Le diabolisme en France/XV

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Traduction par Wikisource.
George Redway (p. 299-325).

CHAPITRE XV

CONCLUSION


Il nous reste maintenant à apprécier ce qu’il reste de l’existence de l’ordre palladique une fois que toutes les informations suspectes ont été retirées. Nous avons examiné successivement les dépositions de chacun des témoins de la découverte de Léo Taxil et de M. Adolphe Ricoux, et il est clairement apparu qu’elles étaient des plus insatisfaisantes. Je ne prétends pas porter un jugement précis sur Léo Taxil, car je ne suis pas en mesure de prouver que les rituels palladiques qui apparaissent dans Y a-t-il des femmes dans la franc-maçonnerie ? peuvent être considérés comme des inventions. Compte tenu de sa bonne foi personnelle, de nombreuses questions évidentes subsistent, notamment le lien entre les palladistes et la franc-maçonnerie. En ce qui concerne le soi-disant triangle de Paris, auprès duquel l’information a été obtenue, en ce qui concerne le rituel lui-même, il n’y a évidemment aucun lien de ce type, à l’exception de la règle grotesque et arbitraire selon laquelle l’initiation est donnée exclusivement aux personnes possédant des degrés maçonniques. Il est évident qu’une telle institution n’est pas maçonnique, même si elle possède certains secrets de la franc-maçonnerie. Comme nous l’avons vu, la Societas Rosicruciana in Anglia est précisément fondée sur la même règle, mais elle n’a pas de position officielle dans la franc-maçonnerie. Si un groupe de prêtres catholiques complotait pour former une société dédiée à la magie noire et la célébration de messes sataniques, cela ne prouverait pas que l’Église se livre au diable. Aucune institution ni société n’est responsable des actes non autorisés de ses membres. En même temps, si on avance dans une critique agressive que l’invention de rituels est facile et que les antécédents littéraires de Léo Taxil n’amènent pas les personnes prudentes à placer une confiance aveugle dans ses déclarations non vérifiées, je dois admettre que j’aurais beaucoup de difficultés à contester une telle position.

Mgr Meurin, le témoin suivant, mérite, par sa position et sa compétence, notre très sincère respect ; comparativement au sentimentalisme sénile de Jean Kostka, à la violence de M. Margiotta et au pot-pourri de M. de la Rive, on respire à pleine poitrine dans les hauteurs de l’érudition ecclésiastique, artificielles à la mesure de leur éminence ; l’art sacerdotal ne se préoccupe pas d’histoires absurdes, de sorte qu’il ne vient pas chasser sur les terres de Bataille ; comme il n’a jamais eu besoin de se convertir, il se dispense des ardeurs et des langueurs hystériques de Diana Vaughan. Mais l’interprétation de la franc-maçonnerie par l’archevêque est basée sur une interprétation de la littérature kabbalistique qui ne peut être acceptée par aucune personne bien informée, et qu’il n’aurait même pas tentée s’il avait eu des connaissances de première main sur le sujet. En ce qui concerne la maçonnerie palladique, il ne peut nous dire que ce qu’il a appris de Ricoux.

Il est convenu de tous points de vue que nous pouvons ignorer le Dr Bataille. Il ne divulgue pas le nom et la nation qu’il a adoptés au cours de sa carrière maçonnique et, par conséquent, les personnes qu’il déclare avoir rencontrées ne sont pas, à une exception près, en mesure de le contredire, donc elles ne peuvent pas l’identifier. L’identité de cette exception n’est pas spécifiée, mais peut être devinée sans avoir beaucoup de compétences en divination, et je dois laisser ce point de côté, non pas parce que je ne suis pas enclin à parler clairement et à risquer ainsi de me tromper, mais parce que le Dr Bataille nous informe que cette dernière personne est en son pouvoir et qu’il pourrait la mener en prison. Enfin, il n’est pas en mesure d’exposer ses diplômes palladiques, réclamés par les autorités de tutelle lorsqu’il est devenu suspect à leurs yeux, et qui ne lui ont pas été restitués. Alors que nous ne pouvons donc pas vérifier ses affirmations en ce qui concerne le plus notre enquête, nous voyons que sur tous les points où il est possible de contrôler ses dires, il s’est complètement effondré ; l’élément miraculeux de son récit dépasse la crédulité, et ses déclarations sur une multitude de faits ordinaires ne sont guère crédibles. Lorsque nous établissons un lien entre ces points et le mode de publication qu’il a jugé bon d’adopter, et que nous considérons la motivation qui s’attache généralement à ce genre, nous n’avons pas d’autre choix que de le placer totalement en dehors de toute considération. Son livre n’a évidemment de valeur que pour clore la question. Il a peut-être visité Charleston ; il a peut-être fait connaissance avec Albert Pike, Gallatin Mackey, Phileas Walder et sa fille Sophia ; trois de ces personnes sont mortes et ne peuvent pas témoigner ; la quatrième reconnaît qu’il l’a soignée à Naples ; elle proteste contre sa trahison, mais elle ne trahit pas en retour son identité maçonnique, bien qu’il soit inutile d’ajouter qu’elle ne confirme pas ses déclarations. Sur ces points, mes lecteurs peuvent raisonnablement se faire leur propre jugement.

Mlle Diana Vaughan est une femme qui, malgré sa grande notoriété, ne s’est pas révélée publiquement ; à une exception près, aucune personne crédible n’a jamais dit l’avoir vue ; cette exception est le Signor Margiotta. Contester son existence ne serait cependant pas la critique la plus virulente à son endroit ; nous pouvons accepter très volontiers tout ce que son ami italien a la bonté de dire au sujet de ses particularités personnelles, mais nous savons qu’elle a essayé de nous tromper, certes avec un échec flagrant, mais d’une manière grossière et très perverse. Quant au Signor Margiotta lui-même, avec toutes ses imperfections, il est le témoin le plus puissant de la découverte de Léo Taxil. J’ai admis la grande force apparente de son énorme éventail de preuves documentaires et j’ai établi quel genre de complications rend ces preuves extrêmement difficiles à accepter.

Enfin, quant à Jean Kostka et M. Abel Clarin de la Rive, bien qu’ils relèvent de notre enquête, ce ne sont pas des témoins palladistes. Il semblerait donc que Léo Taxil et M. Adolphe Ricoux ne sont pour l’essentiel pas honorés par leurs témoignages, ni ne sont à même de se défendre seuls. Les témoignages qui sont sortis à la suite de leur découverte sont extrêmement peu recommandables. En résumant la question de Lucifer en critique impartial, je proposerai donc simplement à mes lecteurs le résumé suivant : en 1891, Léo Taxil et M. Adolphe Ricoux déclarent avoir découvert certains documents attestant l’existence d’une société palladique, qui serait à la tête de la franc-maçonnerie. En 1895, M. Domenico Margiotta affirme qu’il appartenait à cette société et donne des précisions à son sujet. Un certain nombre d’autres témoins se sont également présentés et dont les témoignages doivent, pour diverses raisons, être complètement rejetés. Il est à tous égards très déplorable que le Signor Margiotta ait largement cité et approuvé les déclarations de deux de ces témoins les plus condamnables, et qu’il ait lui-même exercé une censure imparfaite et peu critique sur des documents qui lui sont parvenus. Du premier au dernier, tous les documents sont sujets à de fortes suspicions.

Tel est le maigre résidu qui résulte de ce tamisage de Lucifer ; si j’ai fait un résumé final si indéterminé dans son caractère, c’est parce que je souhaite que mes lecteurs tirent leurs propres conclusions quant à Léo Taxil et à Domenico Margiotta, et parce que je suis convaincu que d’autres témoignages sortiront prochainement. Je n’ai aucun doute personnel quant à la nature finale du verdict, mais en l’état actuel de l’enquête, avec toutes les révélations que j’ai eu la satisfaction de rendre fraîches et claires dans mon esprit, je dissuaderais quiconque de dire qu’il « n’y a rien » dans la question de Lucifer ; il est au moins évident que ses impostures sont sans fin, et à leur sujet je ne prétends pas avoir fait plus que gratter la surface de la question. Le dossier n’est donc pas fermé et, si je puis me permettre d’affirmer cela, il revêt un nouvel intérêt dès la parution de ce livre. Il mérite de figurer parmi les plus extraordinaires arnaques littéraires du xixe siècle, voire de toute l’histoire. Le champ couvert est énorme et il reste de la place pour une vingtaine d’enquêteurs qui ne manqueront pas d’obtenir de beaux résultats. Dans les limites d’un petit volume, il est impossible de considérer l’ensemble des questions en jeu, mais il convient de ne pas négliger l’importance à attribuer au sujet, étant donné qu’en France, au moment de la rédaction du présent document, cette affaire offre une diffusion apparemment rémunératrice à deux revues mensuelles, et cette littérature est par ailleurs toujours en croissance. Pour le moment, et aux fins de cette critique, il ne reste que quelques observations finales à faire ; elles concernent le rôle de l’Italie dans la soi-disant Franc-Maçonnerie Universelle, certains aspects de l’histoire du rite écossais liés aux récentes révélations et l’ingérence de l’Église catholique, qu’elle soit avisée ou non, dans la question.

Le franc-maçon dont le rang en Italie correspond à celui d’Albert Pike en Amérique n’est pas Adriano Lemmi, mais le Signor Timoteo Riboli, Souverain Grand Commandeur du 33e et dernier degré du rite écossais ancien et accepté. Adriano Lemmi est, ou était, Grand Maître de la section opérative d’Italie et seulement Grand Commandeur Adjoint du Conseil suprême des 33es d’Italie. Le prétendu Grand Directoire Central de Naples, qui gouverne toute l’Europe dans l’intérêt de Charleston, avec Giovanni Bovio pour Directeur Souverain, est un mythe maçonnique, paix au Signor Margiotta. Le Signor Bovio est membre du conseil des Grands Maîtres du 33e degré à Rome. Il existe une section napolitaine du rite ancien et accepté, mais elle n’a de pouvoirs que jusqu’à 30e degré, et n’a donc aucune autorité dans le gouvernement de la fraternité, et Bovio ne semble pas non plus être membre de la section napolitaine, bien qu’en tant que membre du Conseil de Lemmi, et possédant le 33e degré, il a sans doute sa part dans le gouvernement des Napolitains.

L’histoire du rite ancien et accepté, donnée par M. Margiotta et esquissée dans mon deuxième chapitre, est une histoire incorrecte. Les faits sont les suivants : un certain Isaac Long était engagé dans la propagation du rite de perfection français à 25 degrés en Amérique avant 1796 ; cette année-là, il donna l’initiation à un dénommé de Grasse et à un dénommé de la Hogue, qui établirent un consistoire du 25e degré à Charleston. En 1802, ce consistoire était devenu un grand conseil suprême, du 33e degré, et ils avaient peu après attribué le nom de l’ami de Voltaire, Frédéric le Grand, à ce que M. Yarker appelle « l’un des faux les plus stupides jamais livrés à un public ignorant ». Quoi qu’il en soit, Long ne semble pas avoir été membre de cet organe à aucun moment. C’est ainsi que le « Conseil-Mère du monde » aurait été créé. Charleston a mis en place des Conseils Suprêmes du 33e degré, entre 1811 et 1846, en France, en Irlande, en Écosse, en Angleterre et ailleurs.

La légende des reliques templières de Charleston, — le crâne de Jacques de Molay et le Baphomet — n’a pas de fondement, mis à part le fait qu’un des grades, le 23e du rite de perfection et le 30e du rite moderne, utilise une représentation de la tiare papale dans ses cérémonies et également celle de la couronne de France, faisant allusion au pape Clément V et à Philippe le Bel.

Je ne trouve aucun franc-maçon, de quelque grade ou rite que ce soit, qui ait jamais entendu parler du Sepher d’Hebarim de Pike, de son livre intitulé Apadno ou de conférences dans lesquelles il aurait emprunté des extraits d’Éliphas Lévi non reconnus ; on peut les ranger avec les provinces triangulaires, Lucifer « chez lui », le crâne de Jacques de Molay et le Palladium ; en d’autres termes, ce sont des mythes trompeurs. Rien de ce que Pike a écrit ou s’est vu attribuer n’a de connotation luciférienne. Il a rassemblé dans ses conférences une masse de matériaux mystiques de rites comme celui de Memphis et Misraïm, mais il s’agit d’alchimie, de théosophie ou de symbolismes anciens, de mystères, de la théologie préchrétienne, etc. Quant à Pike lui-même, un maçon de haute autorité a écrit dans une lettre privée : « C’était l’un des plus grands hommes dont notre Ordre a pu se glorifier. C’était un géant parmi les hommes, son savoir était très profond, son éloquence grande et sa sagesse exhaustive ; il était un érudit dans de nombreuses langues et un écrivain très prolifique. Il était la gloire de la profession à laquelle il appartenait, à savoir le droit. Il a défendu la cause de l’homme rouge contre le gouvernement américain il y a de nombreuses années, et a obtenu de grands succès. Je crois qu’il était un serviteur fidèle et humble du seul Dieu vrai et vivant, et un ami de l’humanité. »

Compte tenu de tous ces faits, il est très regrettable que l’Église catholique ait chaleureusement approuvé et accueilli les témoignages extrêmement insatisfaisants qui relient la franc-maçonnerie au diabolisme. Lorsque les révélations sur le diabolisme sont arrivées pour la première fois aux oreilles des mystiques anglais et qu’on a compris que l’Église s’était très sérieusement préoccupée de la question, je dois avouer qu’on a immédiatement suspecté un motif caché. Une recrudescence de la magie noire médiévale ne risquait nullement d’atteindre des proportions qui justifieraient une telle intervention ; c’était comme si le gouvernement de Sa Majesté pensait qu’il valait la peine de dissoudre la League of the White Rose. Mais lorsqu’il est apparu que la question de Lucifer était un aspect nouveau de la vieille inimitié catholique contre la franc-maçonnerie, l’étonnement s’est évaporé ; on a immédiatement constaté que le diabolisme moderne avait acquis une importance extrinsèque, car il était censé être lié à cette fraternité que l’Église considérait depuis longtemps comme son implacable ennemi. Je dois exprimer clairement la conviction générale que si la magie noire, la sorcellerie et le sabbat n’avaient, jusqu’à présent, rien fait de plus que raviver la démonomanie, s’ils ne s’étaient préoccupés que du Notre Père noir, de la messe noire ou même du sensualisme transcendantal et de l’épreuve du pastos, la hiérarchie romaine n’aurait pas agi comme elle l’a fait, et les témoins de ces choses n’auraient pas été accueillis à bras ouverts ; de fait, l’Église ne montre aucun intérêt pour les agissements des satanistes qui opèrent en dehors de la franc-maçonnerie. Or, l’hostilité des francs-maçons continentaux envers le catholicisme, dans la mesure où elle existe réellement, est due majoritairement voire exclusivement, à l’hostilité de l’Église, et nous savons que le plus haineux est celui qui hait en premier. Par conséquent, dans la mesure où l’Église a encouragé cela, voire même incité, nous devrons garder à l’esprit, dans les récentes révélations, son attitude, alors que l’histoire des fausses décrétales et des épîtres apostoliques factices nous montre qu’elle ne fait pas systématiquement un examen minutieux des documents qui servent ses desseins.

La sorcellerie du xixe siècle ne peut en aucun cas justifier les bûchers du xve siècle ; il serait peut-être plus facile de justifier la sorcellerie. Autant du côté des mystiques que de celui de l’Église catholique, on peut laisser la magie noire moderne périr de sa propre corruption. Mais une tentative de l’Église d’accuser la fraternité maçonnique de diabolisme a vraisemblablement un autre motif que celui de l’hostilité politique, qui semble justifier la quasi-totalité des moyens engagés. Au fond de sa haine de la franc-maçonnerie, il y a aussi sa hantise des mystiques. La science transcendantale prétend avoir la clé de ses doctrines, et il est avéré qu’elle craint cette prétention. La magie noire, qui, par hypothèse, est l’usage des forces les plus maléfiques aux fins les plus maléfiques, ne lui inspire aucune crainte, car celle-ci se condamne elle-même ; mais le mysticisme, qui accepte ses propres dogmes et les interprète dans un sens qui n’est pas le sien, revendique une certitude en matière de religion qui transcende la certitude de la foi, et semble indiquer qu’à un moment donné, il est possible de saper ses fondements. C’est pourquoi elle a toujours soupçonné les mystiques, et une partie de ses soupçons concernant la franc-maçonnerie sont dus à son lien avec le mysticisme ; elle a intuitivement deviné ce lien, qui, pour la plupart des maçons eux-mêmes n’est pas envisagé de nos jours et, quand il est suggéré, est généralement mis de côté. Il serait tout à fait déplacé à la fin de la présente enquête qui, d’un point de vue tout à fait indépendant, a cherché à défendre une grande fraternité contre une accusation singulièrement fétide, à vouloir imposer aux maçons une vision particulière de leur institution, mais il est souhaitable, en même temps, d’être juste envers l’Église catholique et d’affirmer que nous, en tant que mystiques, sommes sur ce point en accord avec elle. Le lien en question a été pendant un temps visible et reste dans l’histoire. Depuis le début de son apparition publique jusqu’à la fin du xviiie siècle, l’histoire de la franc-maçonnerie fait partie de l’histoire ésotérique. Ce lien n’est plus manifeste à présent, mais il en existe un autre qui est constituant et permanent et qui relève de principes communs et d’objets communs. Rappelons cependant que ce qui est lié n’est pas nécessairement identique ; il ne s’agit pas de dire que le seuil de la franc-maçonnerie est une porte du mysticisme, mais qu’il existe une communauté de but, de symbolisme, d’histoire et, indirectement, d’origine, entre les deux systèmes.

Toute vraie religion, toute vraie morale, tout vrai mysticisme n’ont qu’un seul but : agir sur l’humanité, collectivement et individuellement, de manière à ce qu’elle concoure efficacement à la grande loi du développement, et coopère consciemment dans ce sens. Sous tous les mystères de son symbolisme, derrière les impressionnantes paraboles de son rituel, et également, mais si possible plus discrètement, sous les insistances ordinaires de ses maximes morales, cette fin est également proposée par les initiations occultes de la maçonnerie ; et s’il est défini plus explicitement comme la perfection de l’homme, ici-bas et dans l’au-delà, et son union avec ce qui est le plus élevé dans l’univers, nous verrons plus clairement non seulement que c’est le seul principe fondamental de toute religion, son essence même, dépourvu de croyance et de dogme, mais qu’il est aussi inhérent à la nature de la franc-maçonnerie symbolique, et « imprégné dans tout le système des cérémonies maçonniques ».

En tant que mystiques, cependant, nous considérons que les normes éthiques de la franc-maçonnerie produiront de bons citoyens pour la société et de bons frères pour la fraternité, mais ne produiront pas des saints pour le Christ. Il y a une excellence qui est autre que la morale, et qui est à la morale ce que le génie est au talent. Les vertus morales ne sont pas le summum bonum, ni la totalité des forces en jeu dans le développement de l’homme, ni même le chemin parfait, bien qu’elles soient la porte du chemin de la perfection. Or, les mystiques prétendent être en possession de la loi supérieure qui transcende l’éthique, de laquelle dérive l’éthique, et à laquelle on doit se référer pour la comprendre. Que le secret perdu de la franc-maçonnerie concerne des applications spéciales de cette loi supérieure qui sont en relation avec le mysticisme, nous, en tant que mystiques, le croyons et pouvons en faire la démonstration. Ici et personnellement, je ne me préoccupe que de faire un exposé complet. Outre son corpus de lois morales, qui se fonde sur la conscience générale ou sur la lumière de la nature, la franc-maçonnerie possède un corpus de symboles dont la source n’est pas connue de manière générale et qui l’identifie à des mouvements et à des modes de pensée, et avec des processus évolutifs, en se référant à des régions déjà décrites comme transcendant le monde éthique et concernées par l’homme spirituel. De chaque candidat maçonnique, à part dans les obédiences schismatiques et irrégulières, on exige une attitude distincte vis-à-vis du monde extérieur et du monde intérieur. Il est tenu de croire en l’existence d’une intelligence suprême, à laquelle sa nature essentielle correspond à la possession d’un principe indestructible de la vie consciente ou compréhensive. Au-delà de ces doctrines, la franc-maçonnerie n’est absolument pas sectaire ; elle ne reconnaît aucun autre dogme ; elle n’accrédite aucune forme de foi. Or, le mysticisme est un corpus de méthodes et de processus spirituels, basés, comme les méthodes et processus éthiques maçonniques, sur ces mêmes doctrines. Tout homme qui croit en Dieu et à l’immortalité est la matière première du mystique ; chaque homme qui croit qu’on peut découvrir un chemin vers Dieu est sur la voie du mysticisme conscient. Comme cette voie a été suivie dans tous les âges et toutes les nations par des personnes aux croyances très divergentes, il est clair que même si de nombreux courants mystiques ont été identifiés à des sphères particulières de pensée et d’activité religieuse, le mysticisme est indépendant de toutes celles-ci.

Mais alors que la franc-maçonnerie semblerait considérer l’évolution de notre nature physique, intellectuelle et morale comme la meilleure préparation à cette existence plus vaste incluse dans sa doctrine centrale, et travaillerait ainsi de l’extérieur vers l’intérieur, le mysticisme considère que l’évolution de l’homme spirituel et la production d’un esprit humain ne faisant qu’un avec le divin constituent la condition manquante requise pour la reconstruction de l’humanité et opéreraient ainsi de l’intérieur vers l’extérieur. Ni le franc-maçon ni le mystique, cependant, ne peuvent ignorer l’une ou l’autre méthode. L’un complète l’autre ; et voyant que les processus du mysticisme sont distincts de ce qui est encore un sujet de dérision sous le nom de phénomènes transcendantaux, car ils sont entièrement philosophiques et intérieurs, ne peuvent pas être appréciés par les sens, une expérience secrète dans les profondeurs et les hauteurs de notre être spirituel, une institution qui croit en Dieu et à l’immortalité, et par le fait de l’immortalité dans la subsistance d’une relation intime entre l’esprit et Dieu, ne se méfiera pas du mysticisme quand elle cherche à mieux le comprendre.

J’ai parlé du symbolisme maçonnique, et la méthode d’instruction maçonnique est identique à celle du mysticisme ; les deux systèmes sont « voilés dans l’allégorie et illustrés par le symbolisme. » Cette correspondance ne serait guère moins significative s’il n’y avait pas de similitude dans la typologie, pas de trace d’influence mystique dans le rite et la légende maçonnique. Mais il y a une ressemblance, et les types sont souvent identiques, bien que l’interprétation donnée varie. La franc-maçonnerie, en fait, interprète les types qui appartiennent à notre propre science selon le critère de l’éthique et fournit ainsi un prolégomène au mysticisme, car l’éthique est une introduction nécessaire à la science interne de l’âme. Il existe naturellement un corps mineur de typologie conventionnelle qui est assez exclusif à l’artisanat, mais les emblèmes grandioses et universels, caractéristiques de la maçonnerie symbolique par opposition à l’art opératoire, sont nos propres emblèmes. L’œil omniscient, l’étoile flamboyante, la pierre de taille brute et parfaite, le point dans un cercle, le pentagramme, le sceau de Salomon, la pierre cubique : tout cela appartient à l’ordre le plus élevé et le plus mystérieux du symbolisme occulte, mais dans la science mystique, ils éclairent des zones plus exaltées des cieux de l’esprit. Les rites, légendes et mystères de la grande fraternité sont également pleins d’allusions mystiques et permettent une interprétation mystique de la même manière, mais leur force probante est plus faible, car le cérémoniel et la légende entre les mains d’un commentateur habile peuvent être confondus, prendre n’importe quelle forme et n’importe quelle connotation ; il en va autrement des symboles de la fraternité que nous possédions avant l’apparition historique de la franc-maçonnerie. De même, la révérence maçonnique pour certains nombres apparemment arbitraires en soi est en réalité liée à un système de philosophie méthodique mystique très obscur et curieux, tandis que dans les hauts titres de la dignité maçonnique, il est fréquemment fait référence au mysticisme.

Si nous nous détournons de ces considérations et abordons le lien historique à travers ces problèmes encore indéterminés qui concernent l’origine de la franc-maçonnerie, nous ne discernerons malheureusement pas de cheminement clair à leur solution, mais une caractéristique significative imprégnant presque toutes les hypothèses maçonniques, à savoir un désir instinctif de renvoyer la franc-maçonnerie dans sa forme originale à des sources dont le caractère mystique est prouvé. Pendant cette période fantaisiste et extravagante, où l’archéologie et la mythologie comparée étaient encore dans leur enfance, cette tendance n’était pas moins forte parce que la plupart du temps, elle était tout à fait inconsciente. Passer en revue les principales institutions de l’antiquité avec lesquelles on disait alors que la franc-maçonnerie était liée, reviendrait à balayer l’ensemble du champ de l’histoire transcendantale et, lorsque nous arrivons à une période plus sobre, qui reconnaît la prétention plus sérieuse des corporations de bâtisseurs à expliquer les débuts de la fraternité, le lien avec le mysticisme n’était pas encore abandonné et une variante splendide du rêve dionysiaque reprenait les architectes médiévaux aux portails d’Éleusis et de Thèbes.

Lorsque l’histoire de la franc-maçonnerie devient possible grâce à la disponibilité des sources, son principal intérêt philosophique est centré sur un pays d’Europe ; il ne fait aucun doute que la franc-maçonnerie a exercé une immense influence sur la France au cours de ce siècle de tremblements et d’effervescence qui ont donné naissance à la grande révolution, transformé la civilisation occidentale et inauguré l’ère moderne. Sans être une société politique, c’était un instrument éminemment adaptable pour déterminer des mouvements politiques souterrains. À une date ultérieure, elle a peut-être contribué à la formation de l’Allemagne, tout comme elle a certainement contribué à la création de l’Italie, mais le centre de l’histoire maçonnique est la France au xviiie siècle. Le lien historique entre la franc-maçonnerie et la science mystique est également principalement circonscrit à ce pays, car la renaissance du mysticisme, apparue en Allemagne à la fin du xviiie siècle et passée ensuite en Angleterre, a trouvé son dernier développement en France à cette période. Le rosicrucianisme y est réapparu, Anton Mesmer y a retrouvé le processus initial de la pratique transcendantale, le marquis de Puységur y a découvert la clairvoyance, c’est là que Martinès de Pasqually a enseigné à ses disciples les mystères de la magie cérémonielle ; c’est là que le « philosophe inconnu », l’illustre Saint-Martin, développa un système spécial de reconstruction spirituelle ; c’est là que l’alchimie a fleuri ; là, des princes spirituels et politiques se livraient à des recherches extravagantes d’un élixir de vie ; il en résulta une série de magnifiques imposteurs qui se prétendaient initiés des sciences occultes, détenteurs du grand secret et de la grande maîtrise. Là, enfin, sous l’influence de la philosophie transcendantale, la franc-maçonnerie emblématique s’enracinait et s’épanouissait, développant dix-mille splendeurs de degrés symboliques, de légendes romantiques, de noms et de titres retentissants. En un mot, le mysticisme européen concentra ses forces à Paris et à Lyon, et tout le mysticisme français se réunit à l’ombre de l’équerre et du compas. C’est autour de ce centre que tout le mouvement gravitait, et de là il fonctionnait. Rien ne prouve qu’il ait tenté de révolutionner la franc-maçonnerie dans son propre intérêt. La fraternité a naturellement attiré tous les mystiques dans ses rangs et le développement des degrés mystiques a eu lieu pour cette raison.

Vers 1825, diverses circonstances s’étaient combinées pour arrêter l’activité transcendantale, et le lien avec la franc-maçonnerie a pris fin, mais le renouveau actuel de la pensée mystique reconstitue rapidement les maillons de la chaîne brisée ; secrètement ou discrètement, l’esprit de l’ésotérisme agit au sein de la fraternité, et la fausse question de Lucifer est simplement une manière hostile et peu scrupuleuse de reconnaître ce fait. Si l’histoire pouvait montrer que la maçonnerie et le mysticisme sont séparés par la grande mer, la consanguinité de leur intention resterait manifeste, ce qui est plus important que la ressemblance extérieure, et ils sont apparentés par ce lien. Mais ils n’ont pas été ainsi séparés et, de part et d’autre, il n’y a pas lieu d’avoir honte de cette parenté. Avec tous les frères de la fraternité, « nous croyons aussi à la résurrection d’Hiram » et nous considérons le Temple comme « un édifice immédiatement réalisable, car nous le reconstruisons dans nos cœurs ». Nous adorons également le Grand Architecte et offrons notre hommage intellectuel au chiffre divin qui se trouve au centre de l’étoile symbolique ; et nous croyons qu’un jour le maçon reconnaîtra le mystique. Il est l’héritier des grands noms de l’Antiquité, des philosophes et des hiérarques et des rois spirituels de jadis ; il est de la lignée d’Orphée et d’Hermès, des Esséniens et des Mages. Et tous ces systèmes illustres et tous ces noms splendides avec lesquels la franc-maçonnerie a toujours prétendu être apparentée appartiennent absolument à l’histoire du mysticisme.


fin