Le diable est aux vaches/Politique et psychologie

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VIII

Politique et psychologie


Baptiste, foncièrement honnête homme, n’aurait jamais volontairement causé le moindre tort à qui que ce soit. Antoine également, bien que, de son propre aveu, il fut un peu prompt, et très bête quand il se choquait, quoique toujours sans rancune, ajoutait-il.

Mais la politique, la belle politique, voyez-vous, commençait à échauffer les esprits dans le Trois en l’an de grâce 187…

Voilà d’ailleurs toute la genèse de ce malheureux incident, resté mémorable dans les annales du rang.

Commençons par un peu de psychologie.

Baptiste, dès son adolescence, avait été fortement impressionné par la prospérité et la vie heureuse de son père, surtout quand il y comparait la dure existence au jour le jour, que menaient la plupart des colons. En effet ces derniers dépendaient, du commencement à la fin de l’année, presqu’entièrement des commerçants ; et, pour vivre et faire vivre leurs familles, ils devaient continuellement compter sur le travail salarié ou vendu.

Aussi, profondément enamouré de sa profession, en laquelle il avait une foi inébranlable, Baptiste avait-il toujours rêvé de faire grand, grand, puis d’agrandir toujours son exploitation. Mais il avait oublié que vite et bien ne vont pas toujours ensemble. La longue et pénible crise financière des dernières années, qui chassait par douzaine, vers les États-Unis, les colons qui avaient négligé le travail du sol, avait de plus en plus convaincu Baptiste que le salut et l’avenir de sa famille (qui se faisait nombreuse et qu’il faudrait bientôt songer à établir) résidait seul dans l’agrandissement à outrance de ses champs en culture, et dans l’accroissement du nombre de têtes dans ses troupeaux.

Et cette ambition, légitime du reste, mais mal mesurée, l’avait portée à négliger une foule de détails qui à la ferme constituent pourtant une condition sine quâ non du succès.

C’est ainsi que ses travaux de voirie et ses clôtures étaient absolument négligés. Conséquence : les troupeaux dévoraient parfois en quelques heures le fruit de longs jours de travail. En hiver, la provision de fourrage engrangée était rarement suffisante ; de là parcimonie dans les rations, puis achats onéreux au printemps pour compléter l’hivernage.

Dans son désir effréné de faire grand, il labourait grand, mais très superficiellement, ensemençait à la hâte des champs dont il aurait dû réduire de moitié au moins les proportions, afin de labourer mieux, herser mieux, drainer mieux, fumer mieux, clôturer mieux, sarcler mieux, et, sans plus de peine, tripler ses récoltes, tout en évitant de ruiner le sol. Ce dernier, le plus clair de son capital, s’épuisait donc d’année en année, faute d’assolement et de rotation convenables. Mais les colons du sol vierge, témoins de sa fertilité et de sa générosité premières, croyaient que cela durerait toujours, et assez rarement il leur venait à l’esprit que le sol même le plus riche n’est autre chose en réalité qu’un grand magasin, que l’on finit nécessairement par épuiser et vider entièrement si l’on n’a pas le soin d’y retourner de la marchandise de temps en temps pour remplacer celle que l’on en a tirée.