de sa fille, d’ailleurs : aller se réfugier sur l’Aurore pendant que tout le monde, jeunes et vieux, hommes et femmes, s’employaient de toutes leurs forces et de tous leurs moyens à défendre la ville contre les Anglais, n’était-ce pas une désertion ? Au jugement de tout homme honnête l’objection valait tout son pesant de vérité. L’honneur commandait à tous les défenseurs de la place de rester sous la mitraille, à quelque catégorie qu’appartinssent ces défenseurs. Les services du capitaine étaient très utiles à l’ensemble de la communauté ; au surplus, les vieux devaient remplacer, là où requis, les jeunes qui étaient mis hors de combat, tués ou grièvement blessés. Quant à Louise, elle était non moins utile au sein des blessés. Dame Dumont elle-même pouvait se faire un point d’honneur de ne pas déserter, car les femmes valides qui n’avaient pas charge d’enfants en bas âge, de vieillards décrépits, de malades ou d’impotents devaient servir d’une façon ou de l’autre à la défense de la ville. Elles devaient veiller sur les blessés, préparer la nourriture des combattants, laver leur linge et le repasser, raccommoder les vêtements déchirés ou endommagés de quelque manière, bref accomplir toutes les tâches utiles et nécessaires.

Quelque sérieuse que fût l’objection, Olivier ne s’y arrêta point. Si, pour sauver la ville, ces trois êtres étaient absolument nécessaire, oui, ils devaient rester dans les murs et seconder les combattants. Mais, dans l’esprit d’Olivier, Louisbourg était perdue ; un jour ou l’autre la place se rendrait ; il ne voyait nulle force, nulle puissance — à moins d’un miracle inespéré — capable d’empêcher cette éventualité. Et non seulement Olivier Rambaud pensait ainsi, mais la plupart des chefs et des combattants partageaient cette pensée, au point que Duchambon lui-même avait songé à faire sortir de la place les femmes, les enfants et les vieillards. Mais où les diriger ? Comment veiller sur ces faibles gens sans défense ? Les confier aux Anglais ? Mais c’était les envoyer au massacre, à la boucherie bien plus vite et sûrement, tant on imaginait l’Anglais cruel et sanguinaire.

Olivier, appuyé par Aurèle, plaida si bien sa cause qu’il la gagna en peu de temps et finit par convaincre le capitaine qu’il pouvait sauver sa vie et celle des siens sans qu’il y eut désertion ou déshonneur. Il fit entendre qu’en de telles circonstances chaque individu était maître de sa vie, qu’il lui incombait de la protéger par tous les moyens. Il ne fallait compter sur personne, sur les chefs moins que sur d’autres. Si, enfin, le vieux marin aimait vraiment sa femme et sa fille, lui, comme chef de famille, devait prendre et garder la responsabilité de ces deux vies humaines ; là était son unique devoir de citoyen et de chrétien. Quant à Louise, sa jeunesse lui commandait d’accompagner ses vieux parents et de veiller sur eux. Le seul et unique devoir pour elle était là.

Soit, chacun ferait son devoir. Pourtant, après l’objection vaincue, restait à vaincre un obstacle, un obstacle matériel et non des moindres. Comment sortirait-on de la ville ?

La place n’avait qu’une seule issue, le pont-levis. Pour prévenir la désertion des soldats, cette issue était gardée nuit et jour par de jeunes officiers dévoués à Duchambon et à Bigot. Qui eût tenté d’approcher le pont-levis pour l’abaisser aurait été abattu à l’instant. Donc, impossible de sortir de la ville.

Mais là encore Olivier renversait l’obstacle comme il avait détruit l’objection : grâce à l’appui d’un ami, fonctionnaire influent, il s’engageait à faire sortir de la ville assiégée le capitaine, sa femme et sa fille.

Et non seulement, ajoutait le jeune homme, vous mettez votre vie à l’abri, mais encore vous pourrez sauver votre mobilier en le transportant sur votre bateau. Vous n’allez pas croire, j’imagine, que les Anglais rebâtiront votre maison, vous paieront en argent la valeur de vos meubles brisés ou brûlés ou les remplaceront par des neufs. Nous devons défendre et protéger nos biens comme nous défendons nos vies, par tous les moyens possibles.

Une fois la décision prise, on convainc qu’il fallait agir tout de suite, une catastrophe irréparable pouvant se produire à tout moment. C’est pourquoi Olivier se rendit immédiatement chez son ami, qu’il trouva en conférence avec des officiers. Il obtint sans difficulté la permission et toutes les facilités voulues pour faire sortir ses amis de la place. Et cette nuit-là même afin de profiter de l’opaque obscurité qui régnait sous un ciel couvert de nuages, une charrette, tirée par un cheval de trait, transporta le pêcheur et les deux femmes à la crique où était ancrée l’Aurore. Du même coup on avait emporté presque toute la lingerie de la maison. La nuit suivante, à la faveur de la même obscurité, tout le mobilier fut transporté à la crique. Max resta avec le capitaine pour l’aider à construire un radeau et à faire le chargement des meubles sur la barque. Il fallut trois jours aux deux hommes pour mener à bien cette besogne. Enfin, la petite famille se trouva installée assez commodément sur la barque, où elle pouvait vivre en toute tranquillité.

Olivier avait été bien avisé de mettre ainsi en sécurité Louise et ses parents, car cinq jours, après il ne restait plus de la maison du capitaine qu’un amas informe de pierres.

Et à mesure que le siège se prolongeait Louisbourg devenait ruines et décombres. Ses murailles elles-mêmes, ne résistaient pas au choc des boulets de fer et elles s’affaissaient peu à peu. On manquait de matériaux pour les réparer, et l’on était réduit aux expédients les plus invraisemblables. Les chefs s’obstinaient toujours dans leur refus de lancer la garnison contre les postes ennemis, dernière chance de salut.

Duchambon et Bigot, avec leur entourage, préparaient en secret les termes d’une capitulation. Malgré les précautions prises à ce sujet, Olivier Rambaud avait pu obtenir certains renseignements qui ne lui laissèrent aucun doute sur les événements prochains.

Un soir, accompagné de Max, qui était revenu à la ville pour reprendre son poste de combat et trois jours, justement, avant la reddition de la ville, Olivier vint rendre visite à ses amis réfugiés sur la barque de pêche.

On était là depuis un mois déjà, un mois qui avait paru bien long aux trois réfugiés. L’existence, dans cette anse solitaire, n’était pas très gaie. Sans nouvelles, ou à peu près, de la ville et de ses habitants, continuellement tenus en émoi par les bruits de la guerre, les lueurs d’incendies, le fracas des canons que les échos, parmi ces bois et ces rochers, semblaient grossir, les trois réfugiés vivaient dans une inquiétude pire que celle qu’ils avaient éprouvée dans l’enceinte de la forteresse. Ils s’inquiétaient d’Aurèle, d’Olivier, et aussi des événements proches ou lointains qui décideraient de la bonne ou de la mauvaise fortune. Cette inquiétude se faisait d’autant plus intolérable que les occupations régulières et quotidiennes leur manquaient.

Olivier trouva Louise amaigrie et pâlie, avec un sourire chargé d’amertume, des yeux pleins de tristesse, une voix dont le timbre clair ne résonnait plus comme autrefois, mais avec un accent étouffé et morne. Louise avait tout l’air d’une malade en convalescence. Et puis, il y avait plus de quinze jours qu’Olivier n’était pas venu, et l’angoisse l’avait à demi tuée. À la vue du jeune homme, si réservée qu’elle fût d’ordinaire, elle ne put, dans sa joie s’empêcher de courir à lui et de se jeter dans ses bras. Elle l’embrassa longuement, le pressa sur elle, le tenant enlacé, comme une mère enlaçait son enfant dont on va la séparer. On eût dit qu’il y avait chez Louise, à cette minute, le pressentiment d’une séparation prochaine d’avec celui qu’elle aimait, et à cette seule pensée il lui semblait que son cœur se brisait.

Pendant que Louise, heureuse, étreignait son fiancé, elle ne songeait guère au compagnon d’Olivier, Max, à qui elle devait aussi quelques marques d’affection pour le dévouement avec lequel il aimait à servir ses parents ; chacun, d’ailleurs, le considérait comme un membre de la famille. Pour lui, paroles d’amitié, marques d’affection, n’avaient aucun sens ; comme tous ces congénères il ignorait les usages des blancs, ou, les connaissant, dédaignait de les pratiquer. Que lui importaient ces lois conventionnelles qui vous font exprimer des paroles d’accueil et de politesse, vous invitent à des gestes de courtoisie, à des manifestations d’amitié dans les revoirs, font tendre les mains en des poignées de bienvenue ou rapprochent les bouches en des baisers d’adieu ! Tout cela pour l’Indien de la comédie pure ; tout cela diminuait la dignité de l’homme. À quoi bon toutes ces paroles inutiles, ces salutations, ces simagrées, toujours les mêmes ! Bah !… Donc, comme à son habitude, il évita de saluer les gens qui le recevaient toujours avec une grande gentillesse. Il alla s’asseoir par terre, dans un coin sombre, le dos appuyé au mur, les yeux fixés sur les mocassins qui chaussaient ses pieds. Il était vêtu, comme toujours, de sa tunique et de sa culotte de peau de cerf, sans autre vêtement. Ni chapeau ni casque ne couvrait sa tête. Dès la venue du printemps, il enlevait son bonnet de castor pour ne le reprendre qu’au commencement de l’hiver suivant. Il demeurait tête nue, avec ses longs et beaux cheveux noirs flottant sur ses épaules…

Après l’étreinte des deux fiancés et les salutations d’usage, Olivier fut assailli de questions. Le siège, comment cela se passait-il ? Et les Anglais, faisaient-ils des progrès ? Avait-on l’espoir de sauver la ville ? Louisbourg allait-il tenir ou tomber ? Et Aurèle, oui, Aurèle ? Oh ! on ne l’oubliait pas, allez. Mais pourquoi n’avait-il pas accompagné Olivier ? on aurait tant aimé la voir.

Ici, Olivier dut expliquer avec beaucoup de précautions qu’Aurèle, deux jours auparavant, avait été légèrement blessé à une jambe par un boulet qui avait ricoché. Il marchait avec peine, et c’est pourquoi il n’avait pu venir. Mais la blessure n’était pas grave, une affaire de quatre ou cinq jours au plus. Puis Aurèle se retrouverait aussi ingambe qu’avant. Il ne fallait donc pas s’alarmer pour si peu.

Olivier, ensuite, se mit à parler de la ville. Louisbourg devenait un monceau de ruines. La population se décourageait. Les combattants se montraient toujours très mécontents, défendant la place avec une mollesse, un mauvais vouloir qui trahissait la haine qu’ils nourrissaient contre les chefs. Et puis les munitions diminuaient rapidement, surtout depuis qu’une casemate avait sauté. Pour le pire, un dépôt de provisions de bouche venait d’être anéanti par le feu, ce soir même, un peu avant le coucher du soleil. Aussi on n’était pas loin du jour où l’on manquerait de vivres. L’eau potable aussi était sur le point de manquer. Quant aux murailles qui protégeaient la ville, elles n’étaient plus que décombres, il n’en restait que quelques pans qui chancelaient à chaque coup de canon que tiraient les Anglais. Deux bastions, la veille, avaient été complètement détruits. Et puis, on avait sur les bras un tas de blessés… Les morts étaient nombreux depuis quelques jours. Maintenant les assiégés vivaient, à vrai dire, dans une panique qui finirait par mener à la catastrophe finale.

Olivier conclut ainsi ;

— Il paraît décidé qu’une capitulation sera offerte aux assiégeants ; le commandant et son état-major en préparent les termes.

— Je me doutais bien, dit le capitaine sur un ton indigné, que ces gueux en viendraient à cette extrémité. Voilà ce que c’est que d’avoir des poltrons pour chefs. Mes amis, je vous le dis carrément, on ne vaut pas cher quand on est réduit à capituler par sa propre faute.

— Cela est certain, reprit Olivier. Mais qu’y pouvons-nous, vous et moi ? Il nous faut nous soumettre à notre destin, heureux ou malheureux. Nous ne pouvons échapper aux désastres ni aux malheurs où nous entraînent les fautes de ceux qui nous dirigent. C’est là l’histoire de tous les peuples de la terre. Il y aura toujours cent braves pour payer de leur vie la faute d’un poltron ou d’un traître. Quel peuple, plus que le peuple de France, a dû payer pour les fautes, les erreurs ou les crimes de ses rois ? Je n’en connais point. Si nos chefs ont commis des erreurs de tactique ou de stratégie dans la défense de notre place, n’allons pas souhaiter qu’ils continuent dans ces mêmes erreurs. S’ils refusaient de capituler, à l’heure qu’il est ce serait non seulement une erreur, mais aussi un crime. Naturellement, j’entends qu’il nous soit donné une capitulation honorable.

— Oh ! une capitulation honorable… sourit ironiquement le capitaine. Qu’est-ce que cela veut dire ? Capituler, mon garçon, veut dire se rendre à l’ennemi, abandonner la lutte, poser les armes. Cela veut dire qu’on se sait battus et que, par conséquent, on ne vaut pas cher ; et quand on ne vaut pas cher de sang et du cœur ou de courage, autant dire qu’on ne vaut rien du tout, Bah ! une capitulation honorable… Moi, mon garçon, on ne me prend pas aisément avec ces belles paroles. Je connais le goût du mauvais beurre. J’ai passé par là, et je sais ce que sont les Anglais. Au temps où je naviguais avec mon vieux père, il est arrivé bien des fois où nous dûmes nous frotter aux Anglais, et en pleine mer encore, et un contre vingt. J’entends toujours la voix tonnante de mon père dans le vacarme des abordages : — « Les Français ne se rendent jamais, ou s’ils se rendent, ce n’est que comme cadavres ! » — Et c’est bien ainsi que s’est rendu mon père. Alors, je dis que la défense d’une ville est comme celle d’un navire : on ne la rend que quand on est à bout de tous moyens de défense.

— En ce cas, capitaine, soyez tranquille, nous en sommes à cette extrémité à Louisbourg ; tous les moyens de défense sont épuisés ou sur le point de l’être. Bientôt, demain peut-être, nous allons manquer de tout même de défenseurs. Songez que nous comptons déjà cent quarante morts et plus de trois cents blessés. Parmi ceux-ci, une trentaine sont mutilés, et des jeunes hommes pour le pire, qui dorénavant se trouveront incapables de gagner leur subsistance, les édifices et les habitations sont pour plus de moitié des ruines totales, et ce qui reste debout chancelle sur ses bases. Si donc nous voulions nous obstiner à tenir tête à l’ennemi, je suis certain qu’il ne resterait âme qui vive de la population, ni pierre sur pierre de la forteresse.

— S’il en est ainsi, il faut bien se soumettre, concéda enfin le capitaine. Mais alors nous, qu’allons-nous devenir ? demanda-t-il avec une inquiétude manifeste.

— Je n’en sais rien, répondit Olivier. Certes, nous allons demander les honneurs de la guerre. Reste à savoir ce que vont chanter les Anglais.

— Oui, il ne faut pas oublier que ces sacrés Anglais seront les premiers à avoir leur mot à dire là-dedans.

— Rien de plus certain. Aussi, nous voyons-nous sur la voie d’événements que nous ne pouvons prévoir qu’en partie, et dont l’issue pourrait bien nous apporter des surprises.

— Et vous autres, Aurèle et toi, que pensez-vous de faire ?

— Nous ne pouvons qu’obéir à nos chefs en attendant les événements décisifs, et, quoi qu’il arrive, nous nous préparons à affronter le pire, Aurèle et moi. Ces circonstances sont trop graves pour nous faire des illusions et dorer l’avenir. Mais nous avons surtout pensé à vous…

Le jeune homme s’interrompit pour regarder Louise longuement, mais d’un regard inquiet. Elle lui sourit tristement. Il continua, ramenant ses yeux sur le vieux pêcheur :

— Nous avons convenu d’un plan à votre sujet, et c’est pour vous soumettre ce plan que je suis venu ce soir.

— Quel plan ? fit le capitaine sur un ton quelque peu méfiant.

— Il est très simple, quoiqu’il offre quelque danger. Mais je vous connais, capitaine, et je connais votre navire… À d’autres j’hésiterais à donner ce conseil.

— Voyons ton conseil, mon garçon, dit le vieux, flatté par les paroles de son futur gendre.

— Fuir Louisbourg, capitaine… fuir au plus tôt, dès la nuit prochaine, si la nuit est propice. Fuir sur votre bateau. Comprenez-vous que, en cas de désastre pour les habitants de la ville, c’est votre seule chance de salut ?

— Fuir… grommela le vieux marin en fronçant le sourcil. Et où aller ?

— Nous avons pensé à l’île Saint-Jean, où vous trouveriez un asile sûr.

Le vieux ne répondit pas tout de suite. Il alluma sa pipe et demeura pensif, le visage légèrement contracté. La fuite ou la désertion n’avait pas chez lui le goût bien sucré. Déjà, depuis plus d’un mois, sa conscience lui reprochait d’avoir quitté la ville. Était-il homme à abandonner son navire et son équipage dans la tempête ? Non, non. Il avait trop de fierté. Alors, pourquoi avait-il abandonné sa ville, dans la tourmente où il semblait qu’elle allait périr ? Pourquoi avait-il abandonné ses concitoyens, ses amis, ses frères presque ? Oh ! si c’était à refaire… D’ailleurs, s’il avait lâché, cela avait été bien malgré lui ; il avait voulu faire plaisir à son fils, à son gendre, et aussi pour savoir sa femme et sa fille à l’abri des malheurs, oui, mais lorsqu’on défend son pays, sa patrie, a-t-on une femme ? a-t-on des enfants ?

Durant un mois le capitaine s’était de la sorte martelé l’esprit, et voici qu’on venait lui proposer une nouvelle lâcheté. Ah bien ! non. Pas celle-là. C’en était assez de l’autre. Pour un peu il allait rentrer à Louisbourg…

Louise crut deviner ce qui se passait sous ce crâne blanchi à travers les ouragans de la mer, et elle voulut émettre tout de suite son avis, sachant la confiance que son père avait en elle.

— Je pense, père, qu’Olivier et Aurèle ont eu une très bonne idée. Voilà un conseil que nous ne saurions mal accueillir…

— Je suis du même avis, dit la mère à son tour. Il faut s’attendre aux pires calamités, si les Anglais s’emparent de Louisbourg ou en deviennent les maîtres par la capitulation. Alors, maîtres du pays tout entier, ne finiront-ils pas par nous découvrir ici ? Et puis, nous ne pouvons pas vivre indéfiniment dans cette anse solitaire. Lorsque nos provisions seront épuisées, il faudra bien nous rendre à la ville pour les renouveler. Qu’arrivera-t-il alors ? D’une manière ou d’une autre, nous ne sommes plus en sûreté ici.

Le capitaine releva la tête et, s’adressant à Olivier :

— Tu as nommé l’île Saint-Jean, dit-il. Crois-tu que ce serait pour nous le meilleur et le plus sûr refuge ?

— Je ne veux rien affirmer, mais je ne vois pas d’autre endroit dans nos parages. À moins que vous ne préfériez le Canada… Le choix que nous avons fait de l’île Saint-Jean ne vient pas de moi ni d’Aurèle, c’est Max qui l’a nommée et il doit s’y connaître. N’est-ce pas, Max ?

— Hun ! hun !… fit l’Indien en secouant la tête affirmativement. Il ajouta avec une conviction très forte :

— L’île Sant-Jean est un bon pays. Belles forêts, gibier abondant, longues rivières, grands lacs, beaux pâturages. Des frères blancs sont là, heureux et dans l’abondance.

Max regardait Louise en parlant ainsi. Il semblait lui demander son approbation. Et Louise l’approuva.

— Je crois que Max dit la vérité, reprit la jeune fille. Et cette île Saint-Jean, que je ne connais que de nom, savez-vous, père, qu’elle m’attire déjà ? J’ai comme un pressentiment que là seulement est notre salut.

— Comme Louise, reprit Olivier, je ne connais que le nom de cette île. Mais j’ai entendu des gens en parler avec avantage. On m’a assuré qu’il s’y trouve, ainsi que le dit Max, plusieurs familles acadiennes, venues pour la plupart de Port-Royal et de ses environs, qui ne pouvaient souffrir la domination des Anglais. On dit que ces gens prospèrent rapidement dans une tranquillité et une paix parfaites.

Le capitaine secouait la tête et n’avait pas l’air convaincu. Olivier poursuivit :

— Je suis certain, capitaine, que vous trouverez là toute la sécurité possible en attendant que l’orage qui passe sur nous se soit éloigné. Si, par hasard, il arrive que nous décidions de tenir tête à l’ennemi et de ne pas capituler, et que nous réussissions à sauver le pays de la conquête, vous n’auriez qu’à revenir et à vous remettre à la pêche. Si, d’un autre côté, nous posons les armes et rendons la ville, comme tout le fait présager actuellement, vous serez là-bas à l’abri des risques de la capitulation. Aurèle et moi, bien entendu, nous resterons avec la garnison jusqu’au bout. En cas de reddition de la place, nous vous rejoindrons à l’île Saint-Jean.

— Et Max, demanda le capitaine, que va-t-on en faire ?

— J’ai amené Max tout exprès, certain que j’étais que vous accepteriez notre plan, parce qu’il est compris que Max vous accompagne pour vous aider à la manœuvre en mer et, là-bas, pour vous servir de guide et de serviteur. Max vous est dévoué et vous pouvez vous fier à lui. N’est-ce pas, Max ?

L’indien fit un geste qui signifiait clairement qu’on pouvait compter sur lui. Louise, qui l’observait, croyait percevoir sur ses traits cuivrés l’expression d’une grande joie.

En vérité, l’Indien se réjouissait intérieurement. Si le capitaine acceptait le plan proposé, Louise serait peut-être pour à jamais séparée de son fiancé, et Max, dès lors, saurait mettre à profit cette occasion pour faire sa conquête. Max était loin d’être désintéressé dans cette affaire, car il aimait Louise en secret et ne souhaitait que la disparition du fiancé pour se mettre à sa place. Il avait donc, croyait-il, tout intérêt à donner son appui au projet d’Olivier. Tout de même, une inquiétude pesait sur son esprit : sachant le capitaine joliment têtu, il craignait de le voir rejeter le projet.

Or, en observant la physionomie du pêcheur, à ce moment précis, on n’aurait osé faire de pronostics sur ses décisions prochaines. Il pensait durement et profondément. Pas de doute qu’une âpre lutte se livrait dans son esprit. Silencieux et paupières closes, il tirait avec force de sa pipe éteinte d’imaginaires bouffées. Il lui fallut un long moment pour prendre une décision, et chacun des personnages présents eut grand soin de ne pas troubler les réflexions du vieux en observant un silence complet. On savait que le vieux pêcheur aimait à prendre son temps avant de décider de telle ou telle chose ; mais on n’ignorait pas, d’un autre côté, qu’il faisait vite ce qu’une fois il avait décidé. On ne fut ni trompé ni désappointé. Tout à coup le capitaine proféra sur un ton résolu, et en promenant son regard clair sur ceux qui l’entouraient :

— Mes amis, demain, dans la nuit, si le temps est favorable et s’il fait bon vent, nous filerons avec l’Aurore.

Tout le monde respira d’aise, une joie brilla dans tous les yeux, comme si l’on venait d’échapper à un grand danger.

Mais il en avait durement coûté au vieux marin de prendre cette décision, tant il croyait encore que cette fuite vers une autre terre, équivaudrait à une désertion. Ancré dans son sang restait ce rude honneur du marin qui lui commande de n’abandonner son navire en détresse que le dernier. Oh ! s’il n’y avait eu que de son propre sort à décider… Mais il avait sa femme et sa fille, et il finissait par admettre que son premier devoir était de mettre ces deux faibles femmes, suivant que les circonstances le pouvaient permettre, à l’abri des malheurs qui les menaçaient… Or la notion de ce devoir et son amour pour ces deux êtres chers achevaient de faire taire ses scrupules. Il y avait en outre, chez le marin, pour renforcer sa décision, ce désir ardent, cette soif de lancer son navire dans le vent. L’inactivité dans laquelle il avait vécu pendant de longs mois lui faisait mal, et ce mal empirait de jour en jour, depuis que les Anglais étaient là et lui barraient le chemin de la mer. Ah ! combien de temps encore allait-il moisir dans cette crique étroite où il étouffait ? Depuis plusieurs jours déjà cette question lui revenait et le tourmentait. Enfin, convaincu qu’il fallait partir, le plaisir de se remettre à la voile, de filer sur la mer, malgré certains risques que le projet entraînait avec lui, et l’idée qu’il pourrait faire la nique aux Anglais le rendirent tout joyeux. Il se mit à rire.

— Oui, mes bons amis, reprit-il sur un ton confiant, demain soir nous prendrons la mer. Oh ! qu’on me donne seulement un peu de bon vent, et je défie bien les Anglais de me rattraper.

Ah ! oui, les Anglais… C’était là le plus gros risque à courir. On ne pouvait gagner la haute mer sans passer sous leur nez. Le jour, c’eût été une folie. Mais, par une nuit très obscure, le risque est moins gros. Et du moment qu’on pourrait sortir du port sans anicroche… Après, on s’en moquerait joliment. Le capitaine avait la certitude qu’aucun navire de la flotte de Warren ne pourrait suivre l’Aurore sous le vent et lui donner la chasse.

Allons ! c’était chose décidée, et chez le capitaine c’était comme chose faite.

Olivier, content du succès de sa mission et à peu près rassuré sur le sort de sa fiancée, fit ses adieux, embrassa longuement Louise et s’en alla, laissant Max sur la barque de pêche. L’Indien, alors, éprouva une joie surhumaine, mais une joie que personne ne pouvait percevoir ou deviner, tant l’impassibilité de tout son être demeurait impénétrable. Intérieurement il triomphait. Pour lui, Olivier ne comptait plus : ou il tomberait dans les combats futurs, ou les Anglais le feraient disparaître. Dès lors, Louise, qu’il aimait depuis si longtemps et qu’il désirait pour femme, lui appartiendrait.

♦     ♦

Si, après décision prise, un reste de scrupule s’était manifesté chez le capitaine, ce reste n’aurait pu subsister longtemps à la seule pensée que les Anglais, une fois devenus maîtres de Louisbourg, ne manqueraient pas de saisir les barques des pêcheurs, soit pour les détruire, soit pour les faire servir à leurs propres besoins. Perdre sa barque, c’était pour le capitaine un coup plus dur que la perte de sa maison. D’ailleurs, c’était tout ce qui lui restait de biens, son bateau, avec les quelques milliers d’écus qu’il avait soigneusement entassés dans un coffre de chêne lamé de fer et cadenassé.

Sans doute, avec ses écus il aurait pu, à la rigueur, faire construire un bateau, eut-il perdu l’Aurore. Mais, en y songeant, il lui semblait que nul autre bateau au monde ne pourrait remplacer l’Aurore. Ah ! non, il ne fallait pas que l’Aurore lui fût prise par les Anglais ! Autant valait perdre sa vie. Mais on ne la lui prendrait pas, sa barque, sa bonne et chère barque, il la sauverait… il la sauverait même à la barbe des Anglais. On allait bien voir…

De fait, la nuit suivante, l’Aurore se glissait doucement hors de la crique, suivant un étroit et sinueux canal qui aboutissait au bassin du port, franchissait le bassin, enfilait le goulet et piquait vers la mer. Là, sur l’océan, un grand vent soufflait du sud-est, tout juste le vent qu’il fallait. Et la nuit était noire, aussi noire qu’il était possible, sous un ciel chargé de nuages. Quelquefois une rafale apportait une pluie fine, étendant une sorte de brouillard qui vous coupait la vue pendant quelques instants. D’autres fois c’étaient des grêlons qui claquaient contre les voiles ou crépitaient sur le pont du bateau. Quoi ! un vrai bon temps pour se tirer des Anglais. Avec ça que la mer rugissait au large : on l’entendait du fond du goulet. Un rugissement qui couvrait tous les bruits de la terre.

Seulement, là, dans le goulet du port, il convenait d’y aller avec circonspection. Il y faisait un noir d’encre. Mais le capitaine connaissait son chemin par cœur et pouvait y aller d’une marche sûre. À vrai dire, il n’y avait que la mer à redouter, cette mer déchaînée et qui grondait là-bas de terrible façon. Allons donc ! est-ce que la « furieuse » avait jamais inquiété le vieux marin ? Il la connaissait si bien ; il savait depuis longtemps comment la prendre dans ses plus méchantes humeurs. Et l’Aurore aussi en avait une bonne connaissance, sans compter qu’elle était souple et vive, savait se prêter à tous les vents et pouvait se rire de toutes les tempêtes. Ah ! la bonne et forte confiance qu’elle inspirait à son patron ! Lui tenait la barre avec autant d’aise qu’il tenait sa pipe entre ses dents, la main sûre, le coup d’œil juste. D’une voix nette et haute, il commandait la manœuvre, ses ordres étaient d’une précision remarquable… Il était connu pour sa parfaite connaissance de la manœuvre comme de la mer. Jamais par sa faute son équipage n’avait fait un geste inutile, commis une erreur, s’ingéniant à tout prévoir pour ne pas être contraint de remédier aux fautes commises. Quelque temps qu’il fît, il était et restait maître absolu de son navire.

Et puis, cette nuit-là, le capitaine avait pour le seconder un garçon qui n’était pas sans mérite, bien au contraire. Max, en premier lieu, était vaillant, courageux et d’une bravoure reconnue. Il ne connaissait pas la peur et la peur n’avait aucune prise sur lui. La mer déchaînée et rugissante ou la forêt impénétrable et sombre faisait ses délices. Sur la mer ou dans la forêt il était chez lui et, comme on dit, il se trouvait dans son élément. Max naviguait depuis l’âge de dix ans, il en avait vingt-deux maintenant. Pendant ces douze années il avait acquis une bonne expérience de la mer.

Le capitaine n’oubliait pas la circonstance dans laquelle il s’était attaché ce jeune sauvage. Un matin, l’Aurore venait de prendre la mer pour gagner les bancs de Terre-Neuve ; c’était son premier voyage de la saison. Le patron n’avait avec lui que deux matelots de peu d’expérience et son tout jeune fils Aurèle. Le gamin, qui aimait à fureter dans tous les coins, avait découvert, dissimulé sous un tas de filets, un jeune sauvage à peu près de son âge. Ce sauvage lui souriait d’un air timide et paraissait l’implorer de ne pas dévoiler sa présence au patron… pas maintenant du moins. Plus tard, lorsqu’on serait en pleine mer, qu’on ne verrait plus la terre, alors que le patron ne serait pas tenté de rebrousser chemin pour débarquer son rat de cale… Mais Aurèle connaissait ce galopin des bois pour avoir fréquenté l’école avec lui. C’était Max. Tout heureux de trouver à bord un compagnon de son âge et une ancienne connaissance par surcroît, Aurèle appela son père pour lui montrer sa découverte. Le marin connaissait aussi le jeune Micmac.

— Tiens, tiens, fit-il sans trop de surprise. Et où vas-tu comme ça, mon garçon ?

Le Jeune sauvage ne parut pas pris au dépourvu. Il répondit qu’il voulait faire un pêcheur et qu’il aimait la mer autant que les bois.

Le capitaine le garda. De ce moment, Max pêcha l’été, chassa l’hiver, et devint aussi bon marin qu’excellent chasseur.

À lui seul Max valait deux matelots, et l’on savait qu’il pourrait, cette nuit-là, suffire à la manœuvre. Vigilant et infatigable, paraissant doué du don d’ubiquité, il était partout et surveillait toutes choses. Très souvent il prévoyait ou devinait les ordres du patron, et à l’instant il exécutait la manœuvre avec la plus grande précision. C’était une faculté très précieuse pour le maître du bateau, surtout en cette nuit et alors qu’on était à portée de voix des vaisseaux ennemis. Car un ordre donné à voix haute ne risquait-il pas d’être perçu par une vigie anglaise ? C’était à craindre. Et là encore le patron de l’Aurore s’y connaissait. Un autre marin, moins expérimenté, se fiant au bruit du vent dans la mâture et de la vague claquant contre les flancs du navire, aurait à son équipage clamé des ordres de toute la force de ses poumons, ne pouvant imaginer qu’à ce moment même une accalmie se produisait à une centaine de brasses de là, autour des navires ennemis. Or la voix, ayant franchi la zone du bruit, laissait tomber son écho, presque sonore, dans ce calme plus loin. Tout de suite l’ouïe attentive d’une vigie ou d’une sentinelle captait l’écho de cette voix humaine, et la barque en fuite était aperçue, suffisamment du moins pour devenir une cible sûre. Voilà donc pourquoi le capitaine se gardait autant que possible d’ordonner la manœuvre à voix haute, se fiant à Max. Et puis, dans les ténèbres qui régnaient sur le pont, il n’était pas facile au patron, de son banc de quart, de surveiller les agrès du navire. Mais sachant que l’Indien, qu’il ne pouvait pas voir, était là quelque part et surveillait toutes choses, il demeurait tranquille de ce côté. À cet instant, d’ailleurs, on n’était pas encore en mer. Le vent n’arrivait que par petites bourrasques qui n’incommodaient nullement la marche du bateau, et la vague était courte et faible, un peu languissante.

Mais chaque minute qui passait rapprochait sensiblement l’Aurore de la mer. Déjà on pouvait, à peu de distance, voir de nombreux falots se balancer en tous sens, et ces lumières permettaient de préciser assez bien la position des navires de guerre anglais. Le moment le plus critique allait s’offrir : car plus on approchait de la sortie du port ou de la bouche du goulet, plus on diminuait la distance entre l’Aurore et les vaisseaux ennemis. Le capitaine, alors, pouvait craindre que les vigies des bâtiments anglais ne perçussent la voilure haute et blanche de sa barque. Et il n’ignorait pas qu’un seul boulet de canon bien tiré pouvait causer un dégât irréparable. Quant à se voir barrer la route de la mer, cela ne lui paraissait pas possible. L’appareillage prendrait trop de temps à l’ennemi. L’Aurore aurait tout le loisir de prendre le vent de mer et de filer à toute course sur les flots mouvants. Et maintenant voici qu’on touchait presque à la tête du goulet. On pouvait de mieux en mieux entendre le grondement furieux des eaux bouleversées. La voilure s’enflait de moment en moment. La lame devenait plus forte, plus vive, plus haute. La barque oscillait plus rudement de bâbord à tribord, et, là, il semblait que les ténèbres de la nuit s’amincissaient, se dissipaient presque. L’écume blanchâtre des vagues qui battaient les digues et les jetées étendait une clarté diffuse sur la surface de la mer. De temps à autre, à cette étape du voyage, le capitaine pouvait apercevoir ou du moins distinguer la silhouette active de Max qui, fort habilement, manœuvrait cordages et voiles pour donner à la barque autant de vent qu’elle en pourrait avoir besoin à son entrée en mer. Car c’est là qu’on attendait de l’Aurore tout son savoir faire. C’est là que le danger devenait très menaçant ; car, là, on allait frôler, à bien dire, quelques-unes des frégates de la flotte anglaise.

— Voyons, se disait le capitaine en mordant sa pipe, encore trois cents brasses, et je fais la nique aux Anglais.

De moment en moment et à mesure que le grand vent donnait dans la voilure, le petit navire avançait plus rapidement. Il semblait faire des bonds en avant, des enjambées de géant, comme s’il avait hâte d’atteindre l’océan pour y prendre toute sa liberté d’allure. Il se sentait vraiment trop à l’étroit dans ce couloir ; il avait besoin de plus d’air, de plus d’espace et, comme l’oiseau de voler de toute la largeur de ses ailes.

Le même besoin tourmentait l’esprit du capitaine. Aussi, quelle joie débordante lorsqu’il put enfin voir la mer, toute la mer devant lui. Il la salua d’un sourire aussi large que sa barbe. Il eut pour cette vieille amie un regard long et attendri. Enfin, on se retrouvait après plus de cinq mois d’une séparation presque cruelle. Elle, démonstrative, bruyante — mais était-ce joie ou colère ? — dansait une ronde endiablée, une manière d’immense farandole, sautant, s’agitant, se trémoussant de toutes les façons et emplissant l’espace de puissantes clameurs. Lui la contemplait avec une douce sérénité. Il l’écoutait avec un plaisir nouveau. Et pour calmer ses emportements ou apaiser sa joie tapageuse, ainsi qu’il aurait fait d’une haquenée trop fringante, il eût d’une main paternelle caressé sa croups écumeuse.

Cependant, la joie du revoir ne faisait pas oublier au vieux pêcheur la présence des vaisseaux anglais. Il percevait assez nettement leurs silhouettes sombres et dansantes et estimait n’en être qu’à la portée du fusil.

Tout à coup, la barque parut se secouer, frémir dans toute sa carène, comme s’apprêtant à prendre un prodigieux élan dans le subit gonflement de ses voiles. Une vague de mer, venue en sourdine au long d’une digue, l’avait soudain prise au flanc, soulevée et sortie du goulet. Et voilà, enfin, qu’on avait traversé tout le bassin du port, franchi tout le couloir jusqu’à la nappe de l’océan, sans accident, sans avoir éveillé l’attention des sentinelles, des guetteurs ou des vigies. Et maintenant l’« Aurore » prenait la mer et pointait sa proue dans une direction opposée à celle des vaisseaux ennemis. Ce n’était pas encore tout à fait le salut, car on était encore à portée des canons anglais. Mais il ne serait pas long que l’« Aurore » aurait diminué, aboli cette portée. Déjà elle filait vivement, toutes voiles hautes et pleines, bondissant sur la crête des vagues mugissantes, inclinant avec aisance et grâce son flanc gauche sur le flot, caressant ou rude, selon l’humeur que le prenait. Et ce flot, comme irrité ou joyeux, lançait de temps en temps des flocons de mousse blanche au visage du capitaine agrippé à sa barre. Et lui humait cette mousse, douce et odorante comme une mousse de savon d’odeur. Son sourire heureux, alors, s’élargissait dans sa barbe mouillée et embaumée du parfum des sels et des plantes marines. Oh ! ces saveurs de la mer, ces arômes à nul autre pareil, quelle vigueur nouvelle elles mettaient dans son être ! Bon Dieu ! qu’il fumait bon sur les flots puissants et majestueux, dans ce vent qui soufflait dans les veines des voluptés sans pareilles, dans cette immensité tumultueuse d’une majesté incomparable. Le capitaine devenait tout frémissant de transports joyeux et d’enthousiasmes.

Lui aussi, maintenant, se trouvait dans tout son élément, comme Max l’était dans le sien. Et comme il aimait à entendre ce fracas de la mer démontée ! Il adorait ces ondoiements capricieux, longs, infinis presque, pareils à d’énormes reptiles prenant leurs ébats. Tout cela lui était si familier. Il couvait tout cela d’un regard clair et doux, avec une tendresse d’amant, un amour de père. À la vérité, il n’avait pas mieux contemplé ses enfants au berceau, quand, tout petits et tout roses, il les avait vus et regardés si souvent qui sommeillaient dans leur sourire d’ange. Quel tableau captivant ! Quelle image attendrissante ! Il se rappelait ces bons moments avec une émotion infinie et très douce. Mais là aussi, sur cette mer qui ne l’émouvait pas moins, s’offrait un tableau enchanteur. Ce n’était pourtant pas l’image sereine des doux sommeils d’enfants… Non. La mer cette nuit-là, prenait la physionomie d’une mégère furieuse ou d’une diablesse déchaînée. Mais il l’aimait quand même. Il l’aimait dans toutes ses folles ivresses, comme il l’adorait dans toutes ses gracieuses séductions. Il l’aimait avec ses colères, ses furies, ses rugissements de bête aux abois, ses hurlements, ses crachats d’écume. Il la chérissait dans sa force, sa puissance, son immensité. Il ne se lassait point d’écouter sa voix prodigieuse, qui semblait dominer et étouffer tous les bruits de l’univers entier. N’était-elle pas admirable, encore, avec ses montagnes d’eau roulantes sous leurs sommets blanchis, semblables à des pics neigeux qu’un torrent monstrueux et puissant aurait secoués, roulés, emportés dans une débandade éperdue ? Et ces abîmes qu’elle ouvrait pareils à des gueules de volcans… Ah ! non, non… il n’y avait au monde rien de plus beau, rien de plus magnifique, rien de plus passionnant. Comme le bon Dieu savait faire bien les choses !

Or, avec ces pensées, le capitaine tombait peu à peu dans une rêverie profonde qui l’entraînait bien loin des réalités de la vie.

Mais la finesse de son ouïe veillait. L’habitude lui faisait saisir tout bruit étranger au bruit de la mer. Et voilà qu’un certain grondement lui fit dresser l’oreille, un grondement qui ne ressemblait pas à celui de la mer…

À cet instant, Max passait près de là. Il dit sans s’émouvoir :

— Les Anglais tirent leurs canon sur l’Aurore… Voyez !

Il étendit une main dans la tempête, comme avec un geste de prophète antique.

Le capitaine tourna la tête du côté de la flotte ennemie. Il en voyait encore, mais plus distant, plus faible, le rayon des falots. Soudain, un long jet de flamme jaillit de l’un des navires, et, cette fois, le capitaine put saisir clairement le bruit du canon. Oui, l’Aurore venait d’être signalée. On tirait, sur elle. Bah ! la barque était hors de portée. Si les Anglais avaient des munitions de guerre à gaspiller, c’était leur affaire. Bonsoir, la compagnie ! Bonne nuit, les amis ! Nous autres, vous savez, on file par là.

Le capitaine riait doucement, tout seul à la barre. Max, ailleurs occupé à la manœuvre, était invisible.

Maintenant, on se trouvait en pleine mer… Les lumières dansantes des navires de guerre ne se voyaient plus. Ce qui dansait maintenant, c’était l’Aurore, prise dans un déchaînement de l’océan. Elle roulait, tanguait, montait, descendait, emportée dans une vraie frénésie sous la ruée des vagues immenses qui, à tout moment, s’abattaient sur le pont avec un bruit assourdissant. Pour ne pas être emporté par ces trombes d’eau qui se succédaient rapidement et roulaient les unes sur les autres, le capitaine avait passé sous ses aisselles un câble dont une extrémité était attachée au bastingage. Max, lui, ne portait pas de câble. Il parcourait le pont en tous sens, et d’un pied aussi sûr que s’il eût foulé les sentiers battus de la forêt, ne s’inquiétant nullement des énormes paquets d’eau qui tombait sur lui. Il avait l’air de se jouer des vagues, du vent au souffle de cyclone, de toutes les fureurs des éléments soulevés.

Tout en admirant ce sang-froid et cette tranquille audace de l’Indien, le capitaine lui disait à l’occasion :

— Gare à toi, Max ! Quelque vilaine vague te prendra sournoisement et t’emportera. Ne t’y fie pas trop !

Max haussait dédaigneusement les épaules et continuait à surveiller les agrès du bateau. Il avait dû carguer la grande voile, elle prenait trop de vent et couchait l’Aurore sur le flanc gauche. Alors, elle dérivait, se laissait balloter par les flots comme un jouet, déviait de sa route et perdait du temps. Maintenant, elle n’avait plus que sa misaine et sa brigantine, mais ainsi elle tenait mieux la vague et voguait encore à belle allure. Le capitaine poussait vers les îles de la Madeleine. Il voulait y faire escale pour se reposer un peu avant de mettre le cap sur l’île Saint-Jean. Et les deux femmes, en bas, elles non plus ne seraient fâchées, songeait-il, de mettre pied à terre après une telle nuit. Il n’avait aucune peine à s’imaginer leurs angoisses dans l’entrepont où, seules, elles se trouvaient enfermées.

Louise et sa mère, en vérité, n’étaient pas du tout à leur aise. C’était leur première initiation.

Toutes deux demeuraient assises dans un hamac qui, tout en obéissant assez bien aux mouvements parfois désordonnés du bateau, donnait par-ci par-là de très rudes coups. Accroché horizontalement et censé s’accorder avec le roulis, ce hamac, néanmoins, répondait mal aux avances du tangage. Souvent l’Aurore feignait de piquer du nez, dans quelque gouffre invisible qui s’ouvrait tout à coup sous sa carène, le hamac, chaque fois, inclinait vers la ligne verticale. Les deux femmes jetaient une clameur d’épouvante, elles se croyaient perdues. Mais aussitôt avec une énergie désespérée, elles s’agrippaient aux courroies qui pendaient du plafond, et, souvent aussi, peu s’en fallait qu’elles ne roulassent sur le plancher. À tout moment, elles étaient contraintes à de véritables acrobaties, dont elles n’avaient pas l’habitude et qui brisaient leurs nerfs. Avec quel allègement soupiraient-elles, dès que le bateau retrouvait son équilibre et son aplomb. Malheureusement, ces moments de détente ne duraient pas, et l’« l’Aurore » se remettait à faire des plongeons inquiétants.

Torturées de corps et d’esprit, les pauvres femmes ne savaient plus de quelle façon implorer Dieu, la Vierge et les saints du ciel de les sortir, saines et sauves, de cette tourmente. Si elles ne voyaient pas la mer affreuse qu’il faisait, du moins l’entendaient-elles rugir à souhait. Et le choc incessant des vagues, d’une violence telle qu’on eût dit des coups de massue sur la tête. À gauche, à droite, sous elles, c’étaient comme des roulements de tonnerre qui passaient et repassaient. Tantôt un sifflement lugubre traversait une seconde d’accalmie ou de silence relatif ; tantôt c’était un long et sinistre craquement à l’instant où une vague, plus lourde, plus furieuse, survenait et soulevait le bateau pour le laisser tomber la seconde d’après, dans quelque trou profond. Les deux femmes ne pouvaient retenir de hauts cris d’effroi, croyant qu’elles s’enfonçaient dans un abîme.

Par instants, dans leurs crises d’effroi, elles se serraient l’une contre l’autre, s’étreignaient avec force, s’embrassaient et semblaient se dire un éternel adieu, comme si elles avaient eu le sentiment d’une mort prochaine.

Une lampe de fer, solidement fixée au plafond, éclairait l’entrepont d’une lumière blafarde et tremblotante qui faisait mine de s’éteindre à tout moment… C’était un autre supplice pour les deux femmes de songer que, tout à coup, elles pouvaient se trouver dans une complète obscurité ; car alors leurs émois et leurs frayeurs eussent été cent fois pires.

Lorsqu’il se faisait comme un semblant d’accalmie, elles échangeaient quelques paroles. Une fois, la mère avait demandé :

— Mais ton père, Louise, que penses-tu qu’il fasse sur le pont ?

Louise essaya de sourire à cette question naïve. Elle répondit :

— Mais… pauvre maman, il conduit, son navire. À quoi d’autre voulez-vous qu’il s’occupe, je vous le demande.

— Je sais bien. Tout de même, je trouve étrange qu’on ne l’entende point.

— Comment voulez-vous l’entendre dans ce vacarme de la mer ?

— Et Max… penses-tu qu’il est là aussi ?

— Mais sans doute, chère mère. Vous savez bien que Max est toujours là.

— Qu’en pouvons nous savoir au juste ! Ne sais-tu pas qu’une mauvaise lame de mer pourrait l’emporter ? Un accident, un malheur arrive si vite….

Louise, loin d’être tranquille elle-même, essayait de rassurer sa mère. Car elle subissait la même angoisse, s’abandonnait aux mêmes effrois, se tourmentait des mêmes inquiétudes. Un heurt de vague plus dur, un craquement plus net de la carène, un plongeon plus accentué du navire lui arrachait un cri de peur. Elle avait beau prendre sur elle, se dire forte, mettre toute sa confiance en Dieu qu’elle ne cessait d’invoquer mentalement, ses nerfs sensibles ne résistaient pas aux secousses. Et la mère imitait la fille. Elle répétait à tout bout de champ :

— Jésus Seigneur ! Jésus Seigneur ! affreux voyage ! Aura-t-il jamais une fin ?

Elle en était à regretter la petite anse solitaire de Louisbourg, les Anglais qui assiégeaient la ville, même les boulets de fer qui avaient détruit sa maison.

Et leur torture allait croissant de minute en minute. Comme elles ne pouvaient entendre les deux hommes sur le pont, elles commençaient à penser que la mer les avait arrachés du navire, et que, maintenant, l’« Aurore » s’en allait follement à l’aventure, vers des récifs où elle se briserait en miettes. Dans leur esprit, de plus en plus affolé, elles faisaient toutes espèces de suppositions, même les plus invraisemblables, imaginant les pires catastrophes. Lorsqu’un paquet de mer s’abattait sur le pont avec un bruit de tonnerre, elles croyaient que c’étaient les mâts qui s’écrasaient cassés par le vent. Il n’en fallait pas davantage pour leur faire imaginer l’Aurore, sans voiles ni mâture, devenu le jouet des flots enragés. Et elles se voyaient seules sur ce bateau qui prenait la proportion d’une noix dans cette immensité en démence. Et cette noix était secouée en tous sens, soulevée, ballottée, poussée en des abîmes vertigineux, puis remontée, élevée vers des hauteurs inconnues, portée de sommets en sommets, et, une fois encore, plongée brutalement dans des trous sans fond…

Leur martyre eut une fin au point du jour, lorsque la tempête parut donner des signes de fatigue et se calma peu à peu. La mer était encore trop grosse pour leur permettre de monter sur le pont où les poussaient la curiosité et une inquiétude facile à comprendre. Tous de même, comme elles se sentaient soulagées ! Elles remercièrent le ciel de leur apporter cette détente dans le salut.

Vers les huit heures, comme la mer s’apaisait un peu, le capitaine confia la barre à l’Indien et descendit rendre visite aux deux femmes. On prit une légère collation de pain, de fromage et du vin. Puis le capitaine remonta à son poste, apportant à Max un petit panier de provisions qu’il se mit à dévorer. Oh ! on avait passé une rude nuit, et l’appétit s’en trouvait rudement grossi.

À trois heures de relevée, on était en vue des îles de la Madeleine. Le vent étant tombé, l’Aurore n’avançait plus que lentement, si lentement qu’il faisait pleine nuit quand on aborda la côte. On ne mit pied à terre que le lendemain.


♦     ♦


Deux jours après le départ de l’Aurore et de ses passagers, Louisbourg capitulait. Quelque temps après, les soldats de la garnison et les habitants de la ville étaient embarqués sur les navires anglais et transportés en France. Aurèle et Olivier firent bien des tentatives pour échapper à cette déportation et essayer de gagner l’île Saint-Jean ; mais les Anglais, jaloux de leur prise, ne leur en laissèrent point l’avantage.

— Allons ! courage tout de même, disait Olivier à Aurèle désespéré. Nous reviendrons, cher Aurèle, nous reviendrons.

Soit, ils pourraient revenir… ils reviendraient… Mais quand ?

Ce fut des yeux humides et tournés vers l’île Saint-Jean que les deux jeunes hommes, devenus deux frères, virent disparaître peu à peu les côtes de l’Amérique.