Le destin des hommes/Texte entier

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ÉDITION PRIVÉE TIRÉE
À CENT EXEMPLAIRES
NUMÉROTÉS ET SIGNÉS
PAR L’AUTEUR


N° 94



LE DESTIN DES HOMMES















AUTRES OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
La Scouine Édition privée 60 exemplaires 1918
Visages de la vie et de la mort Édition privée 75 exemplaires 1936
Quand chantait la Cigale Édition privée 75 exemplaires 1936
Peintres et écrivains d’hier et d’aujourd’hui Édition privée 140 exemplaires 1938
Fin du voyage Édition privée 75 exemplaires 1942
Scènes de chaque jour Édition privée 75 exemplaires 1942
Journalistes écrivains et artistes Édition privée 75 exemplaires 1945
Charles deBelle, peintre poète Édition privée 75 exemplaires 1949
Le Destin des hommes Édition privée 100 exemplaires 1950


POUR PARAÎTRE PROCHAINEMENT
Fin de roman Édition privée 100 exemplaires 1951
Images de la vie Édition privée 75 exemplaires 1952
Le dernier souperns d’hier et d’aujourd’hui Édition privée 75 exemplaires 1953


ALBERT LABERGE

Le
DESTIN des HOMMES

ÉDITION PRIVÉE
MONTRÉAL
1950


AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR

Écrire des contes, c’est entrer de plain-pied dans la vie. Le conte doit être l’image, l’expression, la représentation de la vie. Il ne doit pas toutefois en être une copie servile. Le conteur doit s’inspirer de la vie et créer lui-même les personnages, les scènes, les incidents qui figurent dans son récit. Ses types ressemblent à ceux qui évoluent autour de lui, mais ils sont autres. C’est pourquoi il serait futile et erroné de chercher à trouver dans ce livre des portraits de tel ou tel personnage ayant réellement vécu. Rien de ce qu’on lira n’a été emprunté à la vie. Tout est le produit de l’imagination de l’auteur.

A. L.

LE DESTIN DES HOMMES


À OSWALD MAYRAND


Le bonheur c’est, lorsqu’on est fatigué, une brève halte sous de grands ormes ombreux, mais le sol est couvert de larges bouses de vaches ; c’est, lorsqu’on a soif, un gobelet d’eau franche et limpide, mais à la surface du puits, flotte le corps enflé d’un chien noyé.
A. L.


Trois ans après que son père se fut donné à lui, Gédéon Quarante-Sous vendit sa terre pour aller s’établir dans une paroisse éloignée où il avait pris sa femme. Ce fut un rude coup pour le vieux, âgé de soixante-cinq ans qui avait toujours compté mourir là où il avait vécu. Sa destinée était autre cependant et il dut suivre son fils. Les hommes c’est comme les arbres. Lorsqu’ils sont vieux, on ne les transplante pas sans danger. Là-bas, sur cette ferme qu’il ne connaissait pas, au milieu d’étrangers, le père Quarante-Sous désorienté, perdu, languit pendant dix-huit mois, de l’amertume plein le cœur, puis il mourut. Bien débarrassé de la vie.

En trimant sur sa nouvelle terre, et en ménageant, Gédéon réussit à élever sa famille sans être trop accablé par des dettes. À travailler chaque jour de l’année, à s’efforcer de surmonter les épreuves qui vous arrivent, à arracher sa vie par son labeur, c’est étonnant comme les années passent vite et comme la vieillesse arrive rapidement. Ainsi pour Gédéon. Maintenant, il avait les cheveux gris. Sa femme était morte et il demeurait avec François, son aîné, marié depuis quatre ans. Comme avait fait son père, Gédéon s’était donné à son fils. Or, un jour, François annonça : C’te terre là, je vas la vendre. On travaille à se faire mourir et ça ne produit pas, ça ne rend pas. Moé, j’sus fatigué de labourer, de semer pour ne rien récolter. L’autre jour, au village, j’ai rencontré des gens qui m’ont dit que, par chez eux, le grain pousse à pleine charrette. J’vas aller voir ça. En entendant son fils parler ainsi, le vieux Gédéon reçut un coup au cœur. Une semaine plus tard, François avait vendu sa ferme et signé un contrat avec un cultivateur de là-bas qui lui cédait les cent arpents qu’il possédait et qui, lui aussi, s’en allait ailleurs. Force fut donc au vieux Gédéon de partir et de suivre son fils. Ah ! c’est bien triste de vieillir, de ne plus commander, d’être obligé de se plier à la volonté des autres. Il était chez son garçon et chez sa bru et, du moment qu’il avait sa place à table pour manger et sa paillasse pour dormir, il n’avait rien à dire. Mais il mangeait sans appétit et il dormait mal dans cette maison à laquelle il n’était pas habitué. Il se rongeait les sangs. En plus, les infirmités qui arrivent avec les ans ne l’avaient pas épargné. Il avait une hernie, un chancre à la joue et une plaie à la fesse. Et avec ça, sa bru le traitait au bout de la fourche. Tout ça, c’est bien triste après avoir tant travaillé pour laisser du bien à sa famille. Alors, comme autrefois son père, il était malheureux et il s’ennuyait dans ce pays, au milieu de tous ces étrangers. Amèrement, il regrettait la terre où il avait vécu sa vie et plus encore, le champ paternel qu’il avait vendu. Il souhaitait le revoir ainsi que les compagnons de sa jeunesse qu’il avait perdus de vue depuis tant d’années mais qu’il n’avait pas oubliés. Alors, hanté de ces idées, il déclara un jour : Avant de mourir, je vas aller revoir la terre ; je vas aller faire un tour par là-bas. Et son geste indiquait la direction du pays de son enfance. Comme ça, il partit un matin et, dans la charrette de l’un, le boghei ou même le tombereau de l’autre, au hasard des rencontres, par lentes étapes, il se rendit à la campagne qui lui tenait si fort au cœur. Il y songeait comme le jeune homme qui pense à sa blonde. Tout de suite, il la reconnut. Fortement remué, il ouvrait tout grands les yeux pour la mieux voir. Même, il lui semblait respirer l’odeur qu’il lui trouvait jadis. Au bord d’une pièce de guéret, il se baissa pour prendre une motte de terre et la palpa comme on serre la main d’un ami que l’on retrouve. Non, elle n’avait guère changé sa campagne depuis toutes ces années écoulées. Les vieilles maisons en pierre étaient bien telles que la vision qu’il avait conservée d’elles. Immuables ces antiques demeures. Leurs propriétaires les quittent, s’en vont ailleurs, meurent. Elles restent, elles continuent leur existence, elles gardent leur même physionomie de toujours. Ici et là, il voyait une grange ou une étable neuve, quelques clôtures avaient été renouvelées. C’était tout le changement. Une émotion lui venait de retrouver ainsi le décor de son enfance. Pourquoi était-il parti, s’était-il éloigné ? C’est étrange, l’on fait des choses qu’on ne peut ensuite s’expliquer à soi-même. Ici, il lui semble maintenant qu’il aurait toujours été heureux. Tout en marchant, il se traçait son itinéraire. Il se rendrait tout d’abord au rang des Boiteux où était sa terre d’autrefois puis, lorsqu’il l’aurait parcourue, il prendrait la montée des Renards et, en passant, arrêterait sûrement dix minutes aux trois ormes, groupe de trois grands arbres sur un tertre, pour se reposer et se désaltérer au puits à brimbale où il y avait toujours une chaudière et un vieux gobelet, un puits de bonne eau fraîche, la meilleure qu’il avait bue dans sa vie. Même si l’on n’avait pas soif, c’était un plaisir d’en boire un coup. Puis, ce serait si bon de s’étendre le dos dans l’herbe à l’ombre des ormes et de se reposer dans la paix et le silence comme il avait fait maintes fois jadis. Ce serait là l’une des grandes joies de son pèlerinage.

Il se rappelait qu’un quêteux lui avait dit naguère que le plus beau jour de sa vie était le moment où, las et affamé, il s’était laissé choir à l’ombre d’un vieux chêne et qu’une femme compatissante, lui avait apporté un morceau de tarte aux fraises et une tasse de lait.

Ce qu’il avait surtout hâte de revoir, de retrouver, c’était la terre paternelle qu’il avait vendue un jour. Malgré sa hernie qui l’incommodait et sa plaie à la fesse qui le taquinait, il y arriva enfin, mais sa déception fut grande. La maison en bois jadis peinte en gris était maintenant recouverte d’une pauvre et laide imitation de briques. Ainsi déguisée, elle lui était une étrangère. Les deux grands érables qui l’encadraient avaient été abattus. Et du verger, à côté de l’habitation, il ne restait plus que trois vieux pommiers bien tristes à voir. Avec cela, les bâtiments de la ferme faisaient pitié tellement ils s’en allaient en ruines, à l’abandon. Et partout le désordre : une vieille charrue, une herse, pourrissaient au bord du fossé ; près de la grange toute délabrée et qui penchait vers le nord, on apercevait un ancien berlot, un boghei avec deux roues cassées, des instruments aratoires rouillés, brisés, hors d’usage. Une lourde tristesse se dégageait de l’ensemble de cette propriété. Arrêté sur la route, le vieux Gédéon Quarante-Sous regardait le cœur gros cette ferme où il était né, où il avait été élevé et que son père lui avait donnée en héritage. À contempler cette détérioration générale, il éprouvait une impression d’accablement, de détresse. D’un pas pesant, il s’avança vers la demeure. Sous la remise, assis sur une caisse, Onésime Gendron, le propriétaire actuel, réparait un attelage. Lui aussi bien décrépit, bien cassé, bien usé. Et il ressemblait à ces débris que l’on voyait partout aux alentours. Il est vrai qu’il n’était plus jeune, car il y avait au delà de trente ans qu’il était le maître de la terre et lorsqu’il l’avait achetée, il avait déjà trois garçons. Continuant d’avancer à pas lents, Gédéon Quarante-Sous pénétra sous la remise.

— Bonjour, dit-il.

— Bonjour, répondit l’autre en déposant à côté de lui l’alêne et le ligneul qu’il avait en mains.

— C’est Gédéon Quarante-Sous qui t’a vendu sa terre. Tu me reconnais ?

— Je te reconnais sans te reconnaître. Tu as changé depuis le soir qu’on est allés ensemble chez le notaire. Ton visage est un peu ravagé, mais ta voix est la même. Pis, es-tu écarté, as-tu perdu ton chemin que tu es rendu si loin de chez vous ?

— Non, mais j’étais rendu que je jonglais trop. Je jonglais toute la journée, je jonglais le soir, je jonglais la nuit. Je jonglais tout le temps.

— Ah ! jongler c’est mauvais, surtout pour un homme de ton âge. C’est une maladie. Ça ne mène à rien de bon. Et pourquoi que tu jonglais ?

— Ah ! tu sais, je m’ennuyais là-bas et je voulais revoir la terre avant de mourir.

— Tu as du temps pour ça, mais comme tu peux le constater, elle n’est pas en ben bon ordre la terre. Qu’est-ce que tu veux, j’peux pas tout faire seul à mon âge. Je peux te le dire, j’ai ben travaillé et j’ai pas eu d’agrément, pantoute. J’ai dix garçons, dix paresseux, dix sans-cœur. J’ai aussi deux filles. Elles sont mariées et vivent leur vie de leur côté. Moi, je suis seul ici avec ma femme qui est malade. Les garçons ne veulent pas travailler. Au printemps, ils partent, ils disparaissent. Alors, je dois faire mes travaux moi-même ou payer des étrangers. Si par hasard, l’un des gars vient passer quelque temps ici, il faut que je lui verse un salaire pour le décider à prendre la faux ou la fourche et à m’aider. Mais, à la fin de l’automne, ils reviennent tous pour se faire hiverner. Et tu penses peut-être qu’ils me donnent un coup de main pour le train. Tu te trompes. Ils ne rentrent même pas une brassée de bois. Après le souper, ils partent pour s’en aller veiller, danser, s’amuser. Ils reviennent à deux ou trois heures du matin et ensuite, ils dorment jusqu’au moment du dîner. Puis, après avoir mangé plein leur ventre, ils fument, jouent aux cartes en attendant le souper, après quoi, ils repartent de nouveau. Quelquefois, ils me demandent de l’argent. Non, je te dis, je n’ai pas d’agrément, pas une miette. Pis, ajouta-t-il d’un ton infiniment triste, je me demande ce qu’ils feront lorsque je serai parti. Ça ne sert à rien de se plaindre, reprit-il après une pause. Les autres n’ont pas plus de chance. Tiens, tu te rappelles, Albéric Masson, le deuxième voisin d’ici. Ce n’était pas un travaillant lui non plus. Il aimait mieux dormir que de se lever le matin pour s’en aller à sa besogne. Et sans dessein, pas de jugement. Il avait une bonne petite terre, mais il l’a vendue par pelletées. Oui, c’était un sol extra pour le gazon qu’il avait. Alors, il le coupait par morceaux et le vendait aux gens du village qui se faisaient de belles pelouses devant leurs maisons avec les charges de tombereau qu’il allait leur porter. Il trouvait cela plus facile et plus simple que de labourer, de semer et de récolter. Toute la bonne terre, il l’a ainsi vendue par morceaux et il ne lui est resté qu’un sol qui ne produisait rien de bon. À ce métier, il a mangé son bien. Heureusement pour elle, sa femme est morte juste avant qu’il soit forcé de vendre. Il avait une fille. On m’a dit qu’elle travaille dans une filature de coton. Lui, il est parti aux États il n’y a pas loin de trente ans. La semaine passée, on a appris qu’il était mort à l’hospice, à Kalamazoo, dans le Michigan. Justement, le curé l’a recommandé aux prières dimanche. Paraît qu’il était ben pauvre et qu’il a été trois ans paralysé. Ah ! tu sais, mon vieux Quarante-Sous, la vie n’est pas un pique-nique. Et sur ces amères paroles, Onésime Gendron se tut. Comme pour oublier, il reprit son alêne et son ligneul et se remit à réparer son vieil attelage.

Après avoir dit adieu au père des dix paresseux, Gédéon Quarante-Sous reprit la route. Devant une grange, un homme de cinquante ans environ attelait une paire de chevaux à une moissonneuse. Le voyageur ne le reconnaissait pas.

— Est-ce que ce n’est plus Isidore Martel qui demeure ici ? demanda-t-il en s’approchant.

— Ah ! non. Martel ne cultive plus la terre, il est dans la terre.

— Vous ne m’dites pas qu’il est mort ?

— Oui, ce pauvre Isidore est parti il y a déjà neuf ans et c’est moi qui ai acheté sa ferme. Ah, il a eu ben du malheur ! Il avait juste un garçon, Onésime, auquel il avait donné sa terre. Tout marchait très bien, les affaires étaient prospères et l’avenir s’annonçait favorablement mais voilà que le fils tombe malade. C’était la fièvre typhoïde. Pendant des semaines, il resta dans le délire. Toutefois, il commença lentement à se remettre et le docteur déclarait qu’il guérirait sûrement. Mais voilà qu’il survient une complication. Le corps prenait du mieux mais l’esprit était dérangé. Onésime revint à la santé, mais il était devenu fou. Ça, c’était une calamité. « Le garçon est inoffensif, affirmait le docteur, mais on ne sait jamais le moment où un fou inoffensif peut devenir un fou dangereux. Dans son intérêt comme dans le vôtre, ce serait préférable de le faire interner, de l’envoyer dans un asile d’aliénés. Là, il sera bien traité et vous pourrez vivre en paix ».

La proposition ne plaisait guère au vieux mais il se rendait compte que la suggestion était pleine de bon sens.

— Et on ne lui fera pas de misères, là-bas ? interrogea-t-il.

— Vous n’avez pas d’inquiétude à avoir à ce sujet.

— C’est bon, consentit le père. Alors, préparez les papiers.

Maintenant, il s’agissait de décider le fou à faire le voyage qui devait s’effectuer par bateau jusqu’à Montréal. Deux de ses cousins prêtèrent leur appui à l’entreprise. En badinant avec lui, ils lui proposèrent d’aller faire une promenade sur le fleuve en prenant le vapeur toujours rempli de gens riches qui n’avaient qu’à aller d’une ville à l’autre, assis dans de belles grandes chaises. « Tu vas venir avec nous, lui dirent-ils. Tu vas faire un beau voyage, le plus beau de ta vie. »

Mais le fou était soupçonneux, difficile à convaincre.

— Je vais y aller, déclara-t-il soudain.

Alors, le lendemain matin, le père et les deux cousins se rendirent au quai où devait arrêter le bateau pour prendre les voyageurs. Mais là, le fou se montra rétif. Les deux cousins s’efforçaient d’entraîner Onésime. Celui-ci regardait ce grand bâtiment blanc chargé de monde mais ne pouvait toutefois se décider à monter sur la passerelle. Voulant lui donner l’exemple, les cousins s’embarquèrent et, du pont, ils faisaient signe au fou de venir les rejoindre. Onésime les regardait sans bouger. À un sonore coup de sifflet, le navire se mit en mouvement. Le fou regardait toujours ses cousins appuyés au bastingage qui lui lançaient des appels. Soudain, le fou se précipita. D’un grand élan, il bondit en avant pour sauter sur le pont, mais le vapeur s’éloignait et l’infortuné manqua son but et tomba dans l’eau. Des matelots plongèrent pour le sauver, mais sans succès. Il était allé au fond et se noya. On repêcha son cadavre une demi-heure plus tard. Le père était au désespoir. Désormais, il était seul dans la vie. Découragé, démoralisé, le cœur rempli de chagrin, il vendit sa terre où il se trouvait trop malheureux afin d’aller vivre au village. Il s’imaginait le pauvre homme qu’il n’avait qu’à partir, qu’à s’éloigner pour se débarrasser de ses peines et ses ennuis, comme si on pouvait les laisser derrière soi. Mais au village, ce fut pire. Là, il ne connaissait personne ; il était seul avec ses souvenirs et ses regrets. Il n’avait plus la consolation de se promener dans son champ, ce champ sur lequel il avait travaillé pendant tant d’années. Toujours, le pauvre homme pensait à son fils qui était devenu fou et qui s’était noyé. Il ne pouvait se dépêtrer de cette pensée-là. Alors, il s’est mis à dépérir et il est mort en moins de six mois, au commencement du printemps. Les champs étaient couverts de grandes mares d’eau. J’ai assisté à son service. Lorsque le corps est sorti de l’église, il tombait une pluie torrentielle et seulement une douzaine de personnes ont accompagné le défunt au cimetière. La fosse était pleine d’eau jusqu’aux bords et un vrai déluge s’abattait sur les assistants. L’on a placé une lourde pierre à chaque bout du cercueil et on l’a descendu dans ce trou qui était comme un puits. Les fossoyeurs se hâtaient et les pelletées de terre faisaient rejaillir l’eau de tous côtés. Je n’ai jamais rien vu de si triste que l’enterrement du vieil Isidore et je m’en souviendrai jusqu’à mon dernier jour. Mais que voulez-vous, quand on est mort que l’on vous enfouisse dans six pieds d’eau ou six pieds de terre, ça ne fait aucune différence, hein ?

Sûrement que le vieux Quarante-Sous s’attendait à apprendre d’autres nouvelles que celles-là avant de commencer sa tournée au pays de son enfance et de sa jeunesse. Non, il n’y avait là rien pour réjouir le cœur. Bien certain cependant qu’il trouverait ailleurs de plus réconfortantes histoires. Il allait donc sur la route du Souvenir. Il marcha longtemps. Assis sur le perron d’une grosse maison en brique, à comble français, un petit vieux paraissait abîmé dans une morne songerie. Le passant s’approcha.

— Bonjour, monsieur Tancrède Laurin.

— Bonjour. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Ce que j’veux, j’vas vous le dire. J’ai laissé la paroisse il y a plus de trente ans et je voudrais la revoir ainsi que les habitants que j’ai connus et ça me fait plaisir de vous voir vivant. Mon nom est Gédéon Quarante-Sous.

— Oui, oui, je me rappelle de toé. Tu es le garçon de Clovis Quarante-Sous. Tiens, l’année que tu as vendu ta terre, je m’étais cassé une jambe en allant chercher du bois pour bâtir une grange.

— Juste, je me rappelle de ça. Et cette année-là, on vous avait nommé marguillier.

— C’est ça et c’est cet hiver-là que Siméon, le plus vieux de mes garçons, a été reçu prêtre. C’est curieux, hein ? Je me rappelle mieux ce qui s’est passé dans ce temps là que ce qui est arrivé l’an dernier. Tiens, assis-toé là sur le perron qu’on jase. Je suis heureux de te voir.

— Pis, moé donc, de vous trouver en bonne santé à votre âge.

— Ben, j’vas te dire, pour te parler franchement, j’aimerais autant être mort que de traîner sur la terre, inutilement, à rien faire, à attendre rien. Tu sais que j’ai quatre-vingt-sept ans. C’est ben des années ça. Je dirais que c’est trop, mais c’est le Bon Yeu qui règle ça. Il connaît ça mieux que nous autres. Tiens, écoute je vas te raconter ça. Comme tu dois le savoir, j’ai trois enfants : deux garçons et une fille. Le plus vieux s’est fait prêtre et il est mort à cinquante-neuf ans. Sa sœur est entrée au couvent, religieuse, et elle est morte à trente-huit ans. Il ne me reste plus qu’un garçon, Isidore, un bel ivrogne, je te dis. Je me suis donné à lui et il achève de manger ma terre. Il l’a hypothéquée et il va la perdre un de ces jours. Je voudrais ben partir avant de voir ça. Pis, il a un garçon de vingt-cinq ans qui se meurt de consomption. Comme tu vois, ce sont les bons qui partent et les mauvais qui restent. Oui, je voudrais ben que le Bon Yeu me rappelle à lui pour aller rejoindre mon fils et ma fille. Vrai, j’ai été trop longtemps sur la terre….

Gédéon Quarante-Sous se levait pour partir, mais il s’arrêta soudain.

— Dites donc, monsieur Laurin, votre voisin, Gustave Moreau, l’homme le plus riche de la paroisse, qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Ah ! le pauvre Moreau on l’a enterré la semaine passée. Ben je te dis que sa richesse ne l’a pas rendu heureux. Il en avait reçu lui de l’argent de son père et il avait marié une fille riche qui est morte en lui laissant tout ce qu’elle avait. Alors, ça lui en faisait gros. Pis, il faut le reconnaître, c’était un homme de talent. Il avait de l’argent et il le faisait travailler. Il prêtait — à six pour cent aux habitants qui lui en demandaient et qui pouvaient lui donner une bonne garantie. Avec cela, il avait une belle terre, une maison confortable, un grand verger. Pas une minute d’inquiétude, pas de tracas, pas de soucis. Une vie comme tu voudrais en vivre une pareille. C’était trop beau pour durer. Alors, voilà que la veuve du notaire, une femme qui avait mangé tout le bien de son mari et celui de plusieurs de ses clients, commence à tourner autour de lui. Cet homme-là, c’était simplement un habitant et elle, une dame toujours en toilette et qui sentait bon lorsque tu la rencontrais au magasin ou qu’elle passait à côté de toé sur le perron de l’église le dimanche, à l’heure de la messe, mais elle lui laissait entendre qu’elle le trouvait ben de son goût. Lui, ça le flattait. Tu comprends, c’était pas une fille des rangs, en robe d’indienne, qui tire les vaches et fait boire les veaux, pas une fille avec de grosses mains rouges. Non, une dame qui avait été mariée au notaire. La veuve trouvait toutes sortes de prétextes pour le voir. Par exemple, elle voulait avoir un baril de pommes de son verger et lui déclarait qu’il cultivait les meilleures de la paroisse. De même pour toutes sortes d’autres choses. Et lorsqu’il allait lui porter les produits, elle insistait pour le garder à dîner. Pis, tu sais, elle n’était pas laide cette veuve-là. C’était une belle grosse femme, les cheveux un peu grisonnants et les joues colorées comme une rose. Ben, tu sais, ce pauvre Moreau, il s’est fait poigner. C’était inévitable. Elle était trop fine pour lui. Alors, ils se sont mariés, mais auparavant, elle l’avait décidé à laisser sa terre pour aller vivre au village, car tu penses ben qu’elle n’était pas pour venir s’enterrer à la campagne. Une fois mariée, Mme Moreau passait ses journées dans les magasins à acheter tout ce qui lui passait par la tête. Pas pour acquérir ce dont elle avait besoin : elle était de ces femmes qui achètent pour le plaisir d’acheter. Le même mois, deux beaux manteaux de fourrure, des robes, des meubles, et toujours ce qu’il y avait de plus beau. Lorsque les comptes ont commencé à arriver, Moreau est devenu presque fou. Il a essayé de raisonner sa femme, de lui faire comprendre qu’il n’était pas millionnaire, qu’il ne pouvait se permettre ni tolérer de pareilles extravagances. Paroles inutiles. Elle continua d’acheter de plus belle. Les marchandises s’entassaient dans la maison. Alors, pour se protéger, pour ne pas se faire ruiner en folies, il fit paraître un avis dans le journal interdisant aux marchands de lui vendre et déclarant qu’il ne serait pas responsable des dettes qu’elle contracterait. Ben, sais-tu ce qu’elle a fait ensuite pour obtenir un peu de monnaie ? D’abord, elle fouillait dans ses poches, puis lorsque le boucher, l’épicier, le boulanger venaient à la maison pour prendre les commandes de provisions, elle faisait venir deux ou trois fois plus que ce qu’elle avait besoin et revendait en cachette le surplus aux voisins, à moitié prix. Lorsqu’il a constaté la chose, Moreau a défendu aux fournisseurs de rien apporter et il allait lui-même chercher ce dont il avait besoin pour la cuisine. Voyant cela, elle lui a fait la vie dure, le repoussant d’auprès d’elle avec dédain et se refusant à ses épanchements de légitime tendresse. Alors, découragé, il l’a laissée et est revenu vivre seul sur sa terre. Lors donc, elle lui a intenté un procès pour abandon et lui a réclamé une pension alimentaire. Pis, mon fils, elle a gagné et le juge l’a condamné à lui payer cent belles piastres par mois. Cela l’a rendu malheureux et il devenu maigre, chétif, ben triste à voir. Pis, il est mort et la veuve annonce déjà qu’elle va se remarier une troisième fois.

— Y a du monde ben malchanceux, déclara Gédéon Quarante-Sous. Je vais continuer, ajouta-t-il, et, se levant, il ramassa son chapeau qu’il avait déposé à côté de lui sur une marche du perron et reprit la route pendant que le vieux Laurin retombait à sa morne songerie.

« Tornon ! ils ne sont pas gais par ici », se dit à lui-même le vieux pèlerin, bien las, bien déçu.

Non, ce n’était pas la peine d’avoir marché sur ses vieilles jambes, de s’être tant fatigué pour apprendre que la misère est partout la même et que les hommes sont partout malheureux.

Tout en se faisant cette amère réflexion, Gédéon Quarante-Sous obliqua à droite et prit la montée des Renards. Il marcha pendant vingt minutes et, de loin, aperçut les trois grands ormes. Cette vision stimula ses forces défaillantes. « Fameux, dit-il, je vais taper un somme à l’ombre ». Il avait grande hâte d’arriver. Il faisait chaud, il avait soif et ses jambes étaient lourdes de fatigue. Boire un bon gobelet d’eau, se désaltérer et se reposer ensuite à l’ombre comme il avait fait maintes fois jadis. Il était heureux à cette pensée. Il approche, il arrive. Déception. Les grands ormes sont dans un pâturage pelé, rasé, parsemé ici et là de hautes tiges de chardons et le sol, tout autour des arbres, est couvert de larges bouses de vaches. Toutefois, la brimbale est toujours à côté du puits. Une chaudière renversée est là avec une boîte à conserves qui remplace l’ancien gobelet. Le voyageur regarde et aperçoit, flottant à la surface de l’eau, le cadavre gonflé et en décomposition d’un chien noyé. Dégoûté, désappointé, il s’éloigne. Un quart d’heure plus tard il arrivait chez le père Michel Maheu. Il le trouva assis sur une bûche devant la remise, l’air soucieux, la figure sombre, bien abattu. C’est ainsi. On s’est laissé jeune, bien portant, confiant dans la vie et l’on se retrouve ensuite caduc, usé, avec des mines bien affligeantes. Alors, tout de suite après le premier bonjour :

— La santé, ça ne va donc pas ? demanda le vieux Gédéon.

— Non, pas fort, répondit Maheu. Moi, je suis battu de la prostate. Cette maladie, c’est dans la famille. Mon père et mon grand-père sont morts de ça. J’sais bien que je finirai comme eux. Mais c’est dur, c’est souffrant comme on ne peut pas s’imaginer. Le soir, je ne me couche jamais avant minuit. Je ne pourrais pas dormir. Alors, je veille et, à toutes les vingt minutes, je sors un moment, mais cela ne me soulage pas fort, car j’aurais besoin de me débarrasser d’une pinte d’urine et c’est à peine s’il en sort la valeur d’un dé à coudre. Le temps est long. Enfin, à minuit ou une heure, je tombe de fatigue, je me couche et je réussis à m’endormir, mais lorsque je me réveille, c’est effrayant ce que je souffre. J’aimerais autant mourir.

— Ça fait-il longtemps que tu es affligé de ça ?

— Ça fait presque un an, mais tu sais, ça ne peut pas durer longtemps comme ça. Le docteur me conseille une opération, car tu dois le savoir comme moi, lorsqu’ils voient quelques piastres à gagner, les docteurs recommandent toujours une opération. Mais à quoi bon se faire coupailler quand on est pour mourir ?

— J’sus ben de ton avis.

— Je me lamente, continua Maheu, mais je ne devrais pas me plaindre car il y en a qui sont plus malheureux que moi ou qui l’ont été. Tiens, il y a mes deux voisins, Narcisse Pilon et Magloire Dupras. Tu les as connus ?

— Certainement que je me rappelle d’eux. Vivent-ils encore ?

— Non, ils sont morts tous les deux et bien tristement. Pilon avait durement travaillé toute sa vie. Il avait amassé du bien et, sur ses vieux jours, il se disait qu’il allait se reposer. Ça, on peut le souhaiter, mais ce n’est pas toujours chose assurée. Ben, il avait cédé sa terre à son fils et se contentait maintenant d’aller faire un tour au champ et de voir pousser le grain. C’était trop beau pour durer. Voilà en effet qu’il lui vient une tache sur la tempe gauche. Un peu plus tard, c’était devenu une plaie, puis une gale. C’était douloureux au possible. Son fils fait venir le docteur. Celui-ci l’examine, ne dit rien, puis, au moment de partir, il prend le garçon à l’écart et lui déclare : « C’est le cancer. Il n’y a rien à faire, seulement qu’à lui donner des calmants. »

Pilon souffrait toujours le martyre. Et voilà que l’œil lui tombe comme une prune piquée d’un vers qui se détache de l’arbre et choit sur le sol. Ensuite, c’est l’oreille qui se décolle et glisse sur le drap. Pilon était affreux à voir et il endurait des douleurs atroces. Le mal s’est attaqué au cerveau et il est mort. Ça c’est triste d’avoir peiné pendant plus de cinquante ans et de finir en souffrant comme un damné. »

Maheu fit une pause, puis il reprit :

— Magloire Dupras a été ben malchanceux lui aussi. C’était un travaillant. Toujours levé à quatre heures l’été et à la besogne jusqu’à neuf heures le soir. Il avait deux garçons et avait ben établi le plus vieux. Plus tard, il avait dit au plus jeune : « Je te donne ma terre, tu prendras soin de moé. » Mais au bout d’une couple d’années, il vint l’esprit dérangé. Il était troublé, comme on dit. Parfois, il partait le matin en disant : « Je m’en vais voir mon père. » Le vieux était mort depuis trente ans. Dupras s’en allait sur la route, à travers les champs. Il marchait à l’aventure sans savoir où il allait, absolument perdu. Si un habitant le rencontrait, il le ramenait chez lui. Plusieurs fois, il fallut aller à sa recherche. On le trouvait épuisé, affamé. Le fils était furieux car il disait que cela lui faisait perdre son temps. Puis voilà que le vieux tombe malade. Son fils Gabriel va voir le docteur. « C’est de l’épuisement général, déclare celui-ci. Il est rendu au bout. Sa tâche est finie. Il va s’éteindre lentement. Prends-en bien soin. »

« À quelque temps de là, le docteur revenant de voir un autre malade arrête en passant pour voir Dupras. Il le trouve couché sur une paillasse déchirée, toute mouillée d’urine, sans une couverture sur lui et sale, sale, avec seulement une vieille camisole sur le dos. C’était en automne et, dans la petite chambre du côté nord où il se trouvait, il faisait froid. Le docteur n’était pas content. »

— Comment se fait-il qu’il n’ait pas un drap ni une couverture pour le tenir un peu au chaud ? demande-t-il.

— Ah ! ses couvertures et son drap il les a déchirés. Il déchire tout ce qu’on met sur son lit, répond la bru.

— Où est votre mari ? interroge le docteur.

— À la grange.

Alors le docteur s’en va à la grange.

— Écoute, mon garçon, fait-il d’un ton sévère, en s’adressant à Gabriel, tu vas prendre soin de ton père. Si tu ne veux pas t’en occuper, je vais trouver quelqu’un qui va s’en charger.

Et il part.

Une semaine plus tard, le docteur repasse. Le malade était recouvert d’une couverture, mais le fils Gabriel l’avait sûrement prise dans son écurie car elle sentait le cheval et était toute couverte de poils. Et la paillasse était toujours trempée d’urine et le vieux avait des plaies de lit sur les reins.

Le docteur était indigné. « Après que ton père t’a donné une belle terre, tu le laisses crever comme un chien. Écoute bien ce que je vais te dire. Quand bien même tu serais sur ton lit de mort, ne me fais pas demander, car je ne voudrais pas te traiter même si tu étais prêt à me donner toute ta terre. »

Mais le docteur était un homme de cœur tandis que le fils…

Dix jours plus tard, le vieux était mort, bien débarrassé de sa misère.

— J’aurais mieux aimé ne pas apprendre ces choses-là. C’est trop triste, déclare d’un ton apitoyé le vieux Quarante-Sous.

Un lourd silence régna pendant quelques moments, puis le visiteur reprit :

— Dis-moé donc, Firmin Dault, qui a fait sa première communion quand et nous autres, qu’est-ce qu’il fait maintenant ?

— Ben, Firmin Dault, il ne mène pas une vie ben gaie. Depuis des années, il souffre du diabète. Ça fait dix mois qu’il est au lit. Pis sa vieille est morte et c’est sa bru qui doit en prendre soin parce que son garçon part de grand matin pour aller travailler et ne rentre que le soir. Alors, c’est dur pour la femme et c’est pénible pour Firmin. Mais qu’est-ce que tu veux, c’est le Bon Yeu qui conduit ça. Firmin Dault, le vieux Gédéon se rappelait que lui et Firmin avaient, pendant six mois, fréquenté la même fille, la grande Philomène Leblanc, alors qu’ils étaient jeunes. Mais elle leur avait donné la pelle à tous deux et avait épousé Éphrem Laçasse, un ivrogne et un paresseux qui l’avait rendue bien malheureuse. Firmin Dault, son ancien rival, le vieux Gédéon serait heureux de le revoir, de lui serrer la main.

Tout de suite en arrivant chez une ancienne connaissance, le visiteur disait : C’est moé, c’est Gédéon Quarante-Sous. Me reconnais-tu ? Alors, comme on ne s’était pas vus depuis le bel âge de la jeunesse, on se regardait, on s’efforçait de se reconnaître. On se trouvait bien changés, puis une fois retrouvés, on allumait la pipe et l’on évoquait des souvenirs. Par une ancienne habitude, ces vieux qui ne s’étaient pas vus depuis trente ou trente-cinq ans, se tutoyaient comme dans leur enfance.

La maison ne paraissait pas accueillante, pauvre, délabrée, l’air misère. Une femme d’une trentaine d’années, les pieds nus dans de vieux souliers, un chapeau d’homme sur la tête, faisait son lavage sous la remise.

— Bonjour, madame.

— Bonjour, répondit la femme, après un temps.

— Est-ce que je pourrais voir M. Dault ?

La femme le dévisageait d’un regard soupçonneux, se demandant s’il n’était pas un quêteux, l’un de ceux qui n’acceptent que de l’argent blanc.

— C’est un de ses anciens amis qui passe par ici et qui voudrait lui dire bonjour.

La femme conservait toujours son air hostile.

— Vous savez, il n’est pas ben propre. J’ai d’autres choses à faire que de le nettoyer et de le mettre beau. Vous voyez que je ne flâne pas, dit-elle, et, de la main, elle indiquait sa cuve remplie de linge baignant dans l’eau savonneuse.

Le vieux Gédéon paraissait bien désappointé.

— Venez, fit la femme, qui se décida soudain, mais je vous préviens que vous ne lui trouverez pas de ressemblance avec l’Enfant Jésus dans la crèche.

Et, secouant ses mains toutes ruisselantes d’eau, elle les essuya dans ses cheveux et pénétra dans la maison, suivie du vieux Gédéon. Elle traversa la cuisine, ouvrit une porte dans le fond et cria : Hé, le père, de la visite pour vous.

Le vieux Gédéon entra.

Complètement chauve, la figure couverte de poils blancs d’une croissance de quatre ou cinq jours, Firmin Dault, qui avait jadis courtisé la grande Philomène, était étendu sur un petit lit malpropre, dans une chambre sombre, étroite et basse, si basse qu’on était tenté de courber la tête pour ne pas heurter les solives du plafond. En entendant sa bru annoncer : De la visite pour vous, le vieux souleva légèrement sa tête de l’oreiller gras et sale, regardant l’homme qui entrait.

— C’est Gédéon Quarante-Sous qui vient te voir. Hein ! tu ne m’attendais pas aujourd’hui ?

— Non, et je ne pensais jamais te revoir. Quel bon vent qui t’amène ?

— Ben, tu sais, je m’ennuyais et je me suis dit que je ferais le tour des anciens.

— T’es ben chanceux de pouvoir te promener. Moé, je suis au lit. J’ai peine à me remuer. Je suis comme un enfant. Imagine-toé pas que c’est drôle de demander à ma bru de m’aider pour me mettre sur la tinette.

— T’étais plus fringant que ça lorsque tu allais voir Philomène.

En entendant ce nom, Dault voulut sourire mais il ne fit qu’une vilaine grimace.

— C’était le bon temps, dit-il, mais on n’a pas toujours vingt ans. On ne prévoit pas ce qui nous attend. Moé, le docteur me défend de manger de la viande et du sucré. C’est pas une vie, ça. Pis les orteils me tombent. Regarde ça.

Et ce disant, le malade souleva lentement et péniblement sa couverture, mettant à nu et montrant un pied auquel il manquait trois doigts, un pied difforme, pas beau du tout à voir.

Le spectacle de ce malade impotent, abandonné dans cette chambre lugubre, à l’air vicié, était extrêmement pénible et fit pousser de profonds soupirs au vieux Gédéon. L’on avait peine à se voir, car un pauvre rideau de cotonnade fané et déteint était accroché à l’étroite fenêtre et empêchait la lumière d’entrer.

Un lourd silence pesa soudain sur les deux hommes. Ils n’avaient plus rien à se dire et, en eux-mêmes, ils reconnaissaient la vanité de toutes les paroles. Tous deux pensaient à leurs misères, à ces misères qui ne finiraient qu’avec leur vie.

Le vieux Gédéon se leva pour partir.

— Ben, bonjour. Tâche de prendre du mieux.

Ça, c’est des choses qu’on dit pour cacher ce qu’on pense, pour masquer le tragique de ce qu’on entrevoit. Ainsi, avec des mots trompeurs, on chasse la vérité brutale.

— Merci. Bonjour, répondit le diabétique.

Et Firmin Dault retomba à sa solitude et à ses pensées funèbres pendant que le vieux Quarante-Sous reprenait la route. Il s’éloignait, s’en allait devant lui en songeant aux tristes vies de tous ces gens qu’il avait connus jadis lorsqu’il vit un homme d’une quarantaine d’années qui fauchait les mauvaises herbes sur le rebord du fossé longeant le chemin. Il ne le connaissait pas. Alors, pour le faire parler, il lui dit le bonjour et lui demanda :

— C’est toujours le vieux Prosper Marcheterre qui demeure dans la grosse maison en brique, là-bas ?

L’homme releva la tête, regarda le passant qui lui adressait la parole, s’appuya sur la poignée de son manche de faux.

— Ah ! non, répondit-il. Marcheterre est mort ça fait déjà longtemps. Vous l’avez connu ?

— Certain. J’ai laissé la paroisse à vingt-sept ans.

— On voit que vous êtes parti depuis longtemps car vous ne connaissez pas l’histoire. Je vais vous la raconter. Si vous vous rappelez, le vieux avait deux enfants, un garçon et une fille, François et Zéphirine. Lorsque le fils se maria, son père lui donna les trois mille piastres qu’il avait en banque afin de l’aider à s’établir. François s’acheta alors une petite ferme à dix arpents de la maison paternelle. Marcheterre, lui, continua de cultiver et d’exploiter sa terre tout comme avant. Zéphirine, qui était devenue couturière, tenait sa maison. Cela dura quatre ans. Puis, un matin, voilà Marcheterre qui attelle son cheval sur la voiture, met ses habits du dimanche et, au moment de monter dans le boghei, annonce : Je m’en vais au village su l’notaire pour passer un papier et donner ma terre à François.

Zéphirine resta un moment interdite puis elle se campe devant son père et lui déclare : La terre est à vous, elle vous appartient et vous pouvez en faire ce que vous voulez, mais imaginez-vous pas que je vais travailler pour vous nourrir et prendre soin de vous. Si vous donnez votre terre à François, vous irez vivre avec lui et avec votre bru Marceline. Moi, je m’en irai gagner ma vie à la ville.

En entendant cette énergique mise en demeure, le vieux baissa la tête et resta songeur un moment. Puis, sans rien dire, il détela son cheval et alla le conduire au pâturage. Pendant toute la semaine qui suivit, il parut soucieux. Dans sa vieille tête grise, des idées contraires s’affrontaient, se faisaient la lutte. Exactement sept jours après cet incident, Marcheterre s’en fut au champ chercher son cheval, l’attela sur la voiture, endossa son habit propre et cria à Zéphirine : On va aller su l’notaire. Tu veux la terre, tu vas l’avoir.

Lorsque François apprit que son père avait donné sa terre à Zéphirine, il entra dans une violente colère. Tout simplement, il s’était fait voler. La terre c’était un bien dont, depuis son enfance, il se considérait comme le possesseur. Et on la lui arrachait. D’abord, dans une famille, la terre paternelle retourne toujours au garçon. C’est comme un droit de naissance. Et le champ des Marcheterre, il avait sans interruption passé de père en fils depuis cent quarante ans. Maintenant, c’était la fille qui se l’était approprié. Fatalement, la terre serait vendue, passerait à des étrangers. François rageait. De ce moment, il cessa complètement ses visites à son père et à sa sœur, les ignorant complètement, même au temps des fêtes. Sans rien dire, le vieux souffrait amèrement de cet abandon. À la vérité, lui aussi croyait que la terre aurait dû retourner à son fils, mais devant le rude ultimatum de Zéphirine, il avait dû céder. Cet état de choses durait depuis plus de trois ans et ne paraissait pas devoir cesser, mais voilà que François apprend par pur accident que son père avait, dans le temps, prêté cinq cents piastres pour quatre ans à Olivier Duquette, l’un des habitants du rang, et que l’échéance de ce prêt était déjà arrivée. Dans ce cas, son père devait avoir cet argent dans sa poche. Pour se dédommager un peu de la perte de la terre paternelle, ne pourrait-il essayer de mettre la main sur ce montant ? En pensant à la chose, il ruminait un vague plan. Son père qui s’ennuyait, seul dans la maison avec sa fille, allait de temps à autre passer un après-midi à la boutique de forge. Là, il rencontrait de vieilles connaissances et jasait longuement de choses parfaitement insignifiantes. Conduisant un cheval qu’il désirait faire ferrer, François se rendit un après-midi chez le forgeron. Justement, son père était là. Le fils oublia pour le moment sa colère et son ressentiment et causa avec abandon avec son père. Il paraissait content de le revoir. Marcheterre, lui, était franchement heureux de retrouver son fils.

— Pis, les affaires, comment vont-elles ? s’enquit le vieux.

— Pas bien du tout. La récolte a été mauvaise, j’ai perdu un cheval qui valait cent cinquante piastres, pis ma femme a été malade et ça m’a coûté cher. Les docteurs se dérangent pas pour leur plaisir. Ces accidents me jettent en arrière. Avec ça, j’ai des paiements à faire. Ah ! les temps sont durs. Faudrait que je trouve à emprunter. Oui, il me faudrait cinq cents piastres pour me remettre d’aplomb…

Le vieux songeait sans rien dire.

— Écoutez, papa, reprit François, ça fait longtemps qu’on n’a pas mangé ensemble. Venez donc souper, disons dimanche soir. Ça nous fera du bien de se retrouver.

— Dimanche soir ? Bien, j’irai chez vous souper en famille.

L’on était à ce moment au milieu de décembre et l’hiver était arrivé pour de bon. La campagne était déjà toute couverte de neige depuis quelques semaines et le temps était froid, très froid.

Le dimanche convenu, il faisait une violente tempête. De sa fenêtre, le vieux regardait la neige qui tombait, poussée, charriée par le vent du nord. Il gardait le silence. Lorsque Zéphirine ouvrit l’armoire pour mettre la table pour le repas du soir, il annonça simplement : Ne mets pas d’assiette pour moé. Je soupe chez François.

Stupéfaite, la fille le regardait, ne comprenant rien à cette nouvelle.

— Oui, je l’ai rencontré chez le forgeron et il m’a invité à aller manger avec lui ce soir. Tu souperas seule pour une fois.

— Mais il fait une tempête épouvantable et ça n’a pas de bon sens de vous mettre en route par un temps pareil.

— J’ai promis. C’est à dix arpents. N’aie pas peur. Je me rendrai facilement et je reviendrai sans peine.

— Dans tous les cas, revenez de bonne heure.

Déjà le vieux était debout. Il endossa son paletot, enfonça sur ses oreilles son casque de loutre et fonça dans la bourrasque pendant que Zéphirine, restée à la maison, se disait que son père était fou de sortir par un temps pareil.

François et la bru Marceline firent un cordial accueil au vieux lorsqu’il arriva. Le repas était tout prêt. Avant de se mettre à table, François sortit de l’armoire une bouteille de whisky et remplit deux verres.

— Juste pour nous ouvrir l’appétit, dit-il. Ça fait longtemps que je n’en ai pas pris, mais ça me fait plaisir de boire avec vous. À votre santé.

L’on s’installa ensuite devant le rôti de porc frais et chacun mangea voracement. Lorsqu’on eut fini, le père alluma sa pipe.

— Un autre petit verre pour aider la digestion, fit François en remplissant de nouveau les verres.

Le vieux était maintenant de bonne humeur ; il avait pris un copieux repas et le whiskey circulait dans son système.

François se mit alors à parler de ses affaires qui allaient mal. Il avait bien besoin de cinq cents piastres, mais c’était difficile à trouver. Probablement qu’il serait en mesure de rendre la somme dans les six mois.

Le vieux demeurait muet.

— Écoutez, papa, vous ne pourriez pas m’avancer ça ? Vous me rendriez un vrai service et je ne l’oublierais pas.

Marcheterre se sentait bien dans cette maison où il faisait chaud. Il avait bien mangé et l’alcool qu’il avait ingurgité le disposait à la bienveillance.

— Tiens, fit-il soudain. Et plongeant la main dans sa poche de pantalon, il en sortit une liasse de billets de banque. Tiens, prends ça et ne dis pas un mot à personne. C’est entre nous deux.

François prit le rouleau vert que lui tendait le vieux, le regardant un moment.

— Ah ! vous êtes un vrai père, déclara-t-il en empochant l’argent. Pis, on va prendre un autre verre. Ce sera pour vous remercier.

Les deux hommes burent de nouveau. Le père sentait son vieux corps tout réchauffé.

L’on causa encore pendant quelque temps, puis François regardant la pendule déclara :

— Je ne veux pas vous mettre dehors, mais c’est pour vous le temps de partir si vous ne voulez pas vous perdre en route.

— Pas de danger, affirma le vieux. Je connais mon chemin et j’ai encore de bonnes jambes.

François l’aida à mettre son paletot et lui remit son casque de loutre. Comme le père ouvrait la porte, le vent soufflait furieusement, repoussant de grandes nappes de neige devant lui. Le vieux entra dans le noir, le froid et la tempête…

Après le départ de son père, Zéphirine se fit une tasse de thé puis s’installa dans sa berceuse, près du poêle. Comme elle était plutôt futée, elle se rendait bien compte que le vieux avait quelque raison secrète et mystérieuse pour se rendre chez son fils. Longtemps elle y songea, puis, dans le grand silence, elle s’endormit. Lorsqu’elle s’éveilla, elle regarda l’heure. Neuf heures et demie et papa qui n’est pas encore rentré. Il s’attarde, se dit-elle. Elle ouvrit la porte et regarda au dehors. La nuit était très noire, une neige épaisse tombait et il faisait grand froid. Elle attendit encore quelques minutes, puis, comme le vieux n’apparaissait pas, elle s’habilla, alluma son fanal et partit pour aller au devant de lui et le ramener. Elle se rendit jusque chez son frère sans rencontrer qui que ce soit.

— Papa est parti il y a une demi-heure. Tu dois l’avoir croisé sur la route, mais il fait tellement noir que tu as pu passer à côté de lui sans le voir. Il doit être arrivé à la maison, déclara François.

Zéphirine prit le chemin du retour. Elle regardait de chaque côté d’elle pour voir si elle n’apercevrait pas son père. Puis elle se mit à l’appeler : Papa ! Papa ! Si vous m’entendez, répondez-moi. Je vous cherche.

Personne ne lui répondit. Elle tâchait aussi de voir s’il n’y avait pas de traces sur la route, mais même s’il y en avait eu, la neige et le vent les auraient fait rapidement disparaître. Inquiète, alarmée, elle arriva à la maison. Aucune lumière. Elle entra. Son père n’était pas là. Ne sachant que faire, elle alla frapper chez le voisin, à trois arpents de chez elle, et le mit au courant de la situation.

— Il doit s’être perdu. Je vais vous aider à le chercher, déclara l’habitant.

Ils allaient l’un à côté de l’autre, fouillant les ténèbres avec leur fanal, regardant à leurs pieds, devant et à côté d’eux, pour voir s’ils ne verraient pas soudain apparaître le vieux. Ce fut le voisin qui le découvrit. À côté du chemin suivi par les voitures, il aperçut quelque chose de noir. Il s’approcha, se baissa, palpa. C’était le casque de loutre de Marcheterre. Le corps et la figure étaient entièrement recouverts de neige. L’homme était mort. Il était évident que, ne pouvant se guider dans les ténèbres, il s’était écarté du chemin, était tombé dans la neige molle à côté, n’avait pu se relever, avait été suffoqué pour ainsi dire et était mort d’une crise cardiaque en essayant de se remettre debout. C’est ce que déclara le docteur à l’enquête du coroner.

Pour finir cette histoire, Zéphirine mourut subitement moins de dix mois plus tard et François, son plus proche parent, hérita de la terre paternelle. Mais il n’était pas travaillant comme son père et il n’avait pas de talent. Alors, il a mangé sa petite terre, il a mangé la terre paternelle et il a mangé les cinq cents piastres arrachées à son père le soir du fatal souper. Aujourd’hui, il est pauvre comme un quêteux et ce sont ses enfants qui le font vivre.

Ayant fini son récit, l’homme appuyé sur son manche de faux se redressa et se remit à couper les mauvaises herbes sur le rebord du fossé.

Antoine Leroux habitait une vieille maison en pierre des champs, de ces maisons qui durent trois ou quatre générations. Lui, il avait fini de travailler. Son fils Omer exploitait la ferme. Autrefois Antoine et le père Gédéon se voyaient souvent. L’automne, ils allaient toujours ensemble aux rafles de dindes et ils s’amusaient ferme. De joyeuses veillées. Ce Leroux, dans son temps, c’était un garçon aimable, beau danseur, bon chanteur, bien populaire auprès des filles. Gédéon Quarante-Sous ne pouvait l’ignorer dans sa tournée. Il le trouva devant sa porte, clouant des bouts de planche. Et terriblement vieilli, à peine reconnaissable.

— Qu’est-ce que tu fabriques donc là ? demanda Gédéon.

— Ah ! une automobile pour aller en Californie. Je n’ai jamais eu le temps de faire le voyage, mais aujourd’hui je suis décidé. D’ailleurs, M. le curé m’a demandé pour l’amener avec moi.

Le père Gédéon le regardait, éberlué.

— Pis, quand pars-tu ?

— Dans deux semaines. À la St-Michel.

— Mais ça coûte des cennes pour aller par-là. C’est pas à la porte.

L’autre éclata de rire.

— C’est le curé qui paie les dépenses. Moé, j’sus son guide.

Et Gédéon Quarante-Sous comprit que son ancien camarade avait l’esprit dérangé, la raison obscurcie. Ça c’est bien triste.

— Bon voyage, dit-il, et il s’éloigna.

On vient pour voir les gens qu’on a connus autrefois et on les trouve l’intelligence perdue, bons à interner dans un asile d’aliénés. Et il se retourna pour voir une dernière fois la maison où habitait le malheureux Leroux. Ce pèlerinage dans le passé ne lui apportait que des désillusions. Je vais aller voir Prosper Dupuis, se dit le vieux Gédéon en reprenant la route. Prosper Dupuis avait été bien établi par son père. Un beau cent arpents, bien clair à lui, avec une paire de chevaux et des instruments aratoires. Tout ce qu’il fallait. Il s’était marié, avait travaillé, avait réussi. Après avoir donné du bien à ses quatre garçons et avoir marié ses filles avec des habitants à l’aise, il se reposait et vivait de petites rentes. Voilà ce qu’il raconta au père Gédéon.

— Mais alors, tu es parfaitement heureux. Tu n’as pas de soucis et tu parais en bonne santé.

— Oui, je serais heureux, mais mon garçon Adolphe me cause bien des ennuis. Je lui ai donné une bonne terre et il pourrait vivre facilement et agréablement, mais il est toujours dans les dettes. Pas de jugement pour une cenne. Il achète un tas de choses dont il n’a pas besoin ou dont il pourrait se dispenser : des instruments agricoles du dernier modèle, une automobile, pas une neuve, une de seconde main, c’est vrai, mais qui est encore trop chère pour lui. Parfois il se rend à des encans et, par jeu, pour l’excitation que cela lui donne, il fait monter les enchères. Alors, il y a un tas de drigails qui lui restent sur les bras. De vieux agrès non seulement inutiles, mais encombrants. Pis, il fait des mauvais marchés et il se fait jouer par tout le monde. C’est curieux, il ne peut refuser d’endosser un billet promissoire. Alors, il est forcé de payer et il s’adresse à moi. Mon revenu passe à le sortir de ses dettes. C’est pas gai pour quelqu’un qui a travaillé et qui a ménagé toute sa vie de voir gaspiller de l’argent qui est si dur à gagner et de penser que, quand je serai parti, mon garçon se fera enlever la terre que je lui ai donnée en héritage.

Lorsque le vieux Quarante-Sous voulut partir, Prosper Dupuis le retint à souper et à coucher. Justement Adolphe arriva pendant que l’on mangeait. Naturellement il prit place à table. Quand on eut fini, le fils entraîna son père au dehors. Au bout de quelque temps, l’on entendit la voiture du premier qui s’éloignait sur la route, puis le vieux rentra à la maison. Sa figure était sombre. Il s’assit à sa place et resta silencieux un moment. Puis il parla : Ce pauvre Adolphe s’est encore laissé prendre. Il a cautionné pour son voisin et, comme toujours, il doit payer. Toute sa récolte va y passer. Mais à part de ça, il a des paiements à rencontrer, et ses taxes à acquitter. C’est ben de valeur de toujours se tromper, de payer pour les autres… C’est ben de valeur…

Et le vieux baissa la tête, accablé. Il était bien éprouvé. La soirée s’acheva silencieusement.

Le père Gédéon coucha sur une paillasse de feuilles de blé d’Inde, dans un vieux sofa. Avant de sombrer au sommeil, il songea que ce pauvre Prosper Dupuis devait mal dormir cette nuit-là.

Le lendemain, après le déjeuner, le vieux Gédéon annonça à son hôte :

— Aujourd’hui, je vais aller voir Arsène Gibeau.

— Arsène Gibeau ?

— Oui, Gibeau, le coq de la paroisse, comme on disait dans le temps.

— Ben, le coq de la paroisse, il ne chante pas fort aujourd’hui et il ne rend personne jaloux. Il finit ses jours à l’hospice.

— À l’hospice ? Tu m’dis pas ?

— C’est comme je te l’affirme. Tu sais, il a toujours voulu faire le gros. Il dépensait, il dépensait comme s’il avait été le premier ministre. Ainsi, il s’est mis dans les dettes jusqu’au cou et il a perdu tout ce qu’il avait. Quand sa femme est morte, il n’a pas été capable de payer pour la faire enterrer. Ce sont les voisins qui se sont cotisés pour ça. Pis, ses enfants étaient partis depuis des années et on ne sait pas où ils sont. Lui, comme il n’était plus capable de travailler, on l’a placé à l’hospice.

— Misère de misère ! s’exclama le vieux Gédéon d’un ton de lamentation, je n’irai pas le voir, ça me ferait trop mal au cœur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ainsi, de porte en porte, de table en table, le père Gédéon apprend l’histoire de ses anciens compagnons. Leurs destinées se ressemblent toutes. Elles ressemblent à la sienne. Aucune n’est bien glorieuse, aucune n’apporte de satisfaction, de réconfort. Tous ces hommes ont travaillé, sué, peiné toute leur vie et, sur leurs vieux jours, ils sont accablés d’ennuis ou d’infirmités. Personne ne peut éviter cela.

Alors, avec sa hernie, son chancre à la joue et sa plaie à la fesse, le père Gédéon Quarante-Sous a pris avec une amère résignation le chemin du retour.

LA FEMME AU
CHAPEAU ROUGE


Elles étaient trois vieilles femmes assises sur un banc, sur la pelouse rôtie et pelée du champ de courses. Par une entente tacite, elles s’étaient rencontrées là cet après-midi car elles étaient des habituées de l’hippodrome et, chaque jour, elles se rendaient à la piste pour voir galoper les pur sang et risquer quelques écus. Comme leurs moyens étaient des plus modestes, d’ordinaire, elles se mettaient à quatre pour parier deux piastres. Le gain était mince, les pertes aussi.

Elles étaient trois vieilles qui auraient bien aimé trouver une associée pour miser avec elles.

La plus âgée du trio déclare volontiers qu’elle a soixante-seize ans et qu’elle est veuve. Lorsqu’elle a perdu son mari, il y a douze ans, elle est devenue toute détraquée, à moitié folle. Avant cela, elle n’avait jamais mis les pieds sur un champ de courses, mais ses amies lui conseillèrent de se distraire de sa peine en allant voir courir les chevaux, ce qui lui permettrait en même temps, lui assurait-on, de faire facilement quelque argent. Comme la vieille ne savait plus ce qu’elle faisait, elle écouta aveuglément les conseils qu’on lui donnait, puisa dans les économies laissées par son mari, alla aux courses et perdit. Elle ne comprenait pas ça, la veuve. « Non, vous n’êtes pas chanceuse », déclarèrent les amies. « Ça c’est vrai. Alors, faites donc pour un changement quelques petites affaires à la Bourse. Là, vous savez, tout le monde gagne. Vous allez voir comme c’est facile et intéressant. » Docile, la veuve alla voir un courtier et spécula sur marge sur les valeurs qu’on lui indiqua. Alors, en quelques mois, elle perdit tout l’argent laissé par son défunt. « J’étais folle, je ne savais pas ce que je faisais. Mes amies me disaient de faire une chose et je les écoutais. Un jour, je me suis trouvée sans le sou. Pour vivre, j’ai dû m’adresser à ma fille qui est mariée et qui demeure aux États-Unis. Je voudrais bien aller la rejoindre. Elle me prendrait chez elle, mais les autorités de l’immigration ne veulent pas me laisser entrer, craignant que je ne devienne à charge au pays. Alors, je reste ici et, en se privant, ma fille et mon gendre m’envoient quelques piastres pour que je ne crève pas de faim, mais moi, vieille folle, vieille crapule que je suis, je prends cet argent et je vas le porter aux courses. C’est plus fort que moi. C’est ma seule passion. Je ne bois pas, je ne fume pas, je ne joue pas aux cartes, mais je parie sur les courses. Dans ma famille et dans celle de mon mari personne ne connaissait ça. Il a fallu que je prenne ce vice sur mes vieux jours. Je me prive de manger pour parier. J’habite une pauvre petite chambre grande comme la main dans une famille privée, mais on ne me permet seulement pas de me faire une tasse de thé. Si j’en veux une, il faut que je sorte et que je paie. À l’heure du midi, je vais manger un hot-dog ou un sandwich au restaurant. Et toujours seule, excepté aux courses. »

Après vous avoir débité son histoire, elle vous demande si vous n’avez pas un bon tuyau à lui communiquer. Elle est tout de noir vêtue avec une boucle blanche à son chapeau. Ses souliers ont de l’usure, beaucoup d’usure. Le tout s’accorde bien avec la vieille, car, lorsqu’elle ouvre la bouche, on voit qu’il lui manque deux dents du haut, en avant, et elle a sur la lèvre supérieure de longs poils blancs, très raides. Pas belle à voir. Ses compagnes non plus d’ailleurs. L’une, longue, maigre, coiffée d’une espèce de galette posée sur une tignasse de cheveux gris, porte un boléro rouge feu. La troisième, encore plus maigre que les deux autres, a sur les tempes deux petites nattes postiches pour cacher ses cheveux blancs. Et elle n’a qu’une dent, une dent pointue qui ressemble à celle d’un chien.

Elles voudraient bien, les trois vieilles, trouver une associée pour réunir deux piastres et faire un pari. Et comme ça, une jolie femme dans la trentaine, coiffée d’un grand chapeau rouge, et qui, apparemment, se cherchait un siège, alla s’asseoir sur le bout de leur banc. Elle portait une élégante robe de crêpe noir avec de grandes fleurs rouges. Sa figure et ses mains étaient bien astiquées et toute sa personne dégageait une odeur de savon de luxe tandis que les trois vieilles sentaient la sueur, le suri des vieilles peaux mal lavées. Elles la regardaient, désappointées, car la nouvelle venue ne paraissait pas être de la catégorie de celles qui se mettent à quatre pour former un montant de deux piastres. La femme au chapeau rouge étudiait son programme. Puis soudain elle ouvrit sa sacoche, en sortit un petit flacon de vin, s’en versa un verre et le but avec un plaisir évident. À ce moment, les chevaux défilaient devant le public avant la troisième course. Un homme passa. Il s’arrêta un moment devant la femme au chapeau rouge.

— Qu’est-ce que vous avez choisi ? demanda-t-il.

— Je n’ai rien choisi. J’attends. Et vous ?

— Je n’ai pas parié, mais je suis presque certain que Ambassador va gagner.

Et l’homme s’éloigna. Les coursiers démarrèrent et, après une lutte dure, mouvementée et excitante, Ambassador battit son plus proche adversaire par une tête, sous le fil. Entre elles, les trois vieilles, qui avaient entendu le bref colloque de tout à l’heure, se disaient que l’inconnu connaissait son affaire. Il repassa dix minutes plus tard. Prenant le programme de la femme au chapeau rouge, il lui indiqua avec son crayon un nom sur la liste des partants dans la quatrième épreuve.

— Certain, certain ? interrogea la femme. Familièrement, elle avait saisi le bout de la cravate flottante de l’homme et l’attirait vers elle.

— Certain, fit-il en riant. On se reverra.

Et il partit d’un autre côté. Un moment après, la femme au chapeau rouge se leva et se dirigea vers le guichet des billets de deux piastres. Si elles avaient eu le montant voulu, l’une des vieilles l’aurait suivie et aurait parié sur le même cheval qu’elle, mais il leur manquait cinquante sous. Quelques minutes plus tard, l’étrangère revenait s’asseoir sur le bout du banc. De nouveau, les chevaux démarrèrent. Les trois vieilles étaient bien malheureuses de n’avoir pu parier. Maintenant, après avoir contourné la piste, les pur sang entraient dans la ligne droite. Le numéro trois était en tête du peloton, vigoureusement aiguillonné par son jockey. La femme au chapeau rouge se leva et se mit à lui jeter des encouragements. Comme le cheval franchissait la ligne d’arrivée une longueur en avant de son adversaire le plus rapproché, la femme poussa une exclamation de triomphe.

— Vous gagnez ? demanda la vieille de soixante-seize ans.

— Je gagne, répondit-elle simplement.

Elle attendit le pesage des jockeys puis les numéros des gagnants furent affichés au tableau. Le vainqueur rapportait $9.45 pour 2.00. La femme au chapeau rouge se leva et s’éloigna pour aller encaisser son gain.

— C’est une chanceuse. Elle a de bons tuyaux, remarqua la vieille aux deux nattes postiches.

— Oui, c’est pas à nous autres qu’un beau garçon viendra donner le nom d’un gagnant, commenta amèrement celle au boléro rouge feu.

— Que voulez-vous, chacun a son temps. On ne peut pas toujours rester jeune et les beaux garçons nous leur faisons peur aujourd’hui, ricana la vieille de soixante-seize ans.

L’étrangère revint prendre sa place au bout du banc puis, posément, ouvrit sa sacoche, en sortit un sandwich au poulet enveloppé dans un papier glacé et une serviette qu’elle étendit soigneusement sur ses genoux, puis elle se mit à manger sans hâte, en femme qui goûte et apprécie ce qu’elle se met sous la dent. Lorsqu’elle eut fini, elle se versa un nouveau verre de vin, le but lentement, par petites gorgées, s’essuya la bouche avec sa serviette, la replia et la serra dans son sac.

Les vieilles l’observaient avec envie et admiration et se disaient intérieurement que c’était là une femme qui ne se privait de rien et qui aimait les bonnes choses.

— C’est mieux qu’un hot-dog, remarqua d’un ton aigre la vieille de soixante-seize ans en songeant à ses maigres soupers au restaurant ou à la pharmacie.

La cinquième course fut disputée sans que les trois vieilles y prissent le moindre intérêt. Elles avaient bien leur idée mais le difficile était de la mettre à exécution. Alors, au moment où les coursiers faisaient leur apparition sur la piste pour la sixième, la vieille de soixante-seize ans s’enhardit et, se penchant vers la femme au chapeau rouge : Vous ne mettriez pas cinquante sous avec nous sur cette course ?

L’autre se mit à rire.

— Je veux bien, dit-elle, mais avez-vous un bon cheval ?

— Je parierais sur le numéro un, répondit la vieille. Le jockey Russell le fera sûrement gagner.

— Je n’ai pas confiance en Russell ni dans sa monture. Si vous voulez risquer votre argent sur le numéro cinq, je me joins à vous autres.

— Alors essayons notre chance sur le cinq, décida la vieille.

Et chacune des trois commères remit cinquante sous à la femme au chapeau rouge. Celle-ci se dirigea immédiatement vers le guichet et revint une couple de minutes plus tard avec un billet qu’elle montra à ses compagnes d’occasion. La parade, le départ, la course et la victoire du numéro cinq, tout cela fit aux trois vieilles l’effet d’un rêve, d’une chose irréelle, d’une scène de cinéma dont elles auraient été témoins. Mais lorsqu’elles virent afficher au tableau le rendement du vainqueur, $20.50 pour $2.00, elles exultèrent. Et lorsque la femme au chapeau rouge leur remit à chacune un billet de $5.00 et une pièce de monnaie, leur joie devint du délire. Mais au milieu de leur enthousiasme, la même pensée leur vint : la septième et dernière course et le pari double. Chacune des trois vieilles était mordue par l’ambition de gagner encore.

— Allez-vous tenter votre chance sur le pari double ? demanda à l’étrangère la doyenne des trois vieilles.

La femme au chapeau rouge étudiait son programme mais à ce moment l’homme à la cravate flottante qui lui avait donné le tuyau lors de la quatrième épreuve s’approcha de nouveau et se mit à lui parler à mi-voix, avec animation. De la pointe de son crayon il lui indiquait deux numéros sur sa feuille. L’autre paraissait incrédule. Il répéta le geste avec son doigt. Puis, après un échange de phrases rapides à voix basse, il s’éloigna pendant que la femme restait songeuse.

— Allez-vous tenter votre chance sur le pari double ? répéta la vieille que mordait l’âpre désir du gain.

— Avez-vous une bonne idée ? Qu’est-ce que vous suggéreriez ? riposta l’étrangère en guise de réponse.

Cette question refroidit l’enthousiasme de la vieille. Néanmoins, pour ne pas rester à court :

— Prenons les numéros sept et six, dit-elle, les deux chiffres de mon âge.

— C’est déjà assez triste d’avoir soixante-seize ans sans vouloir parier sur ces chiffres, riposta la femme au chapeau rouge.

— Puis vous, reprit la vieille, avez-vous une idée ?

— Moi, si je pariais, je prendrais deux longs shots.

À ces mots les yeux de la vieille s’allumèrent de convoitise. Déjà, elle songeait à la forte somme qu’elle pourrait gagner si deux chevaux négligés arrivaient premiers.

— Moi, déclara-t-elle soudain, sans avoir pris le temps de réfléchir, je mettrais cinq piastres avec vous si vous vous décidiez à parier.

— Moi aussi, firent en même temps les deux autres vieilles.

Mais la femme au chapeau rouge restait indécise.

— C’est bon, annonça-t-elle après un moment. Je vais prendre les numéros trois et quatre.

Alors, les trois vieilles tendirent de leurs vieux doigts les trois billets de $5.00 qu’elles avaient reçus après la sixième épreuve. L’étrangère alla acheter un ticket qu’elle montra à ses associées. Puis ce fut la parade. Vraiment, les numéros trois et quatre étaient des bêtes de piètre apparence. L’une d’elles semblait même boiter. De plus, leur record enregistré au programme était pitoyable. Déjà, les vieilles regrettaient d’avoir mis leur gain au jeu. Mais le sort en était jeté. Le départ s’effectua. Le cœur leur battait fort aux trois vieilles. Elles entendaient l’annonceur décrivant la position des chevaux, mais les paroles arrivaient à leurs oreilles comme un bourdonnement confus et leur excitation était telle qu’elles ne comprenaient rien. Ce ne fut que lorsque les pur sang passèrent en trombe devant l’estrade qu’elles virent que les numéros trois et quatre finissaient en tête du groupe. À moitié folles de joie, les trois vieilles se regardaient, ne pouvant croire à leur bonne fortune. Toutes trois et la femme au chapeau rouge avaient les yeux fixés au tableau. Les jambes faillirent leur manquer lorsqu’elles virent apparaître le chiffre du rendement : $60.00 pour $2.00. Leur mise de cinq piastres leur donnait $150.00 à chacune. Une fortune fabuleuse pour les trois pauvresses. C’était pour elles une journée mémorable, une journée unique, dont elles se souviendraient jusqu’à leur dernier jour. Jamais de leur vie elles n’avaient fait un gain si élevé. La femme au chapeau rouge souriait, mais la vieille de soixante-seize ans avait des larmes aux yeux et sa bouche bavait. Les deux autres avaient l’air égaré, l’air de femmes sous l’effet de la drogue.

— On va se faire payer. Je vais chercher l’argent, fit l’étrangère. Attendez-moi à l’entrée du passage.

Plus heureuses qu’elles ne l’avaient été depuis des années, les trois vieilles se tenaient dans le couloir conduisant à la sortie. Elles étaient impatientes de voir leur argent de leurs yeux, de le tenir entre leurs mains, de le palper, d’avoir enfin l’impression d’être riches pour un mois ou deux. Dame, quand on est habitué à vivoter, à dépenser seulement quelques sous par jour pour sa pitance et qu’il nous tombe subitement $150.00 dans la main, l’on peut avec raison se sentir heureux. Elles pensaient ces choses les vieilles en attendant leur compagne. La femme au chapeau rouge parut, tenant en main une forte liasse de billets de banque.

— Je vous paie le souper ce soir, annonça-t-elle, et nous allons descendre en ville en taxi. Allez en retenir un, fit-elle en s’adressant au trio. Nous partagerons l’argent dans la minute. Attendez-moi un instant. J’ai eu une si forte émotion qu’il faut que j’aille aux cabinets.

— J’y vais aussi, fit la vieille de soixante-seize ans.

— Moi de même, annonça celle au boléro rouge feu.

— Moi, je vais retenir la voiture, déclara la vieille aux deux petites nattes postiches.

Alors, la femme au chapeau rouge et deux des vieilles entrèrent dans la chambre de toilette et les portes de trois cabines se refermèrent sur elles. Les deux vieilles sortirent au bout d’une minute. Soulagées, joyeuses, elles attendaient côte à côte l’apparition de leur compagne. Celle-ci tardait. Une couple de minutes s’écoulèrent.

— Venez-vous ? questionna impatiente la vieille de soixante-seize ans. Mais aucune voix ne répondit.

Soudain alarmée, la vieille essaya la porte. Celle-ci s’ouvrit, mais la cabine était vide. La femme au chapeau rouge était disparue, envolée.

La troisième vieille les rejoignait à ce moment.

— Arrivez, dit-elle, le taxi nous attend.

Mais les deux autres étaient muettes de stupeur, absolument figées, avec une expression de navrement sur la figure.

— Elle nous a jouées, elle est partie. Elle s’est enfuie, fit d’un ton lugubre la vieille de soixante-seize ans en réponse à celle qui arrivait.

— Avec l’argent ? interrogea celle-ci, d’un air atterré.

— Avec l’argent.

Et les trois syllabes résonnèrent comme un glas.

Elles étaient là, debout, sans bouger, les trois vieilles, comme frappées par un désastre irréparable, par une catastrophe sans nom. Elles regardaient autour d’elles pour voir si elles n’apercevraient pas le chapeau rouge, pendant que les derniers visiteurs aux courses sortaient en hâte pour prendre le tramway. Avec une cruelle amertume, elles réalisaient qu’elles avaient été trompées, volées et qu’après s’être crues riches elles étaient maintenant plus pauvres que lorsqu’elles étaient parties de chez elles.

— Oui, elle a dû juste fermer la porte de la cabine et ressortir immédiatement. Puis, elle a couru au club-house et a ensuite passé par le paddock et elle est montée dans la voiture d’un ami, expliqua la vieille à la lèvre barbue.

C’était plausible, très probable.

Il n’y avait plus qu’à s’en aller. Comme elles sortaient, pitoyables, infiniment malheureuses, l’homme au taxi les héla.

— On s’est fait voler, on n’a pas d’argent pour vous payer. Il nous faut retourner en tramway, déclara la vieille qui avait retenu la voiture.

— Vous me faites perdre un voyage, déclara l’homme.

C’était là l’un des accidents du métier.

Alors, bien démoralisées, les trois vieilles montèrent dans le tramway déjà rempli. Il ne restait plus de sièges disponibles. Toutes les malchances. Elles durent s’accrocher aux courroies, se tenir debout. La voiture démarra et fila bientôt à grande vitesse. Pas d’arrêt nulle part. Elle roulait sur les rails, secouant les voyageurs qui étaient debout, les ballotant de droite à gauche, leur étirant les muscles des bras. La plus vieille du trio faillit tomber.

— Ce n’est pas avec le dîner qu’elle nous a promis qu’on va engraisser, fit la vieille au boléro rouge feu.

— Non, on n’aura pas de peine à le digérer, ajouta celle aux deux petites nattes postiches.

Elles étaient bien fatiguées les trois vieilles et le cœur tout à l’envers. Un moment, elles avaient cru que c’était le jour le plus glorieux de leur vie, tandis que maintenant… Et de se faire cahoter ainsi, elles se sentaient de misérables loques. Sa peine déborda soudain à la vieille de soixante-seize ans. Sa figure fit une vilaine grimace et de grosses larmes se mirent à couler sur sa face ridée, sur les poils blancs de sa lèvre et tombaient sur le plancher pendant que, de sa bouche ouverte, la bave dégoulinait sur son manteau. En imagination, elle se représentait la femme au chapeau rouge attablée à cette heure devant un souper fin et savourant de bonnes choses tandis qu’elle avec les quelques sous qui lui restaient avait juste de quoi prendre un hot-dog avec une tasse de thé. Accrochée à la courroie dans le tramway qui filait à une folle allure, secouant les passagers qui l’observaient avec des regards indifférents, curieux ou cruellement moqueurs, la vieille sanglotait désespérément…

URGEL POURRAUX
HOMME FORT


Lorsque Charles Pourraux, fermier de Saint-Télesphore fut tué par une ruade de cheval dans son écurie, il laissait deux garçons dans la vingtaine et une petite terre de cinquante arpents. Urgel le plus jeune des deux frères n’aimait pas les travaux des champs et la vie à la campagne lui paraissait bien terne et sans agréments. La nature l’avait doué d’une musculature très remarquable. Il était bâti en hercule et était d’une force exceptionnelle. Très fier de son physique, il ne manquait pas une occasion de faire admirer ses biceps et son torse. Le dimanche, il assistait à la messe en arrière de l’église, près du bénitier. Alors, parfois pendant le sermon, il se glissait furtivement au dehors suivi de cinq ou six gars et se dirigeait vers la remise où les habitants mettaient leurs voitures. Là, il enlevait son veston, son gilet, relevait sa manche de chemise jusqu’au coude. « Tenez. » disait-il, « regardez ça ». Et ce disant, il faisait jouer les muscles de son bras. « Tâtez ça », ajoutait-il. « C’est dur comme du fer ». Et les spectateurs tâtaient et reconnaissaient qu’un bras comme celui-là était aussi solide qu’une barre de fer. « Regardez, » faisait Urgel tout fier des compliments qu’on lui adressait et désireux d’en recevoir d’autres. En parlant, il arrachait sa chemise et exhibait un extraordinaire torse d’athlète. Entouré d’admirateurs, il bombait la poitrine et faisait rouler les muscles de son dos.

— Ben, moé, à ta place, j’moisirais pas icitte à charroyer du fumier ou à labourer dans la boue, déclara l’un des garçons.

La remarque produisit une forte impression sur l’esprit d’Urgel. Il y pensa tout le dimanche après-midi. Alors le soir, au souper, s’adressant à son frère : « Moé j’voudrais m’en aller à la ville. Donne-moé mille piastres et je renoncerai à tous mes droits sur la terre. »

— Si tu veux partir, on va s’arranger, répondit l’autre. Nous irons demain chez le notaire. Tu me signeras un papier par lequel tu me cèdes ta part d’héritage, j’emprunterai mille piastres et je te les remettrai.

Ainsi fut fait.

Trois jours plus tard, son argent en mains et se croyant presque millionnaire, Urgel prit le train pour la ville. Tout d’abord, il se loua une chambre, s’acheta des habits et, pendant une semaine, il goûta à la liberté. Il se promenait par les rues avec un beau complet neuf, mille piastres dans sa poche et se sentait parfaitement heureux. À chaque minute, il était émerveillé par les splendeurs et la richesse de la cité. Tout de même, comme il ne voulait pas dépenser sa fortune, il se chercha du travail. En vagabondant à travers la ville, il se trouva au port et là, il s’engagea comme débardeur. Pendant de longues journées, il chargeait et déchargeait de lourdes caisses, des ballots de marchandises, des barriques de mélasse, etc. Là comme à la campagne, Urgel aimait à faire admirer ses biceps.

— Mais tu es fou de travailler ici, lui dit un jour un compagnon. À ce métier, tes muscles vont se raidir et perdre toute leur souplesse. Quand on a la chance d’être bâti comme ça, on ne se livre pas à des besognes comme celles que tu fais ici.

Alors, lorsqu’il fut payé pour sa quinzaine, Urgel se dit : Je vais me chercher une autre job.

Cette fois, il alla se placer dans une filature de coton. Ah, oui, le travail était moins dur, moins pénible.

Un jour, à l’heure du midi alors que les ouvriers mangeaient les sandwiches qu’ils avaient apportés de la maison, Urgel ne put résister à la tentation d’exhiber ses puissants biceps.

— Mais, mon vieux, à quoi songes-tu ? fit un camarade. Quand on possède des bras comme les tiens on choisit un autre gagne-pain. Ce n’est pas à conduire un métier à tisser que tu vas conserver tes muscles. Ils ne fournissent aucun effort et ils vont devenir mous comme de la guénille. Urgel resta songeur. Sa journée faite, il rejoignit l’homme qui lui avait fait cette remarque.

— À ma place, qu’est-ce que tu ferais ? demanda-t-il.

— Oh, moi je ne sais pas. Peut-être bien que je donnerais des exhibitions de force dans des clubs de sport.

Pour lors, Urgel se mit en quête d’un club de sport. Le hasard le conduisit au Club haltérophile Atlas. M. Prime Bardu, le propriétaire et gérant était un charmant homme, beau parleur, tout de suite familier. Comme il faisait partout, Urgel enleva son veston, son gilet et sa chemise, révélant au maître du gymnase la puissante musculature dont la nature l’avait gratifié. M. Bardu parut émerveillé. Montrant un haltère à son visiteur : Essayez donc de mettre ce poids au bout du bras, fit-il.

Urgel prit la masse de fer et d’un rude effort l’éleva au-dessus de sa tête.

— Très bien, très bien, reconnut M. Bardu. Je vois que vous êtes encore plus fort que je croyais. C’est mon opinion que vous êtes l’un de nos meilleurs athlètes et que vous êtes appelé à vous faire un grand nom dans le monde du sport. Il vous faudra cependant pratiquer ferme mais vous aurez ici tous les avantages possibles. Ma salle est à votre disposition.

Urgel buvait avec délices les paroles de M. Bardu. Celui-ci regardait son visiteur et une idée lui voletait dans le cerveau.

— Que diriez-vous de prendre part à ma prochaine séance, vendredi soir ? interrogea-t-il.

— Mais je ne demande pas mieux, répondit Urgel absolument enthousiasmé.

— C’est très bien. Alors préparez-vous chaque après-midi. Vendredi sera une date importante dans votre vie.

Urgel était absolument enchanté. Dès le lendemain, il se mettait à l’entraînement. Pendant plus de deux heures, il pratiqua avec les haltères et la barre à sphères.

Le soir de la séance, il y avait sept athlètes au programme, mais tous des poids légers et des poids moyens. Urgel se trouvait là dans une classe à part car il pesait 185 livres. Il y avait salle comble pour voir les hommes forts à l’œuvre. Urgel était le dernier au programme. Lorsqu’il s’avança sur la petite estrade et que le public vit sa puissante musculature, il fut chaleureusement applaudi. Encouragé par cet accueil, il fournit tout l’effort dont il était capable et réussit quatre tours d’une façon parfaite. Lorsqu’il prit un énorme haltère au plancher et, d’un élan, le mit au-dessus de sa tête, ce fut un triomphe. Urgel était ravi. Une demi-heure plus tard, les recettes comptées, M. Bardu lui remit un billet de dix piastres. C’était le paiement de sa soirée.

— Je vais faire paraître votre portrait dans les journaux et la semaine prochaine nous aurons une fameuse assistance, annonça Bardu.

C’est vrai que j’aurais été bien fou de rester sur la terre, songeait Urgel en retournant à sa chambre. M. Bardu était à sa salle lorsque Urgel y fit son apparition le lundi après-midi.

— Vous avez eu un beau succès vendredi, fit-il d’un ton cordial, et c’était mérité. Réellement, je n’ai jamais vu un homme faire un arraché comme celui que vous avez réussi.

C’t homme-là sait ce que je peux faire et il m’encourage, se disait Urgel. J’ai été bien chanceux de le rencontrer.

Là dessus, il se mit à pratiquer avec les poids. M. Bardu l’observait et la même idée que l’autre jour lui trottait dans la tête.

— J’ai pensé à une chose, fit-il, lorsque Urgel s’assit un moment pour se remettre de ses efforts. Que diriez-vous de vous mettre en société avec moi pour exploiter cette salle ? J’ai fondé ce club avec un petit capital. Je suis certain d’en faire un succès, mais il me faudrait un peu d’argent pour le développer et en faire un centre sportif important. C’est une salle convenable, mais il y a des choses qui manquent. Ainsi, il nous faudrait une enseigne Néon pour attirer l’attention des passants et du grand public. Si vous deveniez mon associé, nous pourrions à nous deux faire du Club haltérophile Atlas un établissement de renom. Je connais plusieurs journalistes et ils nous feraient une belle publicité.

— Quel montant faudrait-il mettre dans l’affaire ? hasarda Urgel déjà tenté par la proposition de M. Bardu.

— Disons que vous mettriez $500, répondit le promoteur.

À ce chiffre, Urgel blêmit.

— Voyez-vous, continua M. Bardu, vous donneriez une exhibition de tours de force à chaque séance et vous seriez payé pour ce travail. En plus, nous nous partagerions les profits à parts égales.

Fasciné par ces alléchantes promesses, Urgel sortit de sa poche le rouleau de billets qu’il avait reçu de son frère et compta les $500 que lui demandait M. Bardu. Là dessus et comme preuve qu’ils étaient associés, celui-ci lui remit une clé du gymnase. Désormais, Urgel était co-propriétaire du Club haltérophile Atlas. Il avait réussi à trouver sa voie et il envisageait l’avenir avec confiance.

Le mardi, Urgel se rendit de bonne heure à la salle et s’entraîna avec ardeur, mais il ne vit pas M. Bardu qui ne vint pas ce jour-là. Le lendemain, Urgel fit un gros travail avec les haltères et il était content de lui-même. M. Bardu, était encore absent. Urgel acheta le journal pour voir son portrait comme le lui avait promis son associé. Rien encore.

Le jeudi, Urgel eut une grosse surprise. Le propriétaire de l’immeuble se présenta. Il voulait voir M. Bardu qui lui devait trois mois de loyer. En apprenant cela, Urgel fut alarmé. Le jour suivant, il apprit le pire. Bardu était disparu, introuvable et il laissait des dettes un peu partout. L’un des hommes forts qui avaient pris part à la séance du vendredi lui apprit que ni lui ni ses camarades n’avaient depuis cinq semaines reçu un sou pour leurs services. Urgel comprit alors que si Bardu lui avait donné dix piastres après la soirée, c’était évidemment dans le but de le faire mordre à l’hameçon qu’il se proposait de lui tendre. Et s’il y avait eu une assistance de trois cents personnes à la séance au lieu des trois douzaines de fervents de sport que l’on voyait d’ordinaire, c’est que Bardu avait posté deux jeunes gens à la porte avec instruction d’inviter les passants à entrer et que l’admission était gratuite ce soir-là. Dites-leur qu’ils applaudissent le « gros » avait recommandé Bardu.

Son associé disparu, Urgel perdait la moitié de l’argent que son frère lui avait donné pour sa part de la terre paternelle.

Des aventures comme celle-là, ce sont des choses qui arrivent souvent dans la vie. Urgel trouvait qu’il avait payé un peu cher la vieille clé du gymnase. Une belle crapule, un fameux escroc, un fin voleur, se lamentait-il en pensant à Bardu.

Urgel n’en revenait pas d’avoir stupidement perdu $500. Pendant plusieurs jours, il resta comme hébété, ne pensant à rien d’autre et se demandant ce qu’il allait faire maintenant. Comme il n’avait pas de métier et qu’il ne possédait guère d’instruction, la situation était difficile. Force lui fut de travailler comme homme de peine sur des chantiers de construction. La besogne était dure et le salaire médiocre. Malgré la déception qu’il avait éprouvée, il rêvait toujours de la carrière d’homme fort. Il avait découvert une nouvelle salle, le gymnase Potvin. Les journées où il ne travaillait pas et les soirées où il n’était pas trop fatigué, il allait s’entraîner là. C’est ainsi qu’il apprit qu’un promoteur de renom organisait un grand tournoi d’hommes forts au Parc Sohmer. Résolu à tenter sa chance, Urgel alla s’inscrire. Les meilleurs athlètes de la province avaient déjà donné leurs noms. Les prix étaient de $100, $75 et $50 pour les trois premiers du classement. Les autres concurrents recevraient $25. Même s’il ne recevait que ce montant, Urgel se disait qu’il acquerrait l’expérience.

Le programme comprenait cinq tours : un arraché, un dévissé, un développé, soulever une barre à sphères à hauteur des genoux et lever une plateforme sur le dos. Chaque athlète avait droit à trois essais par tour.

Le soir du concours, la salle du Parc Sohmer était bondée. Onze concurrents étaient en lice. Urgel fit bonne figure jusqu’au dernier numéro qui consistait à lever sur les reins. Là, il ne s’agissait pas seulement de force mais aussi d’adresse pour maintenir la plateforme en équilibre. Urgel échoua complètement de même que quatre autres figurants. Pour l’arraché cependant, il s’était classé bon troisième. Il finit cinquième dans le concours qui se termina à 2h. 30 du matin. Il gagnait $25. À quelque temps de là, Urgel apprit qu’un homme fort des États-Unis figurerait au programme d’un théâtre de variétés de la ville. Pour rien au monde, il aurait voulu manquer ce spectacle. Lorsque le Samson parut sur la scène, il portait une espèce de tunique en peau de léopard qui laissait voir les muscles de ses bras, de ses épaules et d’une partie du torse. À la vue de ce costume, Urgel tomba en admiration. Il ne pouvait imaginer rien de plus beau et il se promit ce soir-là qu’il en aurait un semblable un jour pour accomplir lui aussi des tours de force en public. Et il fut séduit par l’élégance et l’aisance apparente avec lesquelles l’étranger levait ses poids.

Chaque jour et chaque soir, Urgel songeait à la merveilleuse tunique en peau de léopard. C’était devenu chez lui une véritable obsession. Il lui fallait une peau de léopard. Certes, il travaillait dur et il recevait un maigre salaire, mais il voulait avoir une tunique en peau de léopard comme il en avait vu une à l’américain. Il était comme ces petites ouvrières qui gagnent dix piastres par semaine et qui veulent avoir un manteau de fourrure tout comme les dames riches, qui le désirent tellement qu’elles seraient prêtes à se vendre pour en acheter un. Ne pouvant attendre davantage, Urgel se rendit un samedi chez un marchand de fourrures et expliqua ce qu’il voulait : une tunique en peau de léopard pour exécuter des tours de force au théâtre. L’homme alla dans son arrière-boutique et revint avec une belle peau tachetée. Fasciné, Urgel palpait la fourrure avec une espèce de volupté, disant : C’est ça, c’est absolument ça.

— Ce veston-là vous coûtera $75.

— Entendu.

Et Urgel retourna chez lui dans un état d’extrême surexcitation. Deux semaines plus tard, il alla chercher sa tunique. Aussitôt rendu à sa chambre, il enleva ses habits et endossa la peau de léopard. Avec un contentement et une satisfaction extrêmes, il se regardait dans le miroir poussiéreux de son bureau de toilette. Vrai, il était ravi. De toute sa vie, il n’avait jamais rien vu d’aussi beau.

Dès lors, il eut la hantise de paraître en public avec sa peau de léopard. Mais où ? À qui s’adresser ? Il l’ignorait.

L’on était à l’automne et il y avait quinze mois qu’il avait laissé la terre paternelle pour aller chercher fortune à la ville. Or un soir, en feuilletant distraitement le journal, il tomba en arrêt devant une petite annonce : Homme fort. On demande un homme fort pour donner des exhibitions en province. S’adresser à Mme Breton, Hôtel Sauvageau. C’était comme s’il avait trouvé mille piastres dans la rue. Urgel saisit son chapeau et, sans perdre une minute, se rendit à l’adresse indiquée, un petit hôtel d’aspect misérable. Là, il rencontra une grande femme qui lui expliqua ce qu’elle cherchait : un partenaire pour une tournée de toutes les expositions agricoles de comté. Dans le passé, elle exécutait des tours de force avec son mari, mais celui-ci était malade, incapable de laisser la maison. Alors, il s’agissait de le remplacer. Le besogne consistait à faire un bon tour, un seul. L’on offrait un prix à celui des spectateurs qui le réussirait à son tour. Naturellement, pour essayer et tenter de gagner la récompense, il fallait payer.

— Ce n’est pas difficile et il y a de l’argent à faire, ajouta la femme après avoir expliqué ce dont il s’agissait.

L’entente fut conclue sur le champ.

— L’exposition régionale des Trois-Rivières doit avoir lieu la semaine prochaine. Il faut nous rendre là immédiatement puis voir le secrétaire et obtenir le privilège de donner des démonstrations, annonça la femme qui avait l’expérience de ces sortes de choses.

Le mardi suivant, les deux associés se trouvaient au terrain de l’exposition qu’avait envahi une multitude de visiteurs. Urgel avait revêtu sa peau de léopard et il était chaussé de hautes bottines dorées. Mme Breton portait une courte robe rouge fort décolletée en avant et portait elle aussi de hautes bottines dorées. Près d’eux l’on voyait des poids sur le sol. Lorsqu’un groupe de curieux les entouraient, Urgel saisissait l’haltère nickelé qui reposait sur l’herbe, le soulevait un peu pour attirer l’attention du public puis, d’un puissant effort, d’un vigoureux élan, l’envoyait au bout du bras, au-dessus de sa tête. Après l’avoir tenu là un instant, il le remettait sur le sol. Prenant ensuite un billet de banque dans sa poche ; « Cinq piastres pour celui qui pourra faire la même chose, disait-il, en agitant le papier vert et le montrant à la ronde. C’est cinquante cents pour essayer votre chance. » Alors, un vaillant jeune homme se détachait du groupe des curieux, tendait une pièce de cinquante sous à Urgel, saisissait le poids nickelé et tentait de le mettre au bout du bras. À hauteur de l’épaule, la lourde masse de fer lui échappait et retombait sur le sol. Désappointé, confus, le garçon s’éloignait mais un autre s’avançait avec un air déterminé. Il remettait cinquante sous à Urgel, empoignait l’haltère d’un geste énergique, mais rendu à la ceinture, le laissait retomber.

— Ce tour-là, ça demande de la pratique, disait-il en s’en allant.

— Et de la force, ricanait Urgel.

Malgré ces insuccès, d’autres hardis gaillards s’amenaient et s’efforçaient de répéter l’exploit exécuté par Urgel.

— Cinq piastres à gagner, cinq piastres à gagner, répétait celui-ci en brandissant son billet de banque.

Prudemment quelques robustes garçons d’habitants soupesaient le poids avant de verser les cinquante sous demandés, puis reconnaissant leur impuissance, s’éloignaient sans rien dire. D’autres, toutefois, déterminés et confiants, d’un geste énergique soulevaient l’haltère de quelques pieds, mais le laissaient retomber.

Et Urgel encaissait les écus.

Lorsque le cercle des curieux paraissait vouloir se disperser, la grande femme en robe rouge se baissait, saisissait la barre à sphères nickelée près d’elle, la soulevait de quelques pouces pour s’assurer qu’elle la tenait bien en équilibre, puis d’un effort, la mettait au bout des bras, au-dessus de sa tête.

— Cinq piastres pour celui qui pourra en faire autant, annonçait-elle en laissant retomber le poids à ses pieds. Cinq piastres en prix. Une piastre pour tenter votre chance.

Les jeunes gens hésitaient. Certes, ce serait humiliant de ne pas réussir à faire un tour de force accompli par une femme.

— Une piastre pour essayer et cinq piastres à gagner, répétait la grande femme.

— Quand on n’est pas fort, c’est plus facile de faire quelques cennes à côté, faisait Urgel d’un ton moqueur en indiquant la roue de fortune qui fonctionnait à quelques pas plus loin.

Alors, piqué au vif, un rude gars se décidait, donnait un billet d’une piastre à Mme Breton et saisissait la barre. Rendu à la hauteur de la poitrine, il ne pouvait aller plus loin et la laissait retomber sur le sol.

— C’est lourd, reconnaissait-il.

Un autre garçon s’amenait et tentait l’épreuve à son tour, mais sans succès.

Puis, c’était de nouveau au tour d’Urgel de prendre son haltère et, d’un élan, de le mettre au-dessus de sa tête.

— Il n’y a pas à dire, il est fort, déclarait un jeune colosse.

Urgel était flatté au possible d’entendre vanter sa force. Alors, il bombait le torse et ajustait sa tunique de peau de léopard. Oui, avec ses hautes bottines dorées et sa peau de léopard sur sa chair nue, il était plus glorieux qu’un archevêque montant à l’autel en vêtement sacerdotaux ou un empereur en manteau d’or sur son trône. Sa peau de léopard il ne l’aurait pas échangée pour la couronne du roi d’Angleterre. Devant la foule admiratrice des campagnards, il étalait ses muscles, faisait montre de sa force et se considérait comme un être supérieur, un surhomme.

Pendant quatre jours, il répéta son tour de force et empocha des écus aux Trois-Rivières. Ensuite, il se rendit à Québec, à Sherbrooke, à Sainte-Scholastique, à Valleyfield, à Ormstown, à toutes les expositions de comté.

La vie était belle.

Sa tournée achevée, il rentra en ville riche de quelques centaines de piastres.

Pendant les saisons qui suivirent, il s’employa à diverses besognes, désireux de voir revenir l’automne afin de faire la tournée des expositions agricoles avec ses hautes bottines dorées, sa peau de léopard et son haltère nickelé.

Les années s’écoulèrent, de nombreuses années. Mais tout passe. La jeunesse s’en va, les forces s’usent et puis, un jour, le spectre de la vieillesse apparaît. Urgel avait cessé d’être un phénomène. Il était devenu un homme ordinaire, un homme comme tous les autres. Amèrement, il réalisait que sa carrière de Samson était finie. Son brillant haltère nickelé était maintenant rouillé et sa belle peau de léopard était bien mitée… Il eut toutefois la chance de se trouver un emploi comme gardien de nuit dans une salle de quilles. Entre temps, il avait rencontré une femme plus que mûre, laide et hargneuse que la vie avait fort malmenée. Sans aucune formalité, ils entrèrent dans la même chambre, dans le même lit, partageant leur pauvreté et leur misère. Forcément, sans aucune patience, ils subissaient les défauts l’un de l’autre. Les querelles étaient fréquentes. La femme faisait des journées à droite, à gauche. Souvent, elle rentrait ivre, ayant bu ce qu’elle avait gagné par un dur travail.

Au cours de ses aventures, Urgel avait contracté la syphilis et il en ressentait maintenant les effets. Vint un jour où il se trouva aveugle et paralysé. Ce fut ainsi qu’un soir, on le trouva mort dans une chambre sordide. Et probablement qu’il avait vécu ses quatre ou cinq derniers jours sans manger.

LA PIPE


Ce samedi après-midi-là, le tramway de la ligne Ontario brinquebalait vers l’est regorgeant d’une humanité lasse, taciturne et renfrognée. La foule qui occupait les sièges, qui encombrait la plateforme se composait en grande partie d’ouvriers revenant de leur travail. À chaque rue, après une secousse qui produisait des remous dans la voiture, quelques voyageurs descendaient d’un pas lourd pour regagner leur logis, songeant à la soupe qui les attendait. Et d’autres passagers montaient, prenaient la place de ceux qui venaient de descendre, de sorte que la grande boîte ne parvenait pas à se vider.

À l’intersection de la rue Amherst — c’était peut-être Papineau ou Delorimier — un groupe d’hommes monta dans le tramway et l’encombrement devint encore plus grand. Tant bien que mal, le conducteur collectait les billets de passage, les correspondances. Il avait apparemment terminé sa besogne, lorsque l’un des nombreux arrivants passé inaperçu du préposé à l’urne, tendit le bras et déposa un coupon dans la boîte.

— Ben, vous êtes honnête, vous. Si vous n’aviez pas voulu payer, vous auriez passé pour rien, fit un voyageur en s’adressant au consciencieux personnage.

Celui qui avait fait cette remarque était un homme d’une cinquantaine d’années, un peu court, à figure bonasse, paraissant plutôt de bonne humeur et qui portait sous le bras quelques outils de charpentier. L’autre grand, à moustache grise, de mise assez soignée, faisait songer à un rentier.

— Ah ! bien, vous savez, si un homme en est réduit à tricher pour sauver sept cennes, il a autant de chance de se pendre ou d’aller se jeter à l’eau, répondit-il en regardant celui qui l’avait apostrophé.

— Oh ! ce que je dis, c’est simplement pour parler, reprit le premier. Moi non plus, je ne pourrais pas voler un passage. Voilà vingt-deux ans que je prends le tramway chaque jour, matin et soir, et je peux dire que je n’ai jamais manqué de déposer mon billet dans la boîte. Des fois, j’aurais bien pu faire comme d’autres que je voyais se faufiler sans payer. Mais je suis resté pauvre, ajouta-t-il en riant.

Il était plutôt loquace. Évidemment, il avait dû faire quelques stations avant de prendre le tramway. Après le travail, il s’était rafraîchi et il éprouvait le besoin de parler. Il avait le verbe haut et il s’adressait non seulement à son interlocuteur mais à tous les voyageurs sur la plateforme.

L’air amusé et indulgent, le conducteur le regardait.

— Voyez-vous, fit l’homme après une pause, j’ai été élevé dans des principes d’honnêteté. On m’a appris à respecter le bien des autres, à ne pas prendre ce qui ne m’appartient pas. Tenez, une fois, il y a quinze ans de cela, je suis monté un dimanche dans les chars, et je me suis installé sur un siège. En m’asseyant, j’ai aperçu une belle pipe d’écume de mer sur le rebord de la fenêtre. Ah ! monsieur, une vraie belle pipe.

Toute la figure du narrateur prit à ces mots une expression admirative. Et il se tourna à la ronde pour bien faire comprendre à tous les gens qui l’entouraient qu’il avait vu quelque chose de rare, d’unique, de merveilleux dans sa vie. Il parlait à plus haute voix qu’au début et, de l’intérieur du tramway, l’on se penchait pour l’entendre. Les figures taciturnes et maussades s’éclairaient d’un sourire.

— Oui, continua le narrateur, une pipe comme je n’en ai jamais vu. Quelqu’un l’avait mise là, l’avait oubliée. J’aurais bien pu la prendre. Elle n’était à personne. Je la regardais et c’était comme si elle s’offrait à moi. Pour vous dire la vérité, elle me tentait. Ah ! oui, elle me tentait gros. Mais je pensais à ce qu’on m’avait dit à la maison quand j’étais petit, qu’il ne faut pas prendre ce qui ne nous appartient pas, et je ne l’ai pas prise. Il me semble que ç’aurait été bon de fumer avec cette pipe-là.

— Moi, je ne m’en serais pas servi. Je ne fume jamais avec la pipe d’un autre. Mes garçons non plus. Chez nous, chacun fume avec sa pipe, fit celui qui écoutait la confidence du charpentier.

Sans prendre garde à l’interruption, ce dernier continua :

— Une belle pipe avec un bout d’ambre recourbé de quatre ou cinq pouces, presque neuve. Quand j’y pense, ça me fait de la peine. Un autre a dû la prendre et il fume avec.

— Ah ! pour ça oui. Il y en a un autre qui a été moins scrupuleux que vous et qui l’a mise dans sa poche, affirma le rentier.

— Pour ça, c’est certain, il y a des gens moins scrupuleux que moi. Je sais que, bien des fois, on rogne une demi-heure ou plus sur mon temps et qu’avec tous les vingt-cinq ou cinquante cennes que j’ai perdues comme ça, je pourrais m’acheter une fameuse pipe, mais c’est à l’autre que je pense toujours. Chaque dimanche, bien certain, et le soir, sa journée faite, il la bourre de bon tabac et il s’en donne pendant que moi je dois me contenter d’une vieille pipe de plâtre. Mais que voulez-vous, ajouta-t-il d’un air triste et résigné, j’ai été élevé dans les principes et j’pouvais pas la prendre. Et dire que si j’avais voulu, elle serait à moi. Mais si c’était à refaire…

Il fit une pause, sa tête se pencha sur sa poitrine dans une attitude songeuse. Il parut plongé dans une méditation grave, profonde. Au bout d’une minute de silence, il releva la figure et, comme si la pipe d’autrefois fût devenue un symbole, comme si elle eût été l’image de toutes les chances gaspillées, de toutes les occasions ratées, de toutes les joies manquées, dans une déplorable débâcle de tous les principes de sa jeunesse, il s’exclama d’un ton convaincu, en se tournant encore à la ronde vers le groupe qui l’entourait :

Ah ! si c’était à refaire aujourd’hui, eh bien ! j’la prendrais ! J’en prendrais une douzaine !

Puis, comme pour oublier cette impression pénible, pour chasser ce souvenir obsédant, pour noyer ce regret :

— Dites donc, suggéra-t-il à son interlocuteur, nous allons débarquer au coin et nous allons prendre un verre de bière.

— Ça ne se refuse pas, répondit l’autre.

Comme pour donner son approbation à cette conclusion, le conducteur donna le signal d’arrêter.

Alors, au milieu des rires des voyageurs massés sur la plate-forme, l’homme suivi de son compagnon débarqua d’un pas incertain et, dans le jour gris de ce samedi après-midi, se dirigea, gesticulant, vers la prochaine taverne.

LE POULAILLER


Assise devant la fenêtre, dans la cuisine, Lucienne Lepeau tentait cet après-midi-là de remodeler une vieille robe qu’elle avait étrennée lors du mariage de sa sœur Adrienne, il y avait deux ans. Mais la toilette était non seulement défraîchie, mais fanée et usée. D’un geste fatigué, découragé, elle la jeta sur le plancher en s’exclamant d’une voix amère : Que c’est donc triste d’être pauvre !

Elle restait là, immobile, bien affligée, contemplant cette défroque que malgré tous ses efforts elle ne parvenait pas à rajeunir. C’était une grande et mince fille blonde, d’un blond si pâle qu’à certains moments on aurait dit que ses cheveux étaient blancs. Ce qui était le plus remarquable en elle, c’est que ses yeux étaient violets. De quelle lointaine ancêtre les avait-elle hérités ? On l’ignorait, mais ils donnaient à sa figure un charme rare et spécial.

« On ne peut pas faire une robe neuve avec des guenilles », se déclarait-elle à elle-même.

Oui, pauvre elle l’était. Toute sa famille était pauvre et le serait toujours. Sa grand-mère, qui vivait de sa pension de vieillesse, avait eu dix enfants et avait été pauvre toute sa vie. Son père, qui occupait un petit emploi à la ville, était pauvre et il le serait jusqu’à son dernier jour. Il avait sept enfants, six filles et un garçon, tous mariés, à l’exception de Lucienne, la plus jeune, qui avait vingt-deux ans. Tous étaient pauvres et faisaient des petites vies. Pour elle, l’avenir s’annonçait bien tristement. Ses cinq sœurs avaient épousé des ouvriers. Françoise, l’aînée, avait déjà quatre enfants ; Octavie en avait trois ; Délima et Clara, deux chacune, et Adrienne, un. Comme la grand-mère et la mère, toutes auraient des maisonnées de petit monde et elles subiraient toutes sortes de privations.

— Dieu, que c’est donc triste d’être pauvre, de toujours porter de vieilles nippes, de toujours refaire et remodeler des robes qui n’en peuvent plus, qui sont finies ! se lamenta de nouveau Lucienne. C’est pas une vie ça, ajouta-t-elle. Autant aller se jeter à l’eau et en finir tout de suite.

Et elle se mit à contempler la rivière qui coulait à cent pieds de là et resta longtemps songeuse.

Oui, elle était pauvre. Elle souffrait de l’être, mais elle haïssait les pauvres, elle les exécrait, les méprisait. Discutant un jour avec une camarade, elle s’exclamait dans un accès de rage : « Ah ! c’est chanceux pour moi que je sois née pauvre, que je sorte d’une race pauvre, parce que si j’étais née dans une famille riche, j’aurais eu une automobile et, en passant près des pauvres gens, j’aurais ouvert la fenêtre et leur aurais craché à la face. Ah ! les maudits, que je les déteste ! »

Son père, M. Narcisse Lepeau, avait eu toutes les peines du monde à élever sa famille. Depuis son mariage, il était dans les dettes et n’avait aucune satisfaction. Un jour, un magazine américain lui était tombé sous la main. C’était un périodique traitant de la vie à la campagne. Tout d’abord, il l’avait feuilleté sans intérêt puis il avait été empoigné par le récit d’anciens citadins qui étaient allés s’établir à la campagne, qui racontaient leur nouvelle vie et le miraculeux changement qui s’était opéré dans leur existence. Plusieurs déclaraient qu’ils se faisaient un modeste revenu et avaient acquis l’indépendance en élevant des volailles. Avec les œufs, les poulets, ils arrivaient à doubler leur salaire. M. Lepeau avait été séduit, conquis par cette lecture. Ce que d’autres avaient fait, il pourrait le faire lui aussi. Par la suite, pendant des jours, il avait ruminé, puis mûri l’idée d’aller vivre à la campagne tout en conservant son emploi à la ville. Comme tant d’autres, il voyagerait matin et soir.

L’homme était un rêveur, un esprit chimérique, ne possédant nullement le sens pratique. Avec ferveur, il relisait les récits de son magazine et il ne doutait nullement qu’il réaliserait de beaux bénéfices en faisant l’élevage des volailles. Juste un peu de travail, pensait-il, avant de partir le matin pour la ville et le soir à son retour. Cela marcherait tout seul. Il n’aurait qu’à lever les œufs et à vendre les poulets, les meilleurs œufs et les plus beaux poulets de l’endroit, se disait-il avec satisfaction, et qu’il vendrait un bon prix à quelque gros marchand faisant spécialité de ces produits.

Emballé par cette idée, il annonça un soir à la famille qu’au printemps on partirait pour la campagne. Alors, il chercha. À cinquante minutes de la ville, il trouva une vieille maison en bois au bord d’une boueuse rivière, avec un petit terrain où il pourrait construire un poulailler et même avoir un jardinet. Le propriétaire voulait s’en débarrasser et il céda la propriété à des conditions faciles. Aussitôt installé, M. Lepeau se construisit un poulailler et se procura un incubateur. Ainsi, il éleva des poulets, vendit des œufs et des poules, mais cette industrie demandait plus de soins et de travail qu’il se l’était imaginé et les profits étaient minces. La réalité était tout autre que ce qu’il avait rêvé. C’était une déception comme on en rencontre tant dans la vie. Tout de même, il persévérait, mais sans enthousiasme, puis il finit par se rendre compte qu’il s’était trompé. Il tenta alors de vendre son poulailler, mais il aurait voulu rentrer dans son argent et les deux ou trois acheteurs qui se présentèrent furent rebutés par le prix.

Maintenant, ses enfants étaient partis, s’étaient dispersés, et il restait seul avec sa femme, sa vieille mère et Lucienne qui, probablement, ne tarderait pas à se marier. Alors, il renonça à l’élevage des volailles qui lui avait valu plus de déboires que de profits.

Mais Lucienne était bien malheureuse d’être pauvre. Des journées, elle restait sans parler, toute raidie par le furieux désir de s’évader, d’échapper à cette pitoyable destinée de tous les siens. Elle ne pouvait se faire à l’idée de vivre la vie de sa grand-mère, de sa mère et de ses sœurs. Obscurément, elle imaginait qu’il se produirait quelque chose, une sorte de miracle qui l’arracherait à sa misérable condition et lui permettrait de goûter à la vie.

Elle souffrait atrocement de sa pauvreté, elle haïssait sa pauvreté, ardemment elle souhaitait sortir de sa pauvreté, mais quand on est né dans la pauvreté, c’est rudement difficile de s’en débarrasser. On dirait qu’elle colle à la peau. C’est comme une maladie incurable. À de certaines heures, cette pauvreté la torturait littéralement.

Et elle songeait à une pauvresse de la paroisse qui avait vécu dans une vieille écurie et qui était morte dans sa vieille écurie. Ça, c’était une vraie belle vie, un sort enviable.

— Non, non, affirmait-elle parfois, je ne ferai pas comme mes sœurs. Je ne passerai pas mes plus belles armées à élever des petits. Je veux vivre, moi.

Entendant ces paroles, sa mère, prise de pitié, souriait tristement, car elle connaissait par expérience l’implacable réalité sur laquelle se brisent les plus ardentes aspirations, les rêves les plus merveilleux. De toutes ses forces, Lucienne repoussait l’idée de la maternité, de tous ces petits qu’elle voyait chez les siens. Du moins, pour une dizaine d’années, elle ne voulait pas d’enfants qui vous prennent votre temps, votre beauté et font de vous une esclave. À trente ou trente-cinq ans, elle en accepterait un qu’elle pourrait combler de soins et choyer à son goût, mais pas avant. Puis, elle avait vu trop de pauvreté. Pour elle, elle voulait une existence large, aisée, exempte de soucis. L’été, pendant les mois de la belle saison, elle en voyait des femmes qui avaient des toilettes, des bijoux, des automobiles, qui vivaient dans le luxe, se payaient des voyages et avaient des maris qui occupaient des emplois lucratifs. Ne pourrait-elle pas, elle aussi, devenir une dame comme celles-là ? Ne pourrait-elle pas trouver un mari élégant, poli, qui gagne de l’argent, quelqu’un par exemple… comme M. Lionel Desbiens, qui venait de temps à autre passer la fin de semaine chez son oncle, M. Alphonse Desbiens, qui habitait une belle maison en pierre à un demi-arpent de chez elle, et qu’elle apercevait le dimanche alors qu’il se rendait à l’église dans sa belle automobile ? Ça c’était un beau parti, un garçon toujours bien mis, distingué, qui occupait une charge importante à la radio et qui gagnait un gros salaire, assurait-on dans la localité. Oui, ce serait un garçon comme celui-là qu’elle aimerait à avoir comme mari. Elle savait bien toutefois qu’il n’était pas pour elle. Hypocritement, elle se disait cela, mais au fond, sans se l’avouer, elle savait que bien des choses qui paraissent impossibles arrivent.

Justement, à quelques semaines de là, comme la jeune fille et sa mère s’en retournaient chez elles, après la messe, M. Lionel Desbiens passa à côté d’elles en automobile avec son oncle et sa tante.

— Invite-les donc à monter, fit la vieille dame à son neveu, car elle les connaissait depuis des années et c’était une pratique courante pour ceux qui avaient des voitures de prendre comme passagers les connaissances moins fortunées qui faisaient le trajet à pied. Lionel Desbiens freina pendant que sa tante faisait signe aux deux femmes de prendre place dans l’auto. Mme Lepeau rejoignit sur le siège d’arrière M. et Mme Desbiens et Lucienne s’installa à côté de Lionel. Le voyage dura à peine cinq minutes et, de part et d’autre, l’on n’échangea que des banalités ordinaires. Mme Lepeau et sa fille descendirent devant leur maison en remerciant Mme Desbiens et son neveu.

Quinze jours plus tard, Lionel Desbiens faisant le samedi soir une promenade à pied, histoire de prendre un peu d’exercice, traversait le pont jeté sur la rivière, lorsqu’il entendit une voix qui lui disait :

— Bonsoir, monsieur Desbiens.

C’était Lucienne Lepeau, qu’il venait de dépasser, et que, dans l’obscurité et absorbé par ses imaginations, il n’avait pas aperçue.

— Excusez-moi, dit-il, je suis souvent distrait et je ne vous avais pas vue.

Alors, ils se mirent à marcher côte à côte. C’était une soirée très douce, très agréable. La lune, partiellement cachée par de gros nuages noirs aux formes fantastiques, avait une figure étrange, mystérieuse.

Les deux jeunes gens allaient, impressionnés par la vision curieuse et quasi irréelle de la nuit et par le charme de l’heure et ils n’échangeaient que de rares paroles.

— Vous deviez songer à quelque chose de bien agréable et j’ai interrompu votre rêverie, fit Lucienne au bout d’un moment.

— Pour vous dire la vérité, je cherchais à me rappeler une pièce de vers que j’ai lue ces jours derniers dans un vieux bouquin.

— Oh ! dites-les moi, fit-elle.

— Cela est intitulé L’Archet, dit-il.

Et, après s’être recueilli un moment pour raffermir sa mémoire, lentement, à mi-voix, avec âme, il récita l’admirable poème de Charles Cros.

— C’est plus beau que ce qu’on entend au théâtre, déclara-t-elle lorsqu’il se tut.

Et en elle-même elle était contente d’avoir trouvé ça.

Comme ils passaient à côté d’une lampe électrique éclairant le pont, il la regarda en face.

— Je n’avais pas remarqué, dit-il, que vous avez de beaux yeux violets. Ils sont exactement de la même couleur que les iris dans le jardin de mon oncle.

— C’est la première fois qu’on me le dit et c’est le plus beau compliment qu’on m’a fait, répondit-elle dans un aimable sourire.

Lionel Desbiens la reconduisit jusque chez elle, mais la conversation avait pris un caractère banal.

Tout le reste de la soirée, Lucienne Lepeau demeura vibrante, enthousiasmée. Un jeune homme lui avait récité des vers. Un jeune homme instruit, distingué, de figure agréable. Cela lui paraissait un rêve.

Elle avait vingt-deux ans et, jusque-là, aucun garçon ne lui avait dit qu’elle avait les yeux couleur d’iris. Ah ! il y a des moments qui sont bien doux, bien agréables, et il y a des choses qui plaisent tant à une femme. En imagination elle refaisait la promenade sur le pont et il lui semblait qu’elle avait pris un peu de l’âme de son compagnon, qu’elle avait pénétré dans son être intime.

Pendant une dizaine de jours, elle vécut dans un état d’exaltation intense. Un jeune homme, un jeune homme élégant, distingué, beau garçon, lui avait dit qu’elle avait des yeux violets, de la couleur des iris !

À plusieurs reprises, Lionel Desbiens avait proposé à son oncle et à sa tante de faire un petit voyage dans les Cantons de l’Est, au lac Brome. Cette région l’avait enthousiasmé et il voulait la faire admirer à ses parents. Un vendredi soir donc, ils s’entendirent tous les trois pour partir le samedi matin de bonne heure, afin de faire un voyage agréable.

— J’ai bien envie de demander Mlle Lepeau pour venir avec nous, fit le jeune homme.

— Mais c’est très bien, répondit la tante. C’est une fille bien tranquille, bien sage, pas gênante du tout, pas une étourdie comme il y en a tant et qui appréciera sûrement cette excursion.

— Dans ce cas, je vais l’inviter immédiatement, déclara le jeune homme.

L’on partit à huit heures le lendemain matin après un frugal déjeuner. La voiture roulait bien, à une vitesse modérée, de sorte que les voyageurs pouvaient pleinement apprécier la beauté du paysage des régions que l’on traversait. Le midi, l’on arrêta pour prendre un dîner au poulet dans une pension qui était un rêve de propreté et où le service était parfait. L’on se reposa pendant une heure et demie puis l’on se remit en route. Le vieux couple et la jeune fille étaient enthousiasmés. Bordé de bois de pins au milieu desquels se cachaient d’élégantes villas, le lac Brome les enchanta absolument. Lucienne était pâle de joie. Elle vivait des heures fabuleuses. De temps à autre elle regardait son compagnon, mais parlait très peu, paralysée par l’émotion qui l’étreignait.

Il faisait nuit lorsqu’on fut de retour et les lumières des voitures et des maisons étaient allumées. L’oncle et la tante Desbiens descendirent à leur maison et Lionel continua pour aller reconduire la jeune fille chez elle.

— Monsieur Desbiens, j’ai, grâce à vous, passé une journée bien agréable, fit Lucienne, lorsqu’il arrêta son automobile devant la maison où elle demeurait.

— Et grâce à vous, mademoiselle Lepeau, j’ai fait un bien charmant voyage, répondit-il galamment.

Il avait éteint les phares de sa voiture et elle restait là à côté de lui sans bouger, incapable de se lever, lui semblait-il. Peut-être lui prendrait-il doucement la main, songeait-elle, et, à cette pensée, elle frémissait d’émotion. Peut-être même tenterait-il de l’embrasser. Pour sûr qu’elle ne résisterait pas. Ce qu’elle éprouvait en ce moment était quelque chose d’unique, de divin…

— Je vais vous dire le bonsoir et rentrer chez mon oncle, fit Lionel Desbiens d’une voix calme, en même temps qu’il rallumait ses phares.

Alors, brusquement, Lucienne se leva et sortit de l’auto.

— Bonsoir ! cria-t-elle en courant vers la porte de sa maison. En entrant elle lança sur un siège son manteau et son chapeau et sa figure prit une expression d’immense désappointement. Elle était dépitée, humiliée. Quoi, elle n’avait donc fait aucune impression sur son compagnon !

Sa joie, tout le jour, avait été trop forte et la séparation de son côté à lui avait tellement été celle d’un indifférent qu’elle n’en revenait pas. Cette nuit-là, elle ne s’endormit qu’au matin.

Après ce voyage si merveilleux qui s’était si banalement terminé, elle était retombée à son abattement, elle était rentrée dans sa pauvreté, dans la pauvreté de toute sa famille. D’ailleurs, M. Lionel Desbiens ne reparaissait plus dans la petite campagne, il ne revenait plus voir son oncle et sa tante.

Un soir, comme elle était allée au restaurant chercher une couple de bouteilles de coca-cola, Lucienne aperçut deux jeunes filles de ses connaissances, qui dégustaient une crème glacée.

— As-tu vu, Lucienne, la nouvelle dans le journal de ce soir ? demanda l’une d’elles.

— Quelle nouvelle ? interrogea Lucienne.

— M. Lionel Desbiens qui se marie avec une Américaine de New-York. Leurs portraits sont dans le carnet social. Il paraît qu’il l’a rencontrée au cours d’une croisière en mer. Ils doivent se marier dans quinze jours.

Sans en entendre davantage, Lucienne Lepeau sortit de l’établissement.

— As-tu vu ? Ça lui a donné une claque, remarqua la fille qui avait annoncé la nouvelle.

— Tu penses pas que je suis aveugle. Bien certain que j’ai vu, répondit l’autre. Je te dis que ça l’a gelée. Parce qu’il l’avait amenée faire un tour d’automobile, elle se croyait déjà Mme Lionel Desbiens.

Lucienne allait sur la route comme une femme ivre. Il lui semblait qu’elle allait devenir folle. Elle entra chez elle indiciblement malheureuse. Et la porte fermée, elle se jeta sur une chaise et sanglota éperdument, désespérément, toute secouée par sa peine.

Un beau rêve s’était effondré.

Mais le hasard aveugle, parfois secourable, lui envoya la consolation dont elle avait tant besoin. En effet, à quelques semaines de là, elle fit la connaissance de Raymond Lafleur, placier en bière, voyageur de commerce pour une grande brasserie. Toujours de bonne humeur, aimant à rire, joyeux compagnon, ayant une bonne figure, dépensant son argent sans trop compter, ce garçon âgé de vingt-six ans était fort populaire chez tous les propriétaires d’hôtels, de restaurants et d’épiceries avec qui il faisait affaires. On le voyait toujours arriver avec plaisir et, lorsqu’il partait, on lui disait de revenir sous peu. Ainsi, il avait une belle clientèle, faisait de bonnes affaires et prenait gaiement la vie.

La première fois qu’il vit Lucienne Lepeau elle lui plut tout de suite et, sans aucune gêne, il l’invita à aller faire un tour d’automobile. « Pas loin », dit-il, « juste prendre un verre de bière à un restaurant de la paroisse voisine ». Ils partirent et, tout de suite, il voulut montrer quel chauffeur expert il était. En dépit des règlements de la route, il filait à des vitesses de 70 à 75 milles à l’heure. L’on arriva à l’hôtel et, en les voyant, le patron fit conduire les deux visiteurs à un petit salon et leur fit servir deux bouteilles de bière. Raymond Lafleur vida son verre et, les lèvres encore tout humides de mousse, se leva, prit Lucienne dans ses bras et l’embrassa carrément sur la bouche. C’est ainsi qu’il était. Avec lui les choses ne traînaient pas en longueur.

Ainsi, rapidement, ils devinrent une paire d’amis.

— Bien, Raymond, je n’espérais pas te voir aujourd’hui.

— Tu sais bien, Lucienne, que je ne peux me passer de toi.

C’est ainsi qu’ils étaient. Chaque jeudi soir et chaque dimanche, Raymond Lafleur allait rendre visite à la jeune fille et, d’autres jours, il arrêtait la prendre en passant et ils allaient boire une couple de bouteilles de bière chez l’un des clients du garçon. Les parents de Lucienne, ses sœurs et ses beaux-frères s’informaient : Est-ce que c’est sérieux ?

Est-ce que ça va finir par un mariage ? La fille le croyait sincèrement. À cette heure, elle s’imaginait avoir échappé à sa destinée. Elle était sortie de son désespoir, de son marasme, de son idée de pauvreté. Avec ce garçon-là, qui se faisait un gros revenu, elle pourrait faire une belle vie, se la couler douce. Raymond Lafleur lui-même paraissait s’acheminer vers les épousailles. Cela apparaissait comme le dénouement régulier et logique de leurs fréquentations.

À cette phase de leur idylle, Lucienne fit une autre connaissance. Son frère vint un jour faire un tour à la maison un dimanche, accompagné d’un de ses amis. Zénon Robillard était son nom et il était chauffeur de camion pour une grande compagnie de transport.

— Je lui ai dit que j’avais une sœur, déclara le jeune Lepeau, et il m’a répété à plusieurs reprises qu’il désirait te connaître. Je te l’ai amené. C’est un garçon qui veut se marier. Maintenant, conduis ta barque.

Le nouveau venu n’était pas beau et il était commun, vulgaire, ne possédait pas de manières et n’avait vraiment pas grand-chose pour plaire. Certes, il gagnait sa vie et il était en état de faire vivre une femme, mais il manquait décidément d’attraits et une jeune fille qui n’était pas trop pressée de se marier avait plus de chances d’attendre un peu pour en trouver un autre plus acceptable. Il passa toute la journée du dimanche à la maison. Par un heureux hasard, Raymond Lafleur, contrairement à son habitude, ne vint pas ce jour-là.

Lucienne parut créer une favorable impression sur le nouveau venu. Le soir, avant de partir, il demanda la permission de revenir lui rendre visite.

— Vous savez, déclara-t-il, je ne veux pas vous faire perdre votre temps. Moi, je veux me marier, fonder un foyer. Je crois que je vous aimerais si vous ne me repoussiez pas et je suis presque certain que vous me conviendriez.

— Moi-même, je vais vous parler très franchement, de mon côté, répondit Lucienne. Dans le moment, je ne suis pas libre. J’ai depuis quelque temps un ami qui me convient et en qui j’ai toute confiance. Il est arrivé le premier et je ne voudrais pas le mettre de côté, surtout que je n’ai rien à lui reprocher.

— C’est bien raisonnable, répondit-il, mais tout de même, si je passe par ici j’arrêterai une minute te dire bonjour.

« Bonsoir, Lucienne, et au revoir, j’espère », lui dit-il en partant.

— Bonsoir, Robillard, répondit-elle.

Dans la suite, il arrêta une couple de fois en passant, juste le temps de prendre de ses nouvelles.

Les amours de Lucienne et de Raymond Lafleur duraient bien depuis huit mois mais il y avait une chose qui taquinait et agaçait la fille. C’est que, depuis quelque temps, Raymond était moins régulier dans ses visites. Parfois la soirée du jeudi se passait sans qu’il se montrât et, d’autres fois, c’était le dimanche qu’il brillait par son absence. Cela irritait et inquiétait Lucienne qui adressait de vifs reproches à son ami lorsqu’il réapparaissait à la maison. Celui-ci n’était cependant pas à court d’excuses pour expliquer ses absences. Il avait toujours quelque histoire de client qui le réclamait, qui lui avait téléphoné d’urgence. Une fois, il fut dix jours sans se montrer. Lorsqu’il réapparut à la maison des Lepeau, il fut accueilli par de violents reproches. Agacé, le garçon répondit sur le même ton. Il y eut une scène orageuse et Raymond Lafleur prit son chapeau et sortit en disant qu’il ne reviendrait que lorsqu’elle serait plus raisonnable. La fille toutefois ne prit pas ces paroles au sérieux, s’imaginant qu’elle le verrait bientôt reparaître de meilleure humeur. Un mois s’écoula et rien. Alors Lucienne se tracassa. Maintenant, elle se disait qu’elle avait été un peu dure. Également, elle reconnaissait que lorsqu’une fille veut se marier, il lui faut parfois faire des concessions.

Puis, voilà qu’un jour elle apprend que Raymond Lafleur était fiancé avec la fille d’un de ses clients, un riche hôtelier.

Et de désespoir impuissant, de dépit, elle rageait. On disait que le mariage devait avoir lieu prochainement. Alors, brusquement, sa décision fut prise. Elle épouserait Robillard. Et au plus tôt, pour ne pas donner à Raymond la satisfaction de croire que, l’ayant perdu, elle resterait vieille fille. Le soir même elle téléphona à son autre soupirant, à sa pension.

— Hello, c’est toi, Robillard ?

— Oui.

— C’est Lucienne qui parle.

— Comment ça va-t-il ?

— Comme ci, comme ça. C’est plate et ennuyant. Si t’as pas une autre blonde, viens donc faire un tour.

— C’est bon, j’irai dimanche.

Le dimanche matin, donc, il arriva pour la journée. Tout de suite, Lucienne lui parla sans détours :

— Tu sais, Robillard, j’ai réfléchi à ce que tu m’as dit le dimanche que tu es venu ici. Se marier, fonder un foyer, c’est la meilleure chose à faire. Tous deux, nous sommes à l’âge de nous mettre en ménage. Si tu es toujours dans les mêmes dispositions, je crois que nous nous entendrons facilement.

— Bien, ma poule, je suis content de t’entendre parler comme ça. Si tu veux être ma femme, je serai un bon mari pour toi.

— Alors, c’est entendu. Mais j’aimerais me marier bientôt.

— Je ne demande pas mieux. Disons dans un mois, pour me donner le temps de faire les préparatifs : louer une maison, acheter des meubles, m’habiller, etc.

— C’est bon, on se mariera dans un mois. Maintenant, embrasse-moi. Puis, comme je suis sûre que tu as mal déjeuné ce matin, je vais te faire des crêpes.

Par dépit, Lucienne avait brûlé ses vaisseaux. Elle s’était engagée à épouser un homme pour qui elle n’avait pas d’amour, mais elle voulait prouver à Raymond Lafleur, son ancien ami, qu’elle était capable de trouver quelqu’un d’autre pour mari. Tout le jour elle fut cajoleuse, mais elle avait la mort dans l’âme, était effroyablement déprimée, démoralisée.

— Maintenant, recommanda-t-elle le soir à son fiancé, occupe-toi de trouver une maison, un petit logement, un appartement de quelques pièces.

— Entendu, ma poule, je vais voir à ça.

Aussitôt, Lucienne annonça à ses parents, à ses amies, aux voisins, qu’elle devait se marier dans un mois avec M. Zénon Robillard. Évidemment, elle voulait que tout le monde sache qu’elle était pour se marier. Surtout, elle voulait que Raymond Lafleur l’apprenne au plus tôt.

D’ordinaire, lorsqu’une jeune fille annonce son mariage, elle est amoureuse, elle est toute remplie de joie et de bonheur, elle fait de beaux rêves. Pas celle-ci. Dans un mois elle joindrait sa destinée, sa jeune vie, à celle d’un homme que, dès le premier jour, elle jugeait commun, vulgaire, sans aucun attrait, qui, franchement, l’horripilait. Maintenant, il fallait dénicher une maison.

Toutes leurs recherches furent vaines. Il y avait disette de logements. Trouver à s’installer quelque part était un problème très ardu.

C’est alors que le père de la fille intervint.

— Si tu voulais, dit-il à Lucienne, je pourrais transformer le poulailler et t’en faire une petite maison confortable et très convenable.

La fille hésitait. Quand on se marie et qu’on a annoncé son mariage à tout le monde, avouer ensuite qu’on va habiter un poulailler est un peu humiliant. Mais elle savait par expérience que, dans la vie, l’on ne fait pas toujours ce que l’on veut. Alors, elle se décida.

— C’est bon, dit-elle, arrange-nous ça pour que ça ne paraisse pas trop mal.

— Je ne peux changer l’extérieur, mais l’intérieur formera un joli appartement, assura-t-il. Ça pressait. Alors le père mit deux charpentiers-menuisiers à l’œuvre. Pendant une semaine, l’on entendit la symphonie des égoïnes sciant les planches et des marteaux enfonçant des clous. Puis ce furent les peintres qui entrèrent en scène. Au bout de quinze jours, tout était terminé. Le poulailler était prêt à recevoir les futurs mariés.

Pendant que l’on préparait son logement, Lucienne avait la mort dans l’âme. Elle souffrait de dépression nerveuse et sa mère se demandait si elle allait résister jusqu’au jour du mariage ou si ses nerfs n’allaient pas se briser. Terriblement abattue, elle allait et venait constamment comme le condamné à mort qui arpente sa cellule en se disant que, chaque jour, chaque minute même le rapproche de l’heure fatale. Les voisins qui la voyaient agir ainsi se disaient : « Bien sûr qu’elle va devenir folle. » Non, elle ne regrettait pas la décision prise par dépit mais elle envisageait l’avenir avec angoisse. Les meubles arrivèrent et ce lui fut une distraction de les installer dans le petit logis formé de trois pièces. Cependant, lorsqu’elle voyait arriver son futur mari, elle tombait dans un abattement sans nom et était prise d’une rancœur inexprimable contre la vie, car elle voyait l’homme tel qu’il était, l’homme avec qui s’écoulerait toute son existence.

C’est dans cet état d’esprit que s’écoulèrent les jours qui précédèrent le mariage. Lorsqu’elle le vit dans son habit de noces le matin de la cérémonie religieuse, elle le trouva gauche et grotesque. En elle-même elle le comparait à Lionel Desbiens et à Raymond Lafleur et elle reconnaissait qu’il n’était qu’une méchante caricature. Lorsque, à l’église, il lui fallut prononcer le « oui » fatal, elle crut un moment qu’elle allait perdre connaissance et le prêtre et l’homme qui devenait son mari l’entendirent à peine.

Au dîner qui suivit le mariage, et qui réunissait tous les parents, sœurs, frères, beaux-frères, belle-sœur, oncles, tantes, etc., le mari était placé entre sa femme et la vieille grand-mère. Soit oubli de ceux qui avaient préparé les tables, soit facétie de quelque farceur, le marié n’avait pas de fourchette. Tout aussitôt, la vieille grand-mère voulut lui passer la sienne.

— Pas besoin, pas besoin, déclara-t-il en riant. Chez nous, quand j’étais petit, on n’était pas particulier sur ce chapitre et on se tirait toujours d’affaire.

Et, ce disant, il prit sa tranche de rosbif entre deux doigts et, avec un sourire satisfait, heureux d’affirmer son caractère simple et sans prétention, il se mit à la manger à belles dents pendant que le rouge de l’humiliation et de la honte montait à la figure de la jeune femme. Par contre, la vieille grand-mère était toute réjouie, épanouie.

— Ça, c’est un homme pas gênant et pas gêné, un homme sans cérémonie, déclara-t-elle en regardant admirativement le mari de sa petite-fille.

Après avoir mangé, les invités allèrent voir la maisonnette des nouveaux mariés. Ils la visitaient curieusement, comme les gens qui pénètrent dans les tentes des phénomènes qui accompagnent les cirques.

— Elle va avoir un joli nid, la poulette, déclara avec un sourire la tante Philomène en regardant les nouveaux époux qui faisaient les honneurs de leur chez-soi. En entendant cela, Lucienne ressentit un coup comme si on lui eût écrasé un cor.

Suivaient des compliments :

— Tu vas avoir un joli logement.

— Tu as une coquette petite maison. Tu vas être bien heureuse, là-dedans.

En réalité, avec sa fraîche toilette et ses meubles neufs, le petit logis était charmant, avec sa chambre à coucher rose, le vivoir bleu pâle et la cuisine crème. Des pièces couleur des nuages.

Après avoir visité la maisonnette, les invités examinaient le jardinet et allaient se soulager au bord de la rivière. Mais ils ne se décidaient pas à partir. Ils allaient faire un tour dans les environs, puis revenaient.

— Ils ne partiront pas tant qu’il restera une bouchée à manger, tant qu’ils n’auront pas bu jusqu’à la dernière goutte de la dernière bouteille de bière, déclara Lucienne, qui était toute sur les nerfs, fatiguée et crispée.

Avant de s’en aller, ils dévastèrent le jardinet. Comme venait de le dire Lucienne, lorsqu’ils se décidèrent finalement à quitter la place, il ne restait pas une croûte de pain, pas un verre de liqueur dans la maison, pas une fleur dans le jardin.

Avant de rentrer chez elle pour la nuit, Lucienne s’approcha de son père :

— Donne-moi un verre de fort, demanda-t-elle.

Surpris, il la regarda curieusement, car ce n’était pas dans ses habitudes de prendre de l’alcool. Néanmoins, il alla dans sa chambre, sortit une bouteille d’une cachette et commença à verser.

— Tu me diras quand ce sera assez.

— Verse ! verse ! dit-elle.

Alors, il emplit le verre et s’en versa un pour lui.

— À ta santé, dit-il.

En deux ou trois gorgées elle avala la forte dose qui lui avait été servie. Prenant ensuite elle-même la bouteille, elle se versa un autre verre et le vida rapidement.

— Bonsoir, fit-elle, et elle se sauva chez elle.

En quelques minutes, l’alcool avait produit son effet. Elle était à moitié ivre. Alors, lourdement, gauchement, elle se dévêtit et se jeta dans son lit. Lorsque son mari la rejoignit quelques minutes plus tard, elle avait à peine conscience de ce qui se passait, et, lorsqu’il la prit, elle ne se donna pas, elle s’abandonna, sachant à peine ce qui lui arrivait.

Le lendemain, elle se leva très tard, fatiguée comme elle ne l’avait jamais été, mécontente, irritable. Au déjeuner, maladroitement, elle cassa une assiette.

— Fais attention, ma poule, autrement tu vas me coûter cher, remarqua en badinant le mari.

— Finis donc, imbécile ! C’est assez de vivre dans un poulailler sans me faire traiter de poule. Pourquoi n’as-tu pas trouvé une maison ?

Ainsi rabroué, Robillard resta coi.

Des semaines passèrent puis, un soir, quelques jours avant ses périodes mensuelles, lorsque son mari voulut l’approcher, Lucienne le repoussa.

— Non, pas aujourd’hui, c’est dangereux, expliqua-t-elle.

Surpris, il la regarda.

— Pourquoi dangereux ?

— Mais, innocent, parce que je vais être indisposée ces jours-ci et que je ne veux pas courir le risque de devenir enceinte.

— Mais, quand on se marie c’est pour ça, répondit-il du ton d’un homme qui apporte un argument irréfutable.

Elle fut prise d’une rage sourde. Elle avait envie de l’injurier, de le mordre, de le déchirer, de lui donner un coup de pied. Simplement, elle se contenta de lui tourner le dos. Mais elle dormit très mal cette nuit-là. Toujours elle remâchait et ruminait cette réponse de son époux : Quand on se marie, c’est pour faire des enfants. Cette idée lui était intolérable. À côté d’elle son mari ronflait. Si découragée était-elle que s’il ne lui avait pas fallu se lever du lit et marcher pied nu sur la terre froide, elle serait allée se jeter dans l’eau noire.

La date où elle aurait dû être indisposée arriva, mais rien. De suite, elle s’alarma. Tout de même, elle se dit que ce pouvait être un simple retard et que, dans un jour ou deux, elle n’aurait plus raison de s’inquiéter. Mais rien encore. Alors elle réalisa ce qui en était. Enceinte, elle était enceinte. Probablement du premier soir. Ainsi donc, elle ne pourrait échapper à son destin. Elle serait une mère poule et, dans son poulailler, elle aurait de nombreux petits. Oui, comme sa grand-mère, comme sa mère, comme ses sœurs, elle élèverait une nombreuse famille, elle aurait un troupeau d’enfants. Comme tous les siens elle vivrait sa petite vie, elle mènerait une existence pauvre et médiocre, à nettoyer, à moucher un tas de petits morveux. C’était là une calamité sans nom, l’effondrement de tous ses rêves.

M. Lionel Desbiens lui avait dit un soir qu’elle avait les yeux couleur des iris dans le jardin de son oncle. Son mari, est-ce qu’il savait seulement la couleur de ses prunelles ? Lui, il ne pensait qu’à la satisfaction de son instinct. Apprécier le charme féminin n’était pas dans sa nature. À cette heure, Lucienne entrevoyait son lot : la couchette, préparer la nourriture, laver des sous-vêtements et des chaussettes sales et n’arracher que de peine et de misère une pièce de vingt-cinq ou cinquante sous à son conjoint. Elle était furieuse.

Alors, la face mauvaise, la bouche amère, le poing fermé, elle s’écria d’une voix rageuse et chargée de rancune : Maudit Robillard !

LE RETOUR DU SOLDAT



À Marcel Desjardins

À l’âge de vingt-six ans, Jules Dupuis était devenu soldat. D’une nature ardente, il s’était laissé envoûter par les grands mots : justice, devoir, liberté, droit, patrie, civilisation, démocratie, qu’il voyait chaque soir dans les journaux, qu’il entendait constamment à la radio, et il s’était enrôlé. Aussi, il voulait montrer qu’il n’était pas un lâche, que les Dupuis avaient du cœur au ventre et qu’ils ne craignaient pas le danger. Alors, comme tant d’autres jeunes gens, il avait quitté son emploi, sa maison, ses parents, ses amis, son pays. Il avait laissé derrière lui une femme qu’il aimait passionnément, la belle Yolande, à laquelle il n’était marié que depuis six mois et qu’il avait enlevée à un redoutable rival. Peut-être un petit héritage de six mille piastres qu’il avait fait à l’époque où il courtisait la jeune fille avait-il fait pencher la balance en sa faveur. Avec enthousiasme, il avait endossé l’uniforme et, avec des milliers d’autres gars que leur destin avait désignés, il était parti. Le grand carnage mondial réclamait des hommes, tous les hommes possibles et Dupuis était entré dans le formidable conflit. Pendant plus de trois ans, il avait guerroyé sur divers points du globe, risquant sa vie chaque jour. Dans son enfance on lui avait enseigné des prières dans lesquelles on disait : « Tu ne tueras pas. » Mais ce commandement écrit sur les tables de pierre de Moïse était bien vieux, était tombé dans l’oubli. On lui avait appris à tuer et il avait tué des hommes qui lui étaient absolument étrangers, contre lesquels il n’avait aucun grief, mais que ses chefs proclamaient des êtres barbares qu’il fallait anéantir. On allait à la guerre pour tuer les autres, sinon on se faisait tuer soi-même. Lui, le sort l’avait favorisé. Nombre de ses compagnons avaient trouvé une fin tragique et leurs corps mutilés, quelques-uns méconnaissables, avaient été enterrés à la hâte dans des terres étrangères. D’autres avaient été blessés et c’était là le plus pénible car ils entraient dans une existence de désespoir et de rancune contre le destin. Dupuis, une chance rare, surprenante, semblait le protéger. La mort passait à côté de lui, le frôlait, mais ne le frappait pas. Ses camarades tombaient, sanglants. Des brancardiers les ramassaient, les transportaient dans des abris, puis dans des hôpitaux où des chirurgiens s’efforçaient de réparer les dégâts. Lui, Jules Dupuis, guerroyait depuis plus de trois ans mais en dehors des misères et des privations endurées il n’avait pas même été égratigné. Puis, pour ajouter à sa veine, il apprit qu’il obtenait un congé de six semaines pour aller revoir les siens au pays. Et ce fut justement ce jour-là que le malheur qui l’avait jusqu’ici épargné le frappa. Alors que son bataillon retournait à l’arrière, l’ennemi, embusqué dans une maison aux trois quarts démolie, ouvrit soudain un feu meurtrier de mortiers et de mitrailleuses sur ces gens qui se croyaient en sûreté. Dupuis eut les deux jambes fauchées. Il serait sûrement mort si quelques avions qui passaient précisément à cet instant n’eussent laissé tomber leur cargaison de bombes explosives sur la ruine abritant les ennemis cachés. En quelques secondes, ces derniers furent pulvérisés, anéantis. Les camarades de Dupuis purent alors s’occuper de lui et le ramener loin des hostilités. À l’hôpital, on tailla dans ses os et dans sa chair et, lorsqu’il s’éveilla, lorsqu’il revint à lui, il constata avec un désespoir indicible qu’il n’avait que deux moignons de cuisses sous les draps. Sincèrement, il aurait de beaucoup préféré être tombé mort en combattant. Lorsqu’il fut complètement en mesure d’envisager l’avenir, lorsqu’il vit devant lui l’atroce réalité, il tomba dans un abattement profond, dans un noir découragement. Non seulement son corps était malade, mais son moral était terriblement affecté. Lorsqu’il est en santé, l’être humain s’éparpille, il participe à la vie universelle, il éprouve de la sympathie, de la pitié, des sentiments généreux, il est altruiste. Par contre, lorsqu’il est malade, il ramène tout à son moi. Le reste de l’humanité lui importe peu. Alors qu’il ruminait les idées noires qui étaient en lui, ce qui était à chaque instant de la journée et de la nuit, Allemands, Anglais, Français, Américains, Italiens, Russes, lui étaient tous complètement indifférents. Eux, ils pourraient se battre aussi longtemps qu’ils le voudraient. Cela ne l’intéressait pas. Pour lui la guerre était finie. Les mots victoire, défaite, n’avaient maintenant pour lui aucune signification. Clairement, il se rendait compte que les vaincus c’était les morts, les mutilés, les amputés, les invalides qui ne pourraient vivre leur vie normale, condamnés à traîner sans joie leur misérable existence. Le résultat le plus clair de l’effroyable tourmente qui avait bouleversé la terre était qu’il avait perdu les deux jambes. Désormais, il n’était plus bon à rien ; il n’était qu’un être inutile, un déchet humain. Son pays lui accorderait une petite pension et il se promènerait avec des béquilles ou dans une chaise roulante. Et il évoquait ce gros homme qu’il avait vu chaque jour, pendant des années, assis sur sa véranda, ses deux bâtons appuyés sur sa chaise, passant des heures sans bouger, perdu dans d’obscures pensées. Un bel avenir qu’il avait devant lui, Jules Dupuis ! Ah ! il s’en faisait de la bile et il avait de l’amertume plein le cœur. Sans cesse, la pensée de sa femme le tourmentait. Comment accepterait-elle cette infortune ? Il n’osait la faire informer de son malheur. Parfois il songeait à l’époque où lui et Raoul Bourdon, son ancien rival, la courtisaient, à l’époque où elle était la belle Yolande Mercier. Il connaissait les sentiments qu’elle éprouvait alors. « Bourdon est un garçon gai, très amusant et lorsque je suis en sa compagnie c’est lui que je préfère car Dupuis est un peu terne dans sa conversation », avait-elle déclaré à une bonne amie qui, naturellement, avait couru répéter la chose à ce dernier. Cependant lorsqu’elle sortait avec Dupuis, qui était un grand garçon fort élégant, et qu’elle entendait les gens remarquer en passant à côté d’eux : « C’est un beau couple », elle était flattée et se disait que c’était lui qu’elle aimait le plus, car Bourdon manquait de prestance et était un peu plus court qu’elle. Yolande avait choisi Dupuis parce qu’il était le plus grand des deux, mais maintenant qu’il avait perdu les deux jambes, que dirait-elle ?

Et les jours passaient.

Lentement, lentement, ses blessures se cicatrisaient. Par-dessus les draps il regardait la forme raccourcie de son corps. Le mot moignon lui faisait horreur. Il se disait que c’était là ce qui lui restait de ses jambes.

Un jour, deux infirmiers le mirent dans une chaise roulante et une garde-malade le promena pendant dix minutes dans le grand corridor de l’hôpital. La chose se répéta le lendemain et les jours suivants. Il se disait toutefois qu’il y a des distractions plus agréables que celle-là. Désormais, ce serait là sa vie, pensait-il. Sa jeune et jolie femme consentirait-elle toutefois à jouer à côté de lui le rôle de sœur de charité ? Cela, il avait peine à le concevoir.

Au bout de quatre mois, la guérison était venue, les moignons de ses jambes étaient cicatrisés et il était en mesure de quitter l’hôpital. On le mit à bord d’un navire avec six cents autres soldats qui rentraient au pays, les uns pour un congé, d’autres, blessés, pour achever de se guérir dans une infirmerie ou dans leurs familles. Les parents de tous ces hommes furent prévenus par le ministère de la Guerre qu’à tel jour, à telle heure, ils arriveraient à la gare centrale, à Montréal. Ce matin-là, il y avait foule dans l’immense salle des pas perdus. On voyait de jeunes épouses seules, d’autres avec un ou deux enfants, des sœurs, de vieilles mères. Quelques-unes étaient très élégantes, d’autres portaient des toilettes plus modestes. Yolande Dupuis avait mis pour la circonstance un costume tailleur gris fer et un élégant chapeau en feutre noir qui lui allait à ravir. À l’heure dite, l’on entendit le puissant grondement d’un long train entrant en gare. Toutes les figures se tendirent vers l’escalier d’où sortiraient dans un instant les êtres chers attendus depuis si longtemps. Lorsque l’on vit apparaître les vaillants soldats dans leurs glorieux uniformes, un grand remous agita la foule et il se produisit une bousculade pendant que des acclamations retentissaient. Chacun dans cette multitude cherchait à apercevoir l’époux, le frère ou le fils. L’on se reconnaissait, dans un grand élan l’on se jetait dans les bras l’un de l’autre, l’on s’embrassait, l’on s’étreignait, l’on riait, l’on pleurait et, en parlant vivement, tant l’on avait hâte de tout se dire, l’on s’entraînait vers la sortie et l’on montait dans des automobiles qui s’éloignaient dans toutes les directions. C’était là des minutes attendrissantes, des minutes mémorables. L’on voyait des figures épanouies, heureuses, mais il y en avait d’autres, anxieuses, celles des parentes qui attendaient encore, car le défilé des militaires sortant du train continuait toujours. Après les premiers arrivants sains et saufs, vinrent les blessés. Avec des cris de douleur, une vieille mère se jeta en pleurant sur son fils aveugle et dont les deux bras avaient été amputés. Elle faisait entendre des lamentations déchirantes. Nombre de femmes, voyant son désespoir, se mirent à sangloter à leur tour.

Yolande était dans l’attente, une attente angoissante. Que faisait donc son mari qu’il n’arrivait pas ? Elle scrutait tous les visages sans reconnaître celui qu’elle espérait voir surgir d’entre tous les autres. Où était-il qu’il n’accourait pas ? Le flot des soldats continuait de se déverser dans la gare. Après une longue et cruelle absence, les parents se trouvaient enfin réunis, mais Yolande attendait toujours de voir apparaître son mari. Dans la gare, la foule diminuait, prenait place dans des taxis pour rentrer à la maison. Maintenant, le train était vide et les derniers arrivants traversaient la barrière. Inquiète, alarmée, Yolande s’agitait fébrilement, nerveusement. Soudain, à son horreur, elle aperçut, venant tout à l’arrière et fermant la marche pour ainsi dire, un homme sans jambes que voiturait un infirmier dans une chaise roulante. Son mari ! En le reconnaissant, elle reçut un choc affreux. Elle eut une exclamation sourde, étouffée : « Quel malheur ! » Son mari, c’était là son mari ! À la vue de ce mutilé, de cet invalide à qui elle était liée pour la vie, tous ses sentiments d’affection croulèrent. Elle se voyait jeune encore, devenant pour toute son existence la servante de ce déchet d’humanité. Atterrée, elle restait là, immobile, comme changée en statue. Dans un éclair, elle eut la vision de ce que serait sa vie à côté de cette moitié d’homme. Et elle fut prise d’une rage froide, effroyable, contre cet idiot qui était allé se faire écloper là-bas et contre les sinistres ganaches, les vieux gâteux qui avaient déclenché cette guerre, cette épouvantable tuerie et avaient fait massacrer la jeunesse de vingt pays. Elle aurait pu crier, hurler, griffer. La chaise roulante portant le soldat sans jambes continuait de s’approcher. L’homme avait reconnu sa compagne et, après un mot à l’infirmier, le mari et sa femme se retrouvèrent côte à côte. Alors, incapable de se maîtriser, de feindre ce qu’elle éprouvait, elle cria d’une voix de colère :

— Plutôt que de revenir comme ça, tu aurais mieux fait de rester là-bas.

Ce fut comme si elle l’eût souffleté, comme si elle lui eût lancé un caillou. Désormais ennemis, ils se regardaient en silence. L’homme sans jambes fut secoué par une explosion de fureur et il redevint la brute féroce qu’il avait été pendant plus de trois ans. La fièvre de meurtre qu’on avait allumée en lui flamba de nouveau dans ce corps mutilé. Néanmoins, rusé :

— Tu ne m’embrasses pas ? fit-il d’un ton de sollicitation et de reproche.

Comprenant qu’elle ne pouvait décemment en dépit de l’écroulement de tous ses sentiments pour cet homme refuser cette invite, après une courte hésitation, elle inclina en silence sa figure vers celle du soldat pendant que l’infirmier détournait la tête pour ne pas gêner les effusions de ces deux êtres. Mais avant même que les lèvres de la femme eussent effleuré sa bouche, les dix doigts du mari, avec une force décuplée par la fureur, se nouèrent autour du cou de celle-ci et serrèrent, serrèrent… La figure se contracta, grimaça, les yeux fous, égarés, sortirent des orbites, la langue rouge pendit à un coin de la bouche pendant que le corps tressautait.

L’homme eut un rire sec, nerveux, et il relâcha sa prise. Comme une loque, le corps de la femme s’écrasa sur le parquet.

Dans sa chaise roulante l’on emporta le meurtrier, qu’entourèrent aussitôt des policiers, pendant que des employés de la gare relevaient le cadavre de la jeune femme.

PREMIÈRE MESSE


Pendant un séjour de repos de deux semaines dans un petit village de la province, on m’a raconté les détails d’une effroyable catastrophe qui s’est produite à cet endroit, il y a près de soixante-quinze ans, lors de la première messe d’un jeune prêtre, enfant de la paroisse. C’est cette tragique histoire que je veux raconter ici.

Jean Lebau était l’aîné d’une famille de quatre enfants, deux garçons et deux filles. Le père était cultivateur et exploitait une maigre terre qui, malgré un travail ardu, subvenait à peine aux besoins des six personnes qui comptaient sur elle pour la nourriture et le vêtement. L’on menait une petite vie comme tant d’autres et l’avenir s’annonçait précaire.

Jean était un enfant sérieux, intelligent, qui, le soir, demandait toujours à son père de lui raconter une histoire. Celui-ci aurait souvent préféré voir son fils aller dormir car il était à court dans son répertoire et il aurait mieux aimé fumer sa pipe en silence. Comme il affectionnait fort son aîné, il s’exécutait cependant, mais répétait souvent le même récit.

Alors que le petit marchait au catéchisme pour faire sa première communion, le curé qui interrogeait les enfants au hasard fut frappé par la perfection des réponses du jeune garçon. En effet, Jean n’hésitait pas, ne parlait pas d’une voix basse ou inintelligible comme tant d’autres, mais s’exprimait clairement, nettement, donnant le texte fidèle du petit livre qu’il avait appris à l’école. Le curé avait retenu son nom et, l’hiver, au cours de sa visite paroissiale, lorsqu’il entrait dans la modeste maison des Lebau, il causait un moment avec le jeune garçon. En outre, à l’examen de fin d’année et à la distribution des prix à l’école de rang où il fréquentait, le curé qui présidait d’ordinaire à cette petite cérémonie scolaire, remarqua non sans satisfaction le succès qu’obtenait cet élève. Il le sentait doué d’un talent qui promettait et il constatait son application au travail et son goût pour l’étude. Jean avait alors treize ans et le curé en cette circonstance lui avait posé plusieurs questions auxquelles il avait parfaitement répondu. Et comme le prêtre paraissait enchanté, l’institutrice avait déclaré : « C’est mon meilleur élève. »

Le dimanche suivant, le curé fit demander au père d’aller le voir à son bureau au presbytère.

— Vous avez un garçon intelligent, un garçon de talent, qui possède de belles qualités, déclara le prêtre. Je crois que ce serait une bonne chose que de le faire instruire. Il deviendrait un homme qui vous ferait honneur ainsi qu’à toute la paroisse.

Tout fier, tout heureux de ce compliment, le père regardait le curé, attendant la suite.

— Ne pourriez-vous payer ses cours au collège ? interrogea le curé.

Les yeux baissés, comme considérant le plancher, le fermier hésitait à répondre.

— La pension, les cours, les livres et l’habillement seraient une dépense de cent cinquante piastres.

La figure de l’homme prit une expression découragée.

— Je ne pourrais pas payer cet argent et faire vivre la famille, répondit-il du ton dont il admettait une faute à confesse.

— Dans ce cas-là, si la chose vous convient, je me chargerai moi-même de payer pour l’instruction de ce garçon. Je crois que ce serait de l’argent bien placé.

— Vous êtes bien bon et je vous remercie, dit l’homme, ému.

Ainsi, à l’automne de cette année-là, Jean Lebau entra au collège pour faire un cours classique.

Comme s’y attendait le curé, le jeune garçon ne tarda pas à se mettre en évidence parmi tous ses condisciples. Non seulement il avait le talent, mais c’était un travailleur, un studieux, et sa conduite était non seulement irréprochable, mais exemplaire. À la fin de l’année scolaire, il obtenait le prix d’excellence dans sa classe. Ses succès se répétèrent par la suite. Et pendant toutes ces années, sa piété était un sujet d’édification pour tous les autres élèves de l’institution. Il va sans dire que le brave curé était non seulement enchanté, mais enthousiasmé par le beau travail de son protégé.

Au bout de quatre ans, lorsqu’il retourna chez lui pour ses vacances, Jean Lebau annonça à son protecteur et à ses parents qu’il avait décidé de se faire prêtre. Cette nouvelle ne surprit personne. Le charitable curé qui, depuis longtemps, s’attendait à cette déclaration, s’en montra très heureux. C’était dans ce but qu’il l’avait envoyé au collège.

Pendant ces deux mois passés à la campagne, le prêtre entendit ses confessions et il fut ravi de sa piété et de la pureté de ses mœurs. Souvent par la suite il rendit grâce au ciel d’avoir été l’instrument qui donnerait à l’église un prêtre modèle de toutes les vertus.

Les quatre autres années d’études classiques passèrent, puis le jeune homme revêtit la soutane et se mit à étudier la théologie pour se préparer au sacerdoce.

Jean Lebau faisait la joie de ses professeurs, du curé qui l’avait fait instruire et de ses parents. Il avait vingt-quatre ans lorsque vint le jour tant désiré où il fut ordonné prêtre. La cérémonie eut lieu un samedi, veille de la Fête-Dieu, à la cathédrale de la ville, où vingt-deux autres jeunes gens reçurent des mains de l’évêque le sacrement qui les faisait oints du Seigneur. Jean Lebau vécut là des heures extatiques. Il réalisait qu’il était parvenu au sommet de son rêve.

Le vieux curé avait invité le nouveau prêtre à venir chanter sa première messe dans son église et à présider à la cérémonie qui devait suivre, la procession solennelle du Très Saint-Sacrement. Le jeune abbé arriva le soir dans la paroisse de sa famille et passa la nuit au presbytère.

La famille Lebau, heureuse de l’honneur accordé à l’un des siens, avait lancé des invitations à tous les parents pour un grand dîner qui suivrait la célébration de la première messe de l’abbé Jean. On s’attendait à avoir quarante-trois convives. Dans le nombre se trouverait un vieux chanoine, oncle maternel du jeune prêtre, qui demeurait à neuf cents milles de là et qui n’avait pas vu sa sœur, mère de Jean, depuis quarante et un ans.

Comme la maison était trop étroite pour recevoir tout ce monde, l’on avait décidé de servir le repas en plein air, à côté du petit verger et du jardin. La plupart des invités avaient envoyé des cadeaux qui étaient exposés sur une grande table, dans le salon de la maison, et qui seraient remis au jeune abbé à la fin du banquet.

Dès le samedi matin, la mère Lebau s’était mise à l’œuvre pour faire cuire les victuailles pour le festin. Elle était assistée de Louise, sa fille de vingt ans, et de sa belle-sœur Héloïse.

Rien ne serait épargné pour faire de ce dîner un événement mémorable, un repas digne de l’occasion.

Une voisine, Julie Goyette, femme du menuisier, réputée pour ses pâtisseries, s’était chargée de tout ce qui regardait les desserts : pâtés, tartes, puddings. Toute fière de pouvoir faire montre de ses talents en une circonstance aussi importante, elle avait confectionné un monumental gâteau de trois étages, dont chaque convive pourrait avoir un morceau.

La mère Lebau entendait se charger elle-même de la direction du dîner, mais sur les instances de la famille qui voulait la voir prendre place aux côtés de son fils prêtre et de son mari, elle renonça à cette idée et la belle-sœur Héloïse fut nommée ordonnatrice de la fête. Elle verrait à placer les invités et à surveiller le service des tables. Le dimanche matin, la famille Lebau partit de bonne heure pour l’église. La belle-sœur Héloïse et la voisine Julie Goyette avaient consenti de grand cœur à rester à la maison pour compléter les préparatifs de la fête.

Quatre cousines du jeune prêtre s’étaient offertes pour servir le repas et, dès huit heures, elles étaient déjà au poste pour s’entendre sur la meilleure manière de procéder le plus rapidement et le plus efficacement possible et pour placer les nappes, les serviettes et les couverts sur toutes les tables.

Avant de monter en voiture, la mère Lebau avait fait un énorme bouquet de pivoines et de syringas, qui devait orner la table d’honneur à laquelle prendraient place le jeune prêtre, le vieux curé de la paroisse, l’oncle qui était accouru de neuf cents milles pour assister à la première messe de son neveu qu’il ne connaissait pas, le père et la mère de l’abbé Lebau.

Après bien des recommandations, les parents Lebau, Louise, la fille de vingt ans, Gédéon, le fils de dix-sept ans, prirent enfin le chemin du village et de l’église. Tous avaient le cœur dans l’allégresse et ils se sentaient infiniment heureux. Pour le père et la mère, ce jour où leur fils célébrerait sa première messe serait le plus beau de leur vie. De la famille, il ne restait à la maison que la fillette Simone, âgée de douze ans, confiée à la garde de la tante Héloïse.

Lorsque le jeune prêtre revêtit les ornements sacerdotaux et qu’il monta à l’autel pour célébrer pour la première fois le Saint Sacrifice de la messe, sa figure était comme ravie, transfigurée. Il touchait là au sommet du bonheur humain. La foule qui remplissait le temple était grave, recueillie. Pour tous ces gens, cette cérémonie était un événement unique. Il semblait que la ferveur du célébrant s’était communiquée à tous les fidèles. À la communion, lorsque le prêtre consacra le pain et le vin, il ressentit une émotion indicible. De songer qu’à sa voix l’Homme-Dieu, qui s’était sacrifié, qui était mort sur la croix pour racheter l’humanité, descendait sur la terre, sur l’autel, s’incarnait dans l’hostie, il était pris d’un sentiment inexprimable. Il lui semblait pénétrer l’auguste mystère de la transsubstantiation et il était plongé dans un ravissement sans nom.

Et lorsqu’il vit son père, sa mère, ses parents agenouillés à la sainte table, attendant de recevoir la communion de ses mains, il crut un moment qu’il allait défaillir de ferveur. Au moment où il déposa l’hostie dans la bouche de ces êtres chers, il vécut des minutes d’une félicité surhumaine.

À l’heure de la procession, le jeune prêtre enleva la chasuble et revêtit la large chape blanche et or et, portant l’ostensoir renfermant l’hostie, sortit lentement du temple précédé du porte-croix et des deux acolytes. Derrière ceux-ci venaient les petites filles en voile blanc, les jeunes garçons portant l’insigne de leur première communion, les enfants de Marie, les dames de sainte Anne, les ligueurs du Sacré-Cœur, les paroissiens, les chantres, les enfants de chœur avec les porte-flambeaux et le thuriféraire.

Le célébrant marchait sous le dais porté par les trois marguilliers et par son père à qui cet honneur avait été spécialement accordé pour la circonstance. Tout en arrière venait le sacristain avec l’ombrellino.

Le cortège passa dans les quatre rues du petit village où chaque maison avait été décorée d’images de piété accrochées à la façade, de bouquets de fleurs des parterres, disposés dans des vases sur des tables. L’on respirait une atmosphère d’allégresse et de piété. Et de la foule montait un concert de prières, d’actions de grâce. Lorsqu’on arriva au reposoir orné avec un soin tout particulier devant la résidence du maire, ce fut un moment solennel. Après le Cor Jesu et le Tantum ergo, lorsque le prêtre élevant l’ostensoir traça une croix dans l’air et qu’il vit toutes les têtes s’incliner devant la majesté de Dieu, il éprouva une félicité céleste.

Lentement, la procession prit le chemin du retour à l’église. Le jeune prêtre avait l’impression que le Dieu qu’il portait dans l’ostensoir répandait ses bénédictions sur cette foule d’âmes simples et profondément croyantes. Au chant grave des hymnes, l’on rentra dans le temple. Le célébrant gravit les degrés conduisant au chœur et s’avança vers le tabernacle à côté duquel il déposa l’ostensoir. Juste à ce moment, un geste maladroit de l’un des jeunes servants de messe renversa un cierge allumé sur la nappe de l’autel qui, instantanément, prit feu ainsi que les autres ornements. Le jeune prêtre saisit l’ostensoir déjà enveloppé de flammes, mais celles-ci s’attaquaient déjà à son surplis et à ses vêtements d’église et il se trouva aveuglé. En quelques secondes il flambait comme une torche. Péniblement, il fit quelques pas, mais ne sachant où se diriger, il tournoya puis s’abattit sans connaissance sur le parquet, tenant toujours l’ostensoir. À ce moment, toute l’église était déjà en feu. Avec une incroyable rapidité, l’incendie s’était communiqué à tout l’édifice. Il y avait un moment, c’était le Dieu d’amour répandant ses grâces, maintenant, c’était un Dieu colère vengeant des offenses à sa majesté ; il y a quelques instants, c’était le ciel et ses délices, c’était maintenant l’enfer avec ses flammes rouges, dévorantes. Toute l’église était devenue un brasier ardent.

Il se produisit alors une effroyable panique. Les assistants se précipitèrent vers la porte pour sortir, mais celle-ci, qui venait à peine d’être fermée, s’ouvrait du dehors par en dedans. Or, dans la ruée indescriptible qui s’ensuivit, la foule, comme une vague énorme, alla se heurter à la porte comme à un rocher, car elle ne pouvait s’ouvrir. Pour cela, il aurait fallu un espace libre pour permettre aux deux battants de s’écarter, mais les hommes absolument affolés, au lieu de reculer un moment, ne pouvaient que pousser. C’était là un effort inutile. Pris de démence, sentant les flammes sur eux, devant la porte qui résistait à tous leurs assauts, les gens se bousculaient, se renversaient, s’écrasaient, se piétinaient, cherchant désespérément à sortir de cette fournaise infernale. Et pendant cette scène de folie furieuse, l’on entendait les cris de désespoir, les clameurs de détresse, les supplications, les hurlements funèbres des femmes emprisonnées comme dans une cage de feu et incapables de s’échapper. Ce furent des minutes d’une horreur sans nom.

Finalement, quelques-uns des hommes qui avaient réussi à sortir en escaladant les hautes fenêtres, coururent chercher des instruments de démolition et, à coups de hache, brisèrent les pentures de la porte de l’église, de sorte que celle-ci put s’ouvrir, tombant sur le perron du temple. Des malheureux, grillés, brûlés, à moitié asphyxiés, se hissèrent péniblement sur l’amoncellement de corps entremêlés, entassés près de la porte et sortirent, mais plusieurs étaient si faibles qu’ils s’évanouirent après avoir fait quelques pas. Avec un bruit sinistre le toit flambant s’écrasa soudain dans la nef, ensevelissant les fidèles encore là dans un linceul de feu. Quelques instants plus tard, la cloche dégringola de sa tour avec un dernier tintement, vers le plancher et s’enfonçait dans le sol. Le désastre était complet.

Il avait fait cent sept morts.

Au nombre des victimes se trouvaient l’abbé Jean Lebau, qui avait célébré ce matin-là sa première messe, le curé de la paroisse, et le vieux chanoine, qui avait fait un voyage de neuf cents milles pour voir son neveu en cette occasion solennelle.

Presque toutes les familles de la paroisse avaient perdu un ou plusieurs membres. Les Lebau avaient été les plus cruellement éprouvés, car, outre le jeune prêtre, le père, la mère, un garçon et une fille avaient péri dans cette conflagration. On pouvait presque dire que la famille avait été anéantie, car il ne restait plus qu’une fillette, la jeune Simone restée à la maison.

Le cadavre du jeune prêtre ou plutôt quelques ossements calcinés furent trouvés dans les ruines, à l’endroit du chœur, près de l’ostensoir tordu et à demi fondu. Sur son cercueil, l’on plaça la gerbe de pivoines et de syringas qui devait orner la table d’honneur lors du grand dîner de famille qui devait suivre la cérémonie religieuse.

Les funérailles conjointes des malheureuses victimes eurent lieu le mardi matin à un autel de circonstance élevé en plein air dans le cimetière et c’est l’évêque lui-même qui officia à cet office funèbre. Après avoir ordonné Jean Lebau prêtre le samedi, il chantait son service trois jours plus tard.

Une imposante église à deux clochers a remplacé l’ancienne, mais le souvenir du terrible holocauste qui a plongé une paroisse entière dans le deuil, s’est perpétué dans toutes les familles. Au cimetière s’élève une haute croix de granit portant l’inscription :

À la mémoire des cent sept victimes du grand incendie de la vieille église, en 1895. Elles reposent dans la paix du Seigneur.

La jeune Simone, la seule survivante de la famille Lebau, devenue orpheline à douze ans, fut adoptée et élevée par la tante Héloïse. Elle ne devait pas échapper toutefois à la destinée tragique des siens. À l’âge de dix-neuf ans, elle épousa un brave garçon, mais elle et son mari périrent, furent brûlés vifs avec sept autres voyageurs dans un incendie qui rasa l’hôtel où ils s’étaient arrêtés pour passer leur nuit de noces.

Quant au servant de messe qui, par un geste maladroit, avait involontairement causé l’effroyable catastrophe dans laquelle cent sept personnes avaient trouvé la mort, il vit encore. Après avoir tenu pendant cinquante ans un magasin général et avoir acquis une confortable aisance, il a cédé son établissement à ses deux fils et il vit de ses rentes. On me l’a montré. Sa tête blanche coiffée d’un vieux panama, il était assis sur la véranda de sa maison et fumait paisiblement sa pipe d’écume de mer, envoyant de régulières bouffées de fumée dans l’air tiède.

UNE LAMPE S’EST ÉTEINTE


Que la maison est grande, silencieuse et triste, lorsque les enfants sont partis ! C’était la réflexion que se faisaient chaque jour ces deux vieux qui achevaient leur vie dans le petit village de Valrémy. Ils avaient été cultivateurs et avaient toujours espéré finir leur existence sur la terre qu’ils avaient travaillée pendant tant d’années. Mais le destin qui règle toutes choses en avait décidé autrement. Ils avaient trois enfants, deux garçons et une fille. Adélard, l’aîné, devait hériter du bien paternel. C’était juste, car il aimait le sol et savait le faire produire, rapporter de belles récoltes. Il était né agriculteur et faisait la joie de son père, le vieux François Boyer. Un malheur était toutefois arrivé. Alors qu’il était robuste et plein de santé, il avait été emporté en trois jours par une attaque d’appendicite aiguë qu’un médecin ignorant n’avait pas su diagnostiquer. Cette mort soudaine avait porté un rude coup au vieux fermier qui, désolé, désemparé, se trouvait absolument perdu. Il lui restait une fille et un fils, Valentine, qui venait de terminer ses études au couvent, et Hector, qui n’avait pas le goût des travaux de la terre ni les aptitudes du métier d’habitant. Lui, c’était le commerce qui le tentait. Il en parlait souvent. « Il y a moins de misères à endurer et plus d’argent à faire », déclarait-il. Alors, lorsque le vieux éploré avait demandé un soir : « Qu’est-ce que je vais faire de la terre ? », « Vendez-la », avait fermement répondu Hector. « Moi je ne veux pas me faire mourir à labourer et à ensemencer. » Devant cette catégorique déclaration du seul fils qui lui restait, le vieux s’était décidé à regret à vendre la ferme qu’il avait autrefois héritée de son père, qu’il avait fait prospérer et qui lui avait permis d’amasser un peu d’argent placé sur hypothèques. Un voisin, qui voulait établir son fils qui devait se marier prochainement, avait acheté le champ que le vieux Boyer avait cultivé toute sa vie. C’avait été un affreux crève-cœur lorsqu’il avait signé chez le notaire le contrat par lequel il cédait à un étranger cette terre qu’il avait toujours espéré donner en patrimoine à son fils aîné. Il n’avait pas dormi cette nuit-là, tout bouleversé par la peine qu’il éprouvait. Des déceptions, il en avait vu dans toutes les familles, mais il avait constamment cru que le sort ferait exception pour lui. Sa propriété vendue, le vieux avait décidé d’aller vivre au village, près de l’église. Il acheta donc une modeste maison en bois dans une petite rue transversale. Dans sa cour, il y avait place pour un jardin potager. Oui, il cultiverait là des pommes de terre, du blé d’Inde, des carottes, des navets, du tabac.

Le vieil habitant avait comme voisin le père Septime Gratton, charpentier-menuisier qui vivait là avec sa femme, son fils Omer et sa fille Flore, grande brune, maigre, sèche et plate. Entre les deux maisons il y avait un passage qui conduisait dans la cour du vieux Boyer. Une haute clôture en planches séparait les deux propriétés, mais une porte avait été pratiquée dans cette enceinte, ce qui permettait aux Gratton, qui n’avaient pas de puits, de venir chercher de l’eau chez le voisin. Cette porte était aussi un instrument de bonne entente, car la mère Boyer et la femme du charpentier Gratton, qui n’avaient que très peu de besogne à faire, étaient vite devenues amies. Et chacune sur son terrain, elles causaient dans l’encadrement de la porte et se racontaient leur histoire. La mère Boyer, des larmes dans la voix, avait narré la mort subite de son fils aîné, puis la femme du charpentier avait fait des confidences, des confidences pénibles. Son fils à elle, Omer, était un ivrogne. Lui aussi était charpentier-menuisier comme son père, et ce dernier l’employait dans les travaux qu’il entreprenait, mais ce n’était pas un ouvrier régulier, un ouvrier fiable, sur lequel on pouvait compter. Aussitôt qu’il avait reçu son salaire, il courait le boire à l’hôtel. Souvent, il rentrait en triste condition et, comme il avait l’ivresse mauvaise, il engendrait chicane à son père, l’insultait, l’injuriait, menaçait de le battre. La mère et la fille s’interposaient alors, tâchant de calmer l’ivrogne furieux, mais comme il avait dépensé tout son argent, Omer en réclamait au vieux. Il avait bu et il avait besoin de boire encore pour se remettre. Parfois, dans le passé, il y avait eu des scènes violentes, très pénibles pour la famille. La maman Gratton racontait ces choses à sa voisine en soupirant fortement, la voix entrecoupée, car elle avait le cœur gros en rappelant ces incidents disgracieux.

N’ayant plus aucune occupation, le père Boyer fumait la pipe, l’hiver dans sa cuisine, l’été, sa chaise adossée à sa maison dans la cour. Comme perspective, il y avait, à côté de la clôture, une cabane en planches brutes où l’on satisfaisait aux besoins de la nature et, douze pieds plus loin, le puits d’où l’on tirait de l’eau au moyen d’un crochet et d’un seau.

Quant à Hector, peu après la vente de la terre, il avait dit à son père : « Donnez-moi deux mille piastres pour partir mon commerce et je vous badrerai pas ensuite. »

— Quel commerce ? avait demandé le père.

— Le commerce du foin et des patates. Ça c’est des choses que je connais. Je me mets en rapport avec de gros marchands de la ville ou avec des Américains. Je m’assure de vendre ma marchandise, puis je l’achète livrable dans un wagon de chemin de fer à la gare. Comme ça, je n’ai pas besoin d’entrepôt. Avant d’acheter, mes effets sont vendus. Je ne cours aucun risque. Je réalise un profit clair, sans frais.

Alors, le vieux Boyer avait donné les deux mille piastres. Hector continuait de demeurer avec ses parents et faisait de fréquents voyages à la ville et dans les campagnes, pour ses affaires.

Tout d’abord, les vieux commerçants de l’endroit, Gédéon Pioche et Narcisse Péladeau avaient vu d’un très mauvais œil l’entrée en scène de ce jeune homme actif et débrouillard qui ferait, craignaient-ils, baisser le chiffre de leurs affaires et de leurs profits. Ces deux personnages s’étaient toujours entendus pour ne pas se faire de tort, payant l’un et l’autre le même prix et s’arrangeant pour réaliser de beaux gains. Celui-là, ils le comprenaient, n’entrerait pas dans leurs combinaisons. Alors, pour le décourager, ils offrirent aux fermiers qu’ils avaient exploités des prix beaucoup plus élevés qu’ils avaient coutume de faire. Mais Hector, qui n’avait aucune dépense, manœuvra si bien qu’il força ses concurrents à payer plus cher qu’ils n’auraient dû. L’un d’eux, Gédéon Pioche, qui s’était trop aventuré, vendit ensuite à perte et fit faillite, faisant perdre de fortes sommes à nombre de fermiers. Cela servit admirablement Hector qui, par la suite, eut pratiquement le champ libre.

Pendant que Hector se livrait à son commerce de foin et de pommes de terre, que le vieux Boyer fumait sa pipe dans sa cour ou dans sa cuisine, que sa femme jasait avec la maman Gratton, Valentine, qui avait toujours été bien sage, menait une vie retirée, effacée, très tranquille. Jamais elle ne sortait, ne cherchait à rencontrer des jeunes gens.

— Tu devrais essayer de faire des connaissances, lui disait parfois sa mère. Tu vas à l’église, mais les garçons n’iront pas te chercher là. Fais-toi des amies et elles te présenteront leurs frères, leurs cousins.

— Maman, je ne crois pas que je suis faite pour rester dans le monde, répondait Valentine.

— Tu ne me dis pas que tu voudrais te faire sœur ? demandait sa mère.

— Je crois bien que c’est ma vocation, déclarait la fille.

Et le temps passait.

Valentine fit une retraite, consulta son confesseur, et annonça un soir qu’elle avait décidé de se faire religieuse.

— Je veux être certaine de mon salut, dit-elle.

— Tu ne regrettes pas ce que la vie dans le monde pourrait te donner ? interrogea la mère.

— Non, aucunement. Vous, vous avez eu une existence passable, mais regardez les autres. Voyez notre voisine avec son fils ivrogne. Ne croyez-vous pas qu’elle est infiniment malheureuse ? Puis, vous savez, je veux être sûre de gagner le ciel et je crois que c’est en étant religieuse que j’ai le plus de chances de le mériter.

— Si tu es appelée à être religieuse, ma fille, ce n’est pas moi qui t’en empêcherai. Ça me fera de la peine de te voir partir, mais je saurai que tu es heureuse et cela me consolera.

Quinze jours plus tard, Valentine allait demander son admission dans le cloître et, une semaine plus tard, elle y entrait comme novice.

On la nommait maintenant sœur Sainte-Perpétue.

Elle laissait comme souvenir une épaisse pile de gros volumes à couvertures rouges et à tranches dorées sur une petite table dans le salon de la modeste maison de ses parents, les livres qu’elle avait obtenus comme prix lors de ses années de couvent.

— Ben, j’sus contente pour vous, mame Boyer, déclara la voisine lorsqu’elle eut appris que Valentine prenait le voile. Vous savez, il y a tant de femmes malheureuses. Elle, elle traversera la vie sans grandes peines, et, plus tard, elle recevra la récompense de ses sacrifices.

— Ah ! vous avez raison, mais c’est dur tout de même de voir partir la seule fille que vous avez, répondait la mère Boyer en s’épongeant les yeux avec son tablier.

Pendant ce temps, Hector continuait son commerce de foin et de pommes de terre. Ses profits étaient très satisfaisants.

Le père Boyer, lui, fumait toujours la pipe, sa chaise adossée au mur de la maison ou dans sa cuisine. Il tirait des bouffées en pensant à son fils Adélard qui, s’il avait vécu, aurait hérité de la terre paternelle, une terre qui, pendant soixante-dix ans, avait appartenu à deux générations de Boyer : Anthime Boyer, son père, et lui-même. Et il se disait que si son fils n’avait pas été emporté si jeune, le champ aurait probablement été plus de cent ans dans la même famille. Ça c’est beau, une terre qui passe de père en fils, une terre que l’on a cultivée avec amour et que l’on transmet avec toutes sortes de souhaits et d’espoirs au garçon que l’on a élevé, formé, et qui a, lui aussi, le culte du sol.

Silencieusement, en fumant sa pipe, le vieux songeait à cette terre qu’il avait vendue, à son fils, qui reposait au cimetière à côté de son grand-père. Lui aussi irait les rejoindre un jour. Ça, ce sont les pensées que roule dans sa tête un vieil habitant qui est venu finir ses jours au village.

Ils étaient bien affligés, les deux vieux, l’un en pensant à son fils mort et l’autre à sa fille partie pour se faire religieuse. En deux mois elle vieillit de dix ans, la mère Boyer. Elle avait l’air bien triste, bien caduque maintenant. Sœur Sainte-Perpétue écrivait une fois par mois. Dire qu’elle donnait des nouvelles, ce serait mentir. Simplement, elle parlait de la joie qu’elle éprouvait d’avoir trouvé sa voie, d’être entrée dans le chemin qui la conduirait au ciel.

— C’est de bien belles lettres, disait en soupirant la vieille mère, qui ignorait tout de la vie de sa fille.

Comme ni elle-même ni son mari ne savaient écrire, elle demandait à Flore, la fille de la voisine, de répondre pour elle à la jeune novice. Puis, un jour, une lettre arriva, annonçant que sœur Sainte-Perpétue était partie pour une lointaine destination. Sa supérieure l’envoyait en Louisiane où elle prendrait soin des malades dans un hôpital de la Nouvelle-Orléans. En lisant cette nouvelle, la vieille mère eut la sensation qu’on lui arrachait son enfant. À ce moment, elle eut l’intuition qu’elle ne la reverrait plus.

Hector, lui, pensait à son commerce. Il faisait des plans. Il n’attendait pas que le foin fût récolté et engrangé pour négocier avec les fermiers. Dès les premiers jours de juin, il rendait visite aux cultivateurs et s’entendait d’avance avec eux pour acheter leur récolte. Il ne voulait pas les exploiter, simplement faire un honnête profit. « Je veux que chacun vive », disait-il. « Non, pas tout pour moi et rien pour les autres. À chacun sa part. » Ceux qui s’étaient fait jouer par les vieux commerçants l’assuraient de leur bon vouloir et lui promettaient leur coopération.

Hector était satisfait et entrevoyait de belles affaires. Mais ce fut la guerre…

Le jeune homme fut appelé sous les armes. Il fut enrôlé dans l’infanterie. Après quatre mois d’entraînement au pays, on l’envoya outre-mer.

Maintenant les deux vieux étaient seuls dans leur maison.

Avoir élevé une famille et, en peu de temps, voir partir ces enfants qui étaient la joie et la consolation des vieux jours, c’est une chose cruelle, amère, infiniment pitoyable.

Désormais, la demeure semblait vide. Elle était sombre, silencieuse et triste.

À l’heure des repas, les deux vieux se mettaient à table, mais ils mangeaient sans faim. Sans rien dire, ils regardaient les places de ceux qui étaient partis.

Ils avaient perdu toute ambition, tout espoir, tout courage. Rien ne les intéressait plus. La vieille maison semblait morte comme une lampe dont l’huile est épuisée et qui s’éteint lentement, qui meurt… La seule vie qui entrait maintenant dans la demeure des deux vieux c’était les lettres du fils soldat et de la fille religieuse. Chacune de ces lettres était, aurait-on dit, comme un peu d’huile que l’on aurait versée dans une lampe qui aurait été l’âme de cette maison, un peu d’huile qui aurait ravivé pour une heure la flamme presque éteinte. Et la lampe aurait alors dissipé l’ombre qui enveloppait cette demeure, aurait produit un rayonnement et procuré quelques minutes de contentement à ses habitants.

Les lettres, ils les lisaient tour à tour, ils les reprenaient, les relisaient pour en saisir tout le sens, toute la signification, comme le mendiant affamé qui hume avec joie le fumet du bol de soupe qu’on lui a servi et qui goûte, savoure et retourne dans sa bouche chaque cuillerée qu’il prend. Après les avoir lues, ils y pensaient longuement, ils pensaient aux mots écrits, cherchaient à deviner des choses. Ils y pensaient en mangeant, assis, silencieux, sur leurs chaises. Ils y pensaient encore le soir en se couchant. On aurait dit qu’ils ramassaient toutes les miettes de ce festin d’affection qui leur avait été servi. C’était de la vie qui entrait en eux, des choses qui se logeaient dans leurs vieilles têtes grises.

Puis, comme la substance de la lettre était épuisée pour ainsi dire, comme l’huile dans la lampe, il arrivait une autre lettre qu’ils ruminaient longuement comme la précédente. Certes, leur fille et leur fils étaient bien loin, peut-être ne les reverraient-ils jamais, mais tout de même ils recevaient de leurs nouvelles. Leurs enfants les associaient à leur vie.

Sœur Sainte-Perpétue, dans son hôpital, parlait souvent de ses malades. Celui-là, qui était revenu à la santé après avoir vu la mort de près, ce n’était pas les soins du médecin, du chirurgien, des infirmières qui l’avaient sauvé, c’était le bon Dieu. C’était Lui qui l’avait guéri, bien qu’il fût un pécheur, mais c’était pour lui donner la chance de revenir à Lui. Celle-là, qui était morte en dépit de tous les efforts faits pour la conserver aux siens et qui avait fait une fin si édifiante, c’était que le bon Dieu voulait l’avoir avec Lui ; ce jeune enfant, la joie de ses parents, ravi à leur affection, c’était que le bon Dieu voulait avoir un ange de plus au ciel. Un jour, elle parlait d’une mère de famille, la mère de neuf enfants, qu’une maladie soudaine avait envoyée au cimetière alors que tous les siens avaient tant besoin d’elle, c’est que le bon Dieu avait cru préférable de la rappeler à Lui. Il sait ce qu’il fait et ce n’est pas à nous, misérables aveugles, de dire qu’il aurait dû agir autrement. Ah ! c’était un cœur simple, docile, tout pénétré de l’amour divin que sœur Sainte-Perpétue. Jamais il n’y avait eu en elle de révolte contre la volonté divine. D’un cœur doux, humble et reconnaissant, elle acceptait tout ce que la Providence lui envoyait. Les vieux avaient grande joie à lire ses lettres et ils les trouvaient bien belles. Même, ils les estimaient plus intéressantes et plus édifiantes que le sermon du curé le dimanche.

C’est une bien grande consolation à la fin de la vie que d’avoir une fille qui écrit de si pieuses choses à ses parents. Une enfant qui ne leur donne jamais le moindre sujet d’inquiétude. Ah ! si toutes les mères avaient des filles comme celle-là, ce serait le paradis sur la terre. D’autres jours, elle exprimait ses aspirations célestes et son amour pour ses parents.

« Dites-vous que, même si nous sommes séparés, je suis heureuse de mon sort et ne le voudrais pas échanger pour rien au monde. Je prie pour vous, mes chers parents, et chaque mois, je reçois la sainte communion à votre intention. Sur la terre, je suis bien loin de vous, mais j’espère que nous serons réunis un jour au ciel. »

Hector, lui, n’était pas porté à la dévotion. En phrases courtes et décousues, il racontait les incidents de sa vie quotidienne. On l’avait envoyé là-bas pour faire la guerre et il faisait la guerre. Avec lui, pas de grandiloquence, pas de récits dramatiques, héroïques. Des faits, des notes. Il parlait de la guerre, comme il aurait parlé du labour, de la récolte, du commerce du foin. Seulement, il avait hâte que cette « chicane » finisse pour retourner au pays. Depuis longtemps il pensait au retour et il se disait que s’il ne lui arrivait pas malheur il reprendrait le temps perdu. Avec l’expérience de la vie qu’il avait acquise, il formait des plans. Lui, il ne rêvait pas. Il vivait dans la vie présente. Il exposait ses projets, ses ambitions. Il avait vu du pays et il avait appris des choses. Ce qu’il voulait, lui, c’était de faire de l’argent, beaucoup d’argent, et il en ferait. Il savait ce qu’il fallait faire pour cela. Il savait ce que les gens veulent. Alors, il aurait un bel hôtel-restaurant avec une salle de danse, des musiciens et des danseuses. Son établissement serait sur la principale rue du village. D’avance, il avait choisi l’emplacement. Justement l’endroit où était ce vieil entrepôt des anciens marchands Frigon et Bérard. Il le raserait et ferait construire là un hôtel moderne. Le soir, toutes les fenêtres seraient éclairées, l’édifice serait illuminé du haut en bas et l’on entendrait les accords de la musique et des chants. L’on viendrait de vingt paroisses à la ronde pour passer la soirée à son établissement. L’on s’amuserait ferme. Et l’argent entrerait à la pelle. Et il deviendrait riche, riche…

De temps à autre, en venant chercher une chaudière d’eau chez le voisin, la mère Gratton faisait entendre ses doléances à la vieille Boyer. Ah ! la vie n’était pas gaie chez elle. Omer continuait de s’enivrer, de menacer son père. Impossible de lui faire entendre raison. Il était l’esclave du whiskey. Qu’allait-il devenir ? Puis, il y avait Flore, qui parlait de se marier. Depuis quelque temps, elle était fréquentée par un veuf pauvre et chargé d’enfants. « J’aurais voulu qu’elle lui dise de rester chez lui, mais elle est prête à l’accepter du moment qu’il fera la demande. Elle ferait cent fois mieux de rester chez ses parents où elle a toujours été bien traitée, où elle ne manque de rien, que de se mettre en ménage avec un homme qui ne pourra peut-être pas la faire vivre. »

— Marier un veuf avec des enfants, c’est pas avantageux pour une fille qui a son père et sa mère, déclarait la vieille Boyer.

— Ah ! vous êtes chanceuse, vous. Votre fille ne vous cause pas d’inquiétudes. Elle a choisi ce qu’il y avait de mieux à faire. Puis, elle prie pour vous.

Mais un mois plus tard, le mariage se faisait. Flore épousait son veuf. Elle était casée.

Dans la maison des époux Boyer, c’était toujours la petite vie monotone.

De temps à autre, le samedi ou le dimanche, ils entendaient des éclats de voix, des disputes, venant d’à côté. C’était l’ivrogne qui, après avoir bu son salaire, réclamait encore de l’argent à son père pour s’acheter du whiskey.

Puis, certains jours, la maman Gratton, lorsqu’elle venait chercher de l’eau au puits, s’attardait quelques minutes pour faire entendre ses plaintes à sa voisine. Ah ! oui, sa fille Flore avait été bien mal inspirée en épousant son veuf avec cinq enfants. Dans sa maison, elle était moins qu’une servante, car une servante reçoit un salaire pour sa peine. Flore, elle, travaillait et n’obtenait jamais un sou. Elle portait le linge qu’elle avait avant de se marier. Même elle avait l’humiliation d’acheter à crédit les aliments dont elle avait besoin pour sa maisonnée. Son mari était le plus mesquin, le plus sans-cœur qu’on pouvait imaginer. « Elle est bien malheureuse », déclarait la vieille mère, « mais c’est par sa faute, car j’ai tout fait pour l’empêcher de marier ce vieux veuf malcommode. Ah ! on en a des afflictions dans la vie ». Et elle s’en allait chez elle avec sa chaudière d’eau. Deux mois plus tard, elle annonçait que sa fille avait donné naissance à un garçon. Cela faisait six enfants dans la maison. Pauvre Flore ! Et quelle serait sa destinée à ce petit ?

Assis sur sa chaise dans sa cuisine, le vieil habitant songeait souvent à sa terre qu’il avait vendue. Se départir d’une terre sur laquelle on a été élevé, qu’on a cultivée pendant trente-cinq ans, ça c’est un vrai deuil. C’est plus pénible que de perdre son père ou sa mère, car les parents, lorsqu’ils meurent âgés, on sait que leur temps est fini, que c’est là la loi inévitable, qu’il n’y a rien à faire, rien qu’à se soumettre et à se résigner. Puis, on sait qu’ils ont accompli leur travail, rempli leurs fonctions. Pour sûr qu’ils ne sont pas éternels. Alors, lorsque la nature fait son œuvre et leur accorde le repos qu’ils ont mérité, les fils ne s’affligent pas outre mesure. C’est le sort commun, personne ne peut l’éviter, se soustraire. Les hommes vieillissent et meurent, mais la terre reste toujours jeune, belle, saine, généreuse, et récompense le bon travail. À celui qui la cultive avec amour, elle accorde d’abondantes récoltes. On a vécu de ses fruits, on aimerait la garder toujours, mais la cruelle nécessité force un jour le laboureur à s’en séparer, à l’abandonner, à la céder à un étranger. Il la quitte mais il ne peut l’oublier, il la regrette et il y pense souvent. Ainsi faisait le vieux Boyer lorsque, assis sur sa chaise dans sa cuisine ou appuyé au mur de sa maison, l’été, il fumait dans sa cour. Et à cette pensée de sa terre, se mêlait le souvenir de son fils Adélard, parti si brusquement, alors qu’il était si solide, si robuste, si vaillant au travail, si plein de santé. Cette mort subite, ç’avait été la grande tragédie de sa vie. Perdre le garçon qui aurait gardé la terre dans la famille Boyer et qui, à son tour, l’aurait transmise à ses enfants. Quel affreux malheur ! Quand on est vieux et qu’on a élevé une famille, on a souvent plus de sujets d’affliction que de contentement.

Dans les premiers temps de leur arrivée au village, les époux Boyer avaient reçu la visite du ménage Masson.

L’homme était un ancien voiturier retiré des affaires qui vivait de petites rentes amassées au cours de sa vie laborieuse, sobre et honnête. Jadis, il avait vendu un boghei et une carriole au fermier Boyer. Maintenant, il s’ennuyait au cours de ses journées vides, sans occupations, et il avait pensé à aller voir le vieil habitant en compagnie de sa femme. Après avoir causé, l’on avait joué aux cartes, ce qui avait été une heureuse distraction pour les deux couples. Depuis, les Masson venaient deux fois par année rendre visite aux Boyer et ceux-ci leur rendaient la politesse à leur tour. À chaque occasion, les vieux parlaient de leurs enfants. Le fils Masson avait succédé à son père dans la boutique de voiturier, mais il ne prospérait guère, avait déclaré le père, avec regret. Le vieux s’était créé de petites rentes, mais le garçon faisait des dettes. C’est comme ça dans la vie…

Les Boyer avaient aussi reçu une autre visite. Laurence Mongeau, fille de l’huissier de l’endroit, qui demeurait tout en face, de l’autre côté de la rue, s’était amenée un jour. Gentiment, elle avait demandé à la mère Boyer de lui garder les fioles vides qu’elle aurait et dont elle n’avait pas besoin. Elle expliqua qu’elle les amassait pour les donner plus tard au Dr Lantier, un fils de la place qui, après avoir été reçu médecin, était parti en France pour se perfectionner. Dans son idée à elle, il s’établirait au village à son retour et, alors, il aurait besoin de fioles pour sa pharmacie. Au cours de ses dernières vacances à Valrémy, avant de s’en aller là-bas, le Dr Lantier l’avait un jour invitée à faire une promenade en canot et, depuis ce temps, elle s’imaginait candidement qu’il avait des vues sur elle et, alors, elle recueillait toutes les fioles qu’elle pouvait trouver, ne doutant pas qu’elles lui seraient utiles lorsqu’il reviendrait. Laurence, une petite châtaine aux yeux gris, au nez retroussé, avait maintenant vingt-cinq ans. Simplement parce que le jeune médecin lui avait fait faire un après-midi qu’il s’ennuyait un tour de canot, elle s’était mis dans l’imagination qu’il l’épouserait à son retour au pays. Patiemment, elle l’attendait en collectionnant des fioles. Et depuis le mariage de Flore c’était elle qui écrivait les lettres des deux vieux à leur fils et à leur fille.

Les lettres de sœur Sainte-Perpétue arrivaient à la cadence d’une par mois. Ce n’est pas souvent pour des vieux parents qui pensent constamment à leur fille partie si loin. Il y avait près de quatre ans qu’elle était à la Nouvelle-Orléans, qu’elle se dévouait aux malades qui affluaient à son hôpital. Avec une bonté et une patience sans bornes, avec une charité inlassable, elle leur prodiguait ses soins pour les ramener à la santé ou à les aider à mourir. Mais ce labeur incessant, les longues veillées, le climat insalubre, minèrent vite sa frêle constitution. Elle était épuisée, allait s’affaiblissant davantage chaque semaine, chaque heure pour ainsi dire. Un jour vint où elle fut forcée de prendre le lit. Même, elle n’eut plus la force d’écrire. Alors les vieux parents qui achevaient tristement leur vie dans leur petit village furent informés que leur fille était malade. On espérait que ce n’était que passager, mais c’était là un leurre. Sœur Sainte-Perpétue dont le seul souci en cette vie avait été de s’assurer son salut et de gagner le bonheur éternel s’éteignit après quatre ans et deux mois de vie religieuse. Ce fut un samedi, le dernier samedi de septembre, que les deux vieux reçurent de la Mère Supérieure de l’hôpital une lettre leur annonçant le décès édifiant de leur fille. Elle les assurait de sa profonde sympathie et ajoutait qu’elle et ses sœurs penseraient à eux dans leurs prières.

— Elle est morte ! fit la vieille d’une voix étouffée après avoir lu la première phrase de la lettre. Et elle se tut pendant que les larmes, de lourdes larmes de mère éplorée, coulaient de ses yeux et roulaient sur sa vieille figure toute ridée. Accablée, l’image de la douleur, elle était là, tenant entre ses doigts déformés la feuille contenant la triste nouvelle et, sans parler, elle regardait son mari debout devant elle.

Ce fut une journée bien triste. Le souper en silence fut lugubre. Étendus dans leur lit dans la chambre enténébrée, les deux vieux ne pouvaient dormir, n’osaient parler de crainte de se faire trop de peine l’un à l’autre et, écrasés par ce malheur qui venait de les frapper. Puis, soudain, le vieux entendit des sanglots dans la nuit noire, sur l’oreiller voisin. La vieille mère pleurait la mort de sa fille décédée à la Louisiane, bien loin, là-bas…

Il ne leur restait plus qu’un enfant aux deux vieux, le soldat qui combattait de l’autre côté de la mer.

Puis, comme l’on avait annoncé un jour le commencement de la guerre, l’on annonça un jour qu’elle était finie, que la grande tuerie était terminée. Maintenant, les militaires allaient rentrer au pays. Les vieux furent alors dans l’attente. Quelques mois plus tard, ils reçurent du ministère de la Guerre un avis leur annonçant que le soldat Hector Boyer arriverait à Halifax le 10 janvier, sur le transport de troupes « America ». Le seul enfant qui leur restait allait revenir. Il serait avec eux dans une semaine. Alors, ils secouèrent le fardeau de tristesse qui leur courbait les épaules et perdirent momentanément leurs figures chagrines.

Demain, le fils arriverait au foyer.

Mais le lendemain, un nouveau message du ministère de la Guerre mandait que le soldat Hector Boyer manquait à l’appel. Lorsque les hommes avaient débarqué du navire, il n’était pas là. On le considérait perdu. Le dernier jour de la traversée, le paquebot avait été secoué par une terrible tempête et plusieurs hommes avaient été emportés à la mer. Apparemment le soldat Boyer était du nombre.

À certaines heures de l’après-midi, les deux vieux songeaient que le facteur était sur le point de passer dans leur rue, mais ils savaient qu’il n’arrêterait pas à leur porte comme autrefois. Il n’arrêterait pas aujourd’hui ni demain. Jamais plus. Valentine, la religieuse, était morte à la Louisiane où elle avait été inhumée, et Hector, le soldat, avait péri juste au moment de débarquer au pays et son corps était balloté dans les profondeurs de la mer. Ils avaient été séparés de leurs enfants dans la vie et ils le seraient dans la mort. Si au moins leur dépouille reposait dans le petit cimetière à côté du vieux grand-père et de la vieille grand-mère, ce serait une consolation, car ils iraient les rejoindre un jour. Mais non. C’est infiniment triste de penser que non seulement on ne les reverra plus, mais que leurs corps sont si loin, si loin… Les autres parents qui ont perdu des enfants vont à certains jours s’agenouiller sur leur tombe. Ils peuvent avoir un moment l’illusion de parler à leurs défunts, d’être entendus par eux. Pas les deux vieux.

Et la maison leur paraissait si vide, si sombre, si silencieuse, si triste. Vivre sans espoir…

Fatalement, ça devait finir comme ça chez le voisin. Après avoir passé tout le dimanche avant-midi à boire à l’hôtel au lieu d’aller à la messe, Omer Gratton était sorti de là abominablement ivre, juste à l’heure où les fidèles revenaient de l’église. Comme toujours, dans ce cas-là, il était d’humeur rageuse et, tout en zigzaguant sur le trottoir, il jurait contre cet animal d’aubergiste qui l’avait poussé dehors une fois qu’il avait dépensé tout son argent.

L’ivrogne était d’autant plus furieux qu’il avait encore soif. Alors il se rendait à la maison pour obtenir une piastre ou deux afin de pouvoir apaiser ce besoin effréné d’alcool qui était en lui. Les braves villageois rentrant chez eux après l’office divin étaient loin d’être édifiés du spectacle que leur donnait le jeune homme. Lorsque les parents l’aperçurent, la consternation fut grande. On le connaissait trop et l’on redoutait la scène qui allait se produire. De plus, l’on ressentait l’humiliation, la honte que la conduite du mauvais fils faisait rejaillir sur la famille. Tout de suite, la mère voulant prévenir un drame possible, tenta de le conduire à sa chambre pour qu’il se repose et cuve sa boisson, mais ce n’était pas cela qu’il voulait. La bouche pâteuse, il s’adressa à son père, lui demandant de l’argent comme il avait fait tant de fois. Indigné, le vieux refusait, mais consumé par une soif impérieuse, Omer devint violent, brutal : « Donnez-moi de l’argent ou je vous étouffe », fit-il d’une voix menaçante, pendant que sa figure se contractait et grimaçait de façon hideuse. « Non », refusa carrément le père. « Vas te coucher. Tu as peine à te tenir debout. Tu as scandalisé les habitants du village et tu devrais avoir honte, tu devrais te cacher ». Devant ce refus, l’ivrogne se jeta sur son père, le saisissant d’une main à la gorge et le frappant de l’autre à la figure. Terrifiée, meurtrie dans tout son être par le geste de ce fils indigne, la mère affolée se mit à pleurer, à se lamenter et à appeler au secours. Deux passants intervinrent, saisirent l’ivrogne et le poussèrent de force dans sa chambre. Puis l’un d’eux courut chercher le constable du village qui, sur la plainte du père, le conduisit dans l’unique cellule, à l’arrière du marché public. Le lendemain le magistrat le condamnait à six mois de prison.

La maman Gratton était allée chercher sa provision d’eau chez ses voisins lorsque la vieille Boyer parut sur le pas de sa porte.

— C’est ben humide, aujourd’hui, hein, mame Gratton ? fit-elle.

— Oui, c’est cru. Mon vieux me disait ce matin avant de partir pour le travail que ses rhumatismes le faisaient souffrir.

— Pis, le p’tit de Flore, fait-il des progrès ?

— Ah ! mame Boyer, c’est ben triste à dire et je ne le raconterais pas à tout le monde, mais le docteur a déclaré que c’est un idiot et qu’il n’y a rien à espérer. C’est dans la famille, a-t-il dit. Il a deux ans et il ne parle pas, ne dit pas un mot, n’a pas l’air de comprendre. Pauvre Flore ! J’ai ben essayé de l’empêcher de se marier avec ce veuf de malheur chargé d’enfants, mais elle n’a pas voulu m’écouter. Elle était majeure, vous savez, et pouvait faire ce qu’elle voulait. Vous comprenez, elle avait peur de rester vieille fille et elle a pris le premier parti qui s’est présenté. Elle est ben avancée maintenant. Voyez-vous, ça s’est fait si rapidement ce mariage-là. Il l’a fréquentée deux mois puis il lui a donné le jonc. C’t’homme-là n’est pas de la place. On ne connaissait pas sa famille, mais depuis c’temps-là on en a appris des choses. Son grand-père est mort fou, un de ses oncles est mort fou et un de ses frères est à l’asile. C’est pas étonnant après tout ça que le petit soit fou lui aussi. Hein, en avons-nous du malheur, mame Boyer ?

Et la maman Gratton, la tête courbée, restait là, immobile, devant sa chaudière d’eau, qui aurait été pleine de larmes si elle s’était abandonnée à sa douleur. Puis, redressant ses maigres épaules, elle s’en fut chez elle sans ajouter un mot.

À quelques jours de là, le père Boyer étant allé acheter des provisions au marché rencontra son ami Masson, qui lui parut bien découragé, bien abattu. Ça n’allait pas chez lui, déclara-t-il lorsque l’autre lui eut demandé de ses nouvelles. Depuis quinze jours, sa femme était paralysée, immobile dans son lit. Et son fils, le voiturier, avait fait de mauvaises affaires, était en faillite. « Ah ! j’ai bien de la malchance », se lamenta le vieux en s’éloignant.

Une semaine plus tard, Laurence, qui avait écrit les lettres des époux Boyer après le mariage de Flore, traversa la rue et vint trouver la vieille femme. Éplorée, elle avait besoin de se confier, car elle était bien désappointée. De bonne source, elle avait été informée que le Dr Lantier était revenu d’Europe, mais au lieu de s’établir dans son village, de pratiquer là où il était connu de tout le monde, il avait décidé d’ouvrir un bureau à la ville. Là, il donnerait simplement des consultations et ferait des visites. Pas de remèdes chez lui, pas de pharmacie. Tout simplement, il remettrait une prescription au patient qui la ferait remplir quelque part. Et alors toutes les fioles qu’elle avait réunies en quatre ans — plus de mille — bien nettes, bien propres, étaient parfaitement inutiles. La pauvre Laurence paraissait bien déçue. Le jeune médecin l’avait oubliée. Il ne se souvenait plus de sa promenade en canot.

— Sûrement qu’elle va rester vieille fille, commenta la mère Boyer après son départ.

Depuis quelque temps, la vieille avait une idée en tête. Un matin, elle prit dans sa commode la correspondance de sœur Sainte-Perpétue et elle s’en fut trouver le curé. Alors elle lui expliqua qu’elle avait pensé à faire imprimer les lettres de sa fille pour en faire un livre. Franchement, elles étaient si belles, disait-elle, que ce serait malheureux qu’elles fussent perdues. Ce volume pourrait être donné en prix dans les couvents. Son but en se rendant au presbytère était de demander au prêtre ce qu’il pensait de son projet. Le curé prit les lettres, en lut une demi-douzaine. « Mais c’est admirable de foi, de sentiment, de charité et de confiance en Dieu », déclara-t-il, « et le style est parfait. Faites-les imprimer et je vous écrirai une page d’introduction expliquant ce qu’était votre fille et donnant quelques notes sur sa famille ». Encouragée par cette approbation, la vieille femme s’en fut aux bureaux de L’Avenir de Valrémy, le journal local qui possédait la seule imprimerie de l’endroit. Le patron déclara qu’il ferait le travail, trois cents exemplaires, pour cent cinquante piastres. Le chiffre découragea la vieille, qui avait cru qu’avec cent piastres elle aurait pu faire imprimer les lettres de sa fille. Un peu déçue, elle les replaça dans sa commode.

Et dans la maison en deuil, la pile de livres de prix à couvertures rouges et tranches dorées, sur la petite table dans le salon, deux photographies dans l’album de famille et les lettres sont les seuls souvenirs tangibles de sœur Sainte-Perpétue.

Dans les heures silencieuses de l’après-midi ou de la soirée, les deux vieux, assis dans leur cuisine, entendaient le monotone tic-tac de la pendule et c’était comme le glas des minutes qui s’en vont, qui les poussent vers le trépas.

Les jours succèdent aux jours. Aucun d’eux n’apporte rien aux deux vieux. Simplement, ils les rapprochent un peu plus de la mort. Leur maison est sombre, vide, silencieuse et triste. Aucune lettre n’y arrivera désormais. Aucune clarté comme celle d’une lampe qui se rallume ne l’éclairera jamais plus. Vivants, les deux vieux sont déjà comme dans la solitude et les ténèbres du tombeau.

LE JOURNAL


M. Mme Maurice Lemay étaient mariés depuis sept ans et ils étaient parfaitement heureux. Ils n’avaient pas d’enfants et n’espéraient plus en avoir. Alors, les deux époux vivaient uniquement l’un pour l’autre. Souvent, le soir, ils assistaient ensemble au théâtre ou au cinéma. Parfois, ils allaient voir des amis ou recevaient leur visite. « Des gens bien charmants », disait-on en parlant d’eux.

M. Lemay était dans les affaires et il gagnait suffisamment pour vivre largement. De temps à autre, il apportait un bijou ou un bibelot à sa femme car il avait à cœur de lui faire plaisir, de lui témoigner son affection. Celle-ci remerciait, embrassait tendrement son mari, mais ne manquait jamais de déclarer : « Tu aurais bien pu te dispenser de faire cette dépense, car je n’ai besoin de rien. Je suis heureuse d’être avec toi. Ta seule présence me remplit de joie » ? Puis, modestement, elle ajoutait : « Moi, tu sais, je ne suis pas une femme qui aime à se parer. Ces belles choses que tu me donnes, je les mets dans un tiroir et lorsque tu es à ton travail, je les regarde en pensant à toi. Vois-tu, tu es tout pour moi et cela me suffit ». C’était vrai. Mme Lemay adorait son mari qui était son unique affection, sa raison de vivre. Elle l’aimait comme elle aimait le bon Dieu. Le soir, lorsqu’il rentrait à la maison, sa figure s’éclairait d’un bon sourire qui exprimait la plénitude de son bonheur. Vrai, c’était un ménage parfait que le ménage Lemay.

Puis, voilà que la sœur de Mme Lemay, mariée à un instituteur tomba malade. Elle passa trois mois à l’hôpital et mourut après avoir enduré de cruelles souffrances. Un an plus tard, le veuf partait à son tour. Il laissait trois enfants, trois orphelins de huit, neuf et dix ans : Norbert, André et Simon. Le séjour de la mère à l’hôpital avait mangé les économies de la famille. Les trois orphelins avaient la rue pour patrimoine. Alors, devant ce drame de la vie, Mme Lemay, en revenant du cimetière où l’on était allé reconduire la dépouille du beau-frère, s’adressant à son mari des larmes dans la voix lui confia : « Écoute, Maurice, si tu voulais, nous prendrions ces enfants et nous les élèverions. Ils formeraient notre famille. Ce serait là une bonne action et tu verrais qu’elle nous porterait bonheur. »

Mme Lemay avait un cœur d’or et était la meilleure femme au monde. Son mari comprenait et appréciait cette nature généreuse. « J’y avais déjà songé », déclara-t-il simplement, « et puisque tu le proposes, nous allons les prendre avec nous ».

Ainsi fut fait. Le même jour, les trois garçons entraient à la maison de M. et Mme Lemay. Ils n’étaient plus orphelins. Ils avaient un autre père et une autre mère.

Ainsi le voulait le destin.

Mme Lemay avait l’instinct maternel. L’arrivée de ces trois enfants sous son toit combla tous ses vœux, la remplit d’une joie qu’elle n’avait pas éprouvée encore.

— Appelez-moi maman, dit-elle à ses enfants d’adoption, et appelez mon mari papa.

Et de ce moment, Mme Lemay fut véritablement la maman de ces orphelins. Avec quel contentement le matin elle préparait leur déjeuner, voyait à ce que leurs habits fussent bien propres, bien brossés, leur chaussures cirées avant de partir pour l’école, que leurs livres et leurs cahiers fussent rangés en ordre dans leur sac. « Soyez bien sages en classe », leur recommandait-elle au départ.

Les trois garçons l’adoraient. Ils aimaient bien leur père aussi. Vrai, ils en avaient eu de la chance d’être tombés dans cette maison.

Cette famille qui lui était soudain arrivée, modifia un tant soit peu les habitudes de Mme Lemay. Après le souper, elle aimait voir les enfants faire leurs devoirs de classe ; elle les faisait étudier leurs leçons, voyait à réparer les accrocs à leurs habits. Maintenant, elle n’aimait plus à sortir ; elle préférait rester avec les petits. Lorsque son mari l’invitait à aller avec lui au cinéma, elle était moins empressée qu’auparavant. Il était évident qu’elle acceptait pour lui faire plaisir. Elle n’avait pas le cœur ni l’esprit au spectacle ; elle pensait aux enfants à la maison. Puis, elle négligeait d’appeler les amis pour les inviter à venir passer une soirée chez elle, ne se décidait qu’à regret à aller rendre visite aux anciennes connaissances.

Nous évoluons avec les événements qui se produisent dans notre vie.

Pour dire la vérité, Mme Lemay était devenue casanière. Son bonheur était de rester à la maison. Lorsqu’elle s’entendait appeler maman, son cœur éprouvait une grande et douce joie, une espèce de volupté. Ah ! qu’elle était heureuse d’avoir cette famille que la Providence lui avait envoyée. Elle pensait tellement à ses enfants Mme Lemay qu’elle se négligeait un peu dans sa tenue. Elle oubliait ou se souciait peu de s’acheter de nouvelles toilettes. Toujours, elle pensait aux petits avant de penser à elle. Alors, elle portait de vieilles robes qui étaient loin de l’avantager et la faisaient paraître plus âgée qu’elle n’était. Le mari n’avait pas tardé à constater ce changement et il s’en affligeait. Parfois, le soir, il regardait cette douce figure aux bons yeux gris, encadrée de cheveux châtains et il aurait souhaité voir sa compagne avoir une mise plus soignée.

M. Lemay, lui, brun, grand et mince, avait toujours été élégant et il continuait de l’être. Et il restait jeune. Comme sa femme préférait rester à la maison le soir, il partait seul pour aller au cinéma, au théâtre, pour aller voir les vieux amis auxquels il restait fidèle. Il paraissait heureux, mais ses affaires l’absorbaient un peu plus qu’auparavant. Maintenant, au lieu de rentrer à cinq heures, il arrivait juste à temps pour se mettre à table avec le reste de la famille. Parfois même, il devait souper au dehors avec un client important. Aujourd’hui, les affaires se traitent au club ou au restaurant, devant un bon dîner. Mme Lemay comprenait cela et elle goûtait d’autant plus les heures où elle était dans sa maison avec ses enfants et son mari. Son bonheur était quelque chose de merveilleux, d’unique, un bonheur qui dépassait tout ce qu’elle avait rêvé. C’était un bonheur resplendissant comme un ostensoir d’or au milieu des cierges sur l’autel. Ah ! un bonheur si fabuleux, il faudrait, si c’était possible, l’enfermer comme un trésor dans un coffre-fort afin qu’il ne soit pas volé, perdu, égaré.

Lorsqu’elle voyait sa famille autour d’elle à table, lorsqu’elle voyait travailler les garçons appliqués à leurs devoirs de classe, elle se disait qu’elle avait eu une fameuse idée en recueillant ces orphelins et elle se rendait parfaitement compte que sa bonne action recevait depuis longtemps sa récompense.

Il y avait maintenant cinq ans que les trois garçons étaient entrés dans la maison, qu’ils formaient la famille qu’elle n’avait pas eue elle-même mais que la Providence lui avait envoyée. Simon, l’aîné avait déjà quinze ans, André, quatorze, et Norbert, le plus jeune, treize. La vie était belle.

Un matin de février, après le départ de son mari et des trois enfants qui fréquentaient le collège, Mme Lemay après avoir lavé sa vaisselle suivant son habitude, commença à faire les lits dans les chambres. Le sien tout d’abord, puis celui de Simon qui couchait seul tandis que ses deux frères dormaient dans une pièce contiguë. Comme elle soulevait les oreillers de Simon pour les battre et les secouer, un cahier à couverture en toile cirée noire tomba entr’ouvert sur le tapis. Elle le ramassa et, comme elle n’était pas curieuse, elle l’aurait refermé et remis où il était auparavant si, sur la première ligne, en haut de la page, elle n’avait lu son nom.

…maman n’est pas coquette pour deux sous. Ça me fait de la peine de voir sa mise négligée. Lorsque j’arrive du collège à la fin de l’après-midi et que je la vois avec la vieille jupe, les savates fanées et les bas descendus sur les jambes, comme le matin à mon départ pour la classe, cela m’afflige. Moi, lorsque j’aurai une femme, j’insisterai pour qu’elle soigne sa toilette. C’est curieux, elle est tout le contraire de papa qui est si distingué, si élégant dans ses vêtements choisis avec tant de goût. Je m’étonne qu’il ne dise rien à maman, qu’il ne lui fasse pas quelques remarques.

3 novembre

J’ai étrenné dimanche un beau complet, plutôt dispendieux il me semble, pour un jeune garçon de mon âge. À vrai dire, j’aurais préféré en avoir un qui aurait coûté la moitié moins cher et que maman se serait acheté une robe ou un manteau. Je m’imagine bien que papa ne lui refuse pas d’argent. Je suis même sûr qu’il lui en donnerait avec plaisir si elle manifestait le désir de se procurer une toilette. Je sais par expérience que papa est généreux, mais maman, elle ne pense qu’aux autres. Tout ce qu’elle demande, c’est pour les siens. Elle se sacrifie pour eux, mais à quoi bon se sacrifier ? C’est me semble-t-il, une seconde nature chez elle. Évidemment, elle ne s’en rend pas compte, mais c’est ainsi. Elle s’oublie complètement. Une mère comme elle, il n’y en a pas une autre dans toute la ville. Cela, j’en suis certain.

10 novembre

Cet après-midi en revenant de la classe j’ai soudain aperçu papa qui marchait un peu en avant de moi en compagnie d’une dame, rue Saint-Denis. Elle avait une toque de velours noir sur des cheveux blonds et un manteau gris très simple qui lui allait à la perfection. J’avais envie de retourner en arrière et de prendre une autre rue lorsque la dame s’est arrêtée et a monté les degrés d’un escalier. Je l’ai entendu dire : « À ce soir, n’est-ce pas ? » Alors, j’ai tourné sur moi-même comme une toupie et ai flâné en route pour ne pas arriver en même temps que papa. Lui ne m’avait pas vu. Après le souper, il est sorti en disant : « Ce soir, je vais au cinéma ». Toute la soirée, j’ai pensé à ce que j’avais vu et entendu. Je suis troublé.

13 novembre

L’autre jour, lorsque j’avais fait une volte-face si rapide, j’avais cependant eu le temps dans un coup d’œil de remarquer la maison où la dame avait monté l’escalier. Alors, hier, la curiosité me poussant, j’ai passé devant ce logis, mais je n’ai rien vu. Cet après-midi toutefois, j’ai aperçu la dame qui paraissait assise devant la fenêtre. Je ne saurais assurer que c’est elle, car je ne l’avais pas vue de face, mais ça me paraissait être elle. On aurait dit qu’elle attendait quelqu’un et guettait son arrivée. Peut-être aussi, contemplait-elle le spectacle de la rue ou peut-être encore rêvait-elle. Il est aussi possible qu’elle ne pensait à rien. Cela arrive.

14 novembre

Papa est on ne peut plus charmant, plus aimable pour maman. Au souper, il s’est informé si elle était sortie au cours de la journée et lorsqu’elle a répondu qu’elle était demeurée à la maison, il lui a dit : « Mais c’est un péché de rester ainsi enfermée par un si beau temps. Il faut prendre l’air pour te maintenir en bonne santé. À toujours être cabanée, tu te faneras ». Et maman a répondu : « Ah ! que veux-tu ? J’ai tant de choses à faire à la maison que je n’ai pas le temps de sortir. Puis, je pense à vous autres et je suis satisfaite ». Papa a été sur le point de riposter, mais il s’est tu. J’ai compris qu’il sentait l’inutilité de ses paroles.

16 novembre

Je passe presque chaque jour devant la maison de la rue Saint-Denis. Une force invincible m’y attire. Hier la dame que j’avais vue avec papa rentrait d’une promenade tenant par la main un garçonnet de trois ou quatre ans. Je les ai dépassés, car le petit avait échappé son gant et sa mère s’est penchée pour le ramasser. J’ai remarqué qu’elle a de beaux yeux violets. J’ai été frappé d’une chose étrange. Cet enfant ressemble à papa d’une façon frappante.

1er décembre

Une aventure tragi-comique est arrivée ces jours-ci à mon voisin de classe. Octave Poirier. Le professeur nous avait donné comme devoir une composition française. Il n’avait pas imposé un sujet spécifique. « Racontez », avait-il dit, « une anecdote, un incident, montrant qu’une bonne action reçoit toujours sa récompense ». Ça, chacun des élèves savait bien que ce n’est pas vrai, mais néanmoins, il fallait s’exécuter. Mais, Poirier, lui, a voulu faire à sa tête et, contrairement à tous les autres, il a narré une histoire vraie de sa façon. « Un samedi après-midi », avait-il écrit, « alors que nous n’avions pas de classe, ma mère m’avait envoyé au marché faire quelques commissions. Comme je sortais de là pour retourner à la maison, je vois à quelques pas en avant, un particulier qui avait fait certains achats en même temps que moi. C’était un gros, court, plutôt lourd. Il met la main dans sa poche de pantalon et, en la retirant, laisse par mégarde tomber un papier. Je le ramasse. Un beau dix piastres ! Je rejoins le monsieur. — « Avez-vous perdu quelque chose ? » que je lui demande. Lui, il me regarde durement. — « Non », répond-il sèchement, en homme qui n’aime pas à se faire importuner. — « Regardez tout de même », dis-je. Il regarde d’abord ses colis, puis fouille dans sa poche. — « J’ai perdu un dix piastres, » déclare-t-il d’un air un peu confus. — « Le voici », dis-je en tendant fièrement le billet que j’avais cueilli sur le pavé. — « Merci, » fit-il, « tu es un honnête garçon ». J’étais glorieux, j’avais fait une bonne action. Mais le soir, lorsque je raconte la chose à mon père, celui-ci furieux de la bêtise de son fils me sacre une ronde et déclare : « Imbécile, tu seras pauvre toute ta vie. » — « Poirier, vous vous pensez bien fin, bien original », fait le professeur en remettant les cahiers aux élèves, mais vous n’êtes qu’un esprit croche et stupide. Pour vous donner à réfléchir, vous me copierez ce soir après la classe quatre pages de l’histoire du Canada. » « Alors », me déclare Poirier, lorsque je le revois le lendemain, « pour avoir accompli une bonne action, j’ai reçu une raclée à la maison et j’ai dû copier quatre pages d’histoire. Mais ce salaud de professeur va me payer ça. J’ai écrit une lettre anonyme au directeur du collège et je lui ai conseillé de surveiller le frère Adolphus qui s’échappe toutes les nuits de sa chambre et va passer quatre ou cinq heures dans une maison de femmes du voisinage. C’est pour ça qu’il s’endort si souvent en classe. Il ne sommeille pas la nuit, mais il se reprend le jour. Je suis certain qu’il va se faire flanquer à la porte. Ça, ce sera une autre bonne action à mon crédit. »

15 décembre

Une affaire embêtante qui me met dans l’embarras. Une fois de plus ma curiosité m’avait poussé vers la rue Saint-Denis. Or, voilà que, tout à coup, je me trouve face à face avec papa qui marchait en compagnie de la dame. À les voir ensemble, on aurait dit qu’ils étaient mari et femme, tellement ils paraissaient intimes et étaient élégants tous les deux. Très ennuyé, j’ai salué gauchement. Papa a continué sa route, puis s’est arrêté, a tourné sur lui-même et m’a rejoint : « Ne raconte rien à ta mère », me recommanda-t-il. — « Il n’y a pas de danger », répondis-je. Pourquoi que je lui dirais des choses à maman ? Je ne suis pas un imbécile. Lui faire de la peine inutilement à elle qui a été si bonne pour moi et pour mes frères. Allons donc, ce serait stupide. Mais je ne voudrais pourtant pas que papa se sente gêné avec moi maintenant, parce qu’il a toujours été si gentil avec nous. J’espère qu’il oubliera cet incident. Tout de même, je suis furieux contre moi qui ne cesse de m’intéresser à cette dame.

17 décembre

La lettre anonyme d’Octave Poirier a eu son effet. Nous avons depuis ce matin un nouveau professeur qui remplace le frère Adolphus. On ne sait d’où vient cette information, mais toute la classe chuchote qu’il a été mis à la porte du collège pour conduite dérogatoire au bon renom de la communauté.

20 février

Depuis plus de deux mois je m’abstiens de passer devant la maison de la rue Saint-Denis. Je ne cherche plus à voir la dame, car si elle m’apercevait, elle me reconnaîtrait et en parlerait à papa qui doit se demander quelle affaire j’avais à me trouver à cet endroit lorsque je les ai rencontrés tous les deux. J’évite toute occasion de la revoir, mais cependant le hasard, un pur hasard, m’a de nouveau mis en leur présence à tous deux. Hier…

Le journal se terminait là abruptement. Les dernières lignes étaient brouillées. Il était évident que pour une cause ou une autre, l’on avait précipitamment fermé le cahier, sans prendre le temps de sécher l’encre fraîche avec un buvard et apparemment, on l’avait caché sous l’oreiller et l’on avait oublié de le reprendre au matin.

Agissant comme une automate, Mme Lemay remit sous l’oreiller le fatal cahier sur la couverture duquel était collé un carré de papier portant l’inscription : Journal de Simon Lemay.

La pauvre femme était comme étourdie, assommée. Cette brusque révélation la plongeait dans un abîme de désespoir. Tout était devenu noir pour elle. Sa vie était gâchée, finie. Son fabuleux bonheur avait sombré parce que son destin le voulait ainsi. Mais elle-même ne s’accusait pas, ne se rendait pas compte qu’elle avait été le propre instrument de son malheur. Au contraire, elle avait le sentiment qu’elle était la victime d’une injustice sans nom, comme l’innocent qui serait condamné à mort. Sa raison chavirait. Irrémédiablement perdue. Voilà ce qu’elle était. Et trop faible pour réagir, pour se révolter, pour se rattacher à la vie… Plus rien à faire. Alors, d’un pas chancelant, elle se rendit à la cuisine, ferma la porte, ouvrit les quatre clés du poêle à gaz et s’assit tout à côté dans une berceuse…

Lorsque les trois garçons revinrent du collège à la fin de l’après-midi, ils furent repoussés par une forte odeur de gaz en ouvrant la porte de la maison. Ils alertèrent un passant qui, ne voulant pas s’aventurer dans cette demeure remplie de poison, appela la police. Celle-ci pénétra dans la cuisine, ferma les clés du poêle. Assise dans sa chaise, la femme était morte. Comme M. Lemay arrivait à son tour, le fourgon de la morgue emportait le cadavre de sa femme. Il a été extrêmement surpris de cette tragédie qu’il n’a jamais pu s’expliquer. Mais six mois plus tard, il s’est remarié, épousant la jeune femme dont Simon parlait dans son journal, la mère du petit qui lui ressemblait si fort.

LE COLOSSE


Juché sur un tabouret devant le comptoir de la cafétaria, M. Isidore Lafleur venait d’avaler sa dernière gorgée de café et il allait faire signe au garçon de lui apporter sa note, lorsqu’un nouveau client vint s’asseoir sur le siège voisin du sien. C’était un colosse vêtu d’un coupe-vent en cuir, d’une culotte en velours à côtes et coiffé d’un feutre brun. En apercevant ce splendide spécimen d’humanité, M. Lafleur se ravisa, examinant l’homme de la tête aux pieds avec un vif intérêt. Alors, comme le serveur en tablier blanc s’approchait : « Une autre tasse de café » ordonna-t-il. Et tout en prenant son breuvage à petits coups, il continuait de regarder le jeune géant. Un gaillard de six pieds deux pouces environ, pesant deux cents livres, avec une abondante chevelure noire, des traits réguliers, des dents blanches et saines, une solide charpente d’os et de muscles, avec des poignets semblables à des bielles de locomotive et d’énormes mains velues. L’un de ses poings fermé reposait sur le comptoir et faisait songer à une massue. M. Lafleur résuma mentalement son impression : Une puissante brute humaine. Il avait fini de vider sa seconde tasse de café et il contemplait encore le colosse.

— Vous avez de l’argent dans ces poings-là, fit-il en s’adressant à l’étranger.

Ce dernier qui venait de s’attaquer à un large bifteck tourna à demi la tête vers son interlocuteur, avec une expression interrogative.

— Je veux dire que vous avez une fortune dans ces poings-là, expliqua M. Lafleur.

— Ben, je travaille et je gagne ma vie, répondit l’homme.

— Que faites-vous ? questionna M. Lafleur.

— J’étais mineur de charbon dans la Nouvelle-Écosse, mais j’ai laissé ça pour venir ici. J’ai l’intention d’être débardeur.

— Je crois que vous pouvez faire mieux que ça, déclara M. Lafleur.

Alors, comme l’autre le regardait sans comprendre, il demanda :

— Dans les mines, vous battiez-vous quelquefois ?

— Oh ! non. J’étais bien trop fatigué pour ça. Fallait travailler dur.

M. Lafleur parut un peu désappointé.

— Dans ce cas là, vous ne savez pas vous battre ?

— Non. Je sais miner du charbon.

— Qu’est-ce que vous diriez de devenir boxeur ? Je suis certain que vous pourriez gagner beaucoup d’argent. Quel âge avez-vous ?

— Vingt-quatre ans.

— Il n’est pas trop tard. Avec ces battoirs-là, je crois que vous réussiriez à démolir les meilleurs hommes et à vous enrichir rapidement.

L’autre le regardait incrédule. Peut-être, au fond, était-il tenté, mais ce mirage de richesses lui paraissait une chose impossible à réaliser.

— Je comprends que cela vous surprenne, que dans cette aventure vous vous sentiez comme un homme égaré dans la forêt, mais je serais votre guide et, si ma proposition vous convenait, je ferais de vous un boxeur et nous ferions fortune tous les deux.

Le mineur regardait cet homme, ce tentateur qui lui faisait une offre si extraordinaire.

M. Lafleur était grand, mince et maigre, environ quarante-cinq ans, mais sous son apparence délicate, il cachait de solides muscles et avait toujours été un fervent de la boxe. Un menton proéminent indiquait la volonté, la ténacité. Depuis vingt ans, il était le propriétaire de la buanderie La Famille qu’il dirigeait avec son fils Lionel.

— Si vous acceptiez, continua M. Lafleur après un moment de silence pour donner à l’autre le temps de comprendre la portée de ses paroles, nous signerions un traité et je vous prendrais sous ma charge.

Indécis, le mineur réfléchissait laborieusement.

— Comment vous nommez-vous ? demanda soudain M. Lafleur.

— Victor Brisebois.

— Victor Brisebois, champion boxeur. Ça sonnerait bien, ça. Ce serait mieux que Victor Brisebois, avocat.

Le colosse se mit à rire.

— Moi, mon nom est Isidore Lafleur, déclara l’étranger. Maintenant, ajouta-t-il, pensez à ce que je vous ai dit. Si vous voulez, nous nous rencontrerons encore ici demain midi, pour nous entendre.

Là-dessus, M. Lafleur régla sa note et sortit pendant que le mineur Brisebois, l’imagination en éveil, achevait son bifteck.

Il y a des hommes qui ayant rencontré une femme qui leur plaît, en gardent une éblouissante image dans leur cerveau. M. Lafleur, lui, tout en marchant, voyait en imagination le colosse rencontré à la cafétéria et, d’ores et déjà, il voulait en prendre charge, en faire un boxeur, un champion. Et alors, ce serait la renommée, la fortune. À plusieurs reprises déjà, il avait eu des idées mirobolantes qui, toutefois, avaient eu des résultats financiers désastreux. Alors, sa buanderie au lieu de progresser, d’agrandir le cadre de ses activités, avait périclité. Il était dans les dettes, mais avec le boxeur Brisebois, il en sortirait. En entrant dans son bureau, il se félicitait du hasard qui lui avait permis de le rencontrer. Il avait été retenu à son établissement par un client malcommode ; n’ayant pas eu le temps d’aller manger chez lui, il était allé casser une croûte à la cafétéria. Maintenant, il était enchanté de l’ennui qu’il avait eu.

Le reste de la journée et toute la soirée, M. Lafleur développa son idée, établit ses plans. La boxe, il connaissait ça et il avait sûrement trouvé l’homme qui, sous sa direction, non seulement se ferait un grand nom dans l’arène, mais vaincrait tous ses adversaires pour arriver au championnat. Et, en imagination, il voyait les formidables massues qu’étaient les poings du mineur. Ce qu’il fallait maintenant, c’était de lui apprendre le moyen de s’en servir.

M. Lafleur avait hâte de conclure une entente avec Brisebois et, le jour suivant, à midi précis, il était à la cafétéria. Le colosse y était déjà rendu. Le propriétaire de la buanderie La Famille exposa et expliqua ce qu’il se proposait de faire et ce qu’il attendait de celui qu’il appelait son associé. Ce dernier acquiesça sans discussions aux propositions offertes. Une fois l’accord établi, toujours à la suggestion de M. Lafleur, l’on se rendit chez un avocat qui rédigea un contrat que signèrent les deux hommes. Dans ce document, il était stipulé que M. Lafleur s’engageait à nourrir, vêtir, loger Victor Brisebois pendant dix-huit mois et à lui procurer l’entraînement voulu pour devenir boxeur. De son côté, Brisebois consentait à abandonner pendant trois ans à M. Lafleur cinquante pour cent des recettes de toutes les exhibitions qu’il pourrait donner et des combats auxquels il prendrait part.

Ces détails réglés, M. Lafleur s’occupa de trouver une pension pour son protégé. Il l’installa chez une vieille qui vivait avec sa fille séparée de son mari. Avant de se laisser, M. Lafleur invita Brisebois à venir souper à la maison, en famille, le lendemain soir.

M. Lafleur n’avait pas encore informé les siens de l’entreprise qu’il avait en tête. C’était là une tâche difficile et délicate. En effet, les lamentables fiascos qu’il avait déjà éprouvés lui avaient aliéné la confiance de sa femme et de ses enfants, qui le considéraient maintenant comme un esprit chimérique, mal équilibré et peu pratique. Désireux de faire accepter cette nouvelle aventure à sa famille, il se tortura l’esprit pendant des heures, puis il crut enfin avoir trouvé. Sachant qu’on ne prend pas les mouches avec du vinaigre, il enveloppa son projet de sucre si l’on peut dire et, le soir, au souper, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre badin, il lança soudain en regardant sa femme puis les deux enfants :

— Comment aimeriez-vous ça avoir une jolie maison neuve à Notre-Dame-de-Grâce, à aller passer les hivers en Floride, et à avoir une belle automobile pour vous promener ?

Sa femme lui lança un regard de pitié méprisante et, d’un ton sec, agressif, riposta :

— Aurais-tu l’intention de fabriquer de faux billets de banque ?

— Moi, je n’en demande pas tant, répondit le fils. Je voudrais réussir à payer sans trop de misère les salaires de nos employés et de régler nos comptes en retard.

— Tout ça c’est bien beau, fit la fille à son tour. Mais moi, je serais satisfaite de trouver un bon garçon avec du jugement qui m’épouserait et me ferait vivre modestement.

— Puis, qu’est-ce que c’est encore cette autre folle embardée dans laquelle tu veux te lancer ? interrogea sa femme.

Ainsi invité à parler, M. Lafleur raconta avec enthousiasme ce qui était arrivé et déclara que l’homme qu’il avait mis sous contrat avait l’étoffe d’un champion.

— L’étoffe, l’étoffe, grommela Mme Lafleur. C’est peut-être seulement de la guenille.

Un peu refroidi par ce sarcasme, cette hostilité qu’il connaissait trop, le mari garda un moment le silence, puis il reprit son plaidoyer en faveur de Brisebois, expliquant qu’avec le physique qu’il possédait et bien entraîné, il arriverait sûrement au premier rang et rapporterait un jour des profits infiniment supérieurs à tous les déboursés qu’il aurait coûtés.

— Oui, mais en attendant que la manne tombe du ciel, c’est un grand paresseux qu’il nous faudra faire vivre.

— Dans toute entreprise, avant d’encaisser des bénéfices, il faut faire des déboursés, déclara M. Lafleur, et vous verrez que c’est un bon placement. Dans tous les cas, ajouta-t-il, je vais vous amener mon homme souper ici demain soir et vous pourrez juger par vous-mêmes que j’ai de bonnes raisons d’être confiant et optimiste.

— Tu ne t’imagines pas que je vais préparer un banquet pour le recevoir, déclara Mme Lafleur.

— Ce n’est pas ce que je te demande. Sers n’importe quoi, de la saucisse, par exemple. Ce n’est pas un homme difficile. C’est un mineur.

— C’est bon, on lui servira de la saucisse à ton champion. Je vais en acheter trois livres.

Débarrassé de sa tâche, M. Lafleur sortit pour se reposer un peu l’esprit.

— Ah ! mes pauvres enfants, votre vieux fou de père nous fera finir nos jours dans la misère, s’exclama la femme. Certain que si je l’avais connu dans le temps comme je le connais maintenant, je ne l’aurais jamais marié. J’aurais cent fois préféré rester vieille fille que de me mettre en ménage avec un homme qui a si peu de jugement.

Le lendemain, M. Lafleur en compagnie de Brisebois se présentait au grand journal La Voix du Peuple et demandait à voir le rédacteur du sport, Hector Biron, qu’il avait déjà rencontré en différentes occasions.

— Écoutez, Biron, dit-il, lorsqu’il fut admis dans le bureau de ce dernier, je crois que j’ai une bonne affaire en mains. J’ai rencontré le gaillard que voici, désignant Brisebois, en qui j’ai les plus grandes espérances comme boxeur. Ce n’est pas un champion, mais je crois qu’il est du bois dont on les fait. Bâti comme vous le voyez, il pourrait devenir une étoile de l’arène, une grande attraction. Il n’a jamais mis les gants, mais je vais lui faire suivre un rigoureux entraînement pour développer ses facultés, ses aptitudes et le lancer ensuite. Ce sera du travail, mais je suis convaincu qu’il y a beaucoup d’argent à faire. J’ai déjà signé un traité avec lui pour m’assurer ses services pendant trois ans avec faculté de renouveler le contrat aux mêmes conditions pour trois autres années, si la chose me convient. Maintenant, j’ai besoin de vous et de votre journal. À l’heure actuelle, je ne peux rien vous promettre ni rien vous donner, mais je vous considère comme mon associé et nous nous entendrons sûrement. Je vous demande de faire à mon homme toute la publicité possible. Lorsqu’il y aura des profits, vous en aurez votre part. Faites connaître mon boxeur et moi je vais le développer, le former. Vous savez ce que peut gagner un bon boxeur, un champion. En faisant chacun de notre mieux, il y a probablement une fortune pour chacun de nous trois dans un avenir pas très éloigné.

— Et qu’allez-vous faire pour le présent ? s’enquit Biron.

— Bien, je vais lui faire suivre un entraînement sérieux pour lui assouplir les muscles et le rendre plus agile. Vous savez, c’est un mineur. Il a la force mais il manque de souplesse et de vitesse. Un peu plus tard je lui trouverai un bon entraîneur pour lui inculquer la science de la boxe et, dans la suite, j’arrangerai une série de combats d’exhibition et lui ferai faire une tournée des principales villes de la province. Ce sera là le commencement de sa carrière de boxeur.

— Comptez sur moi, répondit Biron. Vous ne serez pas désappointé.

Le soir de ce jour-là, M. Lafleur présenta le futur champion à sa femme et à ses enfants.

L’on se mit à table. C’était un repas à la saucisse.

Le colosse n’était pas bavard mais il dévorait.

— Elle est bonne votre saucisse, madame, déclara-t-il.

Et Mme Lafleur lui servit une nouvelle portion.

— J’ai un gros t’appétit, affirma Brisebois.

C’était vrai. Six fois Mme Lafleur lui remplit son assiette et il la vida proprement. À chaque fois, l’invité répétait :

— Elle est bonne, madame, votre saucisse.

— C’est au fabricant que vous devriez dire cela, répondit-elle à la sixième fois qu’il répétait cette formule.

Lorsque les trois livres de saucisse furent disparues du plat, Brisebois recula un peu sa chaise et, sortant un cure-dent de sa poche de gilet, se mit à se travailler la bouche. Voyant qu’on le regardait curieusement, il se leva et sortit, prétextant qu’il devait déménager sa malle.

— Bien, qu’est-ce que vous en dites ? interrogea M. Lafleur après le départ de son protégé.

— Je dis que c’est un champion, un champion mangeur de saucisse, déclara Mme Lafleur.

— Oui, il n’y a pas à dire, devant un plat de saucisse, il est bien brave, énonça le fils.

Le contrat avec Brisebois signé, le mineur présenté à sa famille, l’entente conclue avec Biron, M. Lafleur s’occupa de placer son protégé dans un gymnase. Il s’adressa à un professeur renommé, compétent, qui avait fait ses preuves. Ce dernier, en considération de la publicité qu’il était pour recevoir, fit à M. Lafleur des conditions toutes spéciales. Ce dernier et le journaliste Biron assistèrent à la première pratique du mineur. Le professeur avait préparé pour son élève tout un programme d’exercices se terminant par la douche traditionnelle. Viendraient ensuite, en plus, les exercices sur le punching bag.

— Lancez notre homme et faites de votre mieux, recommanda M. Lafleur au journaliste. Biron connaissait son affaire et, stimulé par l’appât de la grosse somme si Brisebois réussissait, il publia le lendemain un article ébouriffant, annonçant la découverte par M. Lafleur d’un colosse qui, d’après les apparences, pouvait devenir un champion boxeur. Une photographie de Brisebois et ses remarquables mensurations accompagnaient la nouvelle.

Le journaliste avait mis là toutes les informations susceptibles de susciter l’intérêt du public.

La trouvaille du colosse avait donné une nouvelle orientation à la vie de M. Lafleur qui entrevoyait un glorieux avenir. Il assistait quotidiennement à l’entraînement de son homme, laissant pour le moment à son fils la direction et la charge de la buanderie La Famille. Et Biron continuait de publier dans La Voix du Peuple des articles qui faisaient connaître le futur boxeur. Brisebois devenait ainsi un personnage dont on parlait fort dans le monde du sport et même ailleurs. Son professeur n’était cependant pas très enthousiaste. « Il a, certes, de précieuses qualités », disait-il, « mais il a la tête dure et il faut lui répéter la même chose des douzaines de fois pour qu’il la comprenne et la mette en pratique. Mais avec du temps et de la patience nous réussirons. »

M. Lafleur était d’un caractère tenace, persévérant. Avec un intérêt qui ne diminuait jamais, il suivait l’entraînement de Victor Brisebois, l’encourageait, lui prodiguait les conseils et faisait miroiter devant lui la fortune qu’il ne pouvait manquer de conquérir s’il devenait le boxeur qu’on espérait. Souvent il passait une heure à le voir danser à la corde, frapper le punching bag et pratiquer avec les massues indiennes. Chaque matin, Brisebois faisait une course d’une heure dans la montagne pour se donner de l’haleine.

Au bout de quatre mois de ce régime, Brisebois eut un instructeur de boxe en plus de son professeur de gymnastique. Le journaliste Biron venait souvent assister à ces séances et il publiait dans La Voix du Peuple des détails qui faisaient connaître dans toute la province le nom de Brisebois et les espérances placées en lui par les fervents de sport. Bientôt on opposa au colosse, dans des exhibitions, des hommes qui avaient fait leurs preuves dans l’arène.

Lentement, le mineur absorbait les leçons : il faisait des progrès et M. Lafleur aurait pu être satisfait, mais la pension, les vêtements, le salaire du professeur de gymnastique, celui de l’instructeur de boxe creusaient des trous dans la caisse de la buanderie La Famille et le fils Lafleur qui avait des responsabilités sans avoir le contrôle des dépenses avait parfois des difficultés à rencontrer sa liste de paye à la fin de la semaine. Découragé, il en causait avec sa mère et, lorsque la famille se trouvait réunie pour le souper, l’épouse décochait souvent des traits cruels à ce pauvre M. Lafleur.

— Est-ce qu’on va l’entretenir encore longtemps, ce grand paresseux ?

— Oui, mais grâce à ce grand paresseux, comme tu le qualifies, tu nageras un jour dans l’argent.

— Dans tous les cas, en attendant, nous sommes bien pauvres.

Le plus souvent, M. Lafleur ne répondait pas aux reproches de sa femme, sachant que la dispute pourrait s’envenimer. Mais il était bien malheureux.

Enfin, au bout de six mois, M. Lafleur décida d’organiser une petite tournée dans les principales villes du Québec. Informé à l’avance du projet, Biron lui fit une intéressante publicité. Cette tournée, dans l’idée du promoteur, devait comprendre six villes, mais l’intérêt fut si vif et le succès tel qu’on en ajouta quatre autres. L’enthousiasme de M. Lafleur fut très grand. Ce qui lui fut un baume pour les taquineries qu’on lui faisait endurer chez lui. De toute évidence, son homme était une attraction. Toutes dépenses payées, le promoteur, le boxeur et le journaliste, qui avait sa large part du succès, encaissèrent chacun un modeste montant qui les dédommageait un peu de leur travail et leur donnait un avant-goût de ce qu’ils pouvaient espérer pour plus tard.

Non seulement M. Lafleur était un fervent de la boxe, mais il avait aussi des théories bien arrêtées sur cet art. Souvent il les développait pour le bénéfice de son protégé. Il lui faisait voir les avantages et les désavantages de chaque coup : moulinets, directs, uppercuts ou coups en retroussant, crochets, jabs ou petits coups répétés portés à la figure le bras tendu. Mais le coup préféré de M. Lafleur était celui porté en rabattant le poing, le coup de marteau, comme il disait. Pas compliqué, mais très effectif. Et il expliquait : « Un bon homme peut encaisser presque n’importe quel coup porté par un adversaire, mais si vous frappez le même homme avec un marteau, il va aller au plancher. Vous tâchez de porter de la gauche », disait-il, « trois ou quatre jabs qui taquinent votre vis-à-vis, puis, soudain, vous lui faites retomber votre droite en rabattant. Vous vous trouvez à le frapper avec toute votre force et tout votre poids. C’est comme si vous asséniez un coup de marteau dans la face de l’adversaire et vous lui fracassez le nez ou la mâchoire. Puissant comme vous l’êtes, l’homme croule au plancher comme le bœuf que le boucher frappe avec un maillet de fer. » Et, joignant le geste à l’explication, M. Lafleur tendait son bras gauche et portait quelques petits coups qu’il arrêtait à un pouce de la figure de Brisebois, puis il rabattait sa droite, qui frôlait de façon inquiétante le nez de l’élève.

Il y avait maintenant sept mois que le mineur Brisebois était sous la direction de M. Lafleur et il continuait de s’entraîner ferme. Ce fut à ce moment que les journaux annoncèrent que Frank Stanley, de Brooklyn, principal aspirant au titre de champion à cette époque, qui faisait une tournée dans différents centres des États-Unis, viendrait aussi à Montréal. Il voyageait avec deux boxeurs connus avec qui il donnait des exhibitions de trois rondes. En plus, dans chaque ville qu’il visitait, il faisait aussi trois assauts avec un pugiliste local. C’était là un moyen d’intéresser la population et d’attirer la foule. Après avoir réfléchi toute une nuit à la chose, M. Lafleur crut que ce serait une bonne chose de faire rencontrer son protégé avec le fameux Stanley. En somme, il ne s’agissait que d’une simple exhibition et cela donnerait du prestige à Brisebois et lui ferait de la popularité. Le lendemain, il en parla à son protégé, à l’instructeur de boxe et au journaliste Biron. Brisebois n’avait pas d’opinion. Il ferait ce qu’on lui dirait : il se laissait guider. Après avoir discuté des différents aspects de la chose, les trois autres en vinrent à la conclusion que le temps était venu de mettre Brisebois à l’épreuve. Puis, cela lui donnerait une précieuse expérience. Lorsque le représentant de Stanley arriva dans la métropole pour prendre les arrangements nécessaires, on lui suggéra Brisebois pour une exhibition en trois rondes. Le gérant de l’Américain fit une petite enquête sur le mineur, et, apprenant qu’il n’avait pas de record, qu’il ne s’était jamais battu en public auparavant, il accepta l’offre. Brisebois devait recevoir cinq cents piastres pour ses services. La séance eut lieu quatre jours plus tard. Grâce à la publicité de Biron, il y avait ce soir-là une foule de douze mille personnes pour voir Brisebois faire son début dans une exhibition avec le redoutable Stanley. Le mineur figurait le dernier au programme. Les deux boxeurs qui le précédèrent fournirent un spectacle rapide, scientifique et intéressant, rivalisant d’adresse avec Stanley qui, les payant de sa poche, se sentait en sûreté et atténuait la force de ses coups. Mais lorsqu’il se trouva dans l’arène avec Brisebois, un parfait étranger pour lui, il l’attaqua furieusement et sans ménagement aucun. En entrant dans le rond le pauvre mineur avait subitement et complètement oublié toutes les leçons de son instructeur et de M. Lafleur. Il avait à ce moment la tête absolument vide ; il encaissait une grêle de coups. Dans son coin, M. Lafleur lui criait des instructions, mais Brisebois paraissait sourd, semblait ne rien comprendre. Il avait la figure fendue, crachait le sang à pleine bouche et présentait un spectacle très pénible. La foule était stupéfaite et indignée de voir Stanley agir de la sorte et massacrer pour ainsi dire l’homme sans expérience qu’était Brisebois et il fut fortement hué et conspué. Devant les rudes attaques de l’Américain, le mineur était absolument perdu, comme un naufragé en mer, loin de tout navire et de toute chaloupe qui, la mort dans l’âme, est ballotté par les flots en furie et ne sait à quoi se raccrocher. Tout ce qu’il pouvait faire, et c’était là son seul moyen de défense, c’était de faire de continuelles prises de corps, d’emprisonner son adversaire dans ses bras. L’arbitre intervenait et, après d’épuisants efforts, il parvenait à séparer les deux hommes, mais Brisebois empoignait de nouveau la brute qui lui faisait face. Le mineur réussit à se rendre à la fin des trois assauts convenus, mais tout sanglant, les lèvres tuméfiées, un œil presque bouché, il offrait une apparence pitoyable.

La Voix du Peuple et les autres journaux dénoncèrent vigoureusement le lendemain la conduite de Stanley, qui n’avait pas agi en sportsman et qui, au lieu de s’en tenir à une exhibition, tel que stipulé au contrat, avait eu recours à toute sa science et à tous ses moyens pour démolir un homme qui faisait ses débuts et qui avait peut-être compromis à tout jamais son avenir comme boxeur. Mais l’Américain se moquait bien des journaux et du public car il était parti dès le matin avec une recette de plus de treize mille piastres. Comme conclusion de son article, Biron disait que si Brisebois avait pu résister pendant trois rondes à un adversaire aussi rude que Stanley, il avait une résistance pas ordinaire. Il était évident que le journaliste ne voulait pas décourager l’homme auquel il s’intéressait.

Brisebois fut plusieurs jours sans sortir, ne voulant pas s’exhiber avec le masque grotesque et tragique qu’il avait. De plus, il paraissait bien découragé, dégoûté de la boxe. Mais à cette heure de crise M. Lafleur se tint près de lui, le réconfortant, l’encourageant. Il lui expliquait qu’il avait fait face à l’un des plus redoutables boxeurs de son époque. Malgré tous ses efforts, ce dernier n’avait pu le mettre hors de combat en trois rondes. Donc il n’y avait pas lieu de désespérer.

Tout de même, il fallait faire quelque chose pour changer les idées de Brisebois.

— Pourquoi n’iriez-vous pas passer deux semaines avec notre homme dans les Laurentides ? suggéra M. Lafleur à Biron.

— Dans les Laurentides, à l’automne, en novembre ? Mais c’est lugubre ! Moi j’ai une autre idée. Tenez, je suis bon prince. Je n’ai pas encore pris mes vacances. Je vais aller à New-York et je ferai voir le Broadway à ce garçon qui a besoin de coudoyer la foule et d’avoir de vraies distractions pour oublier. D’abord, il a un peu d’argent dans ses poches et il le dépensera à s’étourdir. C’est ce qu’il lui faut.

— Biron, vous raisonnez en homme qui connaît la vie, déclara M. Lafleur.

Et le journaliste et le boxeur partirent pour New-York.

Quand, au bout de deux semaines, Brisebois revint de la métropole américaine où il avait vu tant de choses qu’il ne soupçonnait même pas, il avait non pas perdu le souvenir de son premier combat, mais l’amertume en était pas mal disparue. Biron lui avait promis en outre de lui arranger un match avec un adversaire qui ne le déclasserait pas mais avec qui il pourrait lutter à chances égales. Ce serait là un vrai combat dont il serait la principale attraction et qui lui rapporterait un bon montant.

Ainsi remonté, Brisebois se mit de nouveau à l’entraînement. Comme auparavant, M. Lafleur suivait les exercices de boxe avec l’instructeur et, dans ses conseils, il revenait toujours à son coup de marteau. « Je ne l’ai pas inventé », disait-il, « c’est un mouvement que tout le monde connaît, mais il faut apprendre à s’en servir. Pour enfoncer un clou, vous donnez un coup de marteau ; pour casser le menton ou la mâchoire de votre adversaire, vous rabattez le poing de la même manière, avec la même force ». Il revenait à la charge presque chaque jour, voulant faire entrer cette leçon dans l’esprit de son élève et jugeant que, pour un cerveau un peu fruste, un peu rudimentaire, c’était le plus simple et le meilleur à recommander.

Lorsqu’ils le rencontraient, ses amis, ses connaissances lui demandaient d’un ton où il devinait de l’ironie, de la pitié : « Puis, votre homme fait-il des progrès ? Allez-vous en faire un champion ? »

— C’est dur, ça prend du temps, mais ça viendra. Il a le physique, mais il faut lui faire entrer les leçons dans le coco. Je travaille depuis des mois à le familiariser avec un coup qui devrait le mener au succès.

Et il reprenait sa rengaine sur le coup de marteau.

Les gens l’écoutaient en souriant.

« Je leur montrerai à ces sceptiques ce que je peux accomplir », se disait M. Lafleur.

Certains jours, il avait confiance, il avait la foi, mais il avait aussi des heures de doute.

Depuis quelque temps on parlait beaucoup dans les journaux d’un boxeur de Toronto, Jack Mooney, qui avait établi un brillant record comme amateur et qu’un promoteur avait décidé à devenir professionnel. Il lui cherchait présentement un adversaire. Quelqu’un lui suggéra Brisebois à qui il fit une offre. M. Lafleur répondit qu’il était prêt à faire rencontrer son élève avec Mooney à condition que le combat ait lieu à Montréal. Le match fut conclu. La rivalité sportive entre les deux villes servit de thème à la publicité dans les journaux.

Dix mille personnes prirent place dans la salle pour voir les deux gladiateurs aux prises. Il régnait une grande effervescence parmi la foule lorsque les deux boxeurs entrèrent dans l’arène. Au son du timbre donnant le signal de commencer les hostilités, Brisebois, stimulé par son gérant, se montra résolu, agressif et porta les premiers coups ce qui eut pour effet d’intimider un peu son adversaire. La grande majorité de l’assistance encourageait Brisebois et ce dernier voyant qu’il n’était pas inférieur au gars de Toronto faisait de la bonne besogne, portant de solides coups à la figure et au corps. Le match devait être de dix rondes. À la troisième, Brisebois accula Mooney dans un coin et la foule fit entendre de délirantes clameurs. L’irlandais chancelait sous les crochets répétés que Brisebois lui décochait dans les côtes et l’on pouvait prévoir qu’il terrasserait l’étranger lorsque celui-ci lui porta un rude uppercut au menton. Au lieu de riposter, Brisebois resta comme figé et Mooney en profita pour sortir de sa position embarrassante et pour lancer une couple de jabs sur le nez du mineur comme la ronde finissait.

— Si Brisebois avait voulu, il aurait battu son homme. Il le tenait à sa merci et il pouvait le finir avec quelques bons coups, déclarait un spectateur.

— Oui, mais il manque de cœur et d’énergie, riposta le voisin.

Le cinquième assaut vit le Canadien français fournir un vaillant effort. Coup sur coup il appliqua une demi-douzaine de directs à la figure de Mooney, qui fit une prise de corps. Pendant qu’il entourait Brisebois de son bras gauche, il lui décocha de sa droite un dur coup en bas de la ceinture. Une douleur aiguë, affolante, plia ce dernier en deux. Foui ! Foui ! clama la foule. L’arbitre avertit sévèrement Mooney que, s’il recommençait, il serait disqualifié. Après une halte de quelques secondes pendant lesquelles Brisebois se remit un peu, le combat recommença. Le coup interdit avait cependant affecté le mineur, qui se montrait hésitant, timide. Son adversaire en profita pour se lancer à l’attaque. Brisebois fut toutefois assez chanceux pour planter sa droite avec force sur le menton de Mooney, le faisant chanceler. Celui-ci s’accrocha toutefois à son rival et, une fois de plus, le frappa brutalement dans le bas-ventre. Brisebois fut comme cassé en deux. Faisant entendre un sourd grognement, il se tordait dans une agonie atroce. À ce moment M. Lafleur perdit la tête. Emporté par la colère, d’un mouvement prompt, irréfléchi, absolument stupide, au mépris de tous les règlements de la boxe, il enjamba les câbles de l’arène pour porter secours à son homme qui allait crouler au plancher. Devant le geste insensé du gérant de Brisebois, l’arbitre demeura un moment surpris, indécis, puis, prenant la main de Mooney, il l’éleva, lui accordant la victoire à cause de la maladroite intervention de M. Lafleur. Une tempête de huées, de protestations, s’éleva dans la salle. Des spectateurs furieux de ce qu’ils considéraient comme une flagrante injustice, grimpèrent dans le rond et s’attaquèrent à l’arbitre, qui encaissa de rudes horions. Un désordre indescriptible régnait dans la salle. Autour de l’arène c’était une furieuse poussée, le public, enragé, voulant démolir le referee. La police intervint pendant que les spectateurs criaient aux membres de la commission de boxe de renverser la décision. Malgré les efforts de six ou sept constables, l’arbitre, ses habits déchirés et saignant au visage, fut bousculé en bas du rond où il reçut de durs coups de pied. Les policiers eurent toutes les peines du monde à l’arracher à la foule en furie et à le sortir de la salle.

Le verdict ne fut pas changé.

Une malheureuse erreur de jugement de son gérant était la cause de la défaite imméritée de Brisebois.

Cette nouvelle eut du retentissement, car les journaux exploitèrent le lendemain cette nouvelle, lui donnant toute l’importance qu’elle méritait. Dans La Voix du Peuple, Biron, tout en rejetant sur l’arbitre la plus large part du blâme, reconnut toutefois que M. Lafleur avait commis « une bévue monumentale » mais le quotidien Les Nouvelles fut plus sévère. « Gaffe impardonnable du gérant Lafleur » était le titre qui s’étalait sur toute la largeur d’une page de ce journal. Complètement ignoré dans cette entreprise, le chroniqueur sportif de cette feuille profitait de l’occasion de se venger du gérant de Brisebois. Et dans son article il déclarait carrément : « Brisebois n’a pas le tempérament d’un boxeur et n’en fera jamais un. »

Il y avait bien des gens désappointés :

Le boxeur Brisebois.

Le journaliste Biron.

M. Lafleur lui-même.

Et tous les fervents de la boxe.

Tout le monde, à commencer par M. Lafleur, était irrité du résultat du combat. Celui-ci s’en voulait d’avoir si follement agi, de ne pas avoir montré plus de jugement. Biron était très mécontent et se demandait s’il ne devait pas rompre avec M. Lafleur. Le boxeur Brisebois était furieux de l’intervention si inopportune de son gérant. Le public condamnait sans ménagement et l’arbitre et M. Lafleur. Mais c’était la famille de ce dernier qui était le plus en rage. Le fils Lafleur qui, à l’insu de son père, avait assisté à la séance et qui avait été témoin de ce qui s’était passé, demanda le lendemain au déjeuner, en feignant l’ignorance :

— Ça été un succès, hier soir ?

— Non, répondit laconiquement M. Lafleur, flairant l’ironie dans cette question.

— Mais, mon pauvre ami, veux-tu me dire pourquoi tu te mêles de faire du sport si tu ne connais pas les règlements ou si tu n’es pas capable de les observer ? interrogea Mme Lafleur en regardant son mari avec pitié. Descends donc des nuages. Tâche de comprendre que tu es sur la terre.

Il y avait de la poudre dans l’air et M. Lafleur demeura muet.

Elle revenait à la charge le lendemain.

— Réveille-toi donc une bonne fois. Sors de tes rêves Des rêves, ça ne donne pas à manger.

— Oui, mais un jour, quand mon homme sera champion, tu pourras aller dans les plus grands magasins de Montréal et de New-York et acheter tout ce qui te plaira.

Et il le croyait fermement.

— Je ne suis plus une enfant qu’on berce avec des histoires fantaisistes, répondit Mme Lafleur.

À quelque temps de là, rentrant chez lui à l’heure du souper, M. Lafleur appela sa fille.

— Elle est à écrire une lettre, fit sa femme. Que lui veux-tu ?

— Oh ! simplement lui demander de poser à mon veston un bouton qui vient de s’arracher.

— Donne, je vais le recoudre.

M. Lafleur enleva son habit qu’il remit à sa femme avec le bouton. Puis il s’assit près de la table, déploya son journal et se mit à lire. Mme Lafleur s’installa dans un fauteuil, tourna le vêtement sur ses genoux pour travailler à son aise. Dans ce mouvement, des papiers sortant de la poche intérieure glissèrent au plancher. Elle les ramassa et allait les remettre dans le veston lorsqu’elle remarqua sur une lettre le nom et l’adresse d’un tailleur. Cela l’intrigua un peu vu que son mari n’avait pas acheté de vêtements dans ces derniers temps. Par curiosité elle sortit la lettre de l’enveloppe. C’était une facture acquittée pour un manteau de dame. Prix : $40. Mme Lafleur resta un moment suffoquée, indignée.

— Tiens, fit-elle en tendant l’habit et le bouton à son mari. Tu demanderas à la dame qui a reçu le manteau de te poser ce bouton.

M. Lafleur restait stupéfait.

— Je vais t’expliquer, fit-il, un peu remis de sa surprise. Ce n’est pas ce que tu penses. Brisebois m’a demandé de lui acheter un complet. Je lui ai dit d’aller voir ce tailleur, mais au lieu de se faire confectionner un habit il a fait faire un manteau à sa blonde. J’avais déclaré au tailleur que je paierais et j’ai payé, mais je retiendrai cette somme sur sa part des recettes lors de son prochain match.

L’explication était véridique mais nullement de nature à calmer le ressentiment de l’épouse à l’égard de son mari et du boxeur.

L’hiver était venu depuis quelque temps et il faisait un froid vif. Un dimanche, à l’heure de la grand’messe, la mère et la fille affublées de deux vieux manteaux miteux, misérables, démodés et paraissant sortir des caisses de l’Armée du Salut, ouvraient la porte pour sortir lorsque M. Lafleur les aperçut.

— Allez-vous à quelque mascarade ? demanda-t-il en les voyant passer.

— Nous allons à l’église, répondit d’un ton de feinte douceur et avec un air de victime résignée Mme Lafleur. Tu achètes un costume pour la traînée de ton grand paresseux et ta femme et ta fille doivent se contenter de leurs antiques défroques. Ah ! elle est bien chanceuse, celle-là.

Et, drapées dans leurs friperies et se donnant l’air misère, elles franchirent la porte. M. Lafleur allait répondre mais il se tut. À quoi bon entamer de vaines et blessantes discussions ? Mais il aurait sa revanche un jour. Les deux femmes sortirent et M. Lafleur resta seul dans la maison.

« Ah ! ce n’est pas une vie, se dit-il à lui-même. Toujours houspillé, taquiné, agacé par de continuels reproches. »

M. Lafleur était à prendre son déjeuner et il écoutait les nouvelles que débitait l’appareil de radio.

« Température : quinze degrés sous zéro », lut l’annonceur.

— Quinze degrés, répéta Mme Lafleur, mais je crois bien que ce ne sera pas cette année que nous irons passer l’hiver en Floride, ajouta-t-elle d’un ton ironique.

— Si nous avions seulement des manteaux de fourrure, soupira la fille.

— Ça coûte cher d’entretenir un champion mangeur de saucisse, déclara la mère.

M. Lafleur se rongeait les sangs.

Une atmosphère glaciale, hostile, régnait à la maison. Au souper, M. Lafleur ne voyait que des visages fermés. Il comprenait ces reproches muets, plus cruels que des paroles acerbes. Et de temps à autre, sa femme lui lançait à la face, comme un soufflet, ces expressions méprisantes :

« Ton grand paresseux, ton grand sans-cœur, ton grand flanc mou. »

Il en fallait un estomac pour avaler toutes ces couleuvres.

Mais malgré tout, en dépit des taquineries, il était résolu de s’atteler à la tâche de former un boxeur qui décrocherait un jour le titre de champion et lui apporterait la renommée et la fortune. Il vaincrait tous les obstacles, il parviendrait au succès.

Dans le moment il encaissait les risées, les moqueries, mais un jour il aurait sa revanche.

Parfois M. Lafleur s’épanchait dans le sein du journaliste Biron, il lui faisait des confidences : « Tenez, je n’ai pas pris un repas en paix depuis que j’ai pris charge de Brisebois. Lorsque j’entre chez moi, j’ai l’impression de pénétrer dans une cage de bêtes fauves. Toujours des taquineries. Ne pas pouvoir oublier ses tracas un moment, c’est terrible. Je n’ai jamais le repos, jamais. Et mes enfants sont avec leur mère contre moi », ajoutait-il.

L’on traversait un interrègne dans le sport de la boxe. Le champion du monde, un Américain, s’était retiré fortune faite, abandonnant son titre qu’il ne voulait plus défendre. Les aspirants à cet honneur étaient au nombre d’une demi-douzaine environ. Il faudrait donc une série de combats éliminatoires pour régler la question. Un boxeur anglais, Bobby Jones, qui avait défait les meilleurs hommes de son pays et qui était considéré comme le champion du Royaume-Uni, mais qui, depuis deux ans, avait renoncé au pugilat pour figurer dans des pièces de cinéma, avait subitement décidé de reprendre les gants et de retourner à son ancien métier afin de concourir pour le titre. Les experts s’accordaient à reconnaître en lui le plus redoutable aspirant à la succession laissée vacante. Il vint donc en Amérique. Le hasard l’amena à Montréal. Son gérant ayant entendu parler de Brisebois et ayant appris que c’était un novice, crut que son homme aurait tout profit à le rencontrer. Réellement, il n’y avait, croyait-il, aucun risque à courir avec un débutant sans expérience aucune. Ce match serait certainement pour Jones un précieux entraînement pour les autres combats qu’il comptait livrer pour le titre. De plus, il recevrait par la même occasion un joli montant.

La signature du contrat jeta M. Lafleur dans une excitation intense. Il commençait à voir se réaliser ce qu’il avait espéré depuis qu’il avait aperçu Brisebois à la cafétéria. Son protégé ferait face au meilleur homme de l’époque, celui qui était considéré comme ayant le plus de chances de décrocher la couronne. Puis, pensait M. Lafleur, Jones ne s’était pas battu depuis plus de deux ans, il avait vécu avec les artistes de cinéma qui, comme on sait, ne sont pas des ascètes et il manquait d’entraînement. De plus, l’Anglais, sans doute, ne considérait pas Brisebois comme un adversaire dangereux, pas même comme un rival sérieux. Là était la chance du mineur, une chance unique, la plus belle qu’il rencontrerait jamais. Bien préparé, il pourrait causer une rude surprise au boxeur britannique qui, sans doute, serait trop confiant. Si Brisebois gagnait, et déjà cela ne faisait pas de doute pour M. Lafleur, ce serait la renommée, d’autres matches avec les candidats en lice et des bourses de plusieurs centaines de mille piastres.

M. Lafleur tenta de communiquer son enthousiasme à sa famille, mais celle-ci le regardait avec une pitié méprisante, comme un irresponsable qui courait sans cesse après des chimères et négligeait ses véritables intérêts. En effet, depuis le commencement de l’aventure Brisebois, c’était le fils Lafleur qui dirigeait et administrait les affaires de la buanderie La Famille. Au lieu d’aider, M. Lafleur puisait dans les fonds, gaspillait l’argent dont son entreprise et les siens avaient grand besoin. Quel malheur d’avoir un chef de famille si peu raisonnable, aussi inconséquent ! se lamentait Mme Lafleur.

— C’est tout votre avenir qui va se décider ce soir-là, déclara M. Lafleur à son protégé, le premier jour de l’entraînement. Si vous êtes battu, c’en sera fait de vous, vous serez fini, mais si vous gagnez, comme j’en ai la conviction, vous marcherez ensuite sur une route en or. Vous serez riche pour jusqu’à la fin de vos jours, car après avoir triomphé de Jones, vous ferez face à trois ou quatre autres aspirants au titre et chaque combat vous rapportera des sacs d’argent. D’ici au match ne pensez qu’à une seule chose : battre Jones. Préparez-vous. Pratiquez le coup du marteau.

Brisebois tentait de se laisser gagner par ces promesses mais il ne parvenait pas à oublier sa défaite imméritée aux mains de Mooney.

Tout comme M. Lafleur, le journaliste Biron comprenait l’importance du prochain match. Lui aussi était intéressé dans l’affaire. Depuis des mois il avait travaillé et il croyait que l’heure de la récolte était proche. Chaque jour, il avait un article fort intéressant dans La Voix du Peuple. Avec ce combat et les autres qui suivraient, il pourrait facilement toucher, pour sa part, entre cinquante et soixante mille piastres. Il se la coulerait douce ensuite à New-York, aux Bermudes, en Californie. En plus, il aurait un camp dans les Laurentides. Et lorsqu’il s’arrêtait à cette idée, il évoquait souvent l’image d’une jolie blonde, serveuse à la pharmacie, qui avait un si aimable sourire lorsqu’elle lui servait sa tasse de chocolat, lorsqu’il arrêtait chaque après-midi en sortant du bureau. Il lui offrirait une vacance dans le Nord et, peut-être…

Le temps était précieux. Il fallait profiter de chaque jour pour mettre Brisebois dans la meilleure forme possible pour le plus important combat de sa carrière, celui qui déciderait de son avenir. Il s’agissait non seulement de le mettre en mesure de faire face à son adversaire, mais de le vaincre. Chaque matin, M. Lafleur était rendu au gymnase, surveillant les exercices et répétant constamment ses conseils à Brisebois. Et toujours il revenait à son éternel refrain : le coup de marteau. En réalité, M. Lafleur parlait trop. Ses paroles bourdonnaient dans les oreilles du mineur, l’agaçaient, le laissaient comme étourdi. Biron aussi y allait de ses exhortations, disant au boxeur qu’il tenait son sort entre ses mains et que, s’il le voulait, il serait fortuné avant six mois. Pour cela il ne fallait pas avoir peur, y aller résolument, prendre l’adversaire par surprise en attaquant dès le son du timbre.

Ainsi, les heures s’écoulèrent. L’après-midi du combat, Brisebois pesait 203 livres et Jones 197. Parmi les experts on s’accordait à dire que le vainqueur de la soirée aurait de très belles chances de remporter le championnat dans les matches subséquents avec les autres aspirants au titre. C’était la plus importante rencontre jamais disputée à Montréal et une foule de onze mille personnes remplissait l’amphithéâtre lorsque les deux boxeurs firent leur apparition dans l’arène. Chacun d’eux fut applaudi, mais Brisebois fut frénétiquement acclamé. Le Canadien était plus grand que son adversaire, plutôt trapu. Pour M. Lafleur, le grand jour était arrivé. Il vivait dans une atmosphère héroïque. Tous les efforts qu’il avait faits, toute l’énergie qu’il avait dépensée allaient-ils recevoir leur récompense ? Certainement qu’il l’espérait et il entrevoyait l’avenir sous des couleurs merveilleuses. Enfin, il touchait au but. C’était l’ambition de sa vie qui allait se réaliser ou s’effondrer dans un désappointement sans nom. « Servez-vous du coup de marteau ! » recommanda-t-il à son protégé, au son de la cloche.

Tout au début, les deux hommes dansèrent, tournèrent en faisant des feintes. Jones porta de sa gauche un moulinet que Brisebois évita en jetant la tête de côté dans le même temps qu’il portait sa droite avec force sur l’oreille de l’Anglais. Celui-ci se rendit compte que son adversaire avait un poing redoutable. Il décida alors de prendre son temps pour étudier le colosse qu’il avait devant lui. La lutte devint plus lente, ni l’un ni l’autre des deux pugilistes ne voulant prendre trop de risques en attaquant, mais s’appliquant plutôt à se défendre. La foule encourageait Brisebois, lui criant de se jeter sur Jones, de cogner dur, mais on le sentait craintif et il regardait l’Anglais avec de grands yeux blancs. Cinq rondes s’écoulèrent, plutôt ternes, puis M. Lafleur se rendit compte que Jones était un peu essoufflé, manquant de l’entraînement voulu. Pendant la minute de repos qui suivit, il ordonna à Brisebois de foncer de toutes ses forces. « C’est le temps, allez-y et bûchez ferme ! » dit-il.

Comme un cheval qui reçoit un coup de fouet, Brisebois s’élança vers son adversaire au son du timbre, lui assénant deux directs de sa droite sur la bouche puis un crochet de chaque main à la mâchoire. Jones chancela. Continuant l’attaque, Brisebois lança un rude uppercut au menton et Jones alla au plancher pendant que la multitude faisait entendre une immense acclamation.

— Dans votre coin ! Dans votre coin ! cria M. Lafleur à son homme, qui tardait un peu à s’éloigner de son adversaire.

— Un ! deux ! trois ! compta l’arbitre, mais déjà Jones était debout.

— Le coup de marteau ! le coup de marteau ! clama M. Lafleur à son protégé. Brisebois s’avança de nouveau vers l’Anglais et lui envoya un moulinet qui le fit de nouveau crouler sur le tapis pendant qu’un tonnerre d’applaudissements et de cris montait de l’assistance en délire.

— Un, deux, trois, quatre, cinq, six, compta l’arbitre.

M. Lafleur vécut alors quelques secondes uniques, fabuleuses, d’une intensité extraordinaire. Dans une fulgurante vision, il se voyait enfin gérant d’un champion boxeur. Il entrevoyait la célébrité, la fortune, et, surtout, il se voyait entrant chez lui non plus timide, apeuré, mais en héros, en triomphateur. Il s’entendait disant à sa femme et à ses enfants : « Hein ? Qu’est-ce que je vous avais dit ? Est-ce arrivé, oui ou non ? Est-ce que j’avais raison ? » Après tant d’efforts, après avoir essuyé tant de railleries, de reproches amers, cruels, il s’imposait enfin à sa famille qui l’avait méprisé, ridiculisé, bafoué. Et il se voyait entouré du prestige que donne l’argent, beaucoup d’argent, l’argent qui est toujours le meilleur argument, celui qui vous donne toujours raison.

À cette heure, dans la joie de la victoire, non seulement il pardonnait aux siens les misères qu’ils lui avaient causées, les humiliations dont ils l’avaient abreuvé, mais magnanimement il les comblait de ses munificences.

De son côté, Biron était comme ébloui. Dans un éclair il imaginait pour le lendemain un titre flamboyant sur huit colonnes annonçant la victoire de Brisebois et il prévoyait d’autres triomphes qui lui permettraient, avec sa part des recettes, de faire construire son camp dans les Laurentides et d’aller faire un séjour aux Bermudes.

À « six ! » Jones se mit à genoux pendant que l’arbitre continuait de compter.

Une immense clameur montait de la masse humaine entassée dans la salle. De toutes les bouches grandes ouvertes sortaient des vociférations au milieu desquelles on distinguait les cris aigus, hystériques des femmes clamant : « Vas-y Brisebois ! Danne-y, Victor ! »

À « neuf ! » Jones se remit debout et, retrouvant son ardeur des années passées, se rua sur Brisebois, faisant tomber sur lui une avalanche de crochets et d’uppercuts. Devant cette impétueuse attaque, le colosse parut désemparé, sans défense. Il frappait aveuglément, avec de grands gestes fous, comme un homme qui est à l’eau en train de se noyer et qui se débat désespérément pour ne pas enfoncer sous l’onde. En un moment il avait oublié toutes les leçons de son instructeur, tous les conseils de M. Lafleur. C’était à croire qu’il n’avait jamais mis de gants de boxe de sa vie. Il faisait pitié, il était lamentable à voir, se défendant si maladroitement qu’il ne pouvait éviter un seul coup. L’Anglais se battait comme un enragé. Comme médusé, Brisebois le regardait de ses grands yeux blancs et était absolument impuissant à se protéger. On le sentait pris d’une panique indescriptible. Un homme était là en train de le démolir et il voyait tous ces gens autour de lui, toutes ces figures angoissées, tous ces yeux qui le regardaient, mais personne ne faisait un mouvement pour lui venir en aide. Il recevait les coups…

Devant un pareil revirement, la multitude était devenue muette. C’était un moment tragique. Un furieux moulinet atteignit Brisebois à la mâchoire et il alla frapper le plancher avec force. Il resta là sans bouger pendant que l’arbitre comptait les dix secondes réglementaires. Le match était fini. Le grand corps du colosse sur lequel on avait fondé tant d’espoirs était étendu immobile sur le dos en travers de l’arène. Le mineur Brisebois était hors de combat.

Dans la foule, c’était une stupeur, un désappointement sans nom. Comme les spectateurs quittaient lentement la salle, l’on entendait un concert d’invectives et d’injures à l’adresse du vaincu : « Grande vache ! Pourri ! Peureux ! C’est pas un boxeur, c’est un mouton ! C’est pas la force, c’est le cœur qui lui manque ! Il a de bien gros poings, mais il doit avoir le cœur d’un poulet. » Mais il ne les entendait pas ; il était sans connaissance.

La défaite de son protégé jeta M. Lafleur dans un abattement profond. Ses affaires négligées depuis quelque temps prirent une tournure pour le pire et il fit faillite. Accablé de reproches par sa famille, il eut une crise de dépression nerveuse et la tête lui déménagea. On dut alors l’interner dans un asile d’aliénés où il mourut au bout de peu de temps.

Le dénouement du combat laissa le journaliste Biron tellement déçu et abruti qu’il se jeta à la boisson avec le résultat qu’il a perdu son emploi et qu’il vit maintenant d’expédients.

Quant au mineur Brisebois, bien débarrassé du joug de son despotique patron, il renonça avec une vive satisfaction à la carrière de boxeur et devint ce à quoi sa nature et son caractère l’avaient destiné : bouncer dans un bordel.

JEUX DU DESTIN


Ils se nommaient Philémon Massé et Isobel Brophy.

Vrai, la fête du roi n’avait pas porté chance à ces deux jeunes gens. La célébration de cet anniversaire dans tous les pays de l’Empire et le congé de cette journée dans les divers domaines de l’activité quotidienne avaient été cause que la destinée de ces deux êtres avait été complètement changée.

Des lettres annonçant des décisions importantes qu’ils avaient jetées le matin à la poste avaient dormi là tout le jour au lieu d’être placées dans des trains et, par suite de ce retard, elles n’étaient jamais parvenues à leurs destinataires. Les résolutions qui devaient décider de leur avenir n’avaient jamais été connues de ceux qu’elles concernaient.

Si la lettre de Philémon était partie le matin, elle serait arrivée à temps ; si celle d’Isobel était partie vingt-quatre heures plus tôt, Philémon l’aurait reçue. La vie des deux amoureux aurait été différente.

Le destin avait mêlé les cartes, s’était fait un malin plaisir de briser les rêves des deux jeunes gens.

Philémon Massé était le fils d’un agent d’assurances de Formont, petite ville de la province de Québec. Comme cette occupation ne lui procurait pas un revenu suffisant pour vivre, il y avait joint celle de vendeur d’instruments aratoires aux fermiers de la région. N’étant nullement satisfait de son existence médiocre, il aurait voulu que son fils fît mieux que lui, pût mener une vie plus large, moins difficile et, dans ce but, alors que le garçon était âgé de dix-sept ans, il l’avait envoyé étudier à un fameux collège commercial américain, à Poughkeepsie. Le père comptait que son fils apprendrait là les meilleures méthodes modernes des affaires et qu’il pourrait s’assurer ainsi un bel avenir. Philémon passa deux ans dans cette institution. Là, il se lia d’amitié avec un jeune Américain, Frank Fagan, de Rochester. Parfois en causant, ils parlaient de leur avenir.

— Qu’est-ce que tu as l’intention de faire en partant d’ici ? demandait Fagan à son ami.

L’autre était un peu embarrassé car il n’avait pas encore sérieusement envisagé la situation.

— Oh ! moi, répondit-il après un moment de silence, j’aimerais voyager.

— Voyager ? As-tu de l’argent pour voyager ? interrogea Fagan avec un sourire amusé, car c’était déjà un garçon pratique qui savait qu’il faut de l’argent pour tout.

— Non, avoua Massé, ma famille n’est pas riche.

— Alors, il te faudra te mettre à l’œuvre et travailler. Lorsque tu auras de l’argent, tu pourras voyager.

Devant cette affirmation réaliste, Massé resta songeur.

— Et toi, fit-il à son tour, quelle carrière comptes-tu embrasser ?

— Moi, c’est entendu, je ferai comme mon père. Je serai agent d’immeubles. En réalité, je serai son associé. Il m’initiera à la besogne et je crois que je ferai très bien. Mon père est un homme d’affaires fort connu qui se fait un beau revenu. Pourquoi ne prendrais-tu pas la même ligne ? Il y a toujours des gens qui veulent vendre leur maison ou en acheter une. Tu sers d’intermédiaire entre eux et tu te fais ainsi d’avantageuses commissions. Il s’agit pour toi de savoir parler et de convaincre le client.

— C’est une idée, une bonne idée, je crois, reconnut Massé.

Au bout de deux ans, les deux jeunes gens se séparèrent. Fagan retourna à Rochester et Massé à Formont. Là, ce dernier se fit faire un petit panneau portant l’inscription : Philémon Massé, agent d’immeubles, et le posa dans l’une des fenêtres du bureau de son père. L’autre vitrine portait une enseigne semblable avec le nom : Victor Massé, agent d’assurances.

Comme le lui avait dit son ami Fagan, il y avait toujours des gens désireux d’acheter une maison et d’autres d’en vendre une. Cependant beaucoup de ces transactions se faisaient directement de vendeur à acheteur et, malgré tous ses efforts, Philémon Massé réussissait tout juste à vivre. Il habitait avec ses parents, mais ceux-ci moururent à quelques mois d’intervalle, trois ans après que leur fils se fut lancé dans l’immeuble. Le père avait été désappointé du maigre succès de son fils. Souvent, en pensant à lui, alors qu’il était à Poughkeepsie, il avait cru qu’au contact des Américains il aurait acquis l’initiative et le talent des affaires. Toutefois, il avait dû admettre que tel n’avait pas été le cas et il était amèrement déçu. Bien des pères déplorent la même chose.

À la mort de son père et de sa mère, Philémon Massé se trouva à hériter d’une couple de mille piastres lentement amassées pendant bien des années. Pour lui, c’était une somme considérable. Il avait toujours songé à voyager. C’était là son rêve depuis bien longtemps. Il se dit alors qu’il allait le réaliser. Ce qu’il voulait, c’était de voir l’Angleterre, la France et l’Allemagne. Certes, il comptait bien ne pas s’éterniser dans ses pérégrinations. Ses moyens ne le lui permettaient pas. Tout simplement, il ferait un voyage de deux mois. À son retour, il se mettrait à la besogne, satisfait d’avoir vu les pays qui, depuis longtemps, hantaient son imagination.

Depuis son retour du collège américain, Philémon Massé était resté en rapport avec son ami Fagan. Ils s’écrivaient de temps à autre, se tenant au courant de leur vie. Comme ce dernier l’avait annoncé dans le temps, il était entré dans le bureau de son père et, sous la direction avisée de celui-ci, il faisait très bien.

Massé, lui, était moins enthousiaste. Il informa toutefois son ami qu’il était sur le point de partir en voyage. Quelques jours plus tard il s’embarquait pour l’Angleterre où il arrivait après une traversée de sept jours.

La malchance le guettait car le deuxième jour de son arrivée à Londres il fut frappé et renversé par un taxi. À l’hôpital où on le transporta, les médecins constatèrent qu’il avait subi une double fracture de la jambe gauche. Vraisemblablement il serait immobilisé pendant près de deux mois. On comprend son désespoir. La première semaine fut particulièrement pénible car il n’avait jamais été malade et il se trouvait soudain cloué dans son lit, incapable de bouger. Il se sentait comme perdu dans cette maison étrangère. Les seules visites qu’il avait étaient celles du médecin qui passait rapidement, une minute à peine, auprès de chaque patient, et celle de la garde qui lui prodiguait ses soins. Tout d’abord celle-ci parut distante, accomplissant mécaniquement ses fonctions, mais, le voyant si seul, sans un parent ou un ami, et le trouvant si sympathique, si reconnaissant pour ses services, elle s’humanisa, prit l’habitude de causer un moment tout en vaquant à son travail. Lorsqu’il entendait son pas feutré, à peine perceptible, dans le corridor et qu’elle ouvrait la porte de sa chambre, il lui souriait et elle lui disait bonjour, lui demandait comment il avait passé la nuit. À la voir, il se sentait réconforté, encouragé. Et ainsi, sans s’en rendre compte, il fut pris pour elle d’un profond attachement. Son nom était garde Brophy. Elle était née et avait été élevée à Londres. Son père était mort, mais sa mère vivait encore et demeurait chez son autre fille mariée. Il y avait maintenant quatre ans qu’elle était dans cet hôpital.

Les jours s’écoulaient lentement et la fracture de la jambe guérissait sûrement. Dans une couple de semaines, Massé pourrait marcher. Cette pensée le réjouissait, mais il savait qu’il aurait regret de se séparer de cette jeune fille dont il s’était épris. Il ne pouvait faire de plans pour l’avenir, car il n’était qu’un petit agent d’immeubles dans une localité où il faisait peu d’affaires, juste assez pour vivre. De retour au pays, il verrait toutefois à améliorer sa situation, mais, pour le moment, il n’avait pas de perspectives encourageantes. Aussi était-il réservé dans ses entretiens avec garde Brophy, Isobel de son petit nom. Le jour de son départ il lui dit toutefois : « J’ai beaucoup pensé à vous ; je penserai souvent à vous. On ne sait pas ce que la vie nous réserve, mais je vous reverrai. En attendant, je vous écrirai. Vous permettez que je vous écrive, n’est-ce pas ? »

— Oui, je recevrai vos lettres avec plaisir, répondit-elle, plus émue qu’elle voulait le paraître.

— Et vous y répondrez ?

— Mais sûrement, assura-t-elle d’un ton sérieux.

Il lui serra la main.

— Je ne vous dis pas adieu, fit-il en regardant la blonde figure fleurie de deux yeux bleus.

Il s’en alla.

Pendant ses jours à l’hôpital, il avait renoncé aux voyages qu’il avait projetés. Il lui semblait que l’accident dont il avait été victime était un avertissement du sort de ne pas pousser plus loin ses aventures. D’ailleurs, il n’avait plus d’argent.

Pendant que le paquebot le ramenait au pays, il songeait aux moyens à prendre pour augmenter le chiffre de ses affaires et se créer un revenu suffisant pour faire venir Isobel Brophy au Canada et l’épouser car c’était cela maintenant qu’il était décidé à faire.

Il avait vu cette jeune fille tous les jours pendant plus de deux mois, il avait été à même d’apprécier ses qualités et il était certain qu’il serait très heureux avec elle. Toutefois, il lui fallait gagner de l’argent pour la faire vivre. À vendre des maisons, des magasins, des boutiques, des lots à bâtir, des fermes dans la petite ville qu’était Formont il ne pourrait jamais que faire une petite vie comme son père. C’était un centre trop étroit, trop tranquille. Tout de même, le jour de son arrivée, il se rendit au bureau du journal local « Le Progrès de Formont », dans lequel il avait souvent mis des petites annonces, et demanda qu’on voulût bien insérer une note annonçant que M. Philémon Massé, agent d’immeubles, était de retour d’un voyage de deux mois en Europe et qu’il serait dorénavant tous les jours à son bureau pour recevoir les clients. Il écrivit aussi à son ami Fagan, à Rochester.

Les affaires marchaient lentement. Celui qui avait une maison à vendre mettait une affiche sur l’édifice et l’acheteur qui la voyait entrait pour discuter les conditions. Pour les terres, l’habitant faisait annoncer par le crieur public le dimanche à la porte de l’église que sa ferme était à vendre. Les intéressés se présentaient et bâclaient le marché sans recourir à l’agent d’immeubles. Tout de même, avec l’optimisme de la jeunesse, Massé espérait que les conditions s’amélioreraient. Entre temps, il écrivait à Isobel Brophy à l’hôpital de Londres et, à son tour, il recevait des lettres qui le comblaient de joie et augmentaient son désir de faire de l’argent le plus rapidement possible afin de faire venir son amie. Chaque missive prenait exactement huit jours à faire la traversée et à parvenir au destinataire. Avant d’ouvrir l’enveloppe, Massé regardait toujours la date timbrée par le bureau de poste. Toujours, la réponse attendue arrivait en huit jours.

Il y avait plus de six mois que Massé était de retour d’Angleterre et la situation était la même. Il se sentait alors un peu déprimé et découragé. À ce moment, il reçut une lettre de son ami Fagan. Ce dernier lui apprenait la mort de son père survenue il y avait quelques semaines. « Son départ cause un grand vide dans ma vie », disait le jeune Américain. « C’était un père et un ami, un conseiller précieux et un associé impossible à remplacer. Dans les circonstances, j’ai pensé à toi. Je ne saurais m’occuper seul de mon bureau qui est l’un des plus importants de Rochester. Tu es un honnête garçon en qui j’ai une entière confiance et qui pourrait me rendre de grands services. Je te propose de te prendre à mon emploi pour un an, après quoi, avec l’expérience acquise, tu pourrais devenir mon associé. Il n’y a aucun doute que tu pourrais t’initier à mes affaires en très peu de temps. Arrache-toi de ta petite campagne où tu ne feras jamais que végéter toute ta vie si tu persistes à rester là. Je t’offre et te garantis pour ta première année un salaire de $2,500, ce qui te permettrait de vivre convenablement et même de faire quelques économies. Réponds-moi au plus tôt. Accepte l’occasion qui se présente. »

Frank Fagan

Immédiatement sa résolution fut prise. La chance s’offrait maintenant à lui. Il partirait pour Rochester. Tout ce qu’il demandait, c’était huit jours pour régler ses affaires. C’était la veille de la fête du roi. Une semaine plus tard il dirait adieu à Formont. Lorsqu’il eut répondu à son ami Fagan, Massé écrivit à Isobel Brophy lui annonçant la bonne nouvelle et l’invitant à venir le rejoindre au Canada si elle était disposée à l’épouser. Pendant les trois prochaines semaines, elle pourrait lui écrire à poste restante, à Rochester. Aussitôt installé là, il lui donnerait son adresse. Le jeune homme venait de terminer sa lettre et il allait sortir pour la jeter dans la boîte postale lorsqu’une automobile arrêta devant la porte de son bureau. Un fermier en descendit et entra.

— Vous avez annoncé une terre à vendre. Je voudrais la voir.

— C’est à six milles d’ici, fit l’agent d’immeubles.

— Très bien. Je suis pressé. Montez dans ma voiture et filons.

L’on se mit en route.

L’habitant inspecta la terre à vendre — une ferme de 90 arpents — la maison, les bâtiments. Puis il s’informa du prix.

— C’est $5,000, lui fut-il répondu.

— Je la prends, déclara sans hésitation le fermier.

Il avait pris le même ton dont il avait prononcé le « oui » sacramentel lorsque le curé lui avait posé la question : « Consentez-vous à prendre Azilda Léger pour femme ? »

Les trois intéressés se rendirent chez le notaire de Formont qui rédigea l’acte de vente. Le contrat fut signé et le paiement fut fait séance tenante. Philémon Massé recevait $500 comme commission. Dans la précipitation avec laquelle il avait conclu sa dernière vente, il avait oublié la lettre qu’il avait écrite au cours de l’après-midi et qu’il se disposait à aller mettre à la poste lors de l’arrivée du fermier. Je la mettrai dans la boîte demain matin, fit-il. Là dessus il se mit au lit et s’endormit.

Le lendemain matin, après son déjeuner, il mit à la poste la lettre à Isobel Brophy. À la même heure, de l’autre côté de l’océan, celle-ci confiait également une communication au service postal à l’adresse de Philémon Massé. Comme dans un pays et dans l’autre, l’on célébrait par un congé la fête du souverain, les deux épitres reposèrent tout le jour dans les bureaux du gouvernement.

Ce n’est que le soir qu’elles partirent pour leur destination. Les huit jours que Philémon Massé s’était accordés pour liquider ses affaires furent bientôt écoulés. La veille de son départ, il alla acheter son billet de chemin de fer, afin de s’embarquer sans retard le lendemain matin. En se rendant à la gare, il se rendait compte qu’il disait adieu à la petite ville où il avait vécu jusque-là, où son père et sa mère étaient inhumés, il savait qu’il laissait derrière lui tous ses souvenirs, mais il n’éprouvait aucun regret. L’avenir lui paraissait trop beau. Dans le train qui l’emportait à Rochester, le jeune homme avait l’impression de voler à la conquête du bonheur. Son esprit était plongé dans l’allégresse. Il s’en allait occuper un emploi lucratif et il n’avait pas le moindre doute qu’Isobel Brophy accepterait de se rendre au Canada et de l’épouser. Décidément, la vie était belle.

Le soir de ce jour-là, une lettre arriva pour lui à Formont. Il ne la reçut jamais.

Les jours qui suivirent son arrivée à Rochester, il allait chaque matin réclamer une lettre au bureau de poste restante. Il n’y avait rien. Évidemment se raisonnait-il, il faut laisser aux messages le temps de se rendre. Malgré cela, son impatience était grande. Deux semaines, trois semaines s’écoulèrent et rien encore. Cela dépassait son entendement et il était non seulement extrêmement désappointé, mais anxieux, inquiet. Son amie était-elle subitement tombée malade ? N’avait-elle pas été comme lui victime d’un accident ? Il écrivit de nouveau, donnant son adresse à Rochester. Même silence. À une semaine d’intervalle il écrivit deux autres lettres. Aucune réponse ne vint. Plus déterminé que jamais à épouser Isobel Brophy il se confia à son ami et patron Frank Fagan, lui disant qu’il songeait à traverser en Angleterre pour rejoindre son amie et l’amener au pays avec lui.

— Fais comme tu l’entends. Pars et bonne chance, lui répondit-il.

Philémon Massé retourna donc à Londres et courut à l’hôpital. Là, on l’informa que garde Brophy avait donné sa démission et était partie. On ne pouvait lui donner aucun autre renseignement. Tout simplement elle était partie. On ne savait rien de plus. Massé eut beau s’informer, interroger d’autres gardes et le médecin qui l’avait traité lors de son accident, personne ne pouvait lui donner la moindre information. Il n’y avait rien à faire. Amèrement déçu, il dut prendre le chemin du retour.

Sur le navire qui le ramenait en Amérique, le hasard lui donna comme voisine sur les chaises du pont une jeune anglaise, Eileen Forrester, qui attira rapidement son attention. C’était vêtue d’une simple robe de soie noire, une grande rousse aux yeux verdâtres surmontés de longs cils. En réalité une ravissante jeune fille aux formes opulentes, âgée d’environ vingt-quatre ans. Elle s’en allait rejoindre sa sœur mariée à un télégraphiste, à New York.

Un nouvel amour chasse un amour malheureux. Après une vaine tentative pour retrouver garde Brophy, son amie, il avait rencontré une autre jeune femme qui lui faisait oublier l’autre.

Évidemment, Massé traversait une crise amoureuse et il se serait épris de toute autre femme qui lui aurait témoigné de l’intérêt. C’était l’instinct qui parlait en lui…

Une vive sympathie qui, en deux jours devint un sentiment dominateur, puis un fougueux attachement, lia bientôt ces deux jeunes gens. Ils se sentaient irrésistiblement attirés l’un vers l’autre. À la fin de la traversée, ils s’aimaient éperdument et ne comprenaient pas qu’ils pussent jamais être séparés. En débarquant, ils coururent chez un ministre de l’église presbytérienne — secte religieuse de la jeune fille — qui les maria en dix minutes.

Désormais, ils étaient mari et femme pour la vie.

Le bonheur entrevu n’était qu’un rêve.

Le désenchantement vint vite pour Philémon Massé. La jeune fille si séduisante, si charmante, qui l’avait ensorcelé en quelques jours, n’était plus celle qui l’avait conquis. Au bout d’un mois à peine, elle s’avérait un être désagréable, violent, impossible à endurer. C’était une femme acariâtre, hargneuse, cherchant toujours à blesser. Une mégère dans toute la force du mot. Son mari se rendait compte qu’elle était irresponsable. C’était sa nature qui était ainsi.

Elle aurait été la même avec n’importe quel homme qu’elle aurait épousé.

Ah ! les beaux rêves qu’il avait faits pendant les six jours de la traversée lui avaient apporté de bien cruelles désillusions. Et il n’y avait rien à faire, rien à espérer. On ne change pas un caractère déjà formé. Il savait qu’il serait malheureux toute sa vie. Une amère résignation entrait en lui. Néanmoins après deux ans de mariage, les époux eurent un fils qu’ils nommèrent Victor, comme son grand-père. Cet événement ne changea en rien l’humeur de la jeune femme.

Traversant un jour un grand magasin à rayons, Massé aperçut un ravissant kimono en soie bleue fleurie de grosses roses qui paraissaient embaumer. Tout de suite, il pensa à sa femme. En imagination, il la voyait enveloppée de ce vêtement, le soir, dans leur living room. Nul doute qu’il ferait plaisir à sa compagne en le lui offrant.

Il acheta donc le kimono objet de son admiration, l’apporta avec lui et, en rentrant à la maison pour le souper, remit le colis à sa femme. D’un air soupçonneux elle ouvrit la boîte, prit le vêtement, le déplia, le tint trois secondes devant elle au bout des bras.

— Que veux-tu que je fasse de ça ? demanda-t-elle d’un ton colère. C’est bon pour les actrices de cinéma à Hollywood, pas pour une femme comme moi. Tiens, donne-le à qui tu voudras.

Et ce disant, elle lui lança le beau kimono de soie bleue sur laquelle de grosses roses donnaient l’illusion d’embaumer la pièce.

C’était ainsi qu’elle était.

Un soir qu’elle se sentait malade et s’était mise au lit à bonne heure, il eut l’idée de lui préparer un café noir, espérant que ce breuvage la soulagerait un peu. Tenant sa tasse encore fumante, il entra dans la chambre où reposait sa compagne.

— Tiens, prends ça, dit-il, ça te fera du bien.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Mais, tu vois. Un café noir.

— Ah oui, du café noir dans lequel tu as mis du poison. Espèce de Crippen, tu veux m’empoisonner, te débarrasser de moi. Bien je ne le prendrai pas.

Et comme le mari insistait, du revers de la main elle lui fit sauter la tasse des doigts, l’envoyant sur le plancher où elle se brisa en éclats pendant que le liquide se répandait sur le tapis.

Plus tard, alors qu’ils étaient mariés depuis dix ans, la femme reçut une lettre de sa mère demeurée en Angleterre, lettre dans laquelle la vieille femme disait son ennui de vivre seule, loin de ses deux filles qu’elle n’avait pas vues depuis tant d’années.

— Mais vas la voir ta mère, suggéra le mari. Ça lui fera plaisir de passer une couple de semaines avec toi et ça te fera du bien à toi de voyager, de faire la traversée. Ce sera une distraction qui te sera très profitable.

— Tu voudrais m’envoyer là-bas pour qu’il m’arrive un accident, tu voudrais que je ne revienne pas. C’est ce que tu désires. Je m’imagine que tu serais pas lent à faire entrer une autre femme dans la maison. Hé bien, je n’irai pas.

Ah ! Philémon Massé avait une femme bien aimable, bien charmante.

Elle-même reconnaissait qu’elle avait un sale caractère.

« Lorsqu’on n’est pas capable de s’endurer soi-même, il est bien difficile d’endurer les autres, » déclarait-elle franchement un jour.

En une semaine, pas moins de dix servantes qui s’étaient présentées chez elle avaient, les unes pris la fuite lors de leur première entrevue, d’autres avaient quitté la place après quelques heures d’emploi et les autres avaient été congédiés par l’irascible maîtresse.

Travailler, se dépenser, se dévouer et ne jamais rencontrer d’appréciation, ne jamais voir un sourire illuminer la figure de sa compagne, c’est pénible, extrêmement pénible. Au lieu de cela, c’était une femme maussade, grincheuse, que Massé trouvait en rentrant chez lui. Jamais une heure de joie, de contentement. Pas une parcelle de bonheur à son foyer. Son ami et associé Frank Fagan qui était marié et avait trois enfants, deux garçons et une fille, paraissait être très heureux, absolument satisfait de son sort. Comme leurs destinées étaient différentes, songeait-il souvent.

Fréquemment au cours de ces années d’infortune, Massé se demandait quel aurait été son sort s’il avait épousé garde Brophy au lieu d’Eileen Forrester. Dans ces moments, il se plaisait alors à se dire que son existence aurait été toute autre, qu’il aurait connu ces joies d’un foyer uni, qu’il aurait goûté la douceur d’une entente parfaite avec sa compagne. Et toujours, il se posait la question : Qu’était devenue son ancienne amie ? Pourquoi n’avait-elle pas répondu à ses lettres ? Pourquoi avait-elle quitté l’hôpital sans le prévenir ? Autant d’énigmes qu’il ne pouvait expliquer et qui restaient pour lui des mystères.

Pendant ce temps, le fils Victor grandissait. Il était aux études, fréquentait un collège de renom et le père le voyait rarement. Cela ne l’affligeait guère, car le garçon était trop semblable à sa mère. Il avait hérité du caractère difficile et acariâtre de celle-ci, et ne témoignait jamais d’affection à l’auteur de ses jours. Au contraire, dans les discussions et les querelles qui surgissaient souvent entre ses parents, il intervenait ordinairement lorsqu’il était présent, lançant un mot désagréable à son père et prenant le parti de sa mère, même lorsqu’elle avait manifestement tort.

Non. Philémon Massé n’était pas heureux dans sa maison. Alors, pour oublier, il s’absorbait le plus possible dans sa besogne. Là, il oubliait momentanément ses ennuis. Comme les affaires allaient bien et qu’il s’entendait parfaitement avec son ami Fagan, il vivait de bonnes heures au bureau, mais chez lui, la vie était bien pénible, bien amère.

Ses études terminées, Victor entra chez un opticien pour apprendre le métier. Trois ans plus tard, il quitta Rochester et s’en alla dans le voisinage de Boston où il s’établit à son compte. La séparation du père et du fils fut très froide. Deux ans plus tard, Victor revint toutefois à la maison paternelle pour une courte visite. Il venait de se marier et il voulait présenter sa femme à ses parents.

En vieillissant, l’épouse de Massé devenait encore plus hargneuse et la vie à la maison était quasi intolérable. Mais même si l’existence est remplie de contrariétés et d’ennuis, le temps passe, les jours s’écoulent et tout prend fin. Il y avait trente-trois ans que Philémon Massé et Eileen Forrester étaient mariés lorsque la femme mourut. Le mari se trouva libéré. Certes, c’était un soulagement. Désormais, il n’aurait plus à endurer les traits empoisonnés qu’elle lui décochait continuellement mais c’était une mince satisfaction car sa vie était irrémédiablement gâchée. La défunte léguait sa part des biens de la communauté à son fils. Ce dernier fut informé du décès de sa mère, mais il télégraphia qu’il ne pouvait se rendre à Rochester pour les funérailles, sa femme étant gravement malade. Deux semaines après l’enterrement, le père lui adressait une lettre chargée renfermant la somme qui lui revenait comme héritage.

Environ un an plus tard, Frank Fagan, l’associé de Massé fut un matin trouvé mort dans son lit. Il avait succombé à une crise cardiaque. Ce fut là pour ce dernier un pénible et douloureux événement, car le défunt avait toujours été un ami sincère et un associé honnête et loyal. Les deux fils du mort, Will et Eddie, qui faisaient partie du bureau depuis quelques années, devinrent à leur tour les associés de Massé. Avec les deux garçons, toutefois, ce n’était pas la même chose qu’auparavant. Ils étaient jeunes et leurs idées différaient de celles du partenaire de leur père. Massé, qui au cours des ans, avait amassé de considérables économies, décida alors de se retirer des affaires, laissant les deux fils du défunt conduire l’entreprise fondée par leur grand-père.

Massé était maintenant libre de toute occupation. Il pouvait faire de ses jours l’emploi qu’il voulait, mais habitué à une vie active, le temps lui paraissait long, bien lent à passer et ses journées étaient vides. Il avait été malheureux pendant tant d’années à la maison, qu’il était maintenant inapte à goûter le calme et la paix. Évidemment, il n’avait plus d’ennuis, mais il les avait éprouvés pendant si longtemps qu’ils étaient devenus une espèce d’habitude et, sans s’en rendre clairement compte, il trouvait que sa vie était trop changée. Puis, il se sentait comme perdu dans la foule de ceux qui bataillent pour gagner le pain quotidien. Le matin après son déjeuner au restaurant, il rentrait chez lui, lisait son journal, mais rien ne le passionnait, ne l’intéressait. Après son souper, toujours au restaurant il parcourait les journaux du soir qui ressemblait fort à ceux du matin. Telle était sa vie. Et jamais de nouvelles de son fils.

Le veuf se sentait extrêmement las ; il était vieilli avant l’âge, affreusement vieilli. Comme en rêve, il songeait à Isobel Brophy, se demandant si elle vivait encore ou si elle était morte. Et il se reprochait toujours l’erreur qu’il avait commise en épousant sans la connaître la jeune fille qui était devenue sa femme et qui avait gâté sa vie. Comme tant d’autres jeunes gens, se disait-il comme pour s’excuser, il avait été pris par le piège de la chair ; l’instinct avait aveuglé sa raison. C’étaient là les pensées qui hantaient maintenant sa tête grise.

Puis voilà que le vieil homme devint obsédé par l’idée de son fils, de ce fils qu’il n’avait pas vu depuis si longtemps, qui s’était toujours comporté comme un étranger à son égard, qui ne lui avait jamais porté aucun attachement et qui ne lui donnait jamais de ses nouvelles. Malgré tout cela, c’était son fils, il l’avait engendré. C’était un être auquel il avait donné la vie, qui était une partie de sa chair. Le père était seul et il était hanté par le souvenir de ce garçon, le seul parent qu’il avait au monde. Le revoir, contempler ses traits, entendre le son de sa voix, lui serrer la main, cela s’imaginait-il, le rendrait bien heureux. Il aurait voulu partir, lui rendre visite, puis il réfléchissait, il se rendait compte que c’était là un projet chimérique. Évidemment, si son fils avait désiré le voir, il serait venu à Rochester, du moins, il lui aurait écrit. Rien de tout cela. Le fils vivait comme si son père était mort. Néanmoins, six ans après la mort de sa femme Massé qui dépérissait dans sa solitude, se décida soudain à aller voir Victor. C’était là le même désir éperdu, incontrôlable qu’il avait éprouvé autrefois lorsqu’il avait épousé Eileen Forrester après l’avoir connue six jours. Un matin, il prit donc le train pour Everett, la petite ville dans le voisinage de Boston où son fils exerçait son métier d’opticien. Celui-ci avait donné son adresse lorsqu’il avait accusé réception de l’argent reçu à la mort de sa mère. En arrivant à cet endroit, le père vit le nom : Victor Massey, opticien, sur l’enseigne apposée dans la fenêtre du bureau. Il resta un moment stupéfait. Ainsi donc, son fils avait anglifié son nom. Massé eut à ce moment l’impression que c’était un parfait étranger qui occupait la maison et il fut un moment sur le point de rebrousser chemin et de s’en retourner chez lui ; mais brusquement, il fonça en avant, ouvrit la porte et se trouva dans un bureau. Son fils donnait des explications à un client. De la main Victor indiqua un siège au visiteur. Pendant que les deux hommes parlaient, Massé examinait celui qui était son fils. Ah ! les années l’avaient bien changé, avaient mis sur sa figure un masque dur et même antipathique.

L’étranger parti : Que puis-je faire pour vous, monsieur ? interrogea l’opticien en se tournant vers son père.

— Comment, tu ne me reconnais pas ? demanda celui-ci en regardant son fils bien en face.

À ce son de voix, et en fixant profondément la figure dressée devant lui, Victor s’exclama : Ah ! mon père. Je ne me remettais plus votre figure. Ça fait du temps qu’on ne s’est pas vu et, pour dire la vérité, vous n’avez pas rajeuni. Puis, je suis fatigué, très fatigué, et j’ai peine à me rappeler le passé. Mais vous, malgré les années, vous paraissez bien.

— La santé n’est pas mauvaise, c’est le moral qui est affecté.

— Je comprends, fit Victor, puis il ajouta : Êtes-vous ici pour longtemps ?

À cette question, Massé vit le faible degré d’attachement que son fils avait pour lui. Simplement il était un étranger qui l’importunait.

— Non, répondit-il. Je suis ici simplement en passant, car je me rends voir des amis à Boston. Je profitais du voisinage pour te dire bonjour.

— Ça, c’est une visite qui est courte. Je ne vous retiendrai pas, ajouta-t-il, car ma femme est malade depuis un mois à l’hôpital et cela me tracasse. En plus, je mange mal. Je n’ai qu’une jeune fille de seize ans pour tenir ma maison et préparer mes repas, mais elle cuisine si mal que la moitié du temps, je vais manger au restaurant. Vous savez, les servantes sont difficiles à trouver. Lorsque vous reviendrez, vous passerez, je l’espère, quelques jours avec nous.

Le père n’était pas dupe de ces maladroits mensonges que son fils inventait tout en parlant.

Oui, ils avaient été séparés dans la vie et le fils était devenu indifférent à l’endroit de l’auteur de ses jours. Le garçon s’était fait une carrière, il avait vécu loin de lui, il avait ses amis, ses connaissances, les parents de sa femme. À cette heure, le père n’était qu’un intrus dans cette famille.

— On se reverra, hein ? fit le fils, en touchant mollement la main de son père.

Deux étrangers qui se quittaient.

C’est ainsi. L’on veut revoir des êtres qui nous furent chers et l’on ne rapporte que de stériles regrets.

Le père s’en allait amèrement déçu.

Le désappointement, c’était son lot.

Le dernier lien qui le rattachait à l’humanité était brisé.

Désormais, il était seul dans la vie. Tous les hommes qu’il rencontrait lui étaient étrangers. Personne ne s’intéressait plus à lui.

Massé déambulait dans les rues de la petite ville en songeant à ces choses. Sa tête était lourde, ses esprits confus. Il marchait sans trop savoir où il allait. Son cerveau était las ; ses jambes étaient lasses. Devant une boutique d’horloger, il regarda l’heure. Cinq heures. À ce moment, il éprouva un grand besoin de repos. Oui, s’étendre dans un lit et essayer de dormir, essayer de plonger dans le sommeil pour échapper à la cruelle réalité. Juste à ce moment, dans la porte d’un vaste immeuble en brique, il aperçut l’enseigne : Everet’s Home for Tourists. Alors, d’un pas lourd, il gravit les degrés de l’escalier, poussa la porte et entra. Un homme d’une quarantaine d’années était debout derrière un comptoir.

— Je désirerais une chambre, annonça Massé.

— Veuillez vous inscrire ici, fit l’homme en lui désignant le registre.

Puis, il frappa sur un timbre. Une jeune fille apparut.

— Conduis monsieur à la chambre numéro 9, ordonna-t-il, en lui remettant une clé accrochée à un tableau. Le souper est à six heures, informa-t-il l’étranger.

Philémon Massé se jeta sur le lit. Ses membres se détendirent, mais sa tête posée sur l’oreiller ne pouvait trouver le repos. Après avoir tant désiré voir son fils, il s’en retournait plus malheureux que jamais. À cette heure, il réalisait que pour Victor, il était déjà mort depuis longtemps. Soudain, il s’endormit, mais il se réveilla un peu plus tard. Sa montre indiquait 6 h. 30. C’était le temps d’aller souper. Il descendit dans la salle à manger où une douzaine de personnes étaient déjà attablées. Une jeune femme lui indiqua une place. Après avoir péniblement et sans goût avalé quelques bouchées, il se leva et, sous les regards étonnés des autres pensionnaires, remonta à sa chambre.

— Il doit être malade, remarqua une vieille dame à sa fille.

— Il a peut-être pris quelques verres de trop et il a mal à la tête, répliqua la jeune personne.

Il était bien neuf heures lorsque Massé descendit pour déjeuner le lendemain. Il avala une tasse de café puis se leva de table.

Décidément, il n’avait pas le cœur à manger. La vie était trop amère. Ce qu’il voulait maintenant, c’était retourner chez lui à Rochester et se terrer dans sa maison. Il passa au bureau de la pension.

Une corpulente vieille dame à cheveux blancs, aux yeux bleus et avec un teint coloré, était assise derrière le comptoir, lisant une lettre. Comme l’homme s’avançait, elle déposa devant elle le feuillet qu’elle était à parcourir.

— Je voudrais régler ma note, fit le visiteur en sortant de la poche intérieure de son veston un portefeuille dans lequel il prit un billet de banque de $5 qu’il tendit à la dame.

Quel nom ? interrogea-t-elle.

— Philémon Massé.

À ce nom, sa figure prit une expression étonnée. Elle était là regardant l’homme devant elle et scrutant ses traits. C’était comme si on lui annonçait une chose incroyable.

— Philémon Massé, de Formont ? interrogea-t-elle enfin après un moment de silence.

Massé prit à son tour un air extrêmement surpris.

— Mais oui, répondit-il, mais il y a longtemps que je ne demeure plus dans ce petit village. Vous voyez par votre registre que j’habite à Rochester.

— Évidemment, vous ne me reconnaissez pas, vous ne vous rappelez pas de moi, déclara la vieille dame qui paraissait maintenant toute remuée.

Massé examinait la figure qui était là devant lui, cherchant à y mettre un nom.

— Avez-vous oublié Isobel Brophy ?

— Isobel Brophy. Est-ce bien vous qui êtes là devant moi ?

Ils se regardaient face à face cherchant à retrouver l’image qu’ils avaient gardée l’un de l’autre. Mais le temps avait lentement déformé leur figure, changé leurs traits, leur avait fait un masque différent et ils ne parvenaient pas à se retrouver.

« Si je vous ai oubliée ? continua Massé. J’ai pensé à vous pendant quarante ans. Je me demandais où vous étiez, ce que vous étiez devenue. Mais comment se fait-il que vous n’ayez pas répondu lorsque je vous ai écrit vous demandant de venir au Canada et de devenir ma femme si vous vouliez de moi ?

— Je n’ai jamais reçu cette lettre, répondit la vieille dame.

— Et vous-même, ajouta-t-elle, pourquoi ne m’avez-vous pas révélé vos intentions lorsque je vous ai informé que je quittais l’hôpital ?

— Je n’ai jamais reçu cette lettre, déclara Massé. Devant votre silence, je suis même allé en Angleterre pour vous chercher, mais je n’ai pu vous trouver nulle part ni obtenir aucune information.

— Voilà qui est étrange fit la vieille dame. Le bureau de l’hôpital avait nommé un nouveau surintendant qui, en entrant, avait imposé de nouveaux règlements qui ne me convenaient pas non plus qu’à nombre d’autres gardes. Alors, j’ai donné un avis que je partirais dans huit jours et je vous ai écrit immédiatement. Je me rappelle parfaitement que j’ai déposé cette lettre à la poste le jour de la fête du roi.

— Ma lettre est partie le même jour pour Londres, annonça Massé. Je vous disais que j’avais reçu une offre avantageuse, que je l’avais acceptée et que je devais partir de Formont dans huit jours, juste le temps de régler mes affaires.

— Alors, nos messages sont allés au bureau des lettres mortes, déclara d’un ton de regret Isobel Brophy.

— Exactement, répondit Massé. Nos lettres prenaient juste huit jours pour faire la traversée et nous être livrées. À cause du congé de fête, elles ont dû arriver un jour en retard.

— Et nous n’étions plus là pour les recevoir.

Les deux amoureux de jadis se regardaient en face, songeant comme le sort avait changé leur vie.

— Lorsque j’ai quitté l’hôpital, huit autres gardes m’ont suivie, raconta Isobel Brophy. J’avais quelques économies et j’avais proposé à l’une d’elles de nous rendre en Amérique où j’étais certaine que nous trouverions de l’emploi. Nous sommes parties. De New York, je me suis rendue à Formont, mais vous étiez disparu. Je suis allé à Boston où j’ai travaillé dans un hôpital pendant deux ans. Je pensais toujours à vous puis j’ai compris que je ne vous reverrais jamais. Alors, je me suis mariée.

— Puis, comment le sort vous a-t-il traitée ?

— Ah ! vous connaissez la vie. Tout n’est jamais comme on le voudrait. Mais ça aurait pu être mieux et ça aurait pu être pire aussi. Ni heureuse, ni malheureuse. Vous, vous vous êtes marié aussi ?

— Oui et j’ai commis une grande erreur. Ma femme est morte.

— Vous n’avez pas été heureux ?

Massé poussa un long soupir.

— Non, prononça-t-il d’un ton amer. Malheureux au possible. Et chaque jour, je pensais à vous et je me disais que ça aurait été si différent avec vous. Je m’imaginais que nous aurions connu le bonheur parfait.

Elle sourit.

— Le bonheur parfait se rencontre bien rarement, déclara-t-elle. Maintenant, vous êtes seul ?

— Absolument seul, fit Massé d’un ton lugubre. Et vous ?

— Moi, je suis veuve depuis dix ans. Je dirige cette pension avec mon fils, mais il doit se marier prochainement.

C’était comme si elle eut dit : Je serai absolument libre dans quelques semaines. C’est là du moins ce qu’il comprit. Puis, elle ajouta : Je crois qu’il prend une brave fille. Ce sera une bonne bru.

Là encore, il monologua intérieurement : Oui, une bonne bru c’est celle-là qu’on voit rarement comme les belles-mères aimables sont celles qui vivent éloignées de leur bru.

À ce moment, une idée surgit dans son cerveau. Des paroles lui montèrent aux lèvres, mais il ne les prononça pas. À quoi bon ? On ne recommence pas à 63 ans une idylle commencée à 23. On ne se laisse pas guider par une aveugle impulsion, on n’obéit pas à l’instinct comme on fait dans la jeunesse. D’ailleurs, les voix décevantes de la passion et de l’instinct étaient maintenant muettes pour lui. À son âge, il lui fallait réfléchir et écouter les conseils de la raison. Avec une étonnante lucidité, il réalisait à ce moment que toute sa vie avait été marquée par les désappointements. Non, il ne pouvait tenter aujourd’hui une nouvelle expérience qui serait peut-être plus cruelle que les précédentes. Mieux valait partir, s’éloigner, tenter d’oublier le passé.

D’un ton résolu il déclara : Je m’en vais, et jeta sur le comptoir le billet de $5 qu’il avait tenu dans sa main pendant tout ce dialogue.

— Alors, vous vous en allez ? fit Isobel Brophy d’un ton ému.

— Mais oui, je retourne à mon petit chez moi.

Comprenant que tout était fini, la vieille dame mit dans la caisse le $5 que le client avait donné et sans un mot, rendit la monnaie, une pièce de cinquante sous. Massé l’empocha.

— La fête du roi ne nous a pas porté chance, déclara-t-il. Adieu.

Brusquement, d’un effort de toute sa volonté, il se tourna vers la porte, s’arracha de cette maison où le hasard l’avait conduit, franchit le seuil et s’éloigna sans se retourner pendant que son ancienne amie le suivait du regard.

Philémon Massé s’en allait, la figure amère, la tête courbée, les épaules penchées en avant comme s’il portait le poids de toutes les déceptions qui avaient été son lot dans la vie.

MAGASIN DE MODES


Tout à côté de l’édifice de la Coopérative, à droite, était une vieille maison en bois dans la fenêtre de laquelle l’on voyait depuis des années trois chapeaux de femmes, toujours les mêmes, et une feuille de modes illustrant différents modèles de manteaux. Et dans la porte était une pancarte portant ce seul mot : MODISTE. C’était le magasin de la veuve Rendon. Il se trouvait sur l’unique rue du petit village de Lavoie dans les Laurentides. Pas bien élégant ni bien propre à attirer les acheteuses. Jamais il n’avait été peinturé et il avait un air de misère qui s’accordait bien d’ailleurs avec toutes les autres maisons de la localité à l’exception de celle du maire et du presbytère. Lorsqu’une cliente franchissait le seuil de l’établissement, elle se trouvait en présence d’une femme de cinquante-trois ans environ, aux cheveux presque blancs, avec des yeux gris, un grand nez masculin et de longs poils raides sur la lèvre supérieure. Elle avait une figure fanée qui, lorsqu’elle tentait de sourire, prenait une expression désabusée pénible à voir.

Son magasin n’offrait rien de bien tentant pour la clientèle. Sur quelques tablettes, l’on voyait des bas de garçonnets et de fillettes, des chapeaux d’enfants, des serviettes, des soutien-gorge, des articles de toilette : tubes de rouge à lèvres, de vernis pour les ongles, des lotions, etc. Si l’une des villageoises demandait à la marchande une paire de couvertures pour son lit, elle disait qu’elle n’en avait pas dans le moment mais qu’elle en attendait incessamment. « J’en recevrai demain ou après-demain », assurait-elle. « Repassez et vous en aurez ».

Alors, elle consultait le catalogue de la Maison Eaton, de Montréal et écrivait en hâte disant de lui envoyer immédiatement la marchandise demandée dont elle incluait le prix avec la commande. Lorsque la cliente revenait, elle lui remettait les couvertures après avoir pris un honnête profit. Et il en était ainsi pour une foule d’autres choses. Dame, quand les fonds manquent pour avoir constamment en main un assortiment varié de marchandises, il faut recourir à de petits trucs pour maintenir son commerce et arracher sa petite vie. Aussi souvent qu’autrement, c’était les travaux de couture qui lui permettaient de manger et de se chauffer. Des femmes lui apportaient de vieux manteaux verdis ou rougis par le soleil en lui disant : « Retournez-moi donc ce vêtement ». Elle le défaisait d’abord et le refaisait ensuite en mettant le revers de l’étoffe au dehors. « Il est aussi beau qu’un neuf », assurait la marchande à la villageoise en lui remettant l’article. À l’automne elle était fort occupée pendant quelques semaines par ce genre de travail. Même, il lui arrivait de refaire des paletots d’hommes. Pour gagner sa pitance, elle prenait tout ce qui se présentait.

Et depuis des années, l’on continuait de voir dans sa porte, la pancarte portant le mot : MODISTE.

Il y avait cinq ou six ans que Mme Rendon était venue s’établir à Lavoie, pauvre village à dix milles du chemin de fer, où l’on se rendait par une méchante route de sable traversant de maigres fermes. Les gens de la place la connaissaient cependant depuis longtemps Mme Rendon. Ils l’avaient aperçue pour la première fois, il y avait plus de vingt ans, alors que nouvelle mariée, elle avait rendu visite à sa mère, Mme Beauvais, dans une somptueuse automobile. Son arrivée un samedi après-midi de juillet avait fait sensation. Le dimanche, elle avait assisté à la grand’messe dans une élégante toilette, entrant dans le temple en compagnie de son mari un peu avant l’Évangile. Le curé, un vrai prêtre, avait ressenti une sainte indignation en apercevant le couple, car il se disait que l’église est un endroit pour prier Dieu, pour adorer le Tout Puissant et non pour parader avec les dernières créations de la mode. Pendant toute une semaine, la population de Lavoie avait parlé des « promeneux » de la mère Beauvais et chacun s’était accordé à dire que c’était du « beau monde ».

La mère de Mme Rendon était une femme de la ville qui, devenue veuve, avait épousé un menuisier de Lavoie. Une couple d’années après ce mariage, son mari était mort, lui laissant sa maison et une petite rente. C’était cette maison qu’occupait maintenant Mme Rendon. Celle-ci bien que née à Montréal, était partie jeune de chez elle, à la suite d’une malheureuse aventure, pour aller travailler au dehors. Pendant des années, elle avait été caissière dans un grand restaurant de Toronto. C’était là que le voyageur de commerce Armand Rendon l’avait remarquée tout d’abord, avait fait sa connaissance ensuite et l’avait épousée deux mois plus tard. C’est alors qu’avec son mari elle avait rendu visite à sa mère qu’elle n’avait pas vue depuis des années.

Par la suite, elle était revenue à maintes reprises. Ce petit village lui plaisait fort et elle admirait le paysage. La maison de la mère Beauvais était adossée à la montagne qui, à cet endroit, était coupée à pic et formait comme une haute muraille. En avant était un grand jardin potager. « J’aimerais ça vivre ici », déclarait un jour la fille à sa mère.

— Oui ? je me demande ce que tu ferais l’automne lorsqu’il commence à faire sombre à quatre heures, et l’hiver, alors que tu es enneigée dans ta maison. Tu trouverais les journées longues.

Deux ans plus tard, une pneumonie emportait la vieille femme. La fille héritait de la pauvre maison. Une couple de villageois lui offrirent de l’acheter mais elle refusa de la vendre. « Je viendrai faire de petits séjours ici pendant la belle saison », répondit-elle.

Mme Rendon était mariée depuis quatre ans. Elle menait une existence facile et confortable, car son mari gagnait largement sa vie. Un automne, il partit avec deux amis pour faire la chasse aux canards mais se noya au cours d’une soudaine tempête qui fit chavirer leur canot. Ses deux copains échappèrent miraculeusement à la mort. Le défunt laissait une assurance de cinq mille piastres à sa veuve.

Pendant les premiers mois qui suivirent ce douloureux événement, Mme Rendon resta comme cloîtrée dans sa maison, puis elle éprouva un jour le besoin de se distraire. Donc, elle prit le train et se rendit en Floride où elle passa six semaines à Miami Beach. Lorsqu’elle revint, elle avait laissé sa peine et ses regrets sur le sable de la plage et le vent les avait emportés au large de la mer. Cela lui avait fait du bien de changer d’horizon. Alors, au printemps, elle vendit ses meubles, remit sa maison et s’acheta un billet de passage pour l’Angleterre. Elle traversa l’océan, rêve qu’elle caressait depuis longtemps, et vécut un mois à Londres.

La jeune veuve prenait du bon temps.

À son retour, elle alla s’installer à Lavoie, dans la vieille maison laissée par sa mère. Pendant les mois d’été, elle se laissa vivre, travaillant un peu dans le jardin potager et flânant pendant des heures, assise à l’ombre d’un peuplier argenté.

Mme Rendon fit bientôt connaissance avec la famille du maire Dorion, le plus important personnage du petit village. Mme Dorion grande et forte personne était une femme charmante, obligeante, d’humeur gaie, en un mot une voisine bien aimable. Le maire, M. Dorion, était un homme d’affaires. Il ne parlait que d’affaires, faisait des affaires et ne s’intéressait qu’aux affaires. Une grande partie du terrain sur lequel était bâti le village lui avait autrefois appartenu. Il avait vendu bien des lots, mais avec un constitut, et chaque année, il retirait de l’acheteur une petite somme, comme une espèce de rente seigneuriale. M. et Mme Dorion habitaient une belle grande et confortable maison en brique, à gauche de la Coopérative. Ils avaient quatre enfants, trois garçons et une fille. Parfois, la mairesse invitait Mme Rendon à dîner en famille le dimanche midi. L’intimité s’établissait entre les deux femmes.

Les voyages, les toilettes, les menues dépenses avaient fort entamé les cinq mille piastres d’assurances léguées par le mari. De toute nécessité, la veuve devait maintenant travailler pour gagner sa vie. Comme elle possédait de réelles capacités, elle se trouva rapidement un emploi, puis un autre, car elle en changeait souvent. Tour à tour, elle fut vendeuse, caissière, comptable, assistant-gérant, assistant-trésorier, dans des magasins à rayons, des magasins de musique, des imprimeries ; elle travailla dans une banque, chez des courtiers et dans différents établissements commerciaux ou industriels. Pendant vingt ans, elle changea de place une douzaine de fois au moins. Un jour, elle décrocha dans un bureau du gouvernement un emploi qui lui donnait deux mille piastres par année. Le sort lui avait donné là une vraie chance. Toutefois, elle n’était pas plus riche lorsqu’arrivait la saint Sylvestre. Elle avait tout dépensé, tout gaspillé. Jamais de sa vie, elle avait pu mettre un sou de côté. Tout passait en toilettes, en folles dépenses.

Parlant parfois du prix de certaines denrées alimentaires, elle s’exclamait : C’est écœurant comme c’est bon marché !

Chaque année, elle allait passer ses vacances à sa vieille maison de Lavoie. Même, elle y retournait de temps à autre en fin de semaine, bien que ces voyages représentassent une assez forte dépense. Lorsqu’elle obtint sa place au salaire de deux mille piastres, pendant toute la belle saison, elle partait chaque samedi pour Lavoie et revenait le lundi matin. Même l’hiver, elle y retournait pour la fête de Noël. À cette occasion, enveloppée d’un nouveau manteau, d’une robe neuve et coiffée d’un chapeau qu’elle venait de choisir, elle arrivait chez le maire les bras chargés de cadeaux qu’elle déposait sur un coin de la table. Elle embrassait son amie la mairesse, puis saisissant l’un des paquets attaché avec un étroit ruban multicolore et orné d’emblèmes colorés de Noël : « Voici pour vous avec mes meilleurs souhaits », disait-elle. Prenant ensuite les boîtes l’une après l’autre : « Pour toi, Adrienne, pour toi André, pour toi, Jules, pour toi, mon petit Charles ». Tout joyeux, les quatre enfants développaient leurs colis et s’extasiaient sur les présents reçus.

— Bon, maintenant, je me sauve chez moi, faisait-elle. Ça me fait bien plaisir de vous voir, mais j’ai hâte d’entrer dans ma maison.

— Vous y trouverez un bon feu, annonçait Mme Dorion. J’ai allumé votre fournaise tout à l’heure. Demain midi, vous viendrez dîner avec nous, ajoutait Mme Dorion.

— Je vous remercie, mais c’est un repas de famille et je ne voudrais pas troubler votre intimité.

— Mais vous savez bien que vous êtes de la famille, répondait Mme Dorion.

— Alors, j’accepte. Merci d’avance.

— Vous avez là un beau manteau, déclarait d’un ton admiratif, Mme Dorion à son amie.

— Vrai, vous l’aimez ? Il est à votre goût ? Que je suis donc contente ! Grand merci d’avoir allumé mon feu.

Ce service et d’autres encore étaient largement récompensés. Les cadeaux que Mme Rendon distribuait aux enfants étaient plus beaux que ceux que le maire leur donnait lui-même. En voyant ces largesses inutiles, il souriait discrètement. Il était le seul homme riche du village, mais il continuait de travailler et d’économiser comme au temps où il ne possédait qu’un modeste avoir. Depuis longtemps, il savait que la fortune est volage et qu’il est bon d’avoir des économies si l’on veut vivre sans inquiétudes sur ses vieux jours. Parfois, lorsque la visiteuse était partie pour retourner à sa maison, le maire jetant un coup d’œil sur les présents apportés :

— Elle jette son argent, la pauvre femme. Mais elle en aura peut-être bien besoin un jour. Ce sont des choses qui se voient ça, remarquait-il en regardant sa femme.

— Tu sais, elle a besoin de dépenser. C’est en elle. Elle ne peut pas garder une piastre. Si elle ne nous faisait pas ces cadeaux, elle les ferait à d’autres, répondait sa compagne.

Il y avait bien six ans que Mme Rendon vivait dans l’affluence avec son salaire de deux mille piastres et, en toute bonne foi, elle s’imaginait que cela continuerait toujours ainsi. Mais un nouveau gérant du département où elle était employée opéra toute une série de changements dans le nombreux personnel et allégua de certains abus qui s’étaient produits dans le passé pour congédier nombre d’employés. Mme Rendon fut du nombre. Ce fut un cruel éveil du rêve dans lequel elle avait vécu. Après les années d’abondance, elle se trouvait subitement sans situation et sans économies. À ce moment elle venait d’entrer dans ses cinquante ans, un âge difficile pour se placer. Évidemment, elle ne pouvait choisir, car elle n’avait rien pour vivre, pour temporiser, se retourner un peu et chercher quelque chose de convenable. Il lui fallait aller au plus pressé. À un salaire de famine, elle entra comme secrétaire dans le bureau d’un vieil avocat qui avait eu naguère une grande vogue, mais qui était bien oublié maintenant et qui ne plaidait que de rares causes. Ce qu’elle gagnait chaque semaine suffisait à peine à payer sa chambre et une maigre pension.

De ce moment, ce fut pour elle le problème du pain quotidien. Dans la jeunesse, ce problème est dur, mais on a le courage, la force et l’espoir en l’avenir, mais lorsqu’on est âgé, c’est un terrible cauchemar. Les choses allèrent passablement pendant quelques semaines, puis un samedi, le patron déclara qu’il ne pouvait ce jour-là lui payer le salaire convenu. Il lui en donnait seulement la moitié. Alors, comme elle regardait d’un air désappointé les deux billets de deux piastres qu’il lui remettait, il décréta : « C’est tout ce que je peux vous donner, je n’en ai pas plus. »

Décidément, le sort était contre elle. Dans cet embarras, la secrétaire fut prise de panique. Que faire ? Elle n’avait qu’un peu plus que le loyer de sa chambre. Forcément elle dut jeûner.

Ses belles années étaient finies.

À ses moments libres, elle se chercha une place ailleurs. Mais elle était une vieille jeunesse et c’était maintenant plus difficile à trouver qu’autrefois. Découragée, elle dut se résigner à demeurer dans le bureau du vieil avocat malhonnête et égoïste. Chaque jour de la semaine, elle vivait dans la pénible attente du samedi, se demandant toujours si elle recevrait son mince salaire au complet. Souvent, il arrivait qu’elle n’en touchait qu’une faible partie. Son patron lui jetait quelques piastres comme à une pauvresse à qui il aurait fait l’aumône. Mais elle devait quand même payer le loyer de sa chambre et manger. Non pas manger à sa faim, car c’était une chose qu’elle ne connaissait plus maintenant, mais manger pour subsister. Trois longues et douloureuses années, elle vécut ainsi. Chaque saison, elle louait toutefois pour l’été sa maison de Lavoie ce qui lui permettait de payer ses taxes et de ne pas crever de faim.

Pendant ces années, elle avait suivi dans ce bureau un véritable cours de fraudes et d’escroqueries.

Maintenant, cependant elle en avait assez. Alors, après avoir longuement réfléchi, elle décida de laisser là sa vieille crapule d’avocat et d’aller vivre à Lavoie, dans sa vieille maison. Pour commencer, elle tenterait d’obtenir un prêt de cinq cents piastres du maire en donnant une hypothèque sur sa propriété, puis, avec cet argent, elle achèterait un fond de marchandises pour ouvrir un petit magasin de modes. Le maire s’attendait depuis longtemps à une requête de ce genre, mais comme la maison valait plus que le double du montant demandé, il y consentit. Donc, avec un assortiment de mercerie, d’articles de nouveautés qu’elle se fit expédier à Lavoie, elle arriva là aux premiers jours d’octobre, lorsque la nature donnait sa grande féérie de l’automne. Le feuillage coloré des arbres dans la montagne offrait un merveilleux spectacle et cela mit un peu de joie dans l’âme de la pauvre femme. Puis, elle espérait faire un succès de son entreprise. C’est alors qu’elle accrocha trois chapeaux de femmes dans sa fenêtre ainsi qu’une feuille illustrée, montrant divers modèles de manteaux et qu’elle mit dans sa porte une pancarte portant le mot : MODISTE.

Regardant le terrain en avant de sa maison, elle se dit : Le printemps prochain, je me ferai un jardin et j’aurai tous les légumes dont j’ai besoin.

L’ouverture du magasin de la veuve Rendon eut dans le petit village un succès de curiosité. Pendant les premiers jours, les femmes défilèrent devant le comptoir de la marchande mais à part de bavarder et de regarder, elles firent peu d’emplettes. Elles entraient et, d’un coup d’œil, inspectaient les marchandises installées sur les tablettes. Comme elles n’avaient pas l’intention d’acheter, elles demandaient des articles qu’elles supposaient n’être pas là.

— Avez-vous des bas de nylon ? s’informa la femme du boulanger.

— J’ai pu en en avoir six paires seulement, répondit la marchande qui, en réalité, n’en avait que deux paires, mais qui devinait que la cliente n’était pas sérieuse.

Et ce disant, elle ouvrit une boîte et étala une belle paire de bas devant la femme surprise.

— Combien vendez-vous ça ?

— Une piastre et vingt-cinq sous.

— C’est cher. Je voulais payer une piastre et dix au plus. C’est d’ailleurs ce qu’ils se vendent chez Gendron.

— Si vous pouvez en acheter à ce prix-là, ne négligez pas l’occasion. Je suis sûre que si Gendron en a, il les vend plus cher que moi.

— Comme je vous l’ai dit, je ne veux pas payer plus qu’une piastre et dix.

— Je regrette. Avez-vous besoin d’autre chose.

— Non. Bonjour, madame.

Ce marchandage de la boulangère n’était qu’un prétexte pour faire parler la veuve Rendon et inventorier son fond de marchandises.

Naturellement, les villageoises étaient curieuses de voir celle qui, pendant des années avait été l’amie de la mairesse et une grosse dame maintenant réduite à tenir un petit commerce dans le village de Lavoie.

— Êtes-vous allée au magasin de la veuve Rendon ? demandait Mme Marceau, la femme du menuisier à Mme Aumont, l’épouse du boucher.

— Non, pas encore, mais je veux aller voir ce qu’elle a fait venir. J’ai vu passer la voiture comme je me rendais au bureau de poste, et les messagers descendaient deux caisses. Il me semble que ce n’est pas grand’chose pour prendre magasin.

— C’est un changement, hein ? Elle qu’on ne voyait jamais avec la même robe, en être réduite à tenir une magasinette.

Paraît que, pendant longtemps, elle gagnait $2,000 par année. Pensez-vous que c’est vrai ça, Mme Marceau ?

— Ben, j’vas vous dire. Je le crois sans peine, car elle portait de la toilette dans le temps. Vous me croirez si vous voulez, mais un automne, je lui ai vu porter cinq manteaux différents.

— Deux mille piastres ! Je me demande ce qu’elle pouvait faire pour gagner deux mille piastres.

— Je ne sais pas, mais dans tous les cas, elle va trouver ça différent ici.

C’est ainsi qu’on jasait entre femmes à Lavoie.

À son arrivée à Lavoie, la veuve Rendon fut prise d’une crise de dévotion. Elle qui, à la ville, n’allait pas même à l’église le dimanche, si ce n’est pour aller entendre un grand prédicateur à Notre-Dame, pendant le carême, se mit à assister chaque matin à la messe basse dans son petit village. Évidemment, ce n’était pas le pur amour de Dieu qui la poussait là. Comme des centaines de millions de pauvres gens, dans le vaste monde, elle allait s’agenouiller en solliciteuse pour demander des faveurs. Et comme tant d’autres, au lieu de s’adresser directement au Tout Puissant, elle préférait faire passer sa requête par l’intermédiaire d’un saint qui lui en imposait moins et auquel elle parlait avec plus de confiance d’être entendue et exaucée. La marchande, elle, faisait passer ses suppliques par l’entremise du Frère André. Avec ferveur, elle lui demandait d’assurer le succès de son commerce, la chance de faire des affaires afin de réussir à manger chaque jour et à se chauffer. Chaque matin, elle se levait à six heures et demie, s’habillait et se rendait à l’église à quelques minutes de chez elle. En entrant dans le temple, elle se sentait déjà toute réconfortée. D’autres fidèles arrivaient à leur tour : deux jeunes filles qui voulaient trouver un mari, une femme qui allait intercéder la Vierge pour qu’elle lui obtienne la guérison de son mari ivrogne et brutal, des vieux et des vieilles qui égrenaient machinalement leur chapelet mais se rendaient compte qu’ils accomplissaient un acte de piété agréable à Dieu. La cérémonie terminée, le petit groupe sortait lentement du temple et retournait à ses occupations quotidiennes, avec la certitude d’avoir bien commencé sa journée.

De retour chez elle la veuve Rendon déjeunait d’un bout de pain et d’une tasse de thé et, si c’était l’été, elle sortait et allait travailler dans son jardin ou, si c’était l’hiver, elle attendait patiemment les clientes en méditant sur les vicissitudes de la vie.

Depuis le temps éloigné où elle avait fait ses premières apparitions à Lavoie, la veuve Rendon avait perdu beaucoup de son ancien prestige.

Autrefois, c’était une grosse dame, une femme avec une automobile, de belles toilettes et elle était l’amie de madame la mairesse. Maintenant, elle ne portait que des vieilles robes, elle n’était qu’une petite marchande qui s’efforçait d’arracher sa vie et de gagner sa pitance et quand, dans le petit village on parlait d’elle, on ne la désignait jamais autrement que sous le nom de la veuve Rendon. C’était la revanche des petites gens sur l’élégante Mme Rendon.

Lorsqu’elle se rend à l’église le matin pour entendre la messe, la veuve Rendon est presque toujours dépassée par les deux jeunes Huneau, dix et onze ans, fils de Mme Prospère Huneau. Ils habitent la dernière maison de la rue et, comme ils ne veulent pas arriver en retard, ils se hâtent et courent par moments. Un vendredi, la marchande et les deux garçonnets sortent en même temps du temple, l’office fini.

— Vous êtes de bons petits garçons, vous autres, leur déclare la veuve avec un bienveillant sourire. Vous ne manquez jamais la messe.

— C’est notre mère qui nous envoie, répond le plus vieux des deux frères.

— Bien, vous avez une bonne mère. Et quelle faveur demandez-vous au Bon Dieu, lorsque vous venez à l’église ? La grâce de faire une bonne première communion ?

— Non. C’est maman qui nous dit quoi demander.

— Elle vous recommande de prier pour que vos parents restent toujours en santé ?

— Pas une miette, déclare l’aîné des garçons. Lundi, elle nous a dit de prier pour que la vache vêle au plus tôt. On n’a pas de lait à la maison et maman voudrait nous en faire boire.

— Pis mardi, continue son frère, elle nous a dit de prier pour que la poule blanche ait une couvée de beaux petits poulets.

— Mercredi, reprend l’aîné, elle nous a recommandé de prier pour que la truie ait une bonne portée de petits cochons. On en élèverait un et on vendrait les autres.

— Hier, continue le cadet, elle nous a dit de prier pour qu’elle trouve assez d’argent pour s’acheter un gramophone.

Puis en chœur, les deux gamins proclament : Ce matin elle nous a dit : Priez bien fort pour que votre père ne se saoule pas samedi.

Là dessus les deux galopins détalent à toute vitesse vers l’autre bout de la rue où les attend le déjeuner, laissant la veuve Rendon toute ahurie.


La Coopérative est pour ainsi dire le centre des affaires du petit village. Presque chaque jour, plutôt le matin, quatre ou cinq voitures d’habitants arrêtent devant la porte de l’édifice. Les hommes y entrent. Leurs femmes qui les accompagnent souvent se rendent à côté, au magasin de la veuve Rendon. C’est pour elles une salle d’attente, mais elles n’achètent presque jamais, car elles n’ont pas d’argent. Tout le monde est pauvre. Un jour, elles étaient six réunies là et tout ce que la marchande a vendu, c’est une paire de lacets de bottines pour le garçonnet de l’une d’elles.

Ah ! que le monde est pauvre à Lavoie !


À certains jours, un vent de colère, un souffle de fureur passaient sur le petit village. Il y avait du bruit, des rassemblements, des assemblées pour dénoncer la conscription. En termes énergiques l’on condamnait la politique des marionnettes du gouvernement dont l’Angleterre tirait les ficelles. Des valets des Anglais, disait-on avec mépris. L’on parlait fort, mais, malgré cela, les garçons de la localité étaient obligés de partir et d’endosser l’uniforme. L’on était forcé de se soumettre à la loi et d’aller se faire tuer. « C’est triste de voir de belles jeunesses partir pour la guerre », s’apitoyait Mme Rendon.

Nombre de jeunes gens se cachaient dans les bois.

Une vieille dont les deux fils étaient morts déclarait chaque jour : « J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. J’étais fière de mes deux garçons. Je comptais sur eux pour m’aider dans ma vieillesse. On me les a pris. Je ne sais même pas où ils sont enterrés. Ah ! malheur de malheur ! »

Dans la paroisse, dans chaque famille, il y en avait un ou deux de partis.

Combien reviendraient ?


Il n’y avait pas beaucoup d’imprévu dans sa vie, mais la veuve Rendon eut un jour une surprise. Elle reçut une demande en mariage en vers. Cette originale proposition lui venait d’un fermier de la paroisse qui ne lui avait jamais parlé. Toutefois, elle le connaissait de vue, car c’était le chantre à la grand’messe le dimanche. Il avait autrefois, étudié pour être prêtre, puis avait renoncé à cette vocation et s’était fait habitant comme son père. La marchande était à ce moment dans un pénible dénuement mais elle se dit que si elle épousait ce brave homme, elle deviendrait fermière, devrait traire les vaches, faire le beurre, élever des poulets et, à table, manger du gros lard. Non, elle préférait rester veuve et vivre sa vie de solitaire.

À quelques jours de là, une dame de la ville qui avait loué une petite maison à Lavoie pour y passer l’été, entra avec sa fillette de huit ans dans le magasin de la veuve Rendon pour y faire une menue emplette. Comme elle s’attardait à bavarder, la marchande lui fit part de la demande en mariage qui lui avait été faite.

— Vous avez bien fait de refuser, affirma la dame. Si vous voulez vous marier, vous pourrez facilement trouver mieux qu’un habitant.

— Moi, fit la fillette d’un ton décidé, quand je serai grande, je me marierai. Mais mon mari, je le conduirai ; il fera ce que je lui dirai de faire. Et, un jour, je lui enfoncerai un couteau dans le dos ou dans le ventre.

Et la dame sourit à cette déclaration et regarda l’enfant avec complaisance.


L’amitié entre la veuve Rendon et la mairesse s’était bien refroidie depuis que la première était revenue au village. Sans motif, sinon que les deux femmes n’étaient plus maintenant sur un pied d’égalité. Tant que Mme Rendon avait été prospère, les relations avaient été des plus cordiales mais maintenant que la marchande menait une existence précaire tandis que Mme Dorion continuait de jouir de l’abondance et de la sécurité, une grande gêne était survenue entre les deux voisines. Très fière, la veuve Rendon souffrait de l’humiliation de se sentir si pauvre tandis que la mairesse était mal à l’aise devant la misère de son ancienne amie. Maintenant elles se disaient un petit bonjour lorsque le hasard les mettait en présence l’une de l’autre. Un dimanche d’hiver cependant, la mairesse sortant de l’église, après la grand’messe, en même temps que la marchande, risqua une discrète invitation :

— Venez donc prendre le dîner avec nous aujourd’hui.

Pour la veuve Rendon, ce fut comme si on lui offrait l’aumône.

— Merci, répondit-elle. J’ai justement mis un petit rôti de porc frais sur le feu avant de partir pour la messe. Il doit être cuit à point.

La mairesse ne fut pas dupe de ce mensonge. « La pauvre femme », se dit-elle en elle-même, « ça fait sûrement bien longtemps qu’elle n’a pas humé l’odeur d’un rôti qui mijote sur le poêle. »

À table, la mairesse racontait l’incident à son mari. Celui-ci, qui portait une grosse bouchée de viande à sa bouche, répondit :

— C’est pénible, mais qu’est-ce que tu veux, elle n’a jamais eu une once de jugement dans la tête et elle porte aujourd’hui la conséquence de ses actes. Toi, es-tu allée te promener en Floride ou en Angleterre ? T’es-tu acheté des robes et des manteaux chaque semaine ? Non. Hé bien, elle a sa part et toi la tienne.

Et, là-dessus, il mordit dans l’énorme bouchée qui lui gonflait la joue.

Le temps passait, les mois s’écoulaient et le commerce marchait boiteusement. Presque chaque jour la marchande faisait quelques ventes qui lui rapportaient un léger profit. Mais peu à peu elle avait écoulé son fonds de marchandises, ne le renouvelant que partiellement, car il lui fallait vivre, et lentement elle mangeait son capital. Ça c’était désolant. Vrai, son jardin lui fournissait les légumes nécessaires, mais on ne vit pas que de légumes et ses gains étaient bien minces. C’était toujours et continuellement le problème du pain. En se mettant au lit le soir elle y pensait pendant des heures, étendue sur son matelas, sans dormir, se demandant comment elle pourrait manger le lendemain.

Certes, elle ne s’exclamait plus comme autrefois en parlant du prix des denrées alimentaires : C’est écœurant comme c’est bon marché. Quand on n’a ni père, ni frère, ni mari, qu’on a dépassé l’âge mûr et qu’on est sans argent, la vie est bien difficile. À l’époque de la rentrée des classes, elle était sûre de vendre quelques douzaines de paires de bas de garçons et de fillettes, à l’automne, elle avait toujours de nombreux manteaux à retourner, et au printemps, au temps de la première communion, elle était assurée de faire quelques petites robes blanches. Même, il lui était arrivé de confectionner une couple de robes noires pour des défuntes que l’on couchait dans leur cercueil. Ça c’était du profit clair, mais elle n’avait pas de travail tous les jours, et elle avait besoin de manger lors de chaque nouvelle journée qui s’amenait.

Ce qu’elle était démoralisée !

À cette heure, elle pouvait se tourner de tous les côtés, nulle part il y avait quelqu’un qui la connaissait, qui s’intéressait à elle, qui sympathisait avec elle. Absolument étrangère. Dans la vie elle était seule, seule. Pour ajouter à ses troubles, elle souffrait maintenant de rhumatisme dans une jambe et dans une main. C’était extrêmement douloureux et elle passait souvent des parties de nuit sans dormir, torturée par le mal impitoyable. Avec cela, elle était sujette à des attaques de névralgie. Quand on a déjà tant d’ennuis, c’est bien pénible d’être ainsi affligée. Ah ! il en survient des infirmités lorsqu’on commence à se faire vieux.

Ce qui la préoccupait le plus cependant, c’était des faiblesses de cœur qu’elle éprouvait au moindre effort. Sûrement qu’elle avait le cœur malade.


Dans le passé, la veuve Rendon en avait entendu bien des sermons à Notre-Dame par des prédicateurs fameux, mais jamais elle n’avait ouï rien de semblable à la retraite prêchée à Lavoie par un père oblat. C’était des clameurs dans l’église, de grands éclats de voix, des gestes désordonnés, menaçants, furibonds afin d’inspirer la terreur. Puis, dans le chœur, les enfants, les bras en croix, criaient et priaient de toutes leurs forces pour assurer le salut de leurs parents. Et le soir, à sept heures, les cloches sonnaient le glas. À ce lugubre appel, les villageois devaient se jeter à genoux à l’endroit où ils se trouvaient et réciter sept Ave avec supplique pour convertir les pécheurs. « C’était tragique », déclarait la veuve Rendon, « mais ce n’est pas ainsi que je comprends la prière. Ça, c’est du toc, du théâtre, le genre espagnol. On cherche à produire une trop forte impression et l’on manque son coup. »

Dans son adversité, elle devenait impatiente, la veuve Rendon. Elle avait beau prier, implorer, elle n’obtenait rien. Sûrement que Dieu était aussi dur, aussi impitoyable que les humains. Chaque jour, elle voyait passer des femmes et même des vieux se rendant à l’église par routine, par habitude. La marchande, elle, lorsqu’elle y allait, aimait à être seule afin de se recueillir, de prier avec son cœur. Elle détestait de voir une foule dans le temple. Cela lui rappelait le troupeau des solliciteurs qu’elle avait vus jadis dans l’antichambre du bureau d’un ministre à qui ils allaient demander des faveurs.

Plus le curé recommande de prier, moins elle prie. Ce qu’elle veut, c’est prier de son propre mouvement, alors qu’elle en éprouve le besoin et qu’elle se sent en communion avec le Divin Maître. Le prône du dimanche est pour elle une pénitence. Pendant une demi-heure, le curé essaie de lire un texte du Nouveau Testament ou des Évangiles, mais il est vieux et lit très mal, comme un jeune écolier qui ânonne. Elle trouve fatigant au possible de l’entendre.


Le commerce n’allait guère et la marchande traversait de mauvais moments. Un jour de crise plus aiguë, alors qu’elle était sans le sou, mettant son orgueil de côté, elle alla voir le curé, lui demandant un peu d’aide, un léger secours. Mais en la voyant et en l’écoutant, le vieux prêtre sentit remonter en lui la sainte indignation qu’il avait ressentie ce dimanche où elle était entrée à l’église pour la grand’messe dans un élégante toilette afin d’épater les campagnards et il lui répondit :

— Madame, ceux qui sont dans l’indigence aujourd’hui, dans le besoin, c’est qu’ils n’ont pas voulu penser à l’avenir, qu’ils n’ont pas voulu se protéger. Alors ils doivent porter la responsabilité de leurs actes et subir le sort qu’ils se sont attirés. C’est tant pis pour eux.

La solliciteuse sortit furieuse du presbytère. En s’en allant, elle monologuait à haute voix. « Au lieu d’aider les pauvres, de faire la charité, les curés, le ventre plein, les raisonnent, leur font la morale. C’est plus facile que de donner et ça coûte moins cher. Ils récoltent l’argent des mariages, des services pour les défunts, des messes pour les biens de la terre, pour les âmes du purgatoire et tout ce que vous voudrez, mais ils le gardent pour eux. »

Mais le curé lui-même était pauvre, tous ses paroissiens, à l’exception du maire, étaient pauvres. Sa dîme était maigre, les mariages étaient toujours très modestes et les défunts devaient se contenter d’un service de dernière classe. Quant aux âmes du purgatoire, elles devaient attendre patiemment que le temps de leur expiation fût expiré. En toute justice pour le curé, il faut dire qu’il n’était pas en mesure d’aider les prodigues et les imprévoyants.


Travailler dans son jardin, remuer le sol, sentir l’odeur de la terre, voir tomber la bienfaisante pluie sur les jeunes tiges sortant de l’humus, observer les grives cherchant des vers pour se nourrir elles et leurs petits, suivre la croissance de ses légumes étaient ses plus grandes joies dans le pauvre village où elle s’était réfugiée.

À l’automne, alors que les arbres sont nus, elle aimait à aller, le dimanche après-midi, faire une courte promenade dans la montagne. À fouler les feuilles mortes, elle éprouvait une espèce de volupté qu’elle goûtait intensément. Pendant ces brèves minutes, elle oubliait les ennuis et les misères de sa pénible existence.

À certaines heures, elle se tournait vers la nature comme vers la grande consolatrice. Lorsqu’on n’est pas aveugle, que l’on a une âme vibrante, le spectacle de la nature toujours belle, toujours changeante, qui offre du nouveau à chaque matin, lui mettait le cœur en joie pour un moment. Cependant, elle était parfois si triste que la magie de la terre et du ciel ne parvenait pas à lui rendre le calme et la quiétude d’esprit qu’elle aurait tant voulu ressentir. Les matins de grand froid, elle voyait s’élever la fumée des cheminées sur un beau ciel bleu et rose et elle contemplait la neige rose des montagnes. Dans ce grand calme, son cœur se fondait en un hymne qui était comme une prière.


Deux des proches voisines de la marchande avaient chacune un matou qui étaient toujours en guerre. Invariablement, chaque soir, ils étaient là à miauler, à s’invectiver, à s’injurier et à se provoquer en langage de matous. Puis, finalement, ils se battaient, se griffaient, se mordaient, se déchiraient. Cela ne manquait jamais. Un jour, l’un des deux rivaux arracha d’un coup de griffe un œil à son adversaire. La propriétaire du chat blessé dut le tuer, mais, une nuit, elle fit disparaître l’autre dont on retrouva le cadavre plus tard. Alors, pendant quinze jours, l’on n’entendit parler dans le village que de la querelle entre les deux commères, provoquée par le meurtre du matou.


Il n’y a pas d’électricité à Lavoie, mais un voisin de la veuve Rendon, homme ami du progrès, s’est fait installer une batterie qui actionne l’appareil de radio et la machine à laver. « Le radio sévit du matin au soir », déclare la marchande. On ne peut s’entendre parler. C’est ça la grande paix de la campagne ? Le tapage des tramways à la ville est moins énervant.

Puis, il y a un jeune homme des rangs, un garçon d’habitant, qui s’est acheté une motocyclette, et il passe en trombe une partie de la nuit en pétaradant dans le village, faisant un vacarme infernal. « Un vrai fou ! » affirme la veuve Rendon. « Impossible de dormir. »

L’on bâtit une maison. Pendant une semaine, l’on entend le bruit des masses de fer cassant des pierres pour le solage. Ensuite, de six heures du matin à dix heures du soir, c’est, pendant un mois et demi, le tintamarre des marteaux enfonçant des clous. Une vraie belle musique !

Le vendredi soir, des groupes de touristes arrivent à pleines voitures pour la fin de semaine. Ils apportent leur radio, installent un haut-parleur dehors et font jouer l’appareil pour tout le monde jusqu’à minuit. « De vrais sauvages ! » s’exclame la marchande avec amertume. « Ils appellent ça de la civilisation ! Et le pire, la chose déplorable, c’est que ces visiteurs si bruyants sont des éducateurs de la jeunesse, des directeurs d’écoles et des professeurs ».


Le deuxième voisin de la veuve Rendon est un curieux personnage. C’est un ancien navigateur qui est échoué à Lavoie par on ne sait quel hasard. Son nom est François Cochelette. Il demeure avec sa fille qui est veuve. Par les beaux jours d’été, après son dîner, il s’installe dans une vieille berceuse sur sa véranda et fait un somme d’une demi-heure. Une fois réveillé, il entre un moment dans sa maison et réapparaît avec son violon. De nouveau il s’assoit dans sa chaise et se met à jouer. Lorsqu’il a terminé le morceau, il fait une légère pause et le recommence. Il le recommence trois fois, quatre fois, six fois, huit fois. Et il recommence le lendemain, le surlendemain et les jours suivants. M. Cochelette ne connaît qu’un morceau mais il ne se lasse jamais de le jouer. Les voisins sont ennuyés, agacés au possible, mais ils ne peuvent rien contre le vieux maniaque.


Des villageoises entraient au magasin de la veuve Rendon et se racontaient une histoire en riant et en se moquant.

À Lavoie il y avait bien six ou sept familles Boisselle, vaguement parentes, et, parmi les garçons, il y en avait quatre qui portaient le prénom d’Arthur. Or, l’un de ces jeunes gens fréquentait depuis six mois Ernestine Boisvert qui venait d’entrer dans ses dix-neuf ans. Les amoureux se voyaient trois fois par semaine : le dimanche, le mardi et le jeudi. Un matin, en lavant la vaisselle avec sa mère, après le déjeuner, Ernestine déclara :

— Tiens, moé, j’en ai assez d’Arthur. Tu sais, il est ennuyant, il me fatigue et m’agace. Jamais je ne pourrai me décider à me marier avec un garçon comme ça.

— Ben, tu n’es pas obligée de l’endurer. Tu n’as que dix-neuf ans et tu en trouveras d’autres. Alors tu sais quoi faire, lui dit sa mère.

— Oui, je le sais. Je ne veux plus le voir et je vais lui écrire de ne pas revenir ici.

— Pourquoi lui écrire ? Pourquoi ne pas lui dire toi-même que tu en as assez, que c’est fini ?

— Oh ! tu sais, il se mettrait à pleurnicher, à tâcher de m’attendrir, et tout ça ne ferait que m’irriter. J’en ai par-dessus la tête de toutes les platitudes qu’il me débite. Je vais lui écrire immédiatement.

Alors, sa dernière assiette lavée et essuyée, Ernestine mit un journal sur la table pour servir de tapis, prit la plume et l’encrier sur la corniche, à côté de la pendule, alla chercher une feuille blanche dans l’armoire et se mit à écrire.

Aussitôt la lettre terminée, elle la cacheta et alla la jeter à la poste.

Or, le soir, l’un des Arthur Boisselle, qui avait répondu à une demande d’emploi parue dans le journal, arrêta au bureau de poste et demanda s’il y avait une lettre pour lui.

Il y avait une lettre pour Arthur Boisselle. On la lui remit. Comme il était pressé de connaître ce qu’on lui répondait, il se servit de son doigt comme coupe-papier, prit la feuille et lut. Une expression de surprise parut sur sa figure, puis il se mit à rire.

— Ce n’est pas pour moi, expliqua-t-il en remettant la lettre à la buraliste.

Celle-ci la replaça dans le casier B.

Le lendemain matin, un autre Arthur de la tribu Boisselle passant devant le bureau de poste, entra pour voir s’il y avait quelque communication pour lui.

— Arthur Boisselle ? Oui, il y a une lettre pour vous, répondit la demoiselle du bureau en lui remettant le pli ouvert par le premier Arthur.

— Est-ce qu’il y a quelqu’un qui ouvre les lettres ici ? demanda-t-il d’un ton agacé.

— C’est un autre Arthur Boisselle qui l’a ouverte.

Alors il se mit à lire. Ce n’était pas pour lui. Sa blonde, à celui-ci, trouvait qu’il ne venait jamais assez souvent à la maison et elle insistait toujours pour le retenir lorsqu’il voulait partir.

— C’est pour un autre, fit-il en remettant la lettre à la maîtresse de poste.

Les deux Arthur, qui n’avaient pas la langue dans leur poche, ne tardèrent pas à faire courir la nouvelle qu’un Arthur Boisselle, qui n’était pas eux, avait reçu son congé de sa blonde.

Le véritable destinataire de la lettre la reçut le soir. Il se trouva extrêmement peiné, humilié et mortifié.

Depuis le matin, la nouvelle de sa mésaventure courait parmi la jeunesse du village et, pendant quelques jours, le pauvre Arthur ne rencontrait que des figures railleuses et chacun au passage lui décochait un quolibet :

— Pis, les amours, ça marche toujours, Arthur ?

— Comment est ta blonde ? De bonne humeur ?

— C’est-il aujourd’hui que tu vas acheter la bague de fiançailles ?

L’amoureux d’Ernestine s’efforçait de sourire, de prendre un air détaché, mais il rageait et aurait voulu envoyer ces taquins au diable mais il préférait toutefois ne pas paraître faire de cas de leurs railleries.

Ces faits insignifiants composaient l’atmosphère du petit village de Lavoie, où la veuve Rendon tâchait d’arracher sa vie avec son magasin aux tablettes à moitié vides.


Parfois, la marchande se prenait à penser, le soir, dans sa solitude, au triste sort d’une femme veuve. Pour tout elle ne doit compter que sur elle-même. Elle doit pourvoir à sa subsistance, à sa nourriture, à ses vêtements, à son chauffage, à tout. Au contraire, la femme mariée dont le mari travaille au dehors, assure la vie, n’a qu’à faire sa cuisine, son ménage, et envoyer les enfants à l’école. Elle est exempte de soucis. Lorsque son homme revient le soir à la maison, elle lui donne à manger et ils causent. Ainsi, chaque jour, ils vivent à côté l’un de l’autre et s’entraident. Évidemment, il y a des moments où tout ne marche pas comme l’on voudrait, mais cela passe et la bonne humeur revient.

Elle, la veuve Rendon, si son mari avait vécu, sa destinée aurait été bien différente. Elle aurait passé ses jours dans l’aisance et n’aurait jamais connu les misères qu’elle endure aujourd’hui. Maintenant, elle y songe, elle songe à cela qui ne lui était jamais venu à l’idée auparavant, c’est que son mari, Armand Rendon, elle l’a très peu connu. Il était constamment sur la route, à travers le pays, à vendre des marchandises. De ci, de là, il passait une couple de jours à la maison puis il repartait. Après toutes ces années qu’il est mort elle cherche en vain à se représenter ses traits, sa figure. Tout est effacé. Ah ! il est bien mort le mari de la veuve Rendon.


Alors qu’elle avait un emploi à la ville, la veuve Rendon recevait chaque année, à Noël et à son anniversaire de naissance, une carte de bons souhaits d’un couple âgé qu’elle avait rencontré à Montréal et qui demeurait aux États-Unis. Pendant les trois premières années passées à Lavoie, ses vieux amis avaient continué de penser à elle et de lui exprimer leurs meilleurs vœux de bonheur. Mais, depuis deux ans, elle n’a rien reçu. Alors, elle suppose qu’ils sont morts. Ça c’est réellement triste de songer que les rares amis que vous aviez sont disparus, que jamais vous ne les reverrez, que jamais vous n’aurez de nouvelles d’eux. Qu’il est donc pitoyable de se sentir seule, absolument seule !


Le magasin est calme, silencieux. Aucune cliente. C’est la fin d’un après-midi de février. La veuve Rendon est assise, perdue en des songeries… Elle regarde ses souliers, de vieux souliers qui ont beaucoup d’usure, des souliers qui remontent à deux ans. Ah ! que la vie d’aujourd’hui est donc différente de celle d’autrefois alors qu’elle ne s’achetait jamais moins de trois paires de souliers à la fois, trois paires d’une nuance différente. Un jour, elle avait fait le compte des chaussures que renfermait sa garde-robe. Vingt-sept paires de souliers. Alors, pour faire de la place, pour se débarrasser, elle en avait pris vingt-cinq paires et les avait jetées dans la poubelle. Jamais, à cette époque, elle se serait imaginé qu’elle irait un jour chez le cordonnier pour faire poser une nouvelle semelle à sa chaussure. Dieu, que les temps sont changés !

Immanquablement, les nouvelles du petit village franchissent le seuil du magasin de la veuve Rendon et elles se répandent et circulent ensuite dans toutes les familles. C’est ainsi que l’on a appris que Pauline Gendron, la femme du charpentier Gendron, mère de quatre jeunes enfants et qui est gravement malade depuis plus de deux mois, a fait demander dernièrement Léonie Marsan, fille de sa deuxième voisine, pour un entretien important.

Alors la jeune fille est accourue.

— Écoutez-moi bien, Léonie, dit-elle. J’ai quelque chose de grave, de très important à vous demander. Réfléchissez bien avant de me répondre, avant de refuser. Je voudrais tant avoir une réponse favorable.

— Et qu’est-ce que c’est ? interroge Léonie, toute troublée par ce préambule.

— Bien, vous savez que je suis très malade. Je sens que je vais mourir. Alors, je songe à mes pauvres enfants. Je ne voudrais pas qu’ils tombent entre les mains d’une belle-mère qui les maltraiterait. Vous savez ce que c’est qu’une belle-mère. Ce nom seul me fait mal au cœur. Cette pensée-là aide à me faire mourir. Alors, j’ai pensé à vous. Je me dis que si mon mari vous épousait après ma mort, mes enfants seraient protégés. Je suis certaine qu’ils seraient bien traités, qu’ils n’auraient jamais de misère avec vous. Accepteriez-vous d’épouser mon mari et de prendre charge de mes enfants ?

Épuisée d’avoir tant parlé, la malade se tut.

Léonie qui a vingt-deux ans, restait songeuse, ne voulant pas désespérer la pauvre femme. En elle-même, elle se disait : « Je prendrais bien les quatre petits, mais je ne voudrais jamais du mari. »

— Dites donc oui afin que je meure en paix.

— Pourquoi parler de mourir ? fait Léonie. Vous êtes malade, vous êtes faible, épuisée, et vous avez des pensées noires. Mais vous devriez essayer de les chasser. Je suis certaine que vous allez guérir. J’oserais dire qu’avant deux mois vous serez rétablie et sur pied, toute heureuse au milieu de votre petit monde.

— Je voudrais bien vous croire, mais je suis si inquiète. Voyez-vous, Léonie, je m’adresse à vous parce que vous êtes la seule en qui j’ai confiance. Vous seriez une vraie mère pour mes petits. Si vous promettiez, je mourrais tranquille, je m’en irais en paix.

— Bien, je vais vous dire une chose, c’est que je vous promets de veiller sur eux.

Sur cette assurance, la malade ferme les yeux et Léonie se retire.

— Ah ! de son mari, je n’en veux pas, répète-t-elle en s’en allant.


Une cliente portant sous le bras un colis enveloppé dans un journal entra un après-midi dans le magasin de la veuve Rendon. C’était Mme Cheval, dont le mari était mort il y avait six mois.

— Je vous apporte un habillement de mon défunt pour que vous y fassiez de petits changements. Vous savez, je dois me remarier dans dix jours. Mon futur ne travaille pas depuis quatre mois, car il a été malade. Alors, il n’a pas d’argent pour s’acheter de nouvelles hardes pour la cérémonie. Nous avons parlé de ça tous les deux et nous avons décidé qu’il portera l’habit de mon mari, qui est dans la garde-robe et qui ne sert à rien. Il faudrait raccourcir les manches. Les culottes sont aussi trop longues. Faudrait en enlever un peu aux jambes. Pouvez-vous faire ce travail-là ?

La marchande développa le colis et déposa sur le comptoir un veston et un pantalon faits d’une étoffe carreautée.

— Bien certain, dit-elle, je vais vous arranger ça.

— Ça fait plusieurs années que mon mari avait cet habillement-là, déclara la veuve, mais il est encore bien propre, presque neuf, car il ne le portait que le dimanche pour aller à la messe.

— De combien voulez-vous que je rogne les manches ? interrogea la marchande.

— Disons un pouce et demi. Pour les culottes, enlevez deux pouces, car mon défunt avait bien ça de plus grand que mon futur.

— Je vous ferai ce travail-là, Mme Cheval, et d’avance je vous offre mes meilleurs souhaits.

Dix jours plus tard la veuve Cheval sortait de l’église avec son nouveau mari vêtu du complet carreauté que connaissaient tous les villageois de Lavoie. Il portait même la cravate bleue qu’ils étaient habitués à voir à Philias Cheval. Le soir, l’on jasait dans toutes les maisons et l’on tenait des propos railleurs sur la toilette du nouveau marié.


Comme le village ne comptait qu’une seule rue, la veuve Rendon pouvait, de sa fenêtre, voir passer les cortèges de mariage et les enterrements. C’était sa principale distraction.

Un jour, elle avait vu la fille du plombier, une jeunesse de dix-huit ans, se rendant à l’église la tête couverte de son voile blanc d’enfant de Marie pour son mariage avec le fils du charron qui la courtisait depuis plus d’un an. Les noces avaient été joyeuses et les invités étaient retournés chez eux en chantant :

Prendre un p’tit coup c’est doux et agréable ;

Prendre un gros coup ça rend l’esprit malade.

Dix jours plus tard, la population de Lavoie apprenait avec stupéfaction que la nouvelle mariée venait de donner naissance à deux jumeaux.


À Lavoie, il n’y avait pas de corbillard. Alors, lorsque l’un des rares citoyens à l’aise décédait, les parents faisaient venir celui de la paroisse voisine. Quant aux petites gens, c’est-à-dire la majorité des villageois, ceux ayant le souci de faire convenablement les choses se servaient de la camionnette du boucher. Celui-ci enlevait la couverture en toile de la voiture sur laquelle l’on hissait ensuite la bière, puis l’on se rendait à l’église. Lorsque le défunt était franchement pauvre et qu’il mourait l’hiver, l’on plaçait la caisse sur un traîneau, comme on aurait fait d’un vulgaire colis, sans qu’elle fût protégée du vent et de la neige par un tapis ou une robe de carriole. Un cheval mal étrillé traînait le mort.

C’est ainsi que, par un matin de février, alors que le vent du nord soufflait rageusement et que le thermomètre marquait vingt degrés sous zéro, l’on avait conduit à l’église la vieille Deschamps, morte à l’âge de soixante-quinze ans, après une étrange maladie. Le prêtre lui avait administré l’extrême-onction mais n’avait pu lui donner la communion parce qu’elle rendait les excréments par la bouche.

La veuve Rendon avait vu passer le cortège de sept personnes suivant le traîneau sur lequel on voyait la boîte renfermant le cadavre de la vieille. De toute sa vie, la marchande n’avait jamais rien vu d’aussi triste. Avec appréhension elle se demandait si ce n’était pas là le sort qui l’attendait un jour. Lorsqu’on approche de la vieillesse, qu’on est seule au monde, qu’on jeûne malgré soi, les réflexions sont amères. S’éloignant de sa fenêtre lorsque le cortège disparaît, elle murmure : « Elle est chanceuse, celle-là ; elle en a fini avec ses misères. »


Un soir d’automne, en lavant sa vaisselle, elle songeait à sa lointaine jeunesse et, comme elle essuyait une jolie tasse qui lui avait jadis été donnée par un ami, elle l’échappa. La délicate pièce de porcelaine se brisa et les éclats s’éparpillèrent sur le plancher. À ce spectacle, elle se sentit toute bouleversée, car c’était un souvenir de sa vie passée qui s’en allait.

À quelque temps de là, comme le froid se faisait sentir, elle alla demander à un jeune homme de la localité de lui poser ses doubles fenêtres, travail qu’elle était incapable de faire elle-même. La besogne fut prestement exécutée mais, le soir, la marchande constata que sa bague qu’elle avait imprudemment laissée sur sa commode, un fin bijou offert par son dernier et plus fidèle admirateur, était disparue. Encore une relique d’autrefois qui s’envolait. « La malchance s’acharne sur moi », remarqua-t-elle. Quant à se faire remettre la bague par le voleur, c’était une chose bien compliquée et elle y renonça.


Les jours d’hiver, lorsqu’elle allumait les deux lampes à pétrole de son magasin vers les quatre heures de l’après-midi, alors que l’ombre envahissait sa maison, que l’obscurité planait déjà sur le petit village, elle se sentait misérable, terriblement déprimée et comme prisonnière dans ce coin perdu dans les montagnes. Il lui venait alors de grands désirs d’être à la ville, de se mêler à la foule sous l’éclat des lumières électriques, de voir du vrai monde en vie et non des somnambules comme elle en rencontre chaque jour dans son village. Alors, seule, elle pleure et songe à son pitoyable destin, à ces années qui pèsent sur sa tête.

Des soirs, elle pense à ceux-là qui l’ont aimée, à ceux qu’elle a aimés, mais aux anciens jardins de volupté aucun fruit ne pousse. À cette heure, ils sont comme les feuilles mortes des automnes enfuis que le vent a emportées. Aucune consolation de ce côté.

Avec cela les jours passaient et chacun d’eux ramenait toujours le problème du pain.

« Qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que je vais devenir ? » se demandait-elle, éperdue, affolée. « Avec le peu que je gagne, je ne peux acheter quelques marchandises et vivre. Cela est impossible, absolument impossible. »

Et elle restait plongée dans de tristes pensées.

Devant la dure nécessité, elle s’adressa de nouveau au maire, lui demandant de lui prêter une centaine de piastres. Mais M. Dorion était un homme d’affaires, non un philanthrope, ni le trésorier de la Saint-Vincent-de-Paul, ni d’aucune organisation de bienfaisance. Il répondit que la chose lui était impossible. « De l’argent, je n’en ai pas. Tout passe en taxes. Quand j’ai payé mon impôt sur le revenu il ne me reste rien », déclara-t-il.

« C’est plus facile pour lui de dire ça que d’aider une personne dans le besoin », commenta à elle-même la veuve Rendon.

Elle oubliait toutefois de reconnaître que le maire, sobre et travailleur, n’avait jamais jeté son argent aux quatre vents, jamais gaspillé, jamais fait d’extravagances.

Elle vivait des jours bien difficiles. Souvent il lui arrivait de dîner d’un bol de soupe maigre et de souper d’une pomme de terre. Quant au déjeuner, ça c’était du luxe.

Ce régime ne pouvait durer indéfiniment. Que faire ? Que faire ?

Causant un jour avec le conducteur de la malle qui venait de lui livrer un léger colis commandé à un grand magasin de la ville, celui-ci informa la marchande que la comptable de la poterie Duclos, sise deux paroisses plus loin, venait de se marier et que le gérant lui cherchait une remplaçante.

— Vous ne me conduiriez pas là ? demanda la veuve Rendon, prenant une subite décision.

— Si vous étiez prête cet après-midi je pourrais y aller.

Un nouvel espoir se leva dans l’âme de la marchande.

Apprenant que la candidate à la position vacante possédait une longue expérience dans ce genre de travail, le gérant l’engagea sur-le-champ.

— Vous pouvez commencer aujourd’hui même, déclara-t-il.

— Faut tout de même que je me trouve une pension et que je fasse venir mon linge, expliqua-t-elle.

Alors l’homme lui donna l’adresse d’une maison où elle pourrait avoir une chambre et les repas.

Le lendemain elle entrait en fonctions. Le même jour elle apprenait qu’un ouvrier de la poterie était mort la veille de la silicose. Un autre avait été emporté le mois précédent par le même mal. On ajoutait qu’un troisième venait d’être conduit à l’hôpital. Enfin, la nouvelle comptable apprenait qu’en un peu plus de deux ans onze potiers avaient succombé à la silicose…

Ces informations furent une douche sur l’enthousiasme de la veuve Rendon.

Alors qu’elle avait été engagée, le salaire n’avait pas été spécifié, mais lorsqu’elle ouvrit son enveloppe au bout de la semaine, elle constata avec surprise et regret qu’on ne la payait que huit piastres, soit seulement une de plus que ce qu’elle payait pour sa pension. Désappointée au plus haut degré, elle fit immédiatement sa malle et retourna à Lavoie.

Désormais elle était sûre de ne pas mourir de silicose.

Quinze jours plus tard, en feuilletant les pages du journal, elle lut une annonce demandant une surveillante dans un service de santé de la municipalité de Montréal. Comme elle possédait les qualifications requises, elle se sentait toute confiante. Détail intéressant, le salaire était de quinze cents piastres. C’était la chance qui s’offrait. Le lendemain matin, après une course en taxi, elle prenait le train pour Montréal. En arrivant, elle se rendit au bureau indiqué. Comme elle s’y attendait, elle donna une réponse satisfaisante à toutes les demandes d’informations qu’on lui posa. Déjà elle pouvait croire qu’elle allait décrocher la place convoitée lorsque l’officiel qui l’interrogeait lui demanda, juste pour finir, les questions de routine :

— Vous demeurez à Montréal, n’est-ce pas ?

Elle hésita un moment…

— Non, répondit-elle, sentant que la chance la désertait.

— Je regrette, mais il n’y a rien à faire. Les règlements sont formels. L’applicante doit être domiciliée dans la ville même. Autrement vous aviez la position.

Ce fut un coup de massue.


Pendant quelques jours la veuve Rendon resta plongée dans un grand état de découragement. On lui avait refusé la place qu’elle cherchait à obtenir parce qu’elle n’habitait pas Montréal. Vous voulez travailler, vous avez besoin de travailler, mais un tas de chinoiseries, de règlements stupides vous en empêchent.

Que la lutte pour la vie est donc dure par moment !

Malgré tout il lui fallait se remuer, trouver quelque chose car, dans son petit village, dans son petit magasin, elle n’arrivait plus à gagner son pain. Par moments elle en venait à envier le sort des prisonnières qui, elles, mangent à peu près à leur faim.

Un jour, malgré ses précédents échecs, elle crut avoir trouvé le salut. Une petite annonce dans le journal demandait une gérante dans un magasin de hardes faites à Beaufort, à quarante mille de Montréal. Dès le lendemain, elle s’y rendit, mais l’annonce était fallacieuse. Ce n’était pas une gérante que l’on voulait engager, mais une vendeuse et une femme de peine en même temps. Le salaire était de $18 par semaine. Le propriétaire de l’établissement était un gros juif qui vous regardait à travers des verres très épais. La journée de travail commençait le matin à huit heures et se terminait le soir à sept heures, le vendredi à neuf heures et le samedi à onze heures. Certes, la tâche était dure, mais il n’y avait pas à hésiter. La nécessité forçait la marchande à accepter toutes ces conditions. La difficulté toutefois, était de se trouver une pension près du magasin. Elle passa le reste de la journée à chercher, à marcher, à marcher et à s’embêter. Mais elle ne put rien trouver. Finalement, tombant de fatigue, épuisée, elle était entrée dans l’église pour se reposer. Le temple était très sombre, car il était tout drapé de noir pour un grand service qui devait avoir lieu le lendemain. Là, elle s’était endormie et, pendant deux heures, elle avait sommeillé profondément. Enfin, le soir, elle était retournée dans son village, encore plus pauvre que lorsqu’elle en était partie le matin car le voyage lui avait coûté sept piastres.

Le lundi cependant, elle recevait une lettre du marchand juif, l’informant qu’il lui avait trouvé une pension et lui disant qu’il l’attendait pour le lendemain. Alors, elle était repartie et avait commencé à travailler en arrivant. Elle logeait dans la même maison que l’employée qu’elle remplaçait. Avant de partir, elle s’était confectionné une robe, car elle n’était guère présentable dans celle qu’elle portait. Dans sa campagne, un vieux manteau cachait son vêtement rapiécé, mais dans un magasin il fallait avoir une toilette convenable. Heureusement, elle avait une bonne paire de souliers qu’elle s’était achetés l’hiver précédent, qu’elle ne portait que le dimanche pour aller à la messe et qu’elle enlevait sitôt de retour. Son manteau datait de plusieurs années, mais il lui faudrait le porter encore. Seulement, sur sa première paye, il lui faudrait remplacer ses verres, ceux qu’elle avait étant trop vieux, trop faibles, et elle n’y voyait plus.

Ce lui était une grande joie de se remettre au travail, car elle pourrait, espérait-elle, manger convenablement et se renipper. En plus, elle serait débarrassée des inquiétudes qui la tracassaient au sujet de l’hiver qui s’en venait. Puis, elle se disait qu’elle revenait vers la civilisation. Si l’emploi ne lui convenait pas, elle serait plus près de la ville où elle pourrait peut-être essayer de nouveau sa chance. Oui, la place était dure, mais à son âge, elle ne pouvait faire la difficile. Dès le début, elle se mit à l’œuvre avec cœur, voulant donner satisfaction. Pour les ventes, cela ne l’effrayait pas, car elle avait l’expérience, mais il lui fallait connaître au plus tôt, le contenu du magasin pour trouver sans perdre de temps les marchandises qu’on lui demandait.

Le soir, après sa première journée de travail, elle était très fatiguée et se rendait déjà compte qu’elle ne pourrait continuer. La tâche était trop rude et elle n’avait plus les capacités d’autrefois. Puis, la pension où elle se retirait était loin d’être satisfaisante. On lui servait des viandes froides avec comme dessert des biscuits durs comme des cailloux ou des fruits en conserve. Rien pour soutenir des forces défaillantes.

Rester debout de huit heures du matin à sept heures du soir, sans jamais s’asseoir était au-dessus de ses forces. En sortant du magasin, sa journée finie, ses chevilles étaient tellement enflées qu’elles débordaient par dessus ses souliers. Aussitôt son souper avalé, elle se jeta sur son lit, étant trop lasse pour rien faire et elle plongea au sommeil, mais elle dormit mal, étant trop fatiguée. Avec amertume elle voyait l’ennui de loger dans une chambre, chez des étrangers après avoir été si longtemps dans sa maison, entourée de tous les souvenirs qui lui restaient de son passé. Elle aimait toutes ces reliques qui étaient sa vie maintenant et elle souffrait d’en être éloignée. Avec amertume, elle réalisait qu’elle ne pourrait continuer à travailler là, car elle ne valait rien pour les besognes debout. Si le travail avait été assis, elle aurait pu tenir, mais dans les conditions actuelles, absolument impossible. Fatalement, elle devrait retourner à sa petite vie, estimant qu’il vaut mieux manger du pain sec chez soi que de la viande froide chez les étrangers à qui elle paie une piastre par jour pour cette pitance.

Le magasin était pire que le bagne. En arrivant le matin, elle devait balayer la place, laver les vitres de la montre au dehors ainsi que les miroirs. Un jour, elle passa deux heures à prendre dans une voûte dans la cave un énorme lot de manteaux d’hiver, de paletots et d’imperméables pour hommes et à les monter au rez-de-chaussée dans le magasin. Grimper l’escalier avec ces lourdes charges dans les bras épuisait complètement ses forces. À la fin, elle était harassée, anéantie. Le cœur lui battait si fort qu’elle dut s’appuyer au comptoir pendant quelques minutes pour ne pas écraser au plancher.

À part ça, il lui fallait servir les clients qui, sachant qu’ils étaient dans un magasin juif, marchandaient jusque sur le trottoir. Lorsque le patron allait manger, il obligeait son employée à se tenir à la porte pour inviter les passants à entrer. Ce genre de sollicitation humiliait profondément la veuve Rendon. Jamais elle aurait cru qu’elle en viendrait un jour à une telle extrémité pour gagner sa vie.

En sortant du magasin, le samedi soir à onze heures, elle était rendue à bout et elle se mit à pleurer dans la nuit. Et elle avait encore dix minutes de marche pour se rendre à sa pension et en plus, un escalier à monter. Démoralisée, elle songeait à aller prévenir le juif qu’elle ne pourrait retourner au magasin le lundi, puis elle se décida à faire encore une semaine. À cette heure, elle avait le découragement que donnent la vieillesse et les forces usées, disparues. Entre temps, elle apprit qu’elle était tombée sur le pire patron dans toute la ville. Jamais il ne pouvait garder une employée. Toutes partaient après une semaine ou deux, un mois au plus. Le magasin ne possédait qu’une seule chaise, sans dossier, et elle était dehors, à la porte, pour le juif. Sa seule chance de s’asseoir, était de la prendre lorsqu’il allait dîner. Le vendredi, elle avait dû défaire la grande vitrine et la refaire en plein soleil par une chaleur écrasante, après en avoir lavé les carreaux. À son retour chez elle, elle passa une partie de la nuit à pleurer et eut toutes les peines du monde à se lever le lendemain tellement ses pieds, ses chevilles et ses jambes étaient enflés.

Le juif devait être satisfait des services de sa nouvelle employée et comptait évidemment la garder, car le samedi matin il lui dit : L’hiver prochain, vous ouvrirez le magasin à huit heures et vous allumerez le feu avant que j’arrive.

Là dessus, la femme remarqua : La chambre de toilette est abominablement sale. Vous devriez la faire nettoyer.

Le juif ne répondit rien, mais le soir avant de fermer l’établissement, il alla à son employée et du ton dont il aurait trouvé la solution à un problème : « J’ai pensé à ce que vous m’avez dit au sujet de la chambre de toilette. Vous la nettoierez lundi. »

Le rouge de la honte et de l’humiliation monta au visage de la vieille femme. Ce fut pire que si on lui eut craché à la face.

Cependant, elle ne répondit pas un mot mais en elle-même elle se dit : Avant de nettoyer le fumier d’un juif, je crèverai plutôt de faim.

Rien désormais n’aurait pu la retenir à Beaufort.

Partir, partir au plus tôt, c’était sa seule pensée, son seul désir. Le lendemain soir, sans avoir averti son patron, elle se retrouvait dans sa vieille maison, dans son petit village. À cette heure, elle savait qu’elle n’en sortirait plus vivante. L’on était à l’automne de l’année et elle était au crépuscule de la vie. À son retour, avec de vieux gants, elle rentra sous la grêle, par le vent et le froid, les légumes de son jardin, deux sacs de pommes de terre, des carottes, des navets. Elle récolta aussi un seau de tomates vertes qui mûriraient sous sa remise. Enfin, elle cueillit ses dernières fleurs à la pluie. Dans son jardin, il ne restait plus rien, rien que les feuilles jaunies des arbres dépouillés par les grands vents.

Un samedi après-midi, elle contemplait mélancoliquement les montagnes environnantes. Toute la poésie qu’elle avait cru voir dans ce coin de terre semblait disparue à jamais. Ses yeux dessillés de ses illusions apercevaient la triste réalité. Devant elle il n’y avait plus qu’un sol pelé, des pierres poussiéreuses, des chardons secs, des feuilles mortes et des arbres nus. Triste tableau. Pendant l’été, la nature parait cette terre d’idéal, de beauté, mais ce n’était qu’un mirage, une image trompeuse. Avec les jours d’automne, tout le rêve disparaissait comme dans la vie lorsqu’arrive la vieillesse.

Avec les premiers froids, la marchande se sentait terriblement vieille avec ses douleurs de névralgie et ses rhumatismes revenus. Pour obtenir un peu de soulagement, elle se frictionnait avec des onguents et parvenait à dormir quelques heures la nuit, mais les douleurs recommençaient au matin. Avec cela, son cœur malade battait furieusement dès qu’elle faisait un effort.

Lorsqu’elle sortait un peu, elle devenait vite glacée. Frileusement, elle rentrait en hâte à la maison et tentait en vain de se réchauffer près du poêle. Cependant, elle avait la satisfaction d’avoir sous la remise son bois pour l’hiver. Un matin, elle reçut une lettre du juif lui demandant de retourner prendre son emploi. Mais elle avait laissé là-bas ses dernières illusions. Depuis ses deux semaines à Beaufort, elle se voyait telle qu’elle était. Réellement, elle n’avait plus la taille ni l’apparence d’une employée de magasin. Vivre dans sa petite campagne, sans corset, avec de vieux souliers et de vieilles nippes, s’habiller juste pour aller à la messe le dimanche, ça gâte. Dans sa maison et son jardin, elle avait pris des habitudes de confort, de sans gêne qui étaient plus fortes que tout. D’avril à octobre, elle passait une partie de ses journées au grand air, dans son jardin. L’hiver, elle portait de gros souliers avec des gros bas de laine qu’elle s’était tricotés elle-même. Ce n’était pas élégant, mais chaud. Souvent, elle regardait les jeunes poulettes avec leurs petits seins pointus, toutes pareilles, les ongles vernis, pas de bas, des jambes laides mais portant des souliers à talons hauts et ayant juste une robe sur le dos. Toutes se ressemblaient, tandis qu’elle, avec ses vieilles mains brunies par le soleil, gercées par le froid et le travail, paraissait une grand’mère. Non, elle n’avait pas du tout des mains de vendeuse.

Tous ses efforts pour travailler, pour se trouver un emploi convenable avaient lamentablement échoué. Vieille, elle était trop vieille. Un déchet, voilà ce qu’elle était. Avec quelle tristesse elle réalisait cette vérité. Péniblement, lentement, elle se résignait à son sort. Parfois, souvent même, elle pensait à la pension de vieillesse. Ça, c’aurait été le refuge ; elle lui apparaissait comme la Terre promise, mais elle avait encore bien des années, bien des mois, bien des jours avant d’arriver là. Certes, elle aurait joyeusement accepté de se trouver âgée à ce point, du jour au lendemain, pour entrer dans ce havre ; elle aurait troqué avec plaisir les onze années qui étaient devant elle pour arriver en un moment à soixante-dix ans. Mais c’était là un vain désir, un rêve irréalisable.


Une semaine avant Noël, deux femmes du village entrèrent presqu’en même temps au magasin de la veuve Rendon pour faire quelques menues emplettes. En s’apercevant, elles avaient échangé des amabilités, avaient causé de la température, puis l’une d’elles, Mme Huneau, s’était exclamé : « Je vous dis que je me suis fait un beau gâteau de Noël, le plus beau que j’ai jamais fait de ma vie. »

— Vraiment ? fit l’autre femme.

— Oui. Imaginez-vous que ma fille qui travaille à Montréal m’a envoyé une boîte de fruits glacés, toutes sortes de fruits, préparés spécialement pour les gâteaux. Alors, je vous dis que j’en ai fait un qui est beau et qui paraît bon. Ça sentait bon pendant qu’il cuisait.

— Et qu’est-ce que vous mettez là dedans, Mme Huneau ?

— Je mets six œufs, une tasse de sucre, une tasse de crème, la boîte de fruits, des amandes, du raisin et des épices. Pour la farine, vous jugez de la quantité qu’il faut.

— Pas étonnant qu’avec tout ça, ça fasse un bon gâteau.

— Puis, vous savez, si vous passez devant chez nous à Noël, entrez et je vous le ferai goûter. Vous serez la bienvenue.

Une fois les deux clientes sorties, la marchande s’exclama : Si seulement, je pouvais m’acheter une demi douzaine d’oranges !


En prévision des grands froids de l’hiver, des tempêtes de neige qui empêchent de sortir, la marchande avait pris sous sa remise et descendu dans sa cave un certain nombre de bûches. Cela pouvait être très commode, car alors, elle n’aurait qu’à descendre les huit marches de son escalier et monter le bois voulu pour faire son feu.

Cependant le blême spectre de la faim planait toujours menaçant. Les tablettes de son magasin étaient presque vides de marchandises et elle n’avait que quelques piastres. Qu’allait-elle devenir ?

Ah, l’angoissant problème du pain ! Quel épouvantail ! Quel cauchemar ! Elle passait des nuits sans dormir, torturée de craintes, n’osant envisager l’idée du long, long hiver.

À vrai dire, elle avait ses légumes, mais ce n’était pas suffisant. L’avenir s’annonçait bien sombre.

Juste deux jours avant Noël, comme le vent soufflait avec une violence terrible, la marchande qui avait toujours peur du feu, n’osa pas le soir, remplir son poêle de bois pour la nuit, redoutant un incendie. Au matin, toutefois, il ne restait plus un tison. Il fallait rallumer son fourneau. Comme le vent avait maintenant dégénéré en une furieuse tempête de neige, qu’il était manifestement impossible de sortir, la marchande descendit à la cave et tenta de fendre une couple de bûches mais elle n’y réussissait pas car le bois était très dur. Réellement, la tâche était trop forte pour elle. Mais la nécessité la forçait à s’entêter, à persévérer. Elle donnait de rudes coups de hache sur le billot d’érable, mais sans succès. L’effort faisait battre son cœur avec une extrême violence. Finalement, un éclat se détacha et elle eut ensuite la besogne plus facile. Quelques minutes plus tard, elle remontait de la cave les bras lourdement chargés. Comme elle mettait le pied dans sa cuisine, elle croula au plancher foudroyée par une attaque cardiaque.

Elle était morte. Toutes ses misères étaient finies.

L’angoissant problème du pain n’existait plus pour elle.

Lorsqu’on ouvrit sa bourse, elle contenait dix-sept sous. Dans sa boîte à pain, l’on trouva deux croûtons, durs comme fer.

Ce fut le maire, M. Dorion, détenteur de l’hypothèque sur la propriété de la défunte qui se chargea des détails de l’enterrement. Il n’était pas homme à faire des extravagances. Pour trois piastres, le menuisier confectionna un cercueil de planches brutes barbouillées de noir. Le vieux curé chanterait un libera. Évidemment, il n’était pas question de faire venir un corbillard du village voisin. Tout comme pour la vieille Deschamps et nombre d’autres pauvres gens de la localité, l’on se servirait d’un simple traîneau, une traîne comme disent les habitants.

La tempête qui s’était déchainée la veille du décès avait continué pendant trois jours et il y avait une couche de quatre pieds de neige sur la route le matin de l’inhumation. Comme il faisait un froid noir, le charretier avait mis une couverte rouge sur le dos de sa bête pour la protéger, mais la caisse d’épinette renfermant la morte était exposée au vent et à la froidure. Deux personnes seulement formaient le cortège funèbre de la marchande : le maire et le fermier, chantre à l’église, qui avait jadis adressé une demande en mariage en vers à la veuve Rendon.

Le maire qui se rappelait la première visite de la morte à Lavoie dans son élégante automobile remarqua au chantre :

— Elle s’en va plus pauvrement que lorsqu’elle est venue ici pour la première fois.

— Oui, répondit sentencieusement celui-ci. Comme on dit : il y a des haut et des bas dans la vie.

Le traîneau portant sa boîte de bois brut teinte en noir s’éloignait lentement au pas du cheval qui avançait péniblement dans la neige qui lui allait jusqu’au poitrail et qui balançait la tête à chaque effort.

La marchande s’en allait à son repos. Elle laissait dans la fenêtre de sa maison trois chapeaux poussiéreux et déteints ainsi qu’une carte de modes montrant différents modèles de manteaux et, dans sa porte, une pancarte avec le mot : MODISTE.

LES DEUX AMIS


À Rodolphe Girard

Lorsque la veuve Amanda Leclaire accepta d’épouser le fermier Cyrille Latour elle croyait faire une bonne affaire. À ce moment, elle vivotait des maigres recettes d’un petit magasin de friandises qu’elle avait ouvert quelques mois après la mort de son mari, tandis que Latour, vieux garçon de quarante-cinq ans, passait pour être un cultivateur riche. Ne sachant trop que faire lorsqu’elle était devenue veuve et croyant, comme c’est l’opinion générale, qu’on peut vivre à bien bon compte à la campagne elle avait laissé la ville où sa vie s’était écoulée jusque là et avait loué l’avant dernière maison d’un petit village où elle espérait arracher sa vie. Là, elle gagnait sa pitance à vendre des cigarettes, des liqueurs douces, de la gomme et des sucreries. L’été, dans ses rares sorties, elle passait parfois devant une ancienne maison en brique ombragée par un gros saule branchu et difforme. D’ordinaire, une vieille femme en tablier blanc assise sur la véranda s’occupait à quelque travail de couture. Ce tableau laissait deviner une existence aisée, calme et tranquille. C’était la demeure du fermier Cyrille Latour. Ce dernier arrêtait parfois chez la veuve Leclaire qui ne le connaissait que de vue et il achetait pour cinq sous de pastilles de menthe.

— Vous aimez ça, ces pastilles ? interrogea un jour la marchande pour dire quelque chose à son client.

— Ce n’est pas pour moi. C’est pour ma tante qui tient ma maison. Elle prend ça pour aider sa digestion. Vous devez l’avoir vue. Quand il fait beau, elle est toujours sur la galerie. C’est à six ou sept minutes d’ici.

— Ah ! oui, maintenant je sais. Vous êtes M. Latour, hein ? On m’avait parlé de vous.

En d’autres occasions, ils causèrent.

Parfois le fermier lui rendait de petits services. Clairement, elle devinait qu’elle lui plaisait. Alors, certains jours elle songeait que si elle l’épousait, elle fermerait boutique et ferait sûrement une belle vie dans cette maison en brique ombragée d’un gros saule où la vieille tante se livrait à des travaux de couture assise sur la véranda. Élevée à la ville, elle ne connaissait rien des travaux de la terre, mais cela ne la préoccupait pas, car elle s’imaginait candidement qu’elle n’aurait qu’à se bercer sur la galerie de sa maison pendant que son homme serait au champ. D’avance, elle se figurait ce qu’elle ferait une fois mariée. Pour commencer, elle remplirait les tablettes de la cave de fruits et de légumes en conserve de manière à pouvoir préparer le repas en cinq minutes. Puis, pour varier ses loisirs, elle s’imaginait que l’on se promènerait fréquemment. Son mari n’avait pas d’automobile, mais bien sûr qu’il ne serait pas difficile de le décider à en acheter une. Alors, bien mis tous les deux, l’on prendrait la route dans une belle voiture. Pour commencer, ils iraient chez ses parents à lui, puis chez les siens à elle. Naturellement, l’on recevrait aussi ces gens. Ce serait un agréable échange de visites. Pour sûr que la vie serait bien plaisante. Soudain, elle était parfois interrompue dans sa rêverie par la bruyante arrivée de quatre ou cinq gamins qui achetaient pour deux sous de bonbons et qui sortaient en se chamaillant pour le partage. La marmaille partie, elle se replongeait dans ses projets. D’abord, avant d’accepter de devenir la femme du fermier, elle se ferait avantager d’une somme fixe ou d’une rente viagère, advenant le décès de son mari. Débarrassée de toute inquiétude quant à l’avenir, elle pourrait ensuite vivre en paix.

Latour, lui, lorsqu’il arrêtait un moment au petit magasin regardait la figure de la veuve et il la trouvait bien plaisante, bien de son goût. Et un soir, très simplement, il lui demanda de devenir sa femme.

— Avec plaisir, mon ami, répondit-elle.

Là-dessus, il l’embrassa, mais elle le trouva bien maladroit et ignorant des femmes.

Ils se marièrent et se mirent en ménage. De bonne foi, ils s’imaginaient qu’ils seraient très heureux. Oui, c’est généralement ainsi. L’on se rencontre, l’on trouve du charme dans la figure l’un de l’autre, l’on suppose chez l’être aimé une foule de qualités qu’on voudrait lui voir posséder, qu’on croit fermement qu’il a, et l’on s’imagine que la vie sera bien agréable. Il faut cela pour que la race humaine se perpétue.

L’on a hâte de manger à la même table, de dormir dans le même lit, de se voir chaque jour. Et, sans se connaître réellement, l’on se marie, l’on se lie par des liens qu’il sera impossible de briser. Oui, l’on est marié. L’on croit avoir arrangé sa vie pour le mieux. Auparavant, l’on n’était pas satisfait, l’on n’était pas heureux car on désirait tant de choses qu’on n’avait pas, mais tout de même, l’on n’était pas malheureux, tandis que maintenant…

Maintenant, l’on se connaît, l’on se connaît davantage chaque jour. Rien de ce qu’on espérait, on ne l’a trouvé chez son partenaire, mais au contraire, on découvre constamment chez lui de nouvelles imperfections, de nouveaux défauts qui nous deviennent de plus en plus insupportables.

L’on devient complètement étrangers quand on ne devient pas ennemis. Ils en étaient arrivés là. Ils n’avaient plus aucun intérêt l’un dans l’autre. Ils vivaient côte à côte, mais rien ne les attachait l’un à l’autre.

Au lieu de s’entr’aider à supporter les misères et les épreuves de l’existence, l’on tire chacun de son côté, l’on porte seul l’écrasant fardeau.

Ils n’étaient pas ensemble depuis un mois qu’ils avaient perdu bien des illusions. Elle était bien déçue ; lui aussi. Ni mentalement ni physiquement, ils n’étaient faits l’un pour l’autre. Parfois, devant la froideur de son mari, l’ancienne veuve Leclaire se demandait : Mais pourquoi s’est-il marié, celui-là ? Qu’avait-il besoin d’une femme ? Et alors, elle songeait à son premier mari, un homme affectueux, franchement amoureux, qui savait apprécier sa compagne. Sincèrement, elle regrettait son défunt. Peu à peu, elle en venait à comprendre, à reconnaître que Latour s’était marié pour avoir quelqu’un pour cuire sa soupe, pour laver et raccommoder son linge, pour traire sa vache, pour soigner les poules et recueillir les œufs, pour cultiver le jardin. Non jamais elle aurait cru que telle serait sa vie un jour. Ah ! ce qu’on peut s’en faire accroire à soi-même. C’est incroyable. Il va sans dire que l’automobile dont elle avait rêvé avant son mariage, Latour ne l’avait jamais achetée et quant à toutes ces visites qu’elle se proposait de faire, elles se bornaient à aller à l’église le dimanche. Et toutes ces boîtes de conserves qui devaient remplir sa cave, elle devait se contenter de les voir sur les tablettes de l’épicerie lorsqu’elle y mettait les pieds par hasard. Les légumes, si elle en voulait, elle devait les cultiver dans son jardin. Lui, il estimait qu’acheter des conserves, c’est bon pour les gens de la ville qui n’ont pas un petit coin de terre pour faire pousser des fèves, des tomates et des petits pois. La campagne, c’est la campagne.

La vie ne serait pas belle, mais elle serait au moins endurable s’il n’y avait pas toujours quelqu’un ou quelque chose pour la gâter. Dans une famille, c’est une belle-mère, un enfant, une bru qui empoisonne l’existence quotidienne. Parfois, c’est un voisin. Dans un bureau, c’est un gérant qui, à force de bassesses devant le patron a conquis l’autorité et qui en profite pour constamment malmener ses subordonnés et qui leur cause de continuelles tracasseries. Ici, ce n’était pas même une personne. C’était des chiens. Trois chiens.

Latour, avec les années s’était complètement désintéressé de sa compagne. Il avait alors reporté son affection sur ses chiens : Marin, Bayard et Capitaine, qui le suivaient toujours et qui, lorsqu’il entrait dans la cuisine à l’heure des repas, se couchaient à ses pieds près de la table, se levaient, se déplaçaient, traversant lentement la pièce et se trouvant dans le chemin de la cuisinière apportant ses plats. Alors, elle devait faire un détour pour éviter l’animal, ne pas buter sur lui et peut-être s’ébouillanter avec la théière remplie de thé brûlant. Ça, c’était ennuyeux, fatigant au possible.

Amanda trouvait parfois étranges les goûts de son mari. Ainsi, lorsqu’elle était entrée dans la maison après son mariage, elle avait aperçu un vieux fusil accroché au mur dans la cuisine. « Ça, lui avait-il déclaré avec fierté et émotion, c’est un fusil des patriotes de 1837. Je l’ai payé une piastre et demie à un encan, mais je ne le donnerais pas pour cent piastres. C’est une relique sacrée. »

Il lui avait aussi fait remarquer une gravure intitulée Les adieux de Napoléon 1er à la France et il avait paru tout remué en lui faisant voir ce tableau. Par la suite, plusieurs fois, elle l’avait vu le soir ou le dimanche, les yeux levés vers ce cadre et l’avait entendu prononcer d’un ton ému : Pauvre Poléon ! Réellement, en prononçant ces deux mots, il avait des larmes dans la voix. Pour elle, cet apitoiement sur le sort d’un conquérant disparu depuis si longtemps lui paraissait ridicule.

Lui, il déclarait souvent que ce qu’il aurait aimé être, c’était commerçant, pas cultivateur. Il ajoutait que c’était les circonstances qui avaient fait de lui un habitant.

— Toi commerçant ! s’exclamait sa femme, mais tu n’entends rien au commerce. C’est bien pour dire qu’on ne se connaît pas soi-même.

Mais s’il était devenu agriculteur, il prenait sa revanche en faisant des marchés. Il ne voulait pas manquer complètement sa vocation. Alors il achetait pour revendre, mais invariablement, il vendait à perte. Toutefois, il ne se décourageait pas. Il recommençait. Exactement comme le joueur de cartes qui a perdu mais qui est certain de se reprendre à la prochaine partie et de réaliser de beaux gains. « Depuis que je suis mariée avec lui, il n’a jamais gagné une piastre dans aucune de ses transactions, mais il a perdu plus d’argent qu’il pourra jamais en gagner dans sa vie », déclarait sa femme. « Mais il ne se corrige pas. Je ne sais combien de fois je lui ai dit : Cyrille, le commerce c’est pas fait pour toi. Occupe-toi donc de ta terre. Moi, avec mon petit magasin, je ne faisais pas de gros profits, bien certain que je ne faisais pas fortune, mais je gagnais à peu près assez pour vivre, tandis que toi, tu perds toujours et nous devenons de plus en plus pauvres ».

En l’entendant parler ainsi, il la regardait d’un air de pitié méprisante et ne répondait rien.

Avec cela, il courait après les procès, les invitait pour ainsi dire et invariablement, les perdait. Depuis l’époque de son mariage, il en avait perdu neuf. Aussi, il n’avait pas une haute opinion des juges ni de personne d’ailleurs. Lorsqu’on vieillit, l’on devient aigri, pessimiste, et l’on acquiert une triste idée de l’humanité. C’était son cas, mais toutes ces chicanes ne l’enrichissaient pas. Il devenait de plus en plus pauvre. Lorsqu’il avait payé ses aides, ses taxes, il ne lui restait rien du produit de sa terre ou, s’il avait quelques piastres, il les engloutissait toujours dans quelque marché qui ne lui rapportait que des ennuis, des tracas, des pertes d’argent ou un procès. Sa consolation, c’était ses chiens. Des amis fidèles, dévoués. Bien mieux que des hommes. Ils l’accompagnaient au champ, dans ses courses. Avec eux, il goûtait la petite somme de contentement qu’il pouvait attendre de la vie. Mais les trois chiens n’étaient pas toujours au dehors. À l’heure des repas et la journée finie, ils entraient dans la maison, allaient et venaient dans la cuisine, s’étendaient ici et là, se relevaient, allant se coucher ailleurs. Un embarras innommable. Et toujours affamés.

Des jours d’été, assis devant sa porte, ou l’hiver, dans sa maison, à côté de la fenêtre, l’homme songeait et se disait que l’attachement d’un chien fidèle est l’une des plus belles choses de la vie et qu’elle vaut mieux que toutes les prétendues amitiés, si souvent mensongères. Et doucement, il caressait la tête de Capitaine couché près de lui.

De son côté, l’ancienne veuve Leclaire, plongée dans des rêveries et des réflexions s’arrêtait un moment de penser et, se parlant à elle-même se demandait amèrement : Quelle idée ai-je donc eue de marier un habitant ? J’aurais tant aimé ça vivre comme du monde.

Une chose qu’elle trouvait extrêmement pénible dans son métier d’habitante, c’était de traire la vache. Cette besogne lui causait des douleurs aiguës dans les muscles des doigts. « C’est effrayant ce que ça me fait souffrir », déclarait-elle à une voisine. Malgré les années, elle ne pouvait s’habituer à cette corvée. Dans les premiers temps, Latour lui avait déclaré que tirer la vache, c’était l’ouvrage de la femme. Elle s’était soumise, mais souvent, elle se plaignait.

— Qu’est-ce que tu dirais si tu en avais douze comme ma mère ? lui avait demandé son mari.

— Bien, ta mère était meilleure et plus patiente que moi. Et si tu en avais deux au lieu d’une, je ferais mon paquet et j’irais gagner ma vie ailleurs, avait riposté Amanda.

Tout de même, matin et soir, elle continuait de traire la vache.

L’abîme mental qui séparait l’homme et la femme allait sans cesse s’élargissant.

Un avant-midi d’été pendant la guerre, Latour qui rôdait près de sa grange vit arriver à lui un particulier qui, après un bref bonjour, lui demanda : « M. Latour, vous ne me vendriez pas la vieille lieuse qui est dans votre champ ? Je vous en donnerais $150. »

— J’ai déjeuné ce matin, répondit froidement celui-ci, insinuant par là qu’il n’avait pas besoin de l’argent de son acheteur pour manger.

L’autre tourna alors sur les talons et s’éloigna sans ajouter un mot. Entrant un moment plus tard à la maison, Latour déclara à sa femme : « Un habitant de la Beauce est venu me voir pour acheter ma lieuse. Il m’en a offert $150. Brazeau me l’a vendue il y a quarante ans, je l’ai payée $125. Je m’en suis servi pendant plus de vingt ans et si je voulais, je pourrais faire un joli profit en la revendant. Tu comprends, ajourd’hui on ne peut se procurer d’instruments aratoires. On n’en fabrique plus.

— Comment, tu ne l’as pas vendue ? s’exclama Amanda.

— Je ne l’ai pas vendue. Elle va rester là, répondit simplement Latour.

— Mais ça fait vingt ans que tu ne t’en sers pas et tu ne t’en serviras jamais, répliqua la femme au comble de la stupéfaction. Qu’est-ce que tu veux en faire ?

— Rien, mais lorsque je vais au champ et que je la vois sous la remise, ça me fait plaisir.

— Écoute-donc, Cyrille, c’est pas le portrait de ton père ni le jonc de mariage de ta mère. C’est une vieille ferraille.

— Oui, mais ça me fait plaisir de la voir.

— Je vais te dire une chose. Ce que tu fais n’a pas le sens commun.

Dis-moi, si tu trouvais sur la route un portefeuille avec $150 tu ne le ramasserais pas ? Tu ne crois pas que ce serait une bonne chose de mettre $150 dans ta poche ?

— Si je trouvais un portefeuille avec $150 je le ramasserais et je tâcherais de retracer son propriétaire pour le lui remettre.

La femme poussa un profond soupir qui en disait long.

Amanda était infiniment malheureuse. Toujours voir ces chiens dans sa cuisine le matin, le midi et toute la soirée était un supplice sans nom. Faudrait-il qu’elle passe toute sa vie à les endurer ? Ah ! si elle avait su ce que c’était qu’un habitant, surtout un habitant comme Cyrille Latour, elle serait resté veuve dans son magasin de friandises où elle gagnait sa petite vie. Qu’on en commet donc des erreurs, des erreurs irréparables ! Puis, jamais, jamais d’argent. Ça c’est vraiment pénible. Même si on ne l’aime pas pour lui-même, l’argent, il en faut. Alors, comme l’on devenait de plus en plus pauvre, que la vie était difficile, elle s’était décidée un été à prendre des pensionnaires.

Tenir une pension. C’est bien triste d’en être réduit là. Pour en arriver à accepter ce gagne-pain, il faut avoir un fameux besoin d’argent. Être la servante d’étrangers souvent capricieux, malcommodes, exigeants, négligents, qui se lèvent et mangent à leurs heures, ça demande de la patience.

Tout d’abord, elle prit des citadins, des gens qu’elle connaissait, qui eux-mêmes, amenèrent des amis. Elle travaillait, mais ça payait. Seulement, pour accommoder ces gens, il lui fallut avoir le téléphone, un appareil de radio qui était ouvert à cœur de jour et faisait entendre toutes les cacophonies américaines et toutes les inepties parisiennes. Mais que n’endure-t-on pas pour de l’argent ? Toutefois, l’ennui le plus terrible, le plus insupportable, était les trois chiens de son mari qui envahissaient sa cuisine lorsqu’il entrait et qu’elle avait tout le temps dans les jambes. Ils s’étendaient sur le plancher, se relevaient, changeaient de place, se rapprochaient de la table, attendant la pâtée et, se trouvaient sans cesse dans son chemin. Parfois, impatientée au plus haut point, elle s’exclamait : Il me semble qu’un seul serait bien suffisant. Qu’est-ce qu’on a besoin de trois chiens dans une maison ?

— Des bons amis on n’en a jamais trop, répondait-il.

À la vérité, c’était trois pensionnaires qui mangeaient beaucoup et ne payaient rien.

Un jour cependant, elle eut une heure de satisfaction. Alors qu’il fauchait son blé d’Inde pour l’ensilage avec un attelage de trois chevaux : un aveugle au centre, un souffrant de la gourme qui soufflait bruyamment à chaque pas et une vieille jument, un gros rat affolé apparut soudain au milieu des tiges que la faulx venait de coucher sur le sol. En apercevant la bestiole, Marin le plus jeune des trois chiens qui suivait son maître s’élança pour la saisir, mais il eut les deux pattes de derrière coupées par la lourde machine. Il n’y avait rien à faire et, la mort dans le cœur, le fermier Latour dut l’abattre d’un coup de fusil. Il l’enterra au pied d’un orme, clouant sur l’arbre une planchette avec l’inscription : Ici repose Marin, un ami fidèle. La femme connut alors un moment de détente, une sensation de débarras comme elle en avait rarement éprouvé dans sa vie. Par contre, Latour fut pendant des semaines, taciturne, sombre, chagrin, malheureux. Ses chiens c’était sa raison de vivre.

En plus des deux chiens qui restaient, il y avait maintenant les aides. Pendant des années, Latour avait eu le même homme de peine, un veuf sans enfants, de près de quarante ans, qui s’intéressait à la terre et qui connaissait le métier d’agriculteur. Travaillant par nature, il n’attendait pas les ordres du patron, mais exécutait de son propre chef les besognes les plus pressantes. Un employé modèle, prenant les intérêts de son maître. Mais un jour, il fit un héritage et partit. C’était au printemps et il fallait le remplacer. Cette saison-là, le fermier fut constamment à la recherche d’aides. Mais tous les bons hommes qui n’étaient pas partis à la guerre étaient employés dans les usines de munitions. Les autres étaient des paresseux, des ivrognes, des sans-cœur, des pouilleux, des voleurs, des épaves qui traînaient sur les routes. Du printemps à la fin de l’été, Latour en essaya vingt-deux, qui tous le firent enrager. Il les gardait trois jours, une semaine ou deux semaines et, devant leur incapacité, leur mauvais vouloir, leur fainéantise, il les renvoyait. Des « fureteux », des « senteux » qui fouillaient partout. Latour qui avait connu bon nombre des vieux habitants, ne manquait jamais un encan et il achetait presque toujours un article pour lui rappeler ces anciens. C’était une varlope, une égohine, un grand plat en faïence, une horloge, un sucrier, une théière, un cadenas fabriqué par le forgeron. Il serrait ces souvenirs, ces « vieilleries » comme disait sa femme, dans un petit hangar où il gardait aussi ses outils et qu’il tenait constamment fermé à clé. C’était là son musée. Une fois, il avait acheté un antique fanal carré formé de quatre vitres et éclairant au moyen d’une chandelle. Il avait appartenu au plus vieil habitant de la paroisse qui s’en était servi pendant plus d’un demi siècle et qui était mort presque centenaire. Lorsqu’il le prenait pour aller à sa grange ou à son écurie, le vieux, par mesure de prudence, après avoir allumé sa chandelle déposait son allumette éteinte à l’intérieur du fanal. Il y avait là cinq ou six bouts d’allumettes déposées par le pionnier disparu. Latour qui avait la religion du souvenir évoquait parfois l’image de ce vieillard qu’il avait connu dans son enfance. Lorsqu’il pénétrait dans son musée, la vue de ces minuscules bouts de bois qui avaient servi à allumer le fanal lui causaient une certaine émotion. Un dimanche, au retour de la messe, il avait aperçu la porte de son hangar entr’ouverte. Un jeune homme depuis trois jours à son emploi avait brisé le cadenas, et était disparu emportant une demi douzaine de mèches, plusieurs ciseaux, un marteau et un imperméable. Il avait déplacé le fanal, l’avait ouvert et avait laissé tomber sur le plancher les bouts d’allumettes que le fermier Latour regardait avec une espèce de vénération. Cela lui avait semblé une profanation et pendant une quinzaine, il avait été furieux contre le jeune voleur, le jeune vandale.

Un jour, Latour était arrivé à la maison avec une vieille horloge grand’père et l’avait installée dans un angle de la salle à manger. Debout dans la pièce, il la contemplait avec une expression d’orgueil et de contentement sur la figure.

— Mais, dis-moi donc, Cyrille, ce que tu veux faire de cette vieillerie ? Est-ce qu’on avait besoin de ça ? On dirait un cercueil.

— C’est la plus vieille horloge de la paroisse, répondit-il. Elle a plus de cent ans. Les mouvements sont en bois. Elle avait appartenu au père Dumouchel qui a été enterré il y a dix jours. Sa fille Valentine me l’a offerte pour dix piastres et je l’ai achetée. À Montréal, on m’en donnerait cinquante, mais je veux la garder.

— Avec cet argent, on aurait pu acheter une belle pendule neuve. Est-ce que l’horloge marche au moins ?

— Non, c’est une antiquité. Je ne l’échangerais pas pour la plus belle pendule que tu pourrais trouver au village.

Découragée, elle se tut.

Le culte d’un héros comme Napoléon 1er, celui des hommes de 1837, l’amour des vieilles choses, des souvenirs du passé, elle ne comprenait pas cela. C’était quelque chose qui dépassait son raisonnement pratique. Avoir une cave remplie de conserves et de provisions, une automobile, des amis, les visiter et les recevoir. Ça, c’était dans sa note.

Un midi, au dîner, Latour remarqua avec surprise que sa femme avait les ongles rouges. Dans la chambre d’une pensionnaire partie la veille au soir, elle avait trouvé un tube de vernis à moitié rempli, abandonné là et elle n’avait pu résister à la tentation de se peinturer les ongles comme les femmes de la ville qui ont de l’argent, des loisirs et qui font une si belle vie. Elle tirait sa vache matin et soir, elle épluchait des légumes, lavait des piles d’assiettes, balayait les chambres, préparait les repas, mais d’avoir les ongles vernis comme ceux des citadines lui donnait une certaine satisfaction. Pour dire la vérité, ils étaient bien vieux, bien déformés ses doigts, mais du moment que leurs ongles étaient rouges, elle oubliait un moment ses misères. Ah, pouvoir vivre comme du monde, s’habiller, se promener, suivre la mode, quelle joie ce serait !

Elle se rendait compte de la faillite de sa vie. Un jour, elle causait avec l’une de ses pensionnaires et celle-ci racontait qu’elle avait voyagé, qu’elle avait vu la France, l’Italie. Alors, d’un ton de blague amère Amanda lança : « Vous, vous êtes allée à Rome, moi je suis allée à la grange. » C’était le visage de deux vies qui apparaissait dans cette simple phrase.

Parfois, songeant à son premier mari elle se disait : Quelle différence ! Lui qui aimait tant la femme et Cyrille qui n’aime que ses chiens.

Des jours d’automne, alors que rendues frileuses par les nuits froides, les mouches tentaient de pénétrer dans la maison chaque fois que la porte s’entrouvrait un instant, Latour assis devant sa table, un tue-mouches à la main les attendait. Lorsque l’une d’elles se posait sur le tapis en toile cirée, il rabattait avec force la lanière en caoutchouc qu’il tenait comme un sceptre. L’on entendait un sonore claquement et l’insecte était aplati, écrasé, réduit en bouillie. Satisfait, Latour, relevait son arme et attendait patiemment sa prochaine victime. Lorsqu’après avoir voleté dans la pièce, une autre mouche allait imprudemment chercher sa pâture dans son voisinage, il faisait de nouveau descendre sa lanière sur la bestiole qui était alors réduite à néant.

— Dis donc, Cyrille, tu ne pourrais pas frapper un peu moins fort. Tu m’étourdis, remarquait Amanda que le rude claquement énervait.

— J’veux pas les blesser ; j’veux les tuer, répondait Latour.

Et la prochaine mouche qui s’aventurait près de lui était écrabouillée avec un claquement qui résonnait dans toute la maison. Latour passait parfois toute la matinée à ce jeu et souvent, il recommençait l’après-midi. Toute son attention, tout son intérêt se concentraient pendant ces heures au massacre des mouches.

— Cette chasse-là a duré toute une semaine, déclarait à une voisine Amanda que ces claquements finissent par énerver terriblement. J’aimerais mieux endurer les mouches que d’entendre ce tapage, déclare-t-elle.

C’est étonnant comme le temps fuit, comme les années passent, comme les forces s’usent. Un printemps, Latour n’avait pu trouver la vigueur voulue pour ensemencer son champ. À regret et se sentant terriblement vieilli, il avait dû le laisser en friche, l’abandonner aux mauvaises herbes qui, elles, poussent toutes seules. Laisser une terre en friche, ça c’est franchement triste. Alors, il avait vendu sa vache et ses trois vieux chevaux. Vrai, il était bien démoralisé. Sa vie d’homme était finie. Alors, il s’était plus que jamais réfugié dans l’amitié de ses deux chiens.

— Puisque tu ne la cultives pas ta terre, vends-la donc, lui suggéra la pratique Amanda.

— Je la garderai jusqu’à ma mort, lui répondit le mari. Je ne veux pas voir d’étrangers salir la terre que j’ai cultivée et sur laquelle ma vie s’est écoulée. Même si elle reste en friche, elle m’appartient encore et, lorsque le désir m’en vient, je peux aller faire un tour jusqu’au bout et me dire qu’elle est toujours à moi.

Il a autour de ses bâtiments d’énormes amas de ferrailles de toutes sortes accumulées pendant de longues années, mais lorsqu’un marchand ambulant arrête à sa porte avec son camion et lui propose de les acheter, Latour lui répond froidement qu’elles ne lui nuisent pas. L’autre le regarde en silence se disant qu’il doit être un peu toqué.

La véranda qui était en avant de la maison à l’époque de leur mariage avait eu le temps de pourrir et de tomber en ruines.

— Fais donc poser une galerie, suppliait parfois la femme. Nous sommes vieux et nous pourrions nous reposer confortablement assis, à regarder passer les voitures sur la route. Au lieu de ça, nous sommes enfermés dans la maison comme des prisonniers.

Lui ne répondait pas.

— Oui, continuait-elle, garde tes sous et lorsque tu seras mort, tes héritiers s’en feront construire une, ils s’achèteront de bonnes chaises et le soir, bien à leur aise, ils se diront en se berçant et en écoutant la musique du radio : Le vieux fou a toujours ménagé, mais maintenant, c’est à notre tour de vivre et nous allons profiter de ses économies.

Il ne disait mot. C’était comme si elle avait parlé à une chaise.

Certains dimanches, alors qu’ils se préparaient à partir pour se rendre à l’église, elle lui disait : « Tu devrais bien te renipper un peu. Tu portes encore le même habillement que tu avais lorsqu’on s’est marié. Tes culottes ont en avant une grande tache faite par l’urine. Parfois j’ai honte de te voir ainsi. »

Comme d’ordinaire, il ne répondait pas, mais il se disait : Je n’ai pas à plaire à personne. D’ailleurs, il était satisfait de son vieux complet et n’avait aucun désir d’en avoir un neuf. Il était habitué à ce vêtement qui s’adaptait parfaitement à la forme de son corps et de ses membres. Un vieil habit c’est un ami. Avec lui, il n’y a pas de gêne. Et s’il y a un trou au coude ou un accroc au genou, vous vous dites que c’est un petit défaut et on le pardonne volontiers au fidèle vêtement. On s’y est accoutumé et cela n’a pas d’importance. Certes, il n’est pas beau, mais si l’on se regarde soi-même dans le miroir, l’on constate que l’on a bien changé et que l’on n’est pas un objet d’admiration. Un complet neuf c’est un étranger. Il vous faudra du temps pour vous familiariser avec lui.

Après un silence, Amanda reprenait : « C’est ça, ménage, ménage, et quand tu seras parti, tes neveux ne perdront pas de temps à profiter de cette manne qui leur tombera du ciel. Tu ne seras pas encore enterré qu’ils s’achèteront des habits, un appareil de radio, peut-être une automobile. Et en riant ils diront : Le vieux pingre ne voulait pas dépenser ane piasse pour s’acheter une paire de culottes. Quel encrouté c’était ! Si encore on avait des enfants, ajoutait-elle, on se dirait : On ménage pour eux, pour leur laisser un peu de bien et ce ne serait qu’à moitié mal, mais tu n’as que deux ou trois neveux qui ne viennent jamais te voir.

— Oui, ben j’aime mieux ça ainsi, répliquait-il. J’aime mieux ne pas les voir ; ils prouvent comme ça qu’ils ne courent pas après le p’tit peu d’argent que je leur laisserai en partant.

Amanda apprit un jour que son mari était allé à un encan dans le voisinage et avait acheté une moissonneuse et un sarcloir.

— Mais, dis-moi donc, Cyrille, ce que tu veux faire d’une moissonneuse et d’un sarcloir ? Tu n’es plus capable de travailler et tu laisses ta terre en friche. C’est tout simplement jeter de l’argent sur la route.

— Tu crois ? Hé bien, je suis certain de faire le double de ce que j’ai payé. J’ai eu ces instruments à très bon marché et je n’aurai pas de peine à les revendre avec un gros profit.

Mais comme il n’a pas un cheval pour aller les chercher, la moissonneuse et le sarcloir se détérioreront à la pluie et au mauvais temps là où ils sont, là où il les a achetés. Probablement qu’ils resteront là et qu’il n’ira jamais les réclamer.

Il y avait bien quatre ans que Latour, par suite de son manque de forces, avait renoncé à cultiver sa terre, lorsque Ludger Trudeau, son deuxième voisin, vint le trouver un matin de mai.

— Tu ne me vendrais pas ta grange ? lui demanda-t-il. Je la déferais et je la reconstruirais chez moi.

— Si je vendais ma grange, je serais obligé d’en bâtir une autre, répondit posément Latour.

Alors, la vieille grange complètement inutile et qui est un nid à rats pourrira sur place.

À la maison, les pensionnaires se succédaient, se remplaçaient. La femme avait commencé ce métier, il lui fallait maintenant continuer. Elle était comme prise dans un engrenage. Alors, lorsque les citadins étaient partis, elle avait accepté de prendre des travailleurs. Eux avaient des heures régulières pour les repas, mais il fallait se lever de très grand matin. Ce n’était pas gai de sortir du lit lorsqu’elle avait sommeil et qu’il faisait froid et noir dans la maison. Mais tout de même elle se mettait debout et allumait le poêle. Ah ! ce n’était pas là ce qu’elle avait rêvé en se mariant. Oui, elle regrettait ce qu’elle avait fait mais il était trop tard.

Cinq polonais employés à la construction d’une immense usine de munitions s’installèrent chez elle. Un compagnon de travail possédant une automobile, les prenait chaque matin à six heures à la pension, les conduisait à leur travail et les ramenait le soir. Ils se levaient à cinq heures, prenaient le déjeuner, puis l’un après l’autre, avec une lanterne électrique, dans le froid, la neige et le noir, ils s’en allaient à tour de rôle aux chiottes, à trente pieds en arrière de la maison. C’était comme un rite. Si par hasard, un camion passait sur la route, le chauffeur apercevant l’homme avec sa lumière remarquait : « Tiens les polonais qui commencent leur journée. » Munis de leur lunch, préparé par la femme, ils attendaient le coup de klaxon qui ne tardait pas, et prenaient place dans la voiture qui arrivait toujours à l’heure.

Des pensionnaires modèles, ces polonais. Après leur souper, ils montaient à leurs chambres, fumaient une pipe et se couchaient. Jamais de bruit. Une destinée tragique les attendait. L’un d’eux fut écrasé à mort par une poutre de fer alors qu’il était à son travail, un autre étant allé passer la fin de semaine à la ville fut asphyxié pendant son sommeil lorsqu’un incendie ravagea la maison dans laquelle il dormait, deux autres furent tués instantanément dans un accident d’auto et le dernier se suicida avec un revolver en apprenant que sa femme restée là-bas, et à qui il envoyait régulièrement des sommes d’argent vivait avec un autre homme et avait eu de lui deux enfants.

— C’est un vrai sujet de complainte, La Complainte des cinq polonais, remarqua Latour en apprenant la mort du dernier du groupe.

L’hiver fini, les citadins recommencèrent à arriver. Amanda se démenait du matin au soir. Mais ce n’était pas tant le travail, si dur fût-il, qui lui était pénible. Non ce qui l’agaçait le plus c’était les deux chiens qui, l’hiver avaient passé la plus grande partie des journées couchés près du poêle, sous la table, ou étendus près de la chaise de leur maître et qui, l’été, alors qu’elle préparait les repas des pensionnaires et qu’elle était affairée au possible, se trouvaient sans cesse devant ses pas. Embarrassants, encombrants comme on ne saurait dire, et qui mangeaient, qui mangeaient…

— On dirait que tu crois que ça ne coûte rien de les nourrir ces bêtes, remarquait parfois la femme avec aigreur. Je travaille dur pour faire manger ces chiens-là.

Lui la laissait dire, mais leur jetait un os avec beaucoup de viande autour.

La femme rageait. Elle monologuait : « C’est moi qui gagne l’argent avec lequel il les bourre. Nourrir deux gros chiens dont nous n’avons aucun besoin, est-ce que ça a du bon sens ? Puis toujours les avoir dans ma cuisine, toujours risquer de buter sur ces sales bêtes c’est assez pour me rendre folle. Il faut que j’en fasse disparaître un. »

Le moyen ? Le poison. Alors, lentement elle mûrit son projet. À cette pensée, elle goûtait une espèce de volupté. Mais il fallait se procurer la drogue. Soudain un jour, elle pensa à un vétérinaire qui avait pensionné chez elle pendant quelques semaines alors que sa femme était à l’hôpital. Un après-midi que son mari était parti pour une affaire qui le retiendrait quelques heures, elle se décida et se rendit chez le vétérinaire. Justement, il était dans son bureau. Après avoir causé un moment, elle dit soudain :

— Je voudrais un bon poison.

L’homme la regarda.

— Vous ne voulez pas empoisonner votre mari ? demanda-t-il en badinant.

— Non, ce n’est pas pour mon mari.

— Ce n’est pas pour vous, j’espère ?

— Non, mais je vais vous le dire. Je voudrais bien me débarrasser d’un de nos chiens. Je suis fatiguée, excédée, de les avoir dans la maison. Je suis rendue à bout.

— Bon, bon, fit l’autre. Ce n’est pas un grand crime et je vous comprends. Je vais vous donner ce qu’il faut. Ça n’y paraîtra pas.

Là-dessus, le vétérinaire fureta un moment parmi ses boîtes et ses fioles.

— Tenez, dit-il, mettez ces deux pilules dans un morceau de viande, donnez-les à votre bourreau et demain, vous serez débarrassée.

Et le lendemain, le fermier Latour trouva son chien Bayard mort près de la grange. Avec un atroce serrement de cœur, il regardait le cadavre de ce compagnon de tant de jours. Il était bouleversé, écrasé par sa douleur. Jamais auparavant, il n’avait éprouvé rien de tel. Immobile devant ce corps sans vie, il était plongé dans un abîme de désespoir. La cause de la mort, il ne pouvait se l’imaginer, la deviner, ni même la supposer. Simplement, il était devant un fait brutal. Son chien Bayard était mort.

Au pied d’un pommier qu’il avait planté lui-même vingt ans auparavant, il creusa une fosse, étendit dans le fond l’un de ses vieux habits, puis y déposa pieusement le corps de son fidèle ami.

À sa femme il ne dit pas un mot. Elle était incapable de comprendre sa peine.

Désormais, il ne lui restait qu’un seul ami, Capitaine, bien vieux maintenant.

Latour fut très longtemps avant de reprendre son équilibre moral tellement la mort de Bayard l’avait affecté.

La femme avait cru que la disparition de la bête qu’elle avait empoisonnée lui apporterait un soulagement, mais ce n’était là qu’un espoir illusoire. On peut même dire que la situation avait empiré. Latour avait en effet reporté sur Capitaine toutes ses attentions, toutes ses joies. Lui qui s’était toujours montré d’une grande froideur envers sa compagne, donnait à son vieux chien des démonstrations d’affection comme il ne lui en avait jamais témoigné à elle. Ça, c’était vexant, humiliant pour une femme. Le soir, avant d’aller se coucher, il serrait la patte de Capitaine en lui souhaitant une bonne nuit. Et lorsqu’il dormait, si le vieux chien demandait à sortir, l’homme se levait sans hésitation afin de lui ouvrir la porte. En une circonstance alors que la bête était malade, il avait laissé son lit sept fois pour lui permettre d’aller au dehors. Parfois cependant, l’animal au lieu d’attirer l’attention de son maître pour aller à l’extérieur, prenait d’autre moyens. Une fois, il avait rongé avec ses griffes tout le bas de la porte. Ce qui avait mis Amanda en furie.

« Il vieillit », déclarait tristement l’homme assis près de la table, dans la cuisine, en regardant son chien, pendant que de grosses larmes coulaient de ses yeux et descendaient sur ses joues ridées, couvertes d’une barbe blanche de trois jours.

Croyant son ami malade, Latour faisait venir le vétérinaire, mais celui-ci après avoir examiné la bête, levait les deux mains en l’air d’un geste d’impuissance et déclarait que c’était l’âge, une maladie incurable. L’âge et la débilité qui en résulte. « Le seul remède à lui donner », dit-il, « ce sont les bons soins. » Désireux de faire tout son possible pour conserver à Capitaine son reste de forces, il lui achetait de la viande de choix chez le boucher.

La femme enrageait.

Un jour, ayant le goût de travailler la pâte, elle avait fait trois douzaines de biscuits au chocolat. Elle les avait particulièrement réussis et était contente d’elle-même. Au dîner, l’homme, après avoir avalé sa soupe et mangé une omelette, avait pris un biscuit entre ses doigts, l’avait élevé en l’air en regardant son chien qui avait tout le temps les yeux fixés sur lui. Alors l’animal avait ouvert la gueule et Latour avait laissé tomber le gâteau. Le chien l’avait happé au vol, se régalant de la friandise pendant que la figure de son maître exprimait le contentement et la satisfaction. Une minute plus tard il répétait le même manège.

Hors d’elle-même, la femme éclata : « Moi qui me suis donné du mal pour faire ces biscuits. Et tu les donnes comme ça au chien. Ça vaut la peine de faire quelque chose de bon. C’est stupide. »

— T’as rien à dire, c’est ma part que je lui donne, répondait l’homme, indifférent à la colère de sa femme. Mais tout de même le vieux chien empiffra les trois douzaines de biscuits.

Une autre fois, attendant un parent, Amanda avait fait un gâteau, mais le visiteur attendu ne vint pas. Alors une voisine étant entrée à la maison, elle le lui avait donné, disant : « Tenez, emportez-le, car autrement ce sera ce maudit chien qui le mangera. »

En dépit des bons soins, il était devenu bien malade, bien répugnant le vieux chien. Il perdait son poil et son corps était couvert d’ulcères. Et, lorsqu’il s’étendait dans la cuisine, il couvrait le plancher d’une bave immonde. Une bête bien malpropre, bien dégoûtante.

Une fois de plus Latour fit venir le vétérinaire, qui recommanda de saupoudrer de soufre le corps de l’animal, principalement sur les plaies.

Une jeune femme de la ville, cousine d’Amanda, venait depuis des années passer de temps à autre une semaine ou deux à la maison, payant généreusement sa pension. Elle avait sa chambre à elle qu’elle avait arrangée et décorée à son goût et dans laquelle elle avait mis une foule de choses à son usage : une berceuse, un miroir joliment encadré, une jolie carpette, etc. Or Amanda constata que son mari montait le soir ouvrir la porte de la chambre de la cousine et que le vieux chien malpropre, purulent et baveux allait s’étendre et dormir sur le tapis qui servait de descente de lit et sur lequel il laissait son poil et sa poudre de soufre en se secouant. Elle était indignée, révoltée.

À bout de patience, la femme tenta à plusieurs reprises de se débarrasser de la sale bête en lui offrant des aliments contenant du vert-de-Paris, préparation dont son mari se servait pour arroser les tiges des pommes de terre pour les protéger contre les parasites, mais, comme s’il eût été doué d’un instinct divinatoire, le chien refusa à chaque fois la nourriture offerte.

La cousine de la ville était de nouveau à la maison pour une dizaine de jours et, naturellement, Amanda faisait entendre ses plaintes, ses doléances. « Tu ne peux t’imaginer un homme comme ça », disait-elle. « Son vieux chien passe avant tout. Si, dans sa maison en flammes, il voyait sa femme, son père, sa mère, ses frères, ses sœurs et son chien, il s’efforcerait tout d’abord de sauver son chien. Oui, son chien. Son chien et Poléon, il n’y a que cela qui existe pour lui. Ce pauvre Poléon ! » ajoutait-elle en prenant la voix éplorée de son mari. « Quand il en parle et qu’il songe à ce général dépérissant lentement à Sainte-Hélène, il est malheureux au possible. Pauvre Poléon ! s’exclame-t-il, des larmes aux yeux et dans la voix. Tiens, si je tombais malade et si je mourais, il aurait moins de peine que pour Poléon. Ça fait bien plus de cent ans qu’il est mort et il le pleure encore. » Et lancée sur ce sujet, elle continue : « Quand son chien Bayard est mort, il l’a enterré comme si ç’avait été son frère. Et ce qu’il a eu de la peine, ce qu’il a eu de la peine, je ne pourrai jamais assez le dire. Ah ! non, ce n’est pas moi qu’il aurait regrettée comme ça. Il a été des semaines rongé par le chagrin. Il ne parlait pas. Il pensait à son chien. Ah ! je me demande ce qu’il aurait fait s’il avait su que c’est moi qui l’ai empoisonné. Bien sûr qu’il m’aurait flanquée à la porte Pour son vieux chien écœurant il n’y a rien qu’il ne ferait pas. Il lui achète de la viande qu’il paie trente cents la livre. Rien de trop bon pour cette répugnante bête. Comme je te l’ai déjà dit, il se serait levé dix fois pendant la nuit pour le faire sortir, si l’animal en avait manifesté le besoin. Mais moi, lorsque j’ai été malade, je l’ai appelé une fois et lui ai demandé de m’apporter le vase de nuit, mais il n’a pas bougé. »

Il était vraiment bien malade le vieux chien. Par une chaude après-midi d’été alors que son maître reposait devant sa maison sur une chaise en rotin à moitié démolie par les pensionnaires, Capitaine, assis sur son arrière-train et la tête appuyée sur la jambe de Latour, frissonnait en dépit de la chaleur accablante. Ses flancs purulents et son corps tremblaient comme les feuilles au vent d’automne. Pitoyable, le cœur tout remué en contemplant la bête qui s’était réfugiée près de lui comme pour en obtenir un soulagement, l’homme songeait que les jours de son ami étaient comptés. La fin approchait. Il regardait l’animal qui dressait sa tête vers lui avec des yeux chargés de tendresse. Et un colloque s’engageait dans leurs regards entre les deux amis.

Le Maître. — La vie n’est pas drôle et, si je ne t’avais pas eu la mienne aurait été encore plus triste.

Le Chien. — Tu as été tout ce que j’ai connu de bon.

Le Maître. — Tous les gens sont des voleurs, mais toi tu n’as jamais dérobé une grillade ou une côtelette.

Le Chien. — Pourquoi l’aurais-je fait ? Tu m’as toujours bien traité. Souvent tu m’as donné ta part de dessert.

Le Maître. — Mon pauvre chien, nous sommes bien vieux tous les deux et il ne nous reste pas longtemps à vivre.

Le Chien. — Toi et moi nous nous reposerons. Grâce à toi je n’ai jamais connu la faim.

Le Maître. — Je n’ai jamais aimé personne comme toi.

Le Chien. — Un jour que deux dogues m’avaient attaqué, tu es venu à mon secours. Tu as cassé les reins du plus gros d’un coup de bâton et tu as chassé l’autre d’un coup de pied.

Le Maître. — Laisse-t-on maltraiter un fidèle ami ?

Le Chien. — Tu ne m’as jamais battu. Tu as été un bon maître.

Et dans les yeux de la bête galeuse, puante et couverte d’ulcères, il y avait comme des larmes tandis que la main du vieil homme caressait doucement le cou du chien tout frissonnant par cette chaude journée d’été.

Certes, le chien était bien vieux, bien affligé pour l’âge, mais il n’était pas le seul dans ce cas à la maison. Amanda, l’ancienne veuve, avait perdu de son reluisant et, avec ses cheveux grisonnants et son nez rouge, elle n’était plus troublante du tout et lui, Latour, n’était qu’un vulgaire habitant, fruste, buté, têtu et pauvre, pauvre. Comment avait-il pu la trouver charmante ? Comment avait-elle pu le croire riche ?

À maintes reprises pendant les froides journées d’hiver ou les lourdes et glaciales pluies d’automne, Amanda, rentrant dans sa cuisine après une absence de quelques minutes, s’adressait à son mari, disant d’un ton larmoyant : « Cyrille, ça n’a pas de bon sens d’être obligé de sortir pour aller à cette vieille cabane en arrière de la maison. Tu devrais faire aménager une chambre de toilette. »

Mais Cyrille ne répondait pas. C’était comme s’il n’avait pas entendu. D’ailleurs, il n’avait pas d’argent.

Mais, un automne, la municipalité désirant construire une voie qui relierait deux routes en forme de V qui, partant à un mille et demi de la ferme de Cyrille, la coupaient transversalement et allaient toujours en s’éloignant l’une de l’autre, lui offrit mille piastres pour une lisière de terrain pour un chemin de traverse. Mille piastres, c’était un montant et malgré qu’il lui répugnait de diviser ainsi une partie de sa terre, il accepta. Lorsqu’il eut été payé, Amanda revint à la charge au sujet de la chambre de toilette.

— Qu’est-ce que tu vas en faire de cet argent ? Le serrer ? Écoute, on a eu assez de misère avec la vieille cabane. Fais construire des cabinets. Tiens, Philias Marcheterre, qui est chômeur depuis deux mois, te ferait ce travail à bon marché. Va le voir.

Pour une fois Cyrille céda. Il rencontra le plombier Marcheterre et s’entendit avec lui sur le prix, le plan et le matériel. En deux semaines environ la chambre de toilette était terminée. Lorsque le plombier fit descendre la chute d’eau dans le bol de faïence, montrant que son travail était fini, Amanda eut un moment de profond contentement. Désormais elle n’aurait plus à sortir au froid pour se rendre à la vieille cabane, derrière la maison. Cyrille, lui, continua comme auparavant d’aller faire ses besoins dans son écurie penchée habitée uniquement par des rats.

La situation était aussi tendue que possible dans le ménage Latour. Un incident qui se produisit un soir provoqua un tragique dénouement à la crise qui durait depuis longtemps.

Depuis une semaine environ la femme avait chez elle une petite parente de la ville, une fillette anémique de cinq ans environ que la mère lui avait confiée pour quelque temps. Or, au souper, l’enfant, au lieu de demander un verre de lait, prit elle-même le pot sur la table pour remplir sa tasse, mais elle le renversa maladroitement sur la nappe et sur le plancher. Irrité de cet incident, Latour éclata en jurements pendant que la fillette toute énervée se mettait à pleurer.

Furieuse à son tour, la femme riposta : « Écoute, Cyrille, j’aime mieux essuyer un peu de lait que la bave de ton chien galeux, puant et écœurant qui porte à vomir tellement il est sale et qu’il pue. »

Après cela un silence hostile régna.

Le soir, les deux époux se couchèrent plus ennemis que jamais. De toute la nuit la femme ne put fermer l’œil tellement elle était en rage. Dès le lendemain elle mettait l’enfant dans l’autobus et la renvoyait à sa mère. Elle ne décolérait pas, ne pouvait se calmer. « Le maudit chien, il faut qu’il meure cette semaine. Si je ne le tue pas ou si je ne le fais pas tuer, je vais devenir folle. Je ne peux plus le voir, je ne peux plus l’endurer. Il faut qu’il disparaisse. Si je ne le tue pas, je veux que mon nom soit Vache. »

À ce moment le meurtre était dans son cœur. Elle aurait voulu les tuer tous les deux, l’homme et la bête.

Justement, ce jour-là, sa cousine de la ville revint pour une nouvelle visite. Naturellement elles causèrent de l’incident de la veille. « Je ne peux voir clair dans ce caractère-là », disait la femme en parlant de son mari. « C’est un homme impossible à comprendre. Il s’emporte, il devient furieux parce qu’une fillette renverse un pot de lait sur la table, mais l’été que j’ai eu le jeune Dumont en pension il endurait tout. Ce garçon-là faisait jouer l’appareil de radio aussi fort qu’il le pouvait pour entendre du jazz, ouvrait constamment les portes et était fatigant, agaçant au possible, mais parce qu’il me donnait un bon prix pour sa pension, il ne disait rien. Il devait penser : « Il est bien ennuyant, mais il paie… »

« Tiens, un homme comme Cyrille, il n’y en a pas un autre sur la terre. Il est impossible à comprendre. Tu ne saurais imaginer ce qu’il me fait enrager parfois. Il pourrait faire damner un saint du paradis. Toi, tu sais si nous sommes pauvres. Bien, je vais te raconter quelque chose et tu me diras si tu as jamais rien vu ou entendu de tel. Sur sa terre, près de la route, il y a une vieille maison en ruines qui a été inhabitée pendant vingt ans au moins. Lorsque les logements sont devenus rares et que les gens se sont mis à s’installer dans des garages, des écuries et tout ce que tu veux, il a loué cette bicoque à un couple. Le loyer était de quinze piastres par mois. La femme paya un mois, puis un autre. Après cela les locataires furent quatre mois sans payer. La femme arriva ensuite un jour et annonça : « Mon mari a perdu sa job et nous allons partir, nous en aller à la ville. Voici cinquante piastres pour le loyer. Je vous paierai les dix autres aussitôt que je le pourrai. Je dois aussi à l’épicier, mais il lui faudra attendre ». En parlant elle avait donné cinq billets de dix piastres à Cyrille. Alors, le croiras-tu, il prend l’un des billets qu’il venait de recevoir, le remet à la femme, disant : « Vous donnerez cela à l’épicier et vous m’enverrez mes vingt piastres lorsque vous le pourrez ». Je n’en revenais pas. J’aurais pu prendre ma poêle à frire qui était à côté de moi et la lui rabattre sur la tête. Est-ce assez fou ? Non, est-ce assez fou ? »

Le soir, comme elle faisait souvent, la cousine annonça : « Moi, je vais à la salle de danse. Tu ne viens pas avec moi ? Tu prendrais un verre de bière. Ça te ferait du bien. » Alors, laissant Latour à la maison, les deux femmes partirent pour le lieu d’amusement de l’endroit. Comme d’ordinaire, il y avait beaucoup de monde réuni là. Chacun cherchait à se distraire, à oublier ses tracas en prenant un verre. Les deux femmes prirent place à une table. Un homme d’une trentaine d’années, maintenant chauffeur de camion, mais qui, auparavant, avait été pendant des années livreur pour la principale épicerie de l’endroit, et qui connaissait les deux visiteuses, s’approcha d’elles et entama la conversation. Ils étaient là à causer tous les trois en prenant un verre de bière, mais comme quelqu’un qui a mal au cœur et qui renvoie les aliments qu’il a sur l’estomac et qu’il n’a pas digérés, Amanda avait besoin de parler de ce maudit chien. Alors elle parlait et elle exprimait son désir éperdu de le voir mort. « J’sais pas ce que je donnerais pour qu’il disparaisse », déclarait-elle. Et ils buvaient un verre de bière, puis un autre. Dans la salle du restaurant, l’entrain régnait. L’on entendait des rires, des éclats de voix, le bruit d’une bouteille que l’on ouvre. Avec ses vieux doigts déformés aux ongles vernis, ces doigts qui avaient lavé tant d’assiettes, Amanda portait son verre à ses lèvres. Sous l’éclat des lampes électriques, toutes les déceptions, tous les désappointements, les embêtements qui avaient rempli sa vie se lisaient clairement sur sa figure ravagée.

— J’voudrais ben le voir mort, déclarait-elle, la bouche pâteuse.

Résolu, le chauffeur lui dit comme ça :

— Ben, tracassez-vous pas, mame Latour. Je vas vous l’écraser moi, votre vieux chien. Ça fait assez longtemps qu’il jappe lorsque je passe devant chez vous. Écoutez, tâchez que vot’mari soit absent de la maison demain et je vous promets de l’écraser en passant. J’vas lui faire son affaire à vot’chien.

Alors elle le regarda. Il lui sembla qu’il était un sauveur. Elle aurait pu le prendre dans ses bras et l’embrasser. On lui aurait dit qu’elle héritait de quatre mille piastres qu’elle n’aurait pas éprouvé la moitié du contentement qu’elle ressentait en ce moment. L’on se sépara tard dans la nuit après avoir ingurgité d’autres verres de bière. Et le chauffeur répétait :

— J’vas lui faire son affaire à vot’chien, vous verrez.

Au moment de se quitter, après un dernier verre, l’homme répéta une fois de plus :

— Tracassez-vous pas, mame Latour, j’vas lui faire son affaire à vot’chien.

— Bon, pis tu viendras à la maison et je te donnerai un bon dîner, déclara la femme.

C’était vrai que Capitaine détestait le chauffeur de camion car le lendemain, lorsqu’il vit apparaître la voiture, en dépit de sa faiblesse et de son mal, il s’avança au bord de la route et, suivant son habitude, se mit à aboyer. Il n’était cependant pas dans la ligne de la voiture, mais le conducteur imprima un brusque coup au volant et le lourd camion déviant légèrement, passa en trombe, écrasant en bouillie sanglante le vieux chien hargneux.

Cette mort fut pour Latour une catastrophe sans nom, le plus effroyable malheur qui pouvait le frapper. Pour lui elle signifiait la fin de tout. Désormais la vie n’avait plus de sens. Muet, hagard, il allait comme un somnambule, comme un halluciné, avec un air de dément.

Trois jours plus tard sa femme le trouva pendu dans sa grange. Il avait une face de supplicié.

Table des matières

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