Le duc Victor de Broglie/02

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Le duc Victor de Broglie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 602-654).
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LE
DUC DE BROGLIE

SECONDE PARTIE[1]

Non-seulement le duc de Broglie, en se séparant de la portion la plus ardente et la plus obstinée du parti libéral, avait accepté sérieusement la restauration avec la charte ; il avait poussé encore plus loin la modération et l’esprit politique : il avait regretté la chute des ministères du duc de Richelieu et de M. de Martignac. Il avait compris que l’union des deux centres, c’est-à-dire la formation et la prépondérance, dans les chambres et dans le pays, d’un grand parti monarchique et constitutionnel, conservateur et libéral, était le seul moyen de fonder un gouvernement libre, et d’épargner à la France ces crises révolutionnaires si souvent renouvelées, qui coûtent toujours, en fait de liberté comme de prospérité, de moralité comme de bonheur, bien plus qu’elles ne rapportent ; mais en même temps qu’il avait acquis cette expérience et cette prévoyance politique, le duc de Broglie était resté très fidèle à la grande cause nationale de 1789, soigneux de son honneur et bien résolu à la défendre toutes les fois qu’elle serait attaquée. L’avènement du ministère Polignac lui était donc antipathique à deux titres divers : pour la monarchie constitutionnelle et la restauration elle-même, c’était sortir certainement de la politique modérée et prudente, et presque certainement de la politique légale ; pour la France libérale, c’était la reporter aux luttes mêmes de 1789, aux noms propres qui les avaient tristement signalées, aux préjugés et aux passions que ces noms réveillaient. « Charles X est donc toujours le comte d’Artois de 1789, » s’écria M. Royer-Collard en apprenant de M. de Martignac lui-même la chute de son ministère et le nom de son successeur. M. de Polignac n’était rien de plus que l’héritier d’une faveur royale expliquée, sinon justifiée, d’un côté par une amitié sincère, de l’autre par un fidèle dévoûment. Le roi et le favori étaient des revenans de l’ancien régime, aveugles, présomptueux et téméraires en 1830 comme en 1789. Sa modération et son patriotisme vouaient également le duc de Broglie à leur faire une franche et énergique opposition ; mais dans tout le cours de la lutte de 1830, parlementaire et populaire, son patriotisme n’altéra pas un moment sa modération. Je n’ai garde de raconter ici des faits écrits partout, dans les souvenirs du pays comme dans les livres des historiens ; je n’y veux chercher que les traits où se manifestent la généreuse impartialité et la prudente sollicitude du duc de Broglie, en même temps qu’il se compromettait aussi hardiment que nul autre pour maintenir la dignité du pays et défendre ses libertés.

Le 14 mars 1830, la commission nommée par la chambre des députés et présidée par M. Royer-Collard pour répondre au discours du roi préparait son projet d’adresse. Le roi tenait, ce soir même, une de ces grandes réunions qu’on appelait alors un appartement, et auxquelles beaucoup de personnes étaient invitées de droit ou d’usage. « La commission de l’adresse y était comme moi, dit le duc de Broglie, et le roi lui faisait force gracieusetés ; M. Etienne, nommé dès la veille son rapporteur, se pencha vers moi, et, mettant le doigt sur sa bouche, il me répéta à voix basse, mot pour mot, le paragraphe fatidique déjà arrêté et couché par écrit :

« — Sire, la charte que nous devons à la sagesse de votre auguste prédécesseur, et dont votre majesté a la ferme volonté de consolider le bienfait, consacre comme un droit l’intervention du pays dans la délibération des intérêts publics. Cette intervention devait être, elle est en effet indirecte, sagement mesurée, circonscrite dans des limites exactement tracées et que nous ne souffrirons jamais que l’on ose tenter de franchir ; mais elle est positive dans son résultat, car elle fait, du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévoûment nous condamnent à vous dire que ce concours n’existe pas… Que la haute sagesse de votre majesté prononce ! Ses royales prérogatives ont placé dans ses mains les moyens d’assurer, entre les pouvoirs de l’état, cette harmonie constitutionnelle, première et nécessaire condition de la force du trône et de la grandeur de la France. » « Certes, dit le duc de Broglie, à ce langage où la fierté le disputait au respect et l’audace à la mesure, il était aisé de voir d’où partait le trait. Personne dans la commission, et moins que personne son rapporteur, ancien censeur impérial, n’était en état ni en position de parler à la royauté de si haut sans l’abaisser ni l’offenser. Il y fallait le patriote de 1789, le royaliste de 1792, le confident de la légitimité en exil, le plébéien de 1814 répondant comte vous-même à l’offre d’un titre de noblesse. La soirée finie, je rentrai chez moi content, mais au fond de l’âme plus pensif et plus perplexe que je n’en convenais avec moi-même.

« Le lendemain, dans la discussion du projet d’adresse, quand on en vint à ce paragraphe, un membre du centre droit[2], homme grave, honnête et sensé, proposa d’y substituer la rédaction suivante :

« — Cependant notre honneur, notre conscience et la fidélité que nous avons jurée, et que nous vous garderons toujours, nous obligent à faire connaître à votre majesté qu’au milieu des sentimens unanimes de respect et d’affection dont votre peuple vous entoure, de vives inquiétudes se sont manifestées à la suite des changemens survenus depuis la dernière session. C’est à la haute sagesse de votre majesté qu’il appartient de les apprécier, et d’y appliquer le remède qu’elle croira convenable. Les prérogatives de la couronne placent dans ses augustes mains les moyens d’assurer cette harmonie constitutionnelle aussi nécessaire à la force du trône qu’au bonheur de la France. »

« Cet amendement, continue le duc de Broglie, tomba, pour ainsi dire, des nues dans le cours de la discussion ; il ne fut soutenu que par un seul député peu connu et sans autorité dans la chambre[3]. On ne saurait donc, en bonne justice, en imputer le peu de succès aux passions des 221 députés qui le rejetèrent, et qui demeurent d’ailleurs, à juste titre, responsables de tout ce qui s’en est suivi ; mais si l’amendement de M. de Lorgeril avait été annoncé en temps utile, s’il avait été préparé par les efforts personnels de tous ceux qui le préféraient au fond de l’âme, s’il avait été présenté en nom collectif par le ministère Martignac, et défendu par M. de Martignac lui-même avec cette adresse merveilleuse et cette éloquence persuasive qui jamais ne lui faisaient défaut, que lui serait-il arrivé ? Et s’il avait été adopté, à mon grand regret, j’en conviens, s’il avait pris dans l’adresse la place du paragraphe Royer-Collard, qu’en serait-il arrivé ?

« L’amendement ne différait, à vrai dire, du paragraphe que par le choix des termes et le degré de l’insistance sur le fond même des idées ; c’était un refus de confiance substitué au refus de concours. Dès lors, et par cela seul, le roi ne se trouvant pas mis au pied du mur, n’étant pas réduit à choisir immédiatement entre son ministère et la chambre, la discussion pouvait s’ouvrir ; il se pouvait que le ministère s’efforçât de gagner plus ou moins la confiance de la chambre ; il se pouvait que le tiers-parti, auteur de l’amendement, s’y prêtât plus ou moins, et s’il en était résulté, ce qui n’avait rien non plus d’impossible, des rapprochemens, des transactions, des compromis, si le tiers-parti avait fini par reprendre pied dans le ministère sous la raison Martignac ou toute autre, bref, si l’état de choses antérieur à la crise que nous traversions s’était rétabli en nous offrant, ainsi qu’au roi, l’occasion de revenir sur nos sottises réciproques, nul doute que cela n’eût mieux valu qu’une révolution, même légitime, même glorieuse. La révolution est l’ultima ratio des peuples comme la guerre est l’ultima ratio des rois ; même en ayant bonne cause et bonne chance, on n’y doit recourir qu’à la dernière extrémité.

« Vains regrets toutefois, si regrets il y a ; car, encore un coup, à qui la faute si nous avons recouru à cette extrémité ? A qui la faute si l’amendement Lorgeril a passé presque incognito, sinon à ses patrons, qui l’ont lancé dans la mêlée en enfant perdu et pour l’acquit de leur conscience, sans en prévenir ni le soutenir ? »

Le duc de Broglie a eu raison de se dire à lui-même : « Vains regrets, si regrets il y a ! » Dans l’état des esprits à cette époque, en France et au sein de la chambre, après la proposition, dans le projet d’adresse, du paragraphe préparé par M. Royer-Collard, l’amendement de M. de Lorgeril ne pouvait ni être adopté, ni atteindre son but. Il différait bien plus du paragraphe de l’adresse que ne le pensait le duc de Broglie. En réclamant comme un droit constitutionnel « l’intervention du pays dans la délibération des intérêts publics, » l’adresse reconnaissait en même temps que « cette intervention devait être indirecte ; » mais en fait elle oubliait, elle écartait aussitôt cette seconde maxime constitutionnelle en refusant formellement son concours au ministère dès la première rencontre, avant de l’avoir entendu et d’avoir discuté ses principes et ses actes, sur les seuls pressentimens qu’inspiraient et les alarmes que suscitaient les noms et les antécédens de tels ou tels ministres. A la sommation contenue dans ce refus de concours immédiat et péremptoire, l’amendement Lorgeril substituait la déclaration d’un refus de confiance qui laissait la porte ouverte aux actes de l’avenir ministériel et à l’examen de la chambre. Si cet amendement avait figuré du premier coup dans le projet d’adresse au lieu du paragraphe, qu’elle contenait, j’incline à croire que, dans l’état d’esprit et l’accès de passion où étaient alors Charles X et le public, Charles X en eût été tout aussi irrité que du paragraphe originel : le public aurait transformé en refus de concours le refus de confiance, et les événemens auraient pris le même cours ; mais dans le paragraphe du projet d’adresse la question était posée d’une façon tellement nette et pressante que, si, après un vif débat entre ce paragraphe et l’amendement de M. de Lorgeril, l’amendement eût été adopté, ce résultat eût été pris de la part de la chambre pour une faiblesse insigne, dans le pays comme une déception irritante, et que Charles X, au lieu d’y voir un avertissement salutaire, y eût peut-être trouvé une espérance pour ses vieilles prétentions de cour et de parti.

Il arrive d’ailleurs, dans la vie des rois et des peuples, un jour où, soit pour les peuples, soit pour les rois, toutes les anciennes erreurs, toutes les fautes passées, que peut-être et par momens on avait pu croire oubliées, se retrouvent, se relèvent, s’accumulent et pèsent de tout leur poids réuni sur la tête et la situation de leurs auteurs. Après son opposition frivole, mais obstinée au grand mouvement national, après ses revers et son émigration, le comte d’Artois avait pu rentrer en France et y redevenir d’abord prince remuant et important, quoique toujours frivole, puis roi, puis même un moment populaire ; la France avait pu, sous le coup de ses fortes épreuves, avoir l’air d’oublier ses préventions, ses antipathies, ses anciennes colères contre ses adversaires de 1789 et contre le comte d’Artois en particulier. Quarante ans après, en 1830, il suffit de quelques actes, de quelques paroles, d’une faute grave, je ne veux pas me servir d’un mot plus dur, pour que tout le passé du comte d’Artois se réveillât avec toutes les préventions, toutes les méfiances, toutes les colères qu’il avait jadis inspirées à la France, et que ce passé revînt décider irrévocablement du sort du malheureux acteur royal rentré en scène. Les peuples subissent comme les rois cette résurrection de leurs fautes arriérées ; la France de 1789 a pu déjà le reconnaître elle-même. J’ai la confiance que, malgré ses égaremens, elle n’a pas mérité et qu’elle ne méritera pas, car l’épreuve dure encore, de succomber définitivement sous le poids de son passé. L’église chrétienne dans ses hymnes sacrées a mieux compris que le monde antique ce déplorable réveil, à un certain jour, de toutes les erreurs et de toutes les fautes des hommes ; à la place de l’implacable destin, elle y a vu l’infaillible justice divine :

Dies iræ, dies illa…
Nihil occultum amplius erit ;
Nihil inultum remanebit :

« Ce jour-là, le jour de la colère,… rien ne sera plus caché ; rien ne demeurera impuni. » Je reviens au duc de Broglie.

Plus il avait témoigné de modération et de prudence dans ses désirs comme dans ses jugemens sous la restauration et pendant la révolution même de 1830, plus il avait à cœur de manifester aussi la fermeté libérale de ses convictions politiques. Dans ses Notes biographiques, après son récit détaillé des journées de juillet 1830, je trouve un supplément intitulé Réflexions, auquel j’emprunte quelques passages, expression grave et fidèle des idées qui satisfaisaient sa pensée et réglaient sa conduite.

« Je viens, dit-il, de suivre pas à pas, de mois en mois, souvent de jour en jour, quelquefois d’heure en heure, la série des événemens qui, prenant date à ce ministère du 8 août 1829 auquel M. de Polignac a tristement laissé son nom, s’arrête à ce ministère du 11 août 1830, qui clôt la révolution dite de juillet et commence le gouvernement né de cette révolution. J’ai raconté ce que j’ai vu de mes yeux, entendu de mes oreilles ; j’ai dit le peu que j’ai fait, et, qu’il me soit permis d’ajouter, le peu que j’ai vu faire. J’ai comblé les lacunes de mon récit en empruntant à d’autres récits, publiés par d’autres témoins oculaires, les incidens qui m’ont échappé, en choisissant les plus avérés et en les copiant presque mot pour mot.

« Je pourrais m’en tenir là ; mais c’est pour un homme, quel qu’il soit, chose trop considérable d’avoir concouru, pour si peu que ce soit, au renversement d’un trône, à l’avènement d’une maison régnante, ne dût-elle régner que peu d’années, et à l’ouverture d’une ère nouvelle en histoire, ne dût-elle y compter qu’en passant, c’est, dis-je, chose trop considérable pour que cet homme ne se demande pas sans cesse jusqu’à son dernier jour si l’acte auquel il a concouru était légitime, et s’il a bien fait de lui prêter son concours.

« Je ne suis ni légitimiste, ni démocrate, au sens qu’on attribue de nos jours à ces deux dénominations. Je n’estime pas qu’il y ait en politique des dogmes, c’est-à-dire des principe supérieurs à la raison humaine et à l’intérêt social. Ce que j’ai dit tout haut, publiquement, à la tribune[4], j’ai le droit de le redire dans le silence du cabinet. Je ne crois pas au droit divin. Je ne crois pas qu’une nation appartienne à une famille, qu’elle lui appartienne corps et bien, âme et conscience, comme un troupeau, pour en user et en abuser, de telle sorte que, quoi que fasse cette famille, à quelque extrémité qu’elle se porte, de quelque énormité qu’elle se rende coupable, le droit de régner lui demeure.

« Mais je ne crois pas davantage à la souveraineté du peuple. Je ne crois pas qu’un peuple ait le droit de changer son gouvernement quand il lui plaît, comme il lui plaît, uniquement parce que cela lui plaît. Je ne reconnais pas à la majorité plus un d’une nation le droit de se passer ses fantaisies en fait de gouvernement ; je ne reconnais pas ce droit à l’unanimité d’une nation, parce que je ne le reconnais à aucun homme en particulier, parce que les hommes n’ont pas été placés sur cette terre par le Créateur pour se passer leurs fantaisies, mais pour obéir aux lois éternelles de la justice et de la vérité, pour se conduire en êtres moraux et raisonnables, pour tenir leurs engagemens quand ils en ont pris, pour garder leurs sermens quand ils en ont prêté. Les engagemens des peuples envers les gouvernemens ne sont pas moins sacrés pour moi que ceux des gouvernemens envers les peuples, et le régime du bon plaisir ne me paraît ni moins insolent ni moins abject sur la place publique que dans le palais des rois.

« Ces sentimens ont toujours été les miens, et toujours, comme on a pu le voir dans le cours de ma vie publique, je les ai pris pour règle de ma conduite. J’étais trop jeune en 1792 pour déplorer à bon escient la chute de la monarchie et l’avènement de l’anarchie. En 1814, parvenu à l’âge de discrétion, je n’ai point appelé de mes vœux le retour de la maison de Bourbon : quelque aversion que m’inspirât le régime impérial, l’invasion de la France m’était encore plus odieuse ; mais cette invasion, je ne l’imputais point à d’autres que son auteur véritable, et je n’en rendais point responsables les princes dont l’intervention s’est trouvée, après tout, utile au pays. A plus forte raison n’ai-je point trempé dans le crime des cent jours, et j’ai détesté la seconde invasion plus encore, s’il se peut, que la première. La maison de Bourbon se trouvant enfin rétablie, Dieu sait sous quels auspices et à quel prix, ma conduite envers elle a toujours été loyale, j’en suis sûr, et sensée, je l’espère, également éloignée de l’optimisme des royalistes, de profession et du pessimisme de leurs adversaires. J’ai compté tour à tour et même à plusieurs reprises soit dans les rangs de l’opposition, soit dans ceux du ministère ; en opposition, je n’ai rien demandé qui ne me semblât bon en soi et possible au moment donné ; ministériel, je n’ai rien demandé pour moi-même, ni rien reçu à titre de faveur. Jusqu’en 1828, j’étais le seul de la chambre des pairs sur qui la croix de la Légion d’honneur ne fût pas même tombée des nues, c’est-à-dire dans une promotion générale et pêle-mêle. Je me suis toujours tenu à distance et hors de portée de la cour, n’ayant nul goût pour cette saveur d’ancien régime dont toute restauration se trouve nécessairement assaisonnée, et moins encore pour ces appétits de représailles dont toute émigration a peine à se défendre. Je ne me suis pas tenu à moindre distance, malgré mes liaisons politiques et domestiques, de tout complot républicain ou bonapartiste, n’étant ni l’un ni l’autre, de cœur ni d’opinion. Duc et pair par droit de naissance, c’était le langage de ce temps-là, ni Louis XVIII, ni Charles X, ni le dauphin, ni la dauphine, ne connaissaient mon visage et ne m’ont jamais adressé la parole. Je n’ai jamais été présenté à Mme la duchesse de Berry, et je n’ai vu M. le duc de Bordeaux qu’exilé en 1840, et contemplant comme moi, dans l’église de Saint-Pierre à Rome, le monument élevé au dernier des Stuarts.

« Nul n’était donc plus libre que moi de tout engagement personnel aux approches de la révolution de juillet, et, pour rendre ma confession complète, j’ajouterai que, suivant de l’œil le cours précipité des événemens, je ne me livrais pas aussi volontiers que bien d’autres à la perspective qui semblait s’ouvrir. La nécessité de traverser un état de transition révolutionnaire et l’incertitude du résultat définitif m’inspiraient plus de répugnance et d’anxiété que n’avait pour moi d’attrait l’espérance d’un état meilleur. Le roi d’Angleterre Charles Ier écrivait, dit-on, à la reine Henriette-Marie qu’il ne lui avait jamais été infidèle même en pensée ; autant en au-rais-je pu dire aux Bourbons de la branche aînée, mais sous condition, bien entendu, qu’entre nous la fidélité serait réciproque. »

Quand, dans la parfaite liberté de sa pensée et dans la solitude de son cabinet, le duc de Broglie écrivait ces derniers mots, il touchait au cœur de la question entre Charles X et la France. Dans la monarchie constitutionnelle, la condition du lien entre le roi et le pays, c’est que la fidélité soit réciproque. Charles X avait évidemment rompu le lien en violant avec éclat la charte qu’il avait solennellement jurée. Pour apaiser les scrupules de sa conscience, il avait cherché et cru trouver dans l’article 14 de la charte même le droit de faire un coup d’état au nom de la sûreté de l’état. Le prétexte était vain. En 1830, la sûreté de l’état n’était aucunement menacée ; depuis plusieurs années, tout complot, toute insurrection avaient cessé ; l’opposition était devenue constitutionnelle et légale. Sans doute il y avait encore dans la chambre des députés des adversaires déclarés de la maison de Bourbon et qui désiraient sa chute, mais ils étaient en très petit nombre et hors d’état de compromettre sa sûreté. J’ai bien connu les deux chambres des députés qui à cette époque ont décidé des événemens, celle qui a fait l’adresse dès 221 et celle que la France a élue après la dissolution prononcée par Charles X le 16 mai 1830 ; je venais d’y prendre place pour la première fois. Ni dans l’une, ni dans l’autre de ces deux assemblées, qui comptaient 430 membres, il n’y en avait pas 50 qui désirassent la chute de la maison régnante, et l’immense majorité voulait sincèrement se maintenir dans l’ordre constitutionnel et légal. Charles X seul renversa cet ordre sans la moindre nécessité, aussi bien que contre tout droit.

Quant à la question de dynastie après l’abdication de Charles X et du dauphin, je n’hésite pas à redire ici ce que j’en ai dit, il y a douze ans, dans mes Mémoires[5] ; l’expérience de tout ce qui s’est passé depuis, second empire et république, n’a fait que me confirmer dans ce que je pensais alors.

« C’eût été certainement, disais-je en 1859, un grand bien pour la France, et de sa part un grand acte d’intelligence comme de vertu politique, que sa résistance se renfermât dans les limites du droit monarchique et qu’elle ressaisît ses libertés sans renverser son gouvernement. On ne garantit jamais mieux le respect de ses propres droits qu’en respectant les droits qui les balancent, et quand on a besoin de la monarchie, il est plus sûr de la maintenir que d’avoir à la fonder ; mais il y a des sagesses difficiles qu’on n’impose pas à jour fixe aux nations et que la pesante main de Dieu, qui dispose des événemens et des années, peut seule leur inculquer. Partie du trône, une grande violation du droit avait réveillé et déchaîné tous les instincts ardens du peuple. Parmi les insurgés en armes, la défiance et l’antipathie pour la maison de Bourbon étaient profondes. Les négociations tentées par le duc de Mortemart ne furent que des apparences vaines ; malgré l’estime mutuelle des hommes et la courtoisie des paroles, la question d’un raccommodement avec la branche aînée de la famille royale ne fut pas un moment sérieusement débattue. L’abdication du roi et du dauphin vint trop tard. La royauté de M. le duc de Bordeaux, avec M. le duc d’Orléans pour régent, qui eût été non-seulement la solution constitutionnelle, mais la plus politique, paraissait aux plus modérés encore plus impossible que le raccommodement avec le roi lui-même. À cette époque, ni le parti libéral ni le parti royaliste n’étaient assez sages, ni le régent assez fort pour conduire et soutenir un gouvernement à ce point compliqué, divisé, agité. La résistance d’ailleurs se sentait légale dans son origine, et se croyait assurée du succès, si elle poussait jusqu’à une révolution. Les masses se livraient aux vieilles passions révolutionnaires, et les chefs cédaient à l’impulsion des menaces. Ils tenaient pour certain qu’il n’y avait pas moyen de traiter sûrement avec Charles X, et que, pour occuper son trône, ils avaient sous la main un autre roi. Dans l’état des faits et des esprits, on n’avait à choisir qu’entre une monarchie nouvelle et la république, entre M. le duc d’Orléans et M. de Lafayette. — Général, dit à ce dernier son petit-gendre, M. de Rémusat, qui était allé le voir à l’Hôtel de Ville, si l’on fait une monarchie, le duc d’Orléans sera roi ; si l’on fait une république, vous serez président. Prenez-vous la responsabilité de la république ? — M. de Lafayette avait l’air d’hésiter plutôt qu’il n’hésitait réellement. Noblement désintéressé, quoique très préoccupé de lui-même, et presque aussi inquiet de la responsabilité qu’amoureux de la popularité, il se complaisait à traiter pour le peuple et au nom du peuple bien plus qu’il n’aspirait à gouverner. Que la république, et la république présidée par lui, fût entrevue comme une chance possible, s’il la voulait, que la monarchie ne s’établît que de son aveu et à la condition de ressembler à la république, cela suffisait à sa satisfaction, je ne veux pas dire à son ambition ; M. de Lafayette n’avait pas d’ambition ; il voulait être le patron populaire de M. le duc d’Orléans, non pas son rival. »

En 1830, M. le duc d’Orléans n’avait point de rival.

La révolution une fois consommée et le nouveau roi proclamé, restait une seconde œuvre non moins urgente à accomplir, l’institution d’un gouvernement ; il n’y avait encore, pour la conduite des affaires, que des commissaires provisoires nommés le 1er août par le lieutenant-général du royaume ; point de ministres ni de ministère. Je trouve ici le duc de Broglie exerçant une influence non-seulement grande, mais directe et expliquée par lui-même avec une franchise et une précision également nobles et modestes ; le 8 août, tout était accompli, sauf la formation d’un ministère. « Je ne me hâtai point ce jour-là, dit-il, de reprendre poste au Palais-Royal ; j’étais certain qu’il n’y manquerait point de bienvenue, et dans la résolution que j’avais prise avec moi-même il ne convenait pas de faire l’empressé. Je voyais en effet à des signes certains ce qui se préparait : un ministère officiel, derrière lequel serait placée, sous le titre de ministres sans portefeuille, une camarilla de gens importans. Ce rôle hybride ne me convenait en rien, et j’entendais m’en dépêtrer au plus tôt. Le lendemain, vers onze heures, en montant l’escalier du Palais-Royal pour offrir mes hommages à notre majesté de la veille, j’étais un peu soucieux du compliment que je me proposais de lui adresser en lui demandant mon congé, maintenant qu’il n’aurait plus besoin de mes services et ne manquerait pas, à coup sûr, de serviteurs. Il fallait que ce compliment fût tourné de telle sorte qu’il ne blessât en rien ni le prince, dont j’avais à me louer, ni mes confrères au conseil intime, qui me semblaient s’y trouver fort bien et s’y établir pour tout de bon. Comment leur faire entendre, en tout bien tout honneur, que la direction des affaires derrière le rideau du trône, sans caractère public, sans responsabilité personnelle, en d’autres termes et pour trancher le mot, que l’existence d’une camarilla ne me paraissait pas trop compatible avec le gouvernement parlementaire que nous poursuivions au hasard d’une révolution, et qu’en tout cas je ne m’y trouvais point à ma place ?

« Le nouveau roi vint à mon aide et me tira de peine sans le savoir, et même, comme on va le voir, à mon propre insu.

« Il me prit à l’écart et me parla de sa position et de ses embarras. Sans me rien dire de son conseil intime, il parla de son conseil provisoire et de l’obligation d’en venir à un état définitif.

« — Le roi, lui dis-je en employant pour la première fois et sur-le-champ la locution à la troisième personne, le roi a trop d’expérience des hommes et des affaires pour se flatter d’installer, au lendemain d’une révolution, un ministère sérieux, solide et durable. Tout ce qu’on peut espérer du meilleur ministère possible, c’est qu’il tienne pour le moment la position, qu’il résiste avec sang-froid et fermeté aux coups de bélier de la réaction victorieuse, qu’il ne laisse trop entamer ni les données essentielles de la monarchie ni les conditions vitales du pouvoir, et qu’il ménage au bon sens public le temps de reprendre le haut du pavé. La révolution va survivre à la victoire ; l’état révolutionnaire durera plus que sa cause et son prétexte, j’entends par là cet état où tous les esprits sont aux champs, où tout le monde croit toutes choses possibles et tout de suite, où chacun a sa lubie, sa marotte, sa fantaisie à se passer et son inimitié à satisfaire. Tout ministère, quel qu’il soit, s’use vite dans cette mêlée et se compromet bientôt à l’ingrat métier de dire non. Je ne vois donc pas pourquoi le roi se presserait de jouer en règle au gouvernement parlementaire, de faire maison nette de ses serviteurs actuels, et d’ouvrir lui-même une crise ministérielle aux prétentions des prétendans. Dans mon humble opinion, ce que le roi a de mieux à faire, c’est de confirmer définitivement ses commissaires provisoires, sauf toutefois à vérifier jusqu’à quel point chacun d’eux est de force à tenir le poste et à répondre aux exigences du moment.

« Mon avis fut trouvé bon, et de fait il n’était pas trop doctrinaire. Le roi se prit alors à passer en quelque sorte la revue de ses commissaires provisoires.

« Il fut reconnu qu’à la tête de deux des principaux départemens, l’intérieur et les finances, se trouvaient placés deux hommes d’élite, M. Guizot et le baron Louis, bien informés en toutes choses, bien armés de griffes et de dents, incapables de se laisser entraîner par le flot du jour, effrayer par des menaces ou étourdir par des criailleries.

« En pouvait-on dire autant du général Gérard, préposé au département de la guerre ? Le général Gérard avait dans l’année une grande et juste réputation, c’était un patriote sincère ; mais il était homme d’ordre et de discipline, on ne devait pas craindre que, sous sa main, le dangereux exemple de régimens passant à l’émeute devînt contagieux. Pouvait-on toutefois répondre que, sous d’autres rapports, il résistât toujours aux attraits de la popularité ? Je n’oserais l’affirmer.

« M. Tupinier, commissaire au département de la marine, n’était qu’un premier commis ; il fallait nécessairement le remplacer. Heureusement le général Sébastiani s’offrait ; il désirait entrer au conseil ; il avait, je ne sais trop pourquoi, jeté son dévolu sur ce département. C’était en tout cas une excellente acquisition ; le général Sébastiani avait l’esprit droit, ferme et fin ; sa modération était à toute épreuve, et sa clairvoyance remarquable ; nul n’excellait plus que lui à démêler le résultat définitif d’une affaire compliquée. — N’écoutez pas beaucoup ses raisonnemens, me disait un jour un fort bon juge qui le connaissait bien[6], peut-être qu’ils ne valent pas grand’chose ; mais tenez ferme à sa conclusion, d’ordinaire elle est d’or.

« Venait maintenant le département des affaires étrangères. Le maréchal Jourdan ne pouvait ni ne voulait y rester ; il demandait le gouvernement des invalides, qui convenait à son âge, à ses services, à sa haute et juste réputation. M. Molé mourait d’envie de le remplacer. Il s’en était ouvert à moi, et ne l’avait pas laissé ignorer à celui de qui la chose dépendait. J’y aidai de grand cœur. M. Molé était très propre au poste qu’il souhaitait ; son rang dans le monde, ses antécédens, sa fortune, sa position dans le parti libéral, l’y désignaient comme à l’envi. Il y avait d’ailleurs un titre tout récent et considérable ; lié avec les principaux chefs des légations étrangères, il n’avait pas cessé de les fréquenter durant nos derniers jours critiques, et il n’avait pas peu contribué à les maintenir dans une prudente expectative, à réprimer les velléités d’esclandre des légations de second ordre, et à les engager, eux et leurs maîtres, en bonne voie.

« Restaient deux ministères : l’un grand et principal, celui de la justice ; l’autre, qui passait pour tout petit, ayant été plusieurs fois éparpillé entre d’autres ministères, celui des cultes et de l’instruction publique.

« M. Dupont de l’Eure était commissaire au département de la justice. C’était un personnage de conséquence, auquel on ne pouvait ni se confier sans réserve ni toucher sans précaution. Il était, depuis plus d’un quart de siècle, pour le parti libéral, une sorte d’idole ou de fétiche. Sa probité, son désintéressement, sa persistance dans les mêmes principes à travers toutes les vicissitudes de la politique, depuis le conseil des cinq cents sous le directoire jusqu’au ministère Polignac sous la restauration, en faisaient un homme hors de pair et hors de page ; mais outre que son esprit avait toujours été court, étroit, un peu vulgaire, il avait vieilli. Il vivait au milieu d’un nuage d’encens que toutes les oppositions successives lui avaient, à leur tour, brûlé sous le nez, et tout à la disposition de la gent tapageuse et criarde des avocats et des légistes, dont chaque clique mettait à son tour la main sur lui. Rien ne pouvait être plus fâcheux, surtout en temps de révolution, que de voir le ministère qui devait être la pièce de résistance, la maîtresse ancre du navire, tombé dans des mains séniles et débiles, et livré à tout venant. — Si M. Dupont demeure quelques mois où il est, dis-je à mon interlocuteur, attendez-vous à voir ce personnel de la magistrature, qu’on n’a sauvé qu’à grand’peine dans la révision de la charte, empoisonné de choix détestables, vu le nombre et la diversité des vacances : plus de rigoureuses conditions, plus de temps d’arrêt dans les tribunaux ; attendez-vous en outre à voir le conseil des ministres percé à jour, et tout ce qui s’y dira ou s’y fera courir les rues et les estaminets de la basoche.

« — Que faire donc ? me dit le roi.

« — S’en défaire, répondis-je, et le plus tôt possible ; mais pour cela il faut guetter le moment : notre homme a cela de bon qu’il met son point d’honneur à faire fi du pouvoir et des avantages qui en dépendent, à se poser en Cincinnatus. Il vous offrira sa démission trois ou quatre fois la semaine ; le tout est de bien choisir l’occasion et de lui trouver un bon successeur.

« — J’y penserai, dit le roi. — Nous hasardâmes quelques noms, mais sans nous arrêter à tel ou tel. Rien ne pressait d’ailleurs, le roi avait du temps devant lui pour s’enquérir et voir venir ; cela même était indispensable en tout cas. Je me bornai à recommander de choisir plutôt dans la chambre des pairs qu’ailleurs ; c’était là que se trouvaient les hommes considérables et les magistrats éprouvés dans nos luttes de quinze années.

« Mais là n’était pas la difficulté la plus sérieuse et la plus pressante. Le département des cultes et de l’instruction publique était tombé par contre-coup aux mains de M. Bignon en échange de celui des affaires étrangères, qu’il s’était adjugé tout d’abord en sa qualité d’agent diplomatique sous le premier empire et d’historien de la politique impériale. Tout le monde avait compris qu’à ce double titre il serait la bête noire des cours et des légations étrangères, M. Dupont de l’Eure lui-même s’était prêté à négocier cet échange ; mais, à vrai dire, le personnage était bien plus dangereux et bien plus immédiatement dangereux dans son nouveau poste.

« Il ne fallait pas en effet se faire illusion. Le clergé, le clergé catholique tout entier et comme un seul homme, allait devenir l’adversaire, l’adversaire ardent, rancunier, intraitable, du nouveau gouvernement. Son influence sous la restauration avait été pour plus de moitié dans la chute de Charles X ; il se regardait comme détrôné avec ce pauvre prince. Il fallait s’attendre à tout de sa part : il s’entend à tout ce que peut décemment se permettre un clergé en fait d’opposition patente ou latente. Et en même temps il fallait protéger le clergé contre la réaction prête à se jeter sur lui avec furie ; déjà commençait la chasse aux robes noires et aux chapeaux clabauds, aux jésuites, aux capucins, aux frères de la doctrine chrétienne et jusques aux pauvres sœurs de la charité ; les processions étaient poursuivies à coups de pierres, les croix de mission culbutées et traînées dans la boue ; il ne faisait pas trop bon à un évêque de sortir de sa cathédrale et à un curé de son presbytère.

« — Un tel état des choses et des esprits, disais-je au roi, devra nécessairement placer tout ministre des cultes dans une position délicate et doublement périlleuse ; il lui faudra tenir ferme entre deux feux, porter respect au clergé et le tenir en respect, ne lui donner, ne lui laisser donner aucun sujet de plainte légitime, et ne souffrir de lui aucune attaque, soit du haut de la chaire, soit par menée clandestine ; il faudra surtout se garder d’engager avec lui aucun débat qui touche de près ou de loin à la controverse, sous peine, dans un temps comme le nôtre, de s’enferrer dans quelqu’une de ces querelles théologiques où l’on ne tarde pas à voir contre soi toutes les bonnes âmes, pour soi tous les vauriens, et qui ne finissent jamais que mal et de guerre lasse.

« — Vous avez bien raison, me dit le roi en m’interrompant ; il ne faut jamais mettre le doigt dans les affaires de l’église, car on ne l’en retire pas : il y reste.

« Je note l’expression, qui me parut aussi originale que la pensée était juste. Confier une telle tâche à M. Bignon, repris-je, ce serait folie. Je le connais de longue date, ayant servi sous ses ordres. Il n’en comprendrait pas même la nature et l’importance. Au lieu d’arrêter ou de prévenir la réaction contre le clergé, il y donnerait en plein. Mais par qui le remplacer ? Si M. Guizot n’était pas protestant, on pourrait réunir les cultes à l’intérieur, cela s’est fait ; mais le clergé y verrait une déclaration de guerre, il serait impossible de lui faire entendre raison. Si M. Dupont de l’Eure était remplacé et bien remplacé, on pourrait réunir les cultes à la justice, cela s’est fait aussi plus d’une fois, et par de bonnes raisons ; mais quand sera-t-il remplacé ? C’est aujourd’hui même qu’il faut arrêter le désordre et en prévenir les conséquences. Et le pire, c’est que le ministère de l’instruction publique se trouve enchevêtré dans celui des cultes ; M. Corbière a livré l’université pieds et poings liés au clergé ; M. de Vatimesnil n’a eu ni le temps ni le pouvoir d’y porter remède. Il faudra remettre au plus tôt l’université sur un pied d’indépendance et se garder en même temps contre l’extrémité Contraire, contre la tendance ultra-libérale de sacrifier les lettres aux sciences et de laisser tomber les études classiques. Là aussi il y aura un double combat à rendre.

« Notre entretien finit là pour le moment, dit le duc de Broglie ; mais le roi, interrompu par les affaires courantes, revint bientôt à la charge. Je vis qu’il était fort embarrassé de trouver un successeur à M. Bignon, et je lus sur son visage qu’il avait bien envie de me mettre ce double fardeau sur les épaules, mais qu’il craignait que l’offre d’une position si chétive en apparence et si peu attrayante en réalité ne me parût trop au-dessous des prétentions qu’à tort ou à raison je pouvais former.

« Je pouvais en effet prétendre à mieux, les circonstances données ; mais le roi avait tort, car ce fut précisément ce motif qui agit sur mon esprit. J’étais parfaitement décidé à ne pas rester ministre sans portefeuille, c’est-à-dire sans caractère public et sans responsabilité personnelle. Je n’avais aucune vocation pour la carrière d’ambition. Je me croyais peu propre au maniement des hommes, et en cela je ne me trompais pas ; mais j’éprouvais quelque regret à me séparer du roi dès le lendemain de son avènement et de nos confrères en révolution dès le premier jour. Je craignais que cette démarche ne fut mal interprétée. Il me parut au contraire qu’en acceptant un poste qui n’avait été que le pis-aller de M. Bignon, personne ne se méprendrait sur mes motifs, qu’on n’y verrait que ce qui y était effectivement, l’envie de rendre service dans un moment difficile, et, comme le nouveau ministère ne pouvait guère durer que quelques semaines tout au plus, j’acquérais, après avoir payé de ma personne, le droit de recouvrer désormais ma pleine liberté.

« Le roi lisait sur mon visage comme je lisais sur le sien. Nous fûmes donc promptement d’accord. J’y mis néanmoins une condition : c’est qu’au double ministère des cultes et de l’instruction publique serait annexée la présidence du conseil d’état. Je déclarai que je ne pouvais passer sur les difficultés que je prévoyais ; je savais d’ailleurs que M. Dupont de l’Eure se proposait de supprimer le conseil d’état et de renvoyer aux tribunaux le contentieux de l’administration, — proposition funeste dans laquelle il aurait pour lui les gens de loi, et le roi lui-même, qui gardait rancune au conseil d’état pour quelques procès qu’il y avait perdus. Ne fût-ce que pour lui épargner cette énorme faute, je faisais bien d’insister.

« Tout fut réglé dans la soirée. Le lendemain, le ministère du 11 août fut annoncé au Moniteur en sept ordonnances distinctes. Une huitième ordonnance nommait ministres MM. Laffitte, Casimir Perier, Dupin et Bignon, en leur accordant entrée au conseil des ministres. Point de président ; je m’étais expliqué sur ce point. M. de Lafayette fut confirmé dans le poste de commandant général des gardes nationales, — imprudence à peu près inévitable, mais qui fut payée cher. »

Ainsi, dès le lendemain de la révolution de juillet et dans la formation de son premier ministère, le duc de Broglie fit acte à la fois de ferme esprit politique, d’influence et de modestie. Il faisait acte aussi de prévoyance quand il pensait que ce cabinet ne durerait guère. Dès que les difficultés qu’il avait pressenties éclatèrent sans que, de concert avec ses amis, il pût réussir à les surmonter, il n’hésita pas plus à rompre le cabinet qu’il n’avait hésité à le former, et il en sortit avec la même fermeté et le même désintéressement qu’il avait montrés en y entrant. J’ai raconté dans mes Mémoires[7] la lutte qui, à cette époque, commença dans le cabinet comme dans les chambres et dans les rues, entre la politique de résistance et la politique de concession à l’anarchie, — lutte qui aboutit, le 2 novembre 1830, à la retraite du duc de Broglie, du comte Mole, du baron Louis, de MM. Casimir Perier, Dupin et moi, et à la formation d’un nouveau ministère sous la présidence de M. Laffitte. Je n’ai garde de reproduire ici l’histoire de cette crise ; je n’y veux ajouter que quelques faits qui en mettront en pleine lumière le caractère, et aussi celui que, du premier au dernier jour, y déploya le duc de Broglie.

Quand il avait accepté, lors de la formation du premier cabinet, le ministère des cultes et de l’instruction publique avec la présidence du conseil d’état, il savait qu’il aurait à défendre le conseil d’état, l’université et les cultes contre l’invasion ou la tyrannie de l’esprit révolutionnaire. La triple épreuve ne se fit pas attendre. En réorganisant le conseil d’état, on crut que le nouveau gouvernement ne pouvait se dispenser de faire quelque chose pour le plus éminent des écrivains libéraux, Benjamin Constant. « Sa réputation, dit le duc de Broglie, comme publiciste, était grande et méritée ; comme orateur, médiocre ; son caractère était peu considéré ; il ne s’était jamais relevé de son aventure des cent jours ; l’Académie française lui avait obstinément fermé ses portes ; perdu de dettes, épuisé de veilles et de jeu, il n’était guère possible d’en faire un ministre ; le duc d’Orléans ne l’avait point appelé à son conseil intime, et néanmoins toute position de seconde ligne lui paraissait, non sans quelque raison, au-dessous de lui. Je lui proposai la présidence du comité du contentieux du conseil d’état, fort agrandi et chargé, sous le nom de comité de législation, de la préparation des lois. Il refusa d’abord ; mais au bout de deux ou trois jours il se ravisa, et je me hâtai de faire signer au roi sa nomination… Il ne nous fit jamais l’honneur de venir siéger ; mais un matin, deux ou trois jours avant l’ajournement de la session, le roi me remit deux papiers qu’il venait de recevoir de lui : l’un était un plan de réforme du conseil d’état, qui l’érigeait en tribunal inamovible, avec publicité de ses séances ; l’autre une lettre particulière par laquelle l’auteur de ce plan informait le roi de la résolution où il était de transformer ce projet en proposition à la chambre des députés, en lui faisant savoir que lui, Benjamin Constant, tiendrait pour autorisation l’absence de réponse. Le roi en était, non sans raison, fort blessé. Je pris les deux papiers que j’ai conservés. En arrivant à la chambre des députés, je me bornai froidement à les placer sous les yeux de leur auteur sans lui demander d’explication et en le laissant juge du procédé ; puis, sans écouter les excuses qu’il essayait de balbutier, je lui tournai le dos et je m’éloignai. Je m’attendais à recevoir dans la matinée sa démission, il n’en fut rien ; mais mon parti était pris. Je n’eus pas le temps de pourvoir à son remplacement. »

L’université était un champ de bataille plus étendu et encore plus difficile à garder que le conseil d’état : il fallait à la fois y relever les études, fort déchues depuis 1822, et empêcher tantôt que l’esprit révolutionnaire n’y exerçât ses séductions, tantôt qu’il n’y portât ses méfiances et ses exigences oppressives. « Le plus attaqué par le parti du progrès, qui le croirait ? dit le duc de Broglie, c’était l’illustre M. Poisson, le premier géomètre de l’Europe et membre du conseil royal de l’instruction publique. J’étais chaque jour sommé de frapper sur lui, qui le croirait encore ? en qualité de jésuite. Les choses allèrent au point qu’un matin je vis entrer dans mon cabinet un savant non moins illustre, M. Arago (il était alors des nôtres), pour me supplier de sauver M. Poisson et de ne point céder à l’orage. Je ne pus me défendre d’un grand éclat de rire. — Pour qui me prenez-vous, lui dis-je, et pensez-vous que j’aie envie de passer à la postérité pour avoir sacrifié M. Poisson à titre d’adepte du père Bauny ou de saint Ignace de Loyola ? — M. Arago, rassuré, se prit lui-même à rire ; mais telle était au premier moment la panique dans le monde savant que je reçus presque en même temps une lettre de M. Cuvier, alors en Angleterre, par laquelle il me recommandait sa position dans le conseil de l’instruction publique, en entrant dans des explications à coup sûr bien inutiles. Je lui répondis par une lettre amicale où je lui disais que le seul usage que je me permettrais de mon autorité sur lui, c’était de le rappeler sur-le-champ parce que j’avais grand besoin de lui. »

Dans l’administration des cultes, il s’éleva une question plus grave en soi et plus épineuse au sein même du cabinet. « Durant les quelques mois qui précédèrent la chute de Charles X, dit le duc de Broglie, trois sièges épiscopaux étaient devenus vacans. Leurs noms, je ne les retrouve ni dans ma mémoire, ni dans mes notes. Quoi qu’il en soit, il y avait été pourvu ; les choix avaient été agréés à Rome, et les successeurs préconisés en consistoire ; il ne restait plus qu’à les installer. Nous n’y faisions aucun obstacle lorsque nous apprîmes tout à coup que les nouveaux évêques se refusaient tout net à prêter serment, et n’en prétendaient pas moins qu’on procédât à leur installation malgré leur refus. Là-dessus grande rumeur, grand scandale dans le public et dans la presse.

« En rendant compte au conseil de cet étrange incident, je trouvai le roi très irrité, le conseil au comblé de l’indignation ; tous les ministres, même les plus modérés, criaient à l’envi qu’il fallait faire un exemple, un grand exemple.

« Mais cela était bientôt dit. Que faire ?

« Nous n’avions pas qualité apparemment pour déposer des évêques régulièrement nommés, canoniquement institués. Différer indéfiniment leur installation et les prendre en quelque sorte par famine, il aurait fallu pour cela s’entendre avec les chapitres et avec les vicaires capitulaires, qui sans doute ne s’y seraient pas prêtés, en supposant qu’ils en eussent le droit.

« L’affaire ayant été débattue avant mon arrivée, l’un des membres du conseil, M. Dupin, je crois, avait ouvert l’avis de faire saisir le revenu épiscopal jusqu’à prestation du serment, et cet avis semblait prévaloir. Je m’y refusai péremptoirement. C’était un pur acte de violence, c’était agir sans l’apparence du droit ; c’était chose sans exemple, sans antécédent qu’on pût invoquer avec l’ombre d’une analogie. Prévoyant l’orage, j’avais préparé sur ce sujet un petit travail sans réplique, et, la discussion s’échauffant, j’ajoutai, me trouvant presque seul de mon bord, que ce serait commencer la guerre de gaîté de cœur, la guerre avec l’église, guerre dont nul d’entre nous ne verrait la fin, et que moi certainement je ne commencerais pas.

« Le roi rompit les chiens, selon son usage, ajourna le conseil, nous chapitra séparément ; puis, venu à moi, il me prit à part. — Au fait, me dit-il, que voulez-vous ? Où entendez-vous en venir ?

« — Je n’en sais rien encore, lui répondis-je ; mais je sais très bien ce que je ne veux pas. Je ne ferai pas, les yeux ouverts, une sottise énorme et gratuite. Nous avons affaire à trois récalcitrans que le corps du clergé ne soutient point jusqu’ici, et ne soutiendra point, selon toute apparence, si nous ne nous donnons aucun tort envers eux. Ils sont clairement, eux, dans leur tort ; l’obligation du serment leur est imposée, non par le roi, mais par le concordat de 1801 ; la formule du serment est réglée en propres termes, c’est d’ailleurs celle qui a précédé le concordat lui-même. Voici l’article :

« Art. 6. — Les évêques, avant d’entrer en fonctions, prêteront directement, entre les mains du premier consul, le serment de fidélité qui était en usage avant le changement de gouvernement, exprimé dans les termes suivans :

« Je jure et promets à Dieu, sur les saints Évangiles, de garder fidélité au gouvernement établi par la constitution. Je promets aussi de n’avoir aucune intelligence, de n’assister à aucun conseil, de n’avoir aucune ligue, soit au dedans, soit au dehors, qui soit contraire à la tranquillité publique, et, si dans mon diocèse ou ailleurs j’apprends qu’il se trame quelque chose au préjudice de l’état, je le ferai savoir au gouvernement. »

« En présence d’un pareil article, ajoutai-je, je ne puis considérer la prétention des trois évêques que comme une lubie sans conséquence, qui tombera d’elle-même devant la désapprobation du corps épiscopal, s’il est mis officieusement en demeure de se prononcer, et à plus forte raison devant le saint-siège, si nous en étions à réclamer son intervention, comme au temps du ministère Martignac, et à propos des fameuses ordonnances signées par le roi Charles X en 1828. Nous serions ici beaucoup plus forts, ayant pour nous le concordat textuel, et n’ayant contre nous qu’une fraction minime de l’épiscopat. Je suis convaincu que cette fois la simple menace d’en venir à cette extrémité suffira. Laissez-moi revoir et pérorer mes contumaces ; mais en attendant ne compromettez pas ma besogne, et n’échauffez pas les esprits.

« Je revis les trois évêques ; je remis l’article du concordat sous leurs yeux, et je les pressai de s’expliquer sur le motif de leur refus. Ce motif, ils me le déclarèrent en toute sincérité ; il répugnait à leur conscience de s’engager, envers un gouvernement nouveau et qui ne leur inspirait pas confiance, à l’informer de ce qui viendrait à leur connaissance au préjudice de l’état.

« J’entrai dans leur idée. J’admis sans difficulté que la clause dont il s’agissait avait quelque chose de suspect et de regrettable, mais en leur faisant observer qu’il ne dépendait pas de nous de modifier ce texte du concordat ; j’ajoutai que tout dépendait néanmoins du sens que le gouvernement y prétendait attacher, et que je prenais sur moi de leur garantir que le gouvernement, en leur imposant un serment de date presque immémorable, ne leur demandait rien d’autre ni de plus que ce qu’il exige et ce qu’il est en droit d’exiger de tout Français exerçant une fonction publique :

« Fidélité au roi, obéissance à la charte constitutionnelle et aux lois du royaume.

« Il était, dis-je, bien loin de notre pensée de transformer les évêques en délateurs et les confessionnaux en bureaux d’espionnage.

« Cette explication suffit, et toute résistance cessa. Le nœud n’était pas gordien, et pour en venir à bout il n’y fallait pas l’épée d’Alexandre. »

Ainsi, dans son ministère spécial et dans les diverses attributions de ce ministère, le duc de Broglie réussissait à maintenir la dignité du pouvoir et à faire prévaloir la justice, la prudence et la liberté ; mais ce n’était là qu’une faible consolation à la tristesse et au dégoût que lui inspiraient les prétentions, de jour en jour plus ardentes, de l’esprit révolutionnaire, au grand abaissement comme au grand péril de la révolution naguère accomplie. J’emprunte ici quelques lignes de mes Mémoires. « Nous sortîmes des affaires, le duc de Broglie et moi, avec un sentiment de délivrance presque joyeuse dont je garde encore un vif souvenir. Nous échappions au déplaisir de nos vains efforts et à la responsabilité des fautes que nous combattions sans les empêcher. Dans le public de Paris et même au sein des chambres, notre retraite ne surprit point et n’inquiéta pas beaucoup : nous avions plus lutté que réussi, nous nous étions fait quelque honneur en défendant l’ordre et le gouvernement régulier ; mais nous ne l’avions pas défendu avec assez de succès pour être considérés comme ses seuls et nécessaires représentans. On comptait sur nous dans l’avenir ; nous étions dans le présent, même aux yeux d’une partie de nos amis, plus compromettans qu’efficaces[8]. On touchait d’ailleurs à une crise redoutable et redoutée, le procès des ministres de Charles X : de concert avec le roi, le cabinet Laffitte et M. de Lafayette y déployèrent un généreux courage et obtinrent un succès aussi honorable pour eux-mêmes que pour notre temps et notre pays ; mais, ce périlleux défilé passé, la faiblesse du pouvoir, assailli chaque jour par les passions révolutionnaires, essayant de les désavouer par son langage sans oser les réprimer par ses actes, devint de plus en plus insupportable au public même le moins exigeant. Le 14 février 4831, en mémoire de l’assassinat de M. le duc de Berry, les légitimistes firent célébrer, dans l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, un service funèbre. C’était leur droit et un acte pieux, mais une provocation politique dans l’état des esprits à cette époque. Les passions révolutionnaires y répondirent par l’émeute, la profanation et le pillage. L’église, le presbytère, l’archevêché de Paris, furent envahis et dévastés. Le désordre se prolongea, si brutal et si choquant, que, dans les chambres et dans le public, un cri puissant s’éleva pour en réclamer la répression. Le ministère Laffitte tomba. M. Casimir Perier lui succéda. Depuis quelque temps déjà, les chambres et le public pressentaient en lui le dompteur de l’anarchie. « Comment s’est-il élevé tout à coup au premier rang des hommes d’état ? A-t-il gagné des batailles ? ou bien avait-il lentement illustré sa vie par d’importans travaux ? Non, mais il avait reçu de la nature la plus éclatante des supériorités et la moins contestée, un caractère énergique jusqu’à l’héroïsme, avec un esprit doué de ces instincts merveilleux qui sont comme la partie divine de l’art de gouverner. » Dès son entrée au pouvoir, et en quatorze mois de gouvernement, M. Casimir Perier mérita pleinement ces belles paroles de M. Royer-Collard sur son cercueil. Tant qu’il vécut, le duc de Broglie fut, dans la chambre des pairs, son fidèle et utile allié. A sa mort, l’anarchie recommença ; les collègues qu’il avait pris et laissés dans son cabinet voulaient sincèrement, mais ne surent pas efficacement la réprimer. La grande insurrection révolutionnaire des 5 et 6 juin 1832 éclata. Elle fut vaincue militairement ; mais il fallait la vaincre politiquement en formant un cabinet capable de gouverner. Le roi appela M. Dupin, le maréchal Soult, le duc de Broglie. M. Dupin éluda. Le maréchal Soult accepta ; mais il avait besoin du duc de Broglie pour les affaires étrangères ; le général Sébastiani le conseillait au roi « comme l’homme le plus propre à maintenir dignement, dans les chambres et en Europe, la politique de paix si fermement pratiquée par M. Casimir Perier, mais encore menacée et difficile. » M. de Talleyrand était du même avis. Dès qu’on lui en parla, le duc de Broglie fit, de mon entrée dans le cabinet, la condition sine qua non de la sienne. On hésita. J’étais si impopulaire ! On n’en disait pas la vraie raison ; dans nos ardens débats, j’avais touché au fond des choses et des âmes ; j’avais attaqué non-seulement les excès du parti révolutionnaire, mais ses principes. Le duc de Broglie persista invariablement. On céda à son insistance. Seulement, au lieu de me rappeler au ministère de l’intérieur, on me proposa celui de l’instruction publique. J’étais dans ce département ce qu’on appelle une spécialité. Je n’aurais pas hésité à rentrer dans la position de lutte directe, déclarée et quotidienne où m’avait placé, en 1830, le ministère de l’intérieur. Je n’hésitai pas davantage à prendre la position où mon impopularité, comme on disait, semblait, en 1832, avoir pour le cabinet moins d’inconvénient. On a dit que je prenais plaisir à braver l’impopularité ; on s’est trompé, je n’y pensais pas. On donna le ministère de l’intérieur à M. Thiers, et le nouveau cabinet, formé le 11 octobre 1832 sous la présidence du maréchal Soult, convoqua les chambres pour le 19 novembre suivant.

Quoique divers par nos origines, nos caractères et les tendances plus ou moins lointaines de nos esprits, nous avions tous alors, sur la politique qui convenait à la France et à son nouveau gouvernement, les mêmes vues et la même intention dominante ; nous voulions tous la monarchie constitutionnelle, le régime parlementaire et la paix européenne. Notre association, quoiqu’elle ne se fût pas faite sans difficulté, nous convenait à tous ; nous avions confiance dans notre capacité mutuelle. « Nous étions jeunes alors, généraux et soldats, » disait Napoléon en parlant des premières campagnes d’Italie : le cabinet du 11 octobre 1832 était animé en politique d’un sentiment analogue et ardent à son œuvre avec espérance.

Le duc de Broglie ne ressemblait guère à aucun des ministres qui, dans des temps très divers, ont dirigé avec honneur et succès les affaires extérieures de la France. Presque tous ces ministres, je pourrais dire tous et les meilleurs, ont été à la fois patriotes et ambitieux : ambitieux pour eux-mêmes comme pour leur pays, jaloux d’accroître la grandeur de la France en faisant dans ce travail leur propre fortune, et peu scrupuleux quant aux moyens à employer pour atteindre l’un et l’autre but. Le duc de Broglie a été patriote autant que personne dans aucun temps, y compris le nôtre ; il partageait même, dans une assez large mesure, les instincts, les premières impressions, les joies et les déplaisirs populaires ; mais il était étranger à toute ambition personnelle de rang, de richesse, d’amour-propre : il était content de sa position et modeste avec dignité dans les avantages qu’il possédait. Quant à la France, il ne désirait pour elle aucune extension de territoire, aucune conquête ; il la trouvait assez grande et assez bien constituée pour n’avoir rien à craindre de personne, ni rien à envier à personne. Il regardait la fondation du gouvernement libre comme la grande affaire nationale de notre époque, et la paix européenne comme une condition essentielle de notre prospérité et de notre succès dans le régime nouveau et difficile que nous avions entrepris d’établir.

Nous avions l’un et l’autre à ce sujet une conviction commune que j’ai déjà exprimée dans mes Mémoires[9], et que je me permets de reproduire ici, car c’est, à mon sens, une des idées les plus essentielles à répandre et à faire prévaloir dans le monde moderne. L’Europe est une société de peuples et d’états à la fois divers et semblables, séparés et point étrangers, non-seulement voisins, mais parens, unis entre eux par des liens moraux et matériels qu’ils ne sauraient rompre, par le mélange des races, la communauté des religions, l’analogie des idées et des mœurs, par de nombreux et continuels rapports industriels, commerciaux, politiques, littéraires, par des progrès de civilisation variés et inégaux, mais qui tendent aux mêmes fins. Les peuples européens se connaissent, se comprennent, se visitent, s’imitent, se modifient incessamment les uns les autres. A travers toutes les diversités et toutes les luttes du monde moderne, une unité supérieure et profonde règne dans sa vie morale comme dans ses destinées. On dit la chrétienté ; c’est là notre caractère original et notre gloire.

Ce grand fait a eu pour conséquence naturelle la formation progressive d’un droit public européen et chrétien, c’est-à-dire l’établissement de certains principes compris et acceptés comme la règle des relations des états. Ce droit, longtemps et aujourd’hui encore très imparfait, très souvent méconnu et violé, n’en est pas moins réel et devient de plus en plus clair et impérieux à mesure que la civilisation se développe, et que les rapports mutuels des peuples deviennent plus fréquens et plus intimes.

Les maximes essentielles et incontestées du droit public européen sont en petit nombre. Parmi les principales se rangent celles-ci : 1° la paix est l’état normal des nations et des gouvernemens, la guerre est un fait exceptionnel et qui doit avoir un motif légitime ; 2° les états divers sont essentiellement indépendans les uns des autres quant à leurs affaires intérieures, chacun d’eux se constitue et se gouverne selon les principes et dans les formes qui lui conviennent ; 3° tant que les états vivent en paix, leurs gouvernemens sont tenus de ne rien faire qui puisse troubler mutuellement leur ordre intérîeur ; 4° nul état n’a droit d’intervenir dans la situation et le gouvernement intérieur d’un autre état qu’autant que l’intérêt de sa propre sûreté lui rend cette intervention indispensable.

Ces salutaires maximes ont été mises de nos jours aux plus rudes épreuves. Tantôt on les a outrageusement foulées aux pieds pour donner un libre cours aux passions qu’elles ont précisément pour objet de contenir ; tantôt on en a scandaleusement abusé pour servir des desseins qu’elles condamnent expressément. Nous avons assisté aux plus immenses guerres entreprises sans motif légitime, par une ambition égoïste et déréglée, ou pour réaliser des combinaisons arbitraires et frivoles sous un air de grandeur. Nous avons vu une propagande envahissante porter au loin ses violences et sa tyrannie au nom de la liberté. De grands gouvernemens ont opprimé l’indépendance de petites nations pour maintenir, chez elles comme chez eux-mêmes, les principes et les formes du pouvoir absolu. D’autres se sont joués des droits et de l’existence des pouvoirs établis, sous prétexte de rétablir les droits des nations. Des conspirateurs révolutionnaires ont réclamé le principe de non-intervention pour couvrir leurs menées contre la sécurité de tous les états. Indignés de tant d’excès divers, d’honnêtes et superficiels esprits voudraient supprimer la politique extérieure et mettre l’indépendance des peuples comme la sécurité des états sous la garantie de la paix perpétuelle et de l’inaction diplomatique. On ne lutte pas contre la violence et l’hypocrisie avec des chimères ; on n’annulera pas l’action extérieure des gouvernemens au moment où s’étendent et se multiplient les relations extérieures des nations. Ce qu’il faut demander, c’est que cette action s’exerce selon la justice et le bon sens. C’est là le but du droit public européen tel qu’il a travaillé à se former à travers les siècles. Ce droit n’a point péri dans ses échecs ; malgré les graves et nombreuses atteintes qu’il a reçues, les maximes du droit européen sont devenues et deviennent de jour en jour plus précises et plus pressantes. C’est de leur empire seul qu’on peut espérer, autant que le permet l’imperfection des choses humaines, le maintien habituel de la paix et de l’indépendance mutuelle comme de la sécurité des états.

Ce fut l’effort constant du duc de Broglie de mettre ces maximes en pratique dans son administration de nos affaires extérieures ; il respectait sans faste le droit des gens dans toute sa portée et en donnait l’exemple plutôt que le commentaire. J’ai cité de lui tout à l’heure cette phrase : « j’étais peu propre au maniement des hommes. » On peut sans embarras dire la vérité sur un homme éminent qui se la dit ainsi lui-même ; le duc de Broglie portait dans ses relations avec les diplomates trop peu de facilitent d’abandon ; il avait besoin de réfléchir avant de parler, et il ne se préoccupait guère des mécomptes que pouvaient causer son extrême réserve et son froid silence aux hommes qui venaient chercher auprès de lui de quoi fournir à leurs entretiens ou à leurs dépêches. L’art de plaire est une force dans la diplomatie comme à la tribune et dans les gouvernemens libres comme dans les cours ; le duc de Broglie ne le possédait pas assez naturellement, et ne prenait pas assez de soin pour l’acquérir ; c’était presque son unique souci d’avoir raison avec mesure et de dire la vérité avec convenance. Ce dont il s’inquiétait fort, c’était de bien informer et de bien diriger ses agens, les représentans de la France au dehors ; il en avait d’excellens, les uns qu’il avait trouvés à leur poste, les autres qu’il y avait placés : M. de Sainte-Aulaire d’abord à Rome, puis à Vienne, puis à Londres ; M. de Barante d’abord à Turin, puis à Pétersbourg ; M. Bresson à Berlin, M. de Rayneval à Madrid. Loin de les laisser dans le vague sur ses intentions pour être moins responsable de leurs actes, il leur adressait toujours des instructions détaillées, précises, et prenait toujours, dans la conduite des négociations, la première et plus forte part de responsabilité. Qui pourrait s’étonner de tant de scrupule dans le respect des lois de la morale comme des principes du droit des gens ? C’était au milieu des luttes parlementaires et des négociations européennes que le duc de Broglie commençait ces fortes études philosophiques et historiques qui devaient faire de lui un chrétien.

Le succès ne manqua point à son activité prudente ; partout les affaires de la France au dehors reçurent de lui une impulsion à la fois monarchique et libérale, efficace sans bravade. La question belge était encore en suspens ; la conférence de Londres s’était séparée sans accomplir elle-même l’œuvre dont elle avait accepté le principe, le divorce entre la Hollande et la Belgique. Du 22 octobre au 23 décembre 1832, en vertu de l’accord conclu entre la France et l’Angleterre, une armée française entra en Belgique ; Anvers fut assiégé et pris ; le royaume belge fut définitivement constitué. La Grèce reçut aussi la consécration de son indépendance ; le roi Othon débarqua dans le nouvel état, et les troupes françaises qui avaient continué d’occuper la Morée en partirent le 13 août 1833, emportant, pour la France et son gouvernement, les témoignages de la reconnaissance du nouveau peuple grec, héritier du plus ancien et du plus glorieux des peuples civilisés de l’Europe. L’Espagne aussi reçut à cette époque d’éclatantes preuves du bon vouloir et de l’influence du cabinet du 11 octobre 1832 : le roi Ferdinand VII mourut le 29 septembre 1833, laissant sur le trône, qu’il avait si déplorablement occupé, sa fille enfant, la reine Isabelle, sous la régence de sa mère la reine Christine ; les modérés espagnols et même les libéraux ardens embrassèrent vivement sa cause contre les prétentions de l’infant don Carlos ; on croyait alors que la question contenue dans cette rivalité était celle de savoir si l’Espagne resterait plongée dans sa stérile ornière ou si elle recommencerait, avec plus d’expérience et dans de meilleures conditions, l’œuvre de sa régénération politique. Le cabinet français prit sur-le-champ sa résolution : « Il a été décidé d’abord, écrivit le duc de Broglie à M. de Rayneval, que nous manifesterions notre intérêt pour la cause de la jeune reine Isabelle par quelque chose de plus qu’une simple reconnaissance. Désirant ensuite que l’on n’interprétât point à Madrid notre empressement à nous déclarer en faveur de cette cause comme impliquant le projet de dominer le gouvernement de la reine, nous avons résolu de n’agir, dans aucun cas, sans la demande expresse de ce gouvernement et de ne rien entreprendre en définitive que de la manière et dans la mesure qu’il jugerait lui-même convenables ; mais en même temps nous avons positivement établi que nous entendions demeurer libres d’examiner, de discuter et d’accorder ou de refuser ce qui pourrait nous être demandé par l’Espagne… Aussi longtemps que son gouvernement marche et agit avec ses propres forces, il reste libre de ne consulter que les exigences de sa situation, telles qu’elles lui apparaissent, et nous conservons nous-mêmes l’entière liberté de ne point nous immiscer dans ses affaires intérieures ; mais vous connaissez assez les lois et les nécessités du régime sous lequel nous vivons pour comprendre que, si vous deviez solliciter le secours de nos armes, l’opinion publique en France nous imposerait alors certaines obligations qui deviendraient comme autant de conditions mises à l’envoi de ce secours. »

Ainsi, tout en manifestant les intentions les plus amicales pour l’Espagne, le duc de Broglie respectait et maintenait à la fois l’indépendance de l’Espagne et celle de la France ; il espérait avoir à seconder en Espagne le progrès vers la monarchie constitutionnelle ; mais il prenait soin de déclarer d’avance qu’en tout cas il n’agirait que selon les principes de la France constitutionnelle et ses sentimens comme ses intérêts nationaux.

Presque au même moment, il avait à maintenir en Allemagne, dans un sens très différent, le droit et la dignité du gouvernement français. Des mouvemens révolutionnaires à Francfort et à Turin avaient amené à Münchengraetz, petite ville de Bohême, la réunion des empereurs de Russie et d’Autriche et du prince royal de Prusse avec leurs ministres. A la suite de cette réunion, trois dépêches des trois cours furent communiquées au duc de Broglie, finissant toutes trois par déclarer que « si la France, qui avait si bien su se défendre elle-même des tentatives des perturbateurs, ne réussissait pas désormais à déjouer également les machinations auxquelles ils se livraient sur son territoire contre les états étrangers, il pourrait en résulter, pour quelques-uns de ces états, des troubles intérieure qui les mettraient dans l’obligation de réclamer l’appui de leurs alliés, que cet appui ne leur serait pas refusé, et que toute tentative pour s’y opposer serait considérée par les trois cabinets de Vienne, de Saint-Pétersbourg et de Berlin comme une hostilité dirigée contre chacun d’eux. » Tout en reconnaissant le devoir de tout gouvernement de ne souffrir sur son territoire aucun acte révolutionnaire contre des gouvernemens étrangers avec lesquels il vivait en paix, le duc de Broglie ne se méprit point sur cette tentative d’intimidation, et il la repoussa hautement en maintenant, pour les divers cas de complications ou d’interventions européennes qui pourraient se présenter à l’avenir, la liberté d’action et la politique déclarée de la France. Quand il reçut communication de cette dépêche, le prince de Metternich essaya de ne la comprendre qu’à moitié et de croire que le Piémont n’était pas l’un des états dans lesquels la France ne souffrirait pas, sans y intervenir elle-même, une intervention étrangère ; mais M. de Sainte-Aulaire, par une prompte et franche répartie, ne lui permit pas d’avoir l’air de se faire illusion à cet égard. M. de Metternich n’insista point.

Un incident inattendu vint interrompre cette politique exemplaire en fait de respect pour le droit des gens comme de patriotisme, et jeter le trouble dans notre cabinet. Les États-Unis d’Amérique étaient depuis 1810 en vive réclamation à raison d’un grand nombre de navires américains saisis ou détruits en vertu des décrets rendus à Berlin et à Milan en 1806 et 1807 pour établir le blocus continental. En 1812, l’empereur Napoléon avait offert une indemnité de 18 millions, que le gouvernement américain refusa comme insuffisante. Le 4 juillet 1831, sous le ministère de M. Casimir Perier, un traité signé par le général Sébastiani, alors ministre des affaires étrangères, réglait à 25 millions l’indemnité due aux Américains en prélevant sur cette somme 1,500,000 francs pour satisfaire à diverses réclamations de Français sur les États-Unis, et moyennant d’assez notables avantages conférés pour dix ans par les États-Unis aux vins de France. Peu après la formation du cabinet du 11 octobre 1832, un projet de loi fut proposé par le ministre des finances, M. Humann, pour l’exécution de ce traité. Le rapport en fut fait à la chambre des députés le 10 mars 1834, et la commission, à l’unanimité, en proposa l’adoption. Le débat fut, non pas violent, il n’y avait nul prétexte à la violence, mais minutieusement acharné. Évidemment les diverses oppositions, M. Berryer comme M. Bignon, avaient conçu l’espoir de faire essuyer à cette occasion un échec au cabinet. En vain le duc de Broglie, M. Duchâtel, M. de Lamartine, démontrèrent péremptoirement l’équité morale et la sagesse politique d’une transaction qui mettait fin, entre les deux pays, à une vieille querelle de jour en jour plus envenimée ; en vain M. George de Lafayette, membre de la commission, vint déclarer que, dans sa conviction, il était dû aux États-Unis plus que le projet de loi ne leur accordait, la discussion était surchargée de détails et de chiffres où la chambre ne voyait pas clair : elle n’était pas bien avertie du péril, le projet de loi fut rejeté à une majorité de huit voix. Le duc de Broglie, aussi fier que peu ambitieux, ne voulut pas accepter un échec si personnel et alla sur-le-champ porter au roi sa démission. Le général Sébastiani, qui était rentré dans le conseil comme ministre sans portefeuille, précisément à l’appui du traité qu’il avait signé sous M. Casimir Perier, en fit autant. Une brèche grave fut ainsi ouverte dans le cabinet.

Je ne me retirai point avec eux à cette occasion, un peu parce que la question dans laquelle ils avaient échoué était tout à fait étrangère à la politique générale que le cabinet s’était chargé de soutenir, surtout parce que cette politique était dans ce moment même si difficile et si périlleuse qu’il y avait pour moi devoir et honneur à rester à mon poste. La situation redevenait ce qu’elle avait été sous M. Casimir Perier[10]. La lutte recommençait dans les rues, c’était à la force matérielle que le parti révolutionnaire voulait de nouveau en appeler ; plus irrité que découragé par ses défaites parlementaires, son espérance n’avait pas plus fléchi que sa passion. L’esprit s’enivre comme le corps ; il y a des idées capiteuses qui, une fois entrées dans l’intelligence, troublent la vue, enflamment le sang, tendent les muscles, et précipitent, les hommes vers le but auquel ils aspirent, quels que soient, pour l’atteindre, les périls à courir, les attentats à commettre et les obstacles à surmonter. Déjà en 1834, au nom de la souveraineté du peuple, les révolutionnaires se croyaient en possession du droit et du nombre, et le renversement à main armée était leur idée fixe et leur incessant effort. Ils avaient partout des affiliés, des correspondans, des agens perdus dans la foule et ardens à y recruter des alliés. Dans les villes manufacturières, dans les grands foyers de population et d’industrie, ils fomentaient les mécontentemens que suscitaient les langueurs du travail ou les questions de salaire, et ils attiraient les classes ouvrières, souvent contre leur instinct et leur gré, dans le camp de la république, tantôt en leur dissimulant son approche, tantôt en leur promettant en son nom des satisfactions et des prospérités que, pas plus que tout autre régime, elle ne pouvait leur donner. Le parti faisait ainsi acte, tantôt d’habileté souterraine, tantôt d’audace éclatante, et il exploitait tour à tour au service de ses desseins les avantages du mystère et ceux de la publicité.

Dans ce retour des crises publiques, nous résolûmes de soutenir vigoureusement la lutte par les voies publiques et légales ; deux projets de loi furent présentés, l’un contre les crieurs publics, l’autre sur les associations formées, selon les termes du code pénal, « pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres. » De violens débats s’élevèrent à ce sujet dans les chambres ; la politique de résistance y fut attaquée tantôt timidement par d’honnêtes gens qui sentaient le mal et n’osaient pas prendre le remède, tantôt avec colère et ruse par d’habiles factieux qui faisaient appel aux passions et aux routines révolutionnaires, tout en se donnant l’air de les désavouer. Ce fut au milieu de cette situation fortement tendue et de l’insurrection grondant de toutes parts que survint la retraite du duc de Broglie à propos du rejet de l’indemnité américaine. Je me déclarai prêt à rester dans l’arène, pourvu qu’il fût évident que la politique de résistance n’était point compromise, et que le cabinet, affaibli dans sa composition, ne l’était nullement dans ses résolutions. Je demandai en même temps que le successeur du duc de Broglie fût l’un de ses amis, bien connu pour tel et bien décidé à suivre la même ligne de conduite. L’amiral de Rigny répondait pleinement à ces deux conditions et devint ministre des affaires étrangères. Quelques changemens, conçus dans le même esprit, eurent lieu dans le cabinet ; M. Thiers reprit le ministère de l’intérieur ; M. Duchâtel, dès lors l’un de mes intimes amis, lui succéda au ministère du commerce et des travaux publics ; M. Persil devint garde des sceaux en remplacement de M. Barthe, et quatre jours après la retraite du duc de Broglie le cabinet était reconstitué.

Du mois d’avril 1834 au mois de mars 1835, il mena une vie orageuse au dehors et très agitée au dedans. A Paris et à Lyon, de violentes insurrections éclatèrent ; nous en triomphâmes. Après ce double succès, la chambre des députés fut dissoute, et les élections nous la ramenèrent plus ferme que jamais dans la politique de résistance, mais en revanche plus susceptible et plus exigeante quant à l’administration générale du pays. Des difficultés d’une autre sorte apparurent dans l’intérieur du cabinet : nous réussîmes, M. Thiers et moi, mieux que le public ne s’y attendait, à maintenir entre nous l’accord nécessaire ; cependant nous ne parvînmes pas à nous entendre avec le maréchal Soult sur la grande question du gouvernement de l’Algérie, que nous voulions rendre civil, et qu’il persistait à maintenir strictement militaire. Nous demandâmes au roi un autre président du conseil. « Prenez-y garde, nous dit-il, le maréchal Soult est un gros personnage. Je connais comme vous ses inconvéniens ; mais c’est quelque chose que de les connaître. Avec son successeur, vos embarras seront autres, mais plus graves peut-être. Vous perdrez au change. » Nous insistâmes ; la démission du maréchal Soult fut acceptée, et le maréchal Gérard devint ministre de la guerre et président du conseil. Nous eûmes tort de rompre avec le maréchal Soult ; s’il nous causait des embarras parlementaires et des ennuis personnels, il ne contrariait jamais et il servait bien quelquefois notre politique générale. La retraite du duc de Broglie avait déjà été un affaiblissement pour le cabinet ; celle du duc de Dalmatie aggrava le mal, et nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que la porte par laquelle il était sorti restait comme une brèche ouverte à l’ennemi que nous combattions.

Nous étions alors en présence du grand procès engagé devant la cour des pairs pour la punition légale des insurrections et des attentats révolutionnaires auxquels nous venions à peine d’échapper. Quand un gouvernement a été contraint de remporter de telles victoires, c’est son devoir le plus impérieux et la nécessité la plus urgente que de si déplorables événemens, le caractère et les vues de leurs auteurs, soient mis complètement à découvert, et que devant le pays le grand jour se lève sur la maladie révolutionnaire, sur ses sources, ses symptômes, ses ravages et ses effets. La cour des pairs était à la fois, en 1834, la juridiction constitutionnelle et la seule capable de porter la lumière dans ce vaste chaos de faits et d’acteurs, en plaçant toujours l’équité à côté de la loi. On sait avec quelle patience, quelle modération et quelle efficacité, malgré des obstacles inouïs et après vingt et un mois d’une immense procédure, elle s’acquitta de cette capitale mission. Elle en était au début quand, le 17 avril 1834, le maréchal Gérard remplaça le maréchal Soult comme président du conseil. Ce vaillant homme, toujours prêt à risquer sa vie sur les champs de bataille, ne pouvait souffrir ce qui l’inquiétait et le dérangeait pendant la paix. La perspective de ce vaste procès pesait sur son esprit comme un cauchemar dont l’amnistie seule pouvait le délivrer, et l’amnistie était précisément, dans la chambre des députés et dans les journaux, le thème favori et le principal moyen d’action que le tiers-parti, comme on l’appelait, s’empressait d’exploiter auprès du maréchal Gérard, qu’il se complaisait à regarder comme son patron. Rien n’est plus séduisant que la générosité venant en aide et servant de voile à la faiblesse. Les grandes discordes civiles ne finissent que par des amnisties, mais pourvu que l’amnistie arrive au moment où les discordes sont près de finir, et qu’elle en scelle réellement la fin. Nous étions fort loin de cette issue. Non-seulement les conspirateurs vaincus ne renonçaient pas à leurs desseins et à leurs espérances, ils les poursuivaient au contraire, ils les proclamaient avec la plus opiniâtre audace, aussi arrogans, aussi menaçans du fond des prisons que dans leurs journaux. Nous avions, M. Thiers et moi, un profond sentiment de cette situation, et nous regardions l’amnistie, mise à la place du procès, comme un acte de lâcheté inintelligente et imprévoyante qui redoublerait, parmi les ennemis de l’ordre établi, l’ardeur et la confiance en les glaçant chez ses défenseurs. Nous nous refusâmes décidément à cette mesure quand le maréchal Gérard en fit la demande formelle, et le 29 octobre 1834 il se retira du cabinet.

Privé de son patron, le tiers-parti montra autant d’humeur que la faction révolutionnaire de violence. Évidemment la situation du cabinet allait être encore aggravée et affaiblie. Nous pensâmes, M. Thiers et moi, que pour nous la meilleure conduite était de nous retirer comme le maréchal Gérard et de laisser le champ libre au tiers-parti. S’il réussissait à former un ministère et à pratiquer sa politique, ce serait la preuve que la nôtre n’était, pour le moment, plus de saison, et que notre retraite était opportune. S’il échouait, nous puiserions dans l’impuissance démontrée de nos adversaires une force nouvelle. Le roi jugea comme nous de la situation et prit sur-le-champ son parti d’en courir comme nous les chances. Il fit d’abord appeler M. Molé et le chargea de recomposer le cabinet. M. Molé avait trop d’esprit et de sens pour abandonner si tôt la politique de résistance et pour ne pas voir à quelles conditions elle pouvait être en même temps modifiée et maintenue. Après avoir vainement tenté d’atteindre le but en reprenant quelques-uns des élémens du cabinet qui venait de se dissoudre, il renonçait à l’entreprise, et le roi demanda aux meneurs mêmes du tiers-parti de former un ministère. M. Dupin se refusa à en être le chef. M. le duc de Bassano y consentit en disant, selon le bruit répandu alors : « Ce ministère sera la restauration de la révolution de juillet. » Au bout de trois jours, sans qu’aucun événement, aucun débat public leur en fît une nécessité, las du fardeau qu’ils n’avaient pas encore porté, les nouveaux ministres donnèrent leur démission. Le roi nous rappela en nous demandant de reprendre les affaires, et dix jours après sa retraite l’ancien cabinet était rétabli avec l’amiral Duperré pour ministre de la marine et le maréchal Mortier pour ministre de la guerre et président du conseil.

La crise semblait à son terme ; la politique de résistance avait triomphé et des embarras intérieure du cabinet et des hostilités ouvertes ou détournées qu’il rencontrait dans les chambres. Le maréchal Mortier occupait avec une modestie loyale le poste d’honneur qu’il avait accepté par dévoûment. Pourtant le cabinet demeurait chancelant et précaire ; l’esprit public était encore plein de ses récentes vicissitudes. Ce qui a été fortement secoué semble longtemps près de tomber. La présidence du conseil avait été prise de plus en plus pour une fiction, et plus la fiction devenait apparente, plus l’opposition y trouvait une arme et nos amis un embarras. Le roi nous disait souvent, à M. Thiers et à moi : « Qu’avez-vous besoin d’un président du conseil ? Est-ce que vous n’êtes pas d’accord entre vous ? est-ce que je ne suis pas d’accord avec vous ? Vous avez la majorité dans les chambres ; vous y faites les affaires comme vous l’entendez, et je trouve que vous les faites bien ; pourquoi s’inquiéter d’autre chose ? » Au fond, le roi pensait qu’il était lui-même le vrai président du conseil, et qu’il était inutile ou incommode d’en avoir deux ; il ne s’inquiétait pas assez des conséquences naturelles du régime représentatif et des sentimens qu’il provoque soit dans les acteurs qui y jouent un rôle, soit dans le public qui y assiste. De même que sous ce régime les intérêts et les opinions politiques ont besoin de se résumer dans des partis qui les expriment et les soutiennent, de même les partis aspirent à se résumer dans des chefs qui les représentent en les dirigeant ; c’est là pour eux le gage le plus efficace et le plus évident de l’influence qu’ils ont droit d’exercer dans le gouvernement du pays. Les corps s’efforcent instinctivement de produire leur tête, et, tant que ce besoin n’est pas satisfait, ils se sentent incomplets et mal assurés. Le parti de la politique de résistance avait trouvé en 1831, dans M. Casimir Perier, un chef qui le représentait dignement et le servait efficacement ; il aspirait à le retrouver ; un président nominal n’y suffisait pas, et lorsqu’en cherchant un président réel, les regards se portaient sur M. Thiers et sur moi, ils rencontraient là des nuances diverses de tendance et d’entourage, et nous divisions, au lieu de les rallier, les idées et les espérances. Bien que la machine constitutionnelle marchât assez régulièrement pour suffire chaque jour à sa tâche, elle semblait manquer d’unité et d’avenir ; on y sentait une lacune, on y craignait un trouble intérieur. L’honnête maréchal Mortier avait lui-même ce sentiment et se lassait de son insignifiance ; après trois mois de patience, il n’en put supporter plus longtemps le fardeau ; le 20 février 1835, donnant pour raison sa santé chancelante, il apporta au roi sa démission en termes irrévocables, et le cabinet se vit de nouveau condamné à la recherche d’un président.

Je pris alors en moi-même la résolution de ne plus accepter dans ce poste aucune fiction, aucune vaine, quoique brillante apparence, et d’y porter le duc de Broglie, le seul alors parmi les défenseurs de la politique de résistance libérale dont l’élévation ne pût blesser aucun amour-propre, le seul aussi que les chambres et le public fussent disposés à regarder comme un chef sérieux du cabinet, et dont on se promît envers la couronne une fermeté respectueuse, avec ses collègues une dignité amicale. Outre ce grave motif politique, je trouvais dans cette combinaison, je n’en disconviens pas, un vif plaisir personnel ; je donnais ainsi à mon plus intime ami un gage de la même fidélité qu’il m’avait témoignée quand il avait fait de mon entrée dans le cabinet du 11 octobre 1832 la condition de la sienne.

Je n’ignorais pas quels obstacles je rencontrerais dans cette entreprise. Le roi Louis-Philippe portait au duc de Broglie la plus haute estime, mais moins de goût et de sympathie habituelle ; ni les deux esprits, ni les deux caractères ne s’accordaient naturellement, et, quand il leur arrivait de ne pas s’accorder, leur dissidence était sérieuse. M. Thiers craignait que la présidence d’un doctrinaire si considérable n’amoindrît sa position et n’affaiblît son influence soit dans le cabinet, soit dans le public, surtout aux yeux de ses amis particuliers. Je comptais pour surmonter ces difficultés sur ma persévérance tranquille et sur l’empire de la nécessité.

Après la retraite du maréchal Mortier et dans la vanité de nos premiers essais pour lui trouver un successeur, nous avions tous donné au roi notre démission, et il avait à chercher non-seulement un président du conseil, mais un cabinet nouveau. Il manda le maréchal Soult, M. Dupin, le maréchal Gérard ; il tenta plusieurs combinaisons, aucune ne put aboutir. Le général Sébastian ! fut aussi appelé de Londres, où il avait succédé, comme ambassadeur, à M. de Talleyrand, qui, en novembre 1834, las des fluctuations de la politique et dans le gouvernement qu’il servait et dans celui auprès duquel il le représentait, avait donné au roi sa démission définitive. J’allai un soir aux Tuileries ; je n’avais pas vu le roi depuis plusieurs jours, ne voulant ni le gêner dans sa recherche de nouveaux ministres, ni m’y associer. « Sébastian ! est arrivé, me dit-il. — Je l’ai vu, sire. — Et que vous a-t-il dit ? — Qu’il repartirait bientôt. — Oui, oui, il ne fera pas ici un long séjour, » et laissant là brusquement Sébastiani : « Vous ai-je raconté ma dernière conversation avec Dupin ? — Non, sire. — Eh bien ! comme, grâce à vous, je suis toujours dans l’embarras, je lui ai dit enfin : Faites-moi donc vous-même un ministère ; n’avez-vous dans votre monde personne à me donner ? — Ma foi, non, m’a-t-il dit, et il m’a nommé quatre ou cinq personnes en ajoutant : Nous n’irions pas trois mois avec cela. — Mais, mon cher Dupin, ce que j’ai de mieux à faire, c’est donc de garder ce que j’ai ? — Ma foi, oui, sire, m’a-t-il dit ; je crois que c’est là ce qu’il y a de mieux, et je vous le conseille. » Le roi s’interrompit un moment, et, me regardant avec un mélange d’humeur et de bienveillance, il reprit : « Le maréchal Soult arrive demain, nous essaierons de nous entendre ; mais je ne veux pas recommencer l’aventure du mois de novembre dernier ; je ne veux pas d’un replâtrage, d’un fantôme de cabinet ; je veux un arrangement solide, sérieux, comme vous dites, messieurs les doctrinaires, un cabinet qui inspire de la confiance par sa seule composition et ses talens connus. J’essaierai avec le maréchal Soult ; si j’échoue, il faudra bien subir votre joug. — Sire, que le roi me permette de protester contre ce mot ; nous disons franchement au roi ce qui nous paraît bon pour son service ; nous ne pouvons le bien servir que selon notre avis. — Allons, allons, me dit le roi en riant ; quand nous ne sommes pas du même avis et qu’il faut que j’adopte le vôtre, cela ressemble bien à ce que je vous dis là. » Je le quittai, persuadé qu’au fond du cœur il voyait déjà dans le duc de Broglie sa ressource nécessaire, et que son parti était pris de l’accepter. Le 9 mars 1835, à la veille d’interpellations annoncées à la chambre des députés, je retournai aux Tuileries pour savoir un peu ce que nous y pourrions répondre. Le maréchal Soult était là. Le roi m’emmena dans l’embrasure d’une fenêtre, et me dit en me le montrant : « Le maréchal ne peut rien faire ; il faut aviser à d’autres que lui. Je veux que vous me donniez un conseil précis, positif. — Le roi sait ce que je pense de la situation et du moyen d’en sortir ; mais je ne dois me séparer en rien de mes collègues, je ne puis donner au roi un conseil formel que de concert avec eux. — A la bonne heure ; en attendant, allez trouver le duc de Broglie et envoyez-le-moi ; je désire causer avec lui. » Le duc de Broglie alla dans la matinée aux Tuileries. Le roi le reçut de bonne humeur, s’entretint amicalement avec lui de toutes les affaires, ne fit d’objection à aucune de ses propositions, pas même à ce que le conseil se réunît hors de sa présence, quand nous le jugerions à propos, comme cela avait été convenu sous M. Casimir Perier. La résolution du roi était prise ; il n’y avait plus de ce côté aucun obstacle à surmonter. J’agis au sein de la chambre des députés, je me concertai avec les plus influens de nos amis ; je répondis aux interpellations faites le 11 mars dans la chambre des députés que nous avions donné à la couronne, pour mettre fin à la crise actuelle, les conseils qui nous paraissaient dictés par l’intérêt du pays et par celui de la couronne elle-même, que c’était là un dernier devoir que nous avions à remplir envers elle, et le dernier acte dont nous pussions être responsables. Mon langage fut compris ; les membres de la majorité favorable à notre politique se réunirent en grand nombre, et chargèrent sept d’entre eux d’aller témoigner — à ceux des ministres qui se montraient encore incertains sur la combinaison proposée — le désir que ressentait la chambre de voir cesser ces incertitudes et son ferme dessein de soutenir le cabinet ainsi complété. La démarche fut décisive ; M. Thiers saisit de bonne grâce cette raison de sortir d’une hésitation qui devenait pour lui-même un embarras, et le 12 mars 1835 le cabinet fut reconstitué sous la présidence du duc de Broglie, ministre des affaires étrangères ; le maréchal Maison remplaça le maréchal Mortier au ministère de la guerre, l’amiral de Rigny resta dans le conseil comme ministre sans portefeuille, et M. Thiers, M. Duchâtel, M. Humann, l’amiral Duperré, M. Persil et moi, nous conservâmes les départemens que nous occupions.

Dès son entrée en fonction, le 16 mars 1835, le duc de Broglie explique nettement à la chambre des députés le caractère de la nouvelle modification du cabinet et sa propre pensée en y rentrant. « Éloigné des affaires depuis près d’un an, dit-il, étranger, entièrement étranger, jusqu’au dernier jour, à toutes les transactions de ces derniers temps, je n’avais pas qualité pour intervenir. Jeudi dernier, le roi m’a fait appeler, j’ai obéi ; ses ministres étaient près de lui, et là j’ai reçu du roi, j’ai reçu de la confiance et de l’amitié de mes collègues, l’honorable mission d’imprimer au cabinet, autant qu’il dépendrait de moi, cet ensemble, cette unité de vues, de principes et de conduite sans laquelle la vraie responsabilité ministérielle, la responsabilité collective ne devient qu’un vain mot, et qui fait la force et la dignité des gouvernemens. J’ai cru que des chances raisonnables de succès existaient pour un tel dessein. Si, comme je l’espère, la majorité adopte et soutient le ministère dont j’ai l’honneur d’être le chef, il remplira toutes les conditions d’un gouvernement parlementaire. S’il devait succomber, il succomberait avec honneur, en défendant ses principes et ses amis. »

Cette attitude et ce langage eurent la pleine approbation de la chambre, et bientôt les actes répondirent aux paroles. Plusieurs lois importantes, entre autres la loi pour le classement et l’exécution des chemins vicinaux, furent présentées, discutées et votées. Reproduite devant la nouvelle chambre, la question de l’indemnité due aux États-Unis d’Amérique y reçut la solution favorable qu’appelaient la justice, les bons rapports des deux nations et l’honneur du duc de Broglie lui-même. D’utiles réformes administratives et une grande enquête commerciale, entreprise en 1834 par M. Duchâtel pour rechercher, par l’étude précise des faits, quelles seraient les conséquences de la levée de prohibitions douanières, et à quelles conditions elles pourraient être abolies, furent efficacement poursuivies. Les affaires privées reprenaient dans le pays leur activité régulière et prospère en même temps que les travaux du gouvernement. Ce n’était pas au sein du cabinet et par les imperfections ou les fautes du régime parlementaire, mais par l’hostilité acharnée de l’esprit révolutionnaire que devaient renaître les troubles et les périls. Découragées par leur insuccès et par la persévérance aussi énergique que modérée de la cour des pairs à en faire justice, les insurrections avaient cessé ; mais les projets et les tentatives d’assassinat en prenaient la place, on en parlait, on les annonçait avec une audace cynique. Le roi devait passer, le 28 juillet, une grande revue de la garde nationale ; pendant les jours précédens, les journaux du parti étalèrent effrontément leurs espérances. « On parie, disaient-ils, pour l’éclipse totale du Napoléon de la paix ; — hier le roi citoyen est venu à Paris avec sa superbe famille sans être aucunement assassiné ; — peut-être est-ce à la fête des vivans qu’il est réservé, par compensation de nous offrir le spectacle d’un enterrement. » Et le 28 juillet même de jeunes révolutionnaires voyageant en Suisse inscrivaient sur un registre d’auberge les noms du roi Louis-Philippe et de ses fils avec ces mots : , « Qu’ils reposent en paix ! »

On sait quelle paix trouvèrent ce jour-là, sur le boulevard du Temple, au milieu d’une foule immense et joyeuse, en armes et sans armes, dix-huit personnes de tout rang, de tout sexe et de tout âge, depuis un vieux et vaillant maréchal jusqu’à une innocente jeune fille, toutes frappées à mort par la machine infernale de Fieschi, sans parler de vingt-deux autres plus ou moins grièvement blessées. Je ne sais dans l’histoire et je n’ai vu dans ma longue vie point de crime aussi odieux en soi, aussi funeste pour les simples spectateurs, et dont les auteurs aient aussi complètement manqué le but qu’ils poursuivaient. C’était à la vie du roi Louis-Philippe et de ses fils que les assassins envoyaient, nul d’entre eux ne fut atteint ; quatre des ministres étaient là, le duc de Broglie seul eut, sans autre mal, le collet de son habit percé par une balle. Le gouvernement resta intact au milieu du plus grand péril qui pût le menacer et du plus tragique désastre semé dans le public qui l’entourait. Quel coup du hasard ! dirent les uns ; quel bienfait de la Providence ! dirent les autres. Je suis de ceux qui croient en Dieu, sans aucune prétention d’expliquer ses actes et de pénétrer ses desseins.

En présence de cet attentat, le roi Louis-Philippe se conduisit avec sang-froid et dignité, le cabinet avec fermeté et prévoyance. Je n’ai pas à retracer ici l’histoire des lois dites lois de septembre, que nous proposâmes le 4 août 1835, et qui, très librement discutées, devinrent en effet des lois le 9 septembre suivant. Vingt-cinq ans plus tard, au sein de ma profonde retraite, j’ai dit dans mes Mémoires tout ce que je persistais et persiste à en penser. Nécessaires à l’époque où elles furent rendues, ces lois étaient dans leur principe général et leurs dispositions essentielles sages et justes. C’est une dérision de réclamer, au nom de la liberté de l’esprit humain, le droit d’attaquer sans cesse les institutions fondamentales de l’état, et de confondre les méditations de l’intelligence avec les coups de la guerre. Il faut à toute société humaine des points fixes ; nul état ne peut subsister en l’air, ouvert à tous les vents et à tous les assauts. Quand Dieu a, comme dit la Bible, livré le monde aux disputes des hommes, il connaissait les limites de leur puissance ; il savait combien leurs efforts seraient vains contre le fond de son œuvre, même quand ils en troubleraient la surface ; mais les œuvres humaines sont bien autrement faibles et fragiles que l’œuvre divine. Elles ont besoin de garanties qu’elles ne trouvent pas dans leur force propre, et quand la limite a été posée entre la discussion scientifique et la guerre politique, c’est un devoir pour le législateur de ne pas se contenter de défenses vaines et d’opposer aux assaillans des remparts solides. Le duc de Broglie se fit grand honneur, le 24 août 1835, en défendant, dans la chambre des députés, les lois de septembre. Il porta dans ce débat une franchise, une fermeté, une lucidité, une élévation d’idées et de langage qui firent sur la chambre une impression profonde. Il obtint dans cette circonstance le plus honnête et le plus utile succès : il donna aux partisans de la politique de résistance la satisfaction de prouver avec éclat qu’ils avaient raison, et il les affermit dans leur conviction en les laissant et en laissant ses adversaires bien certains qu’il était lui-même profondément convaincu. En dépit des mauvaises velléités de la nature humaine, les hommes se plaisent à estimer en admirant, et les partis politiques ne sont jamais plus animés et plus fidèles que lorsqu’ils se sentent honorés par le caractère et le talent de leurs chefs.

Après la promulgation des lois de septembre et jusqu’à la fin de l’année 1835, la situation du cabinet fut forte et tranquille ; aucun grand événement ne vint nous troubler, aucun dissentiment intérieur ne nous embarrassait dans le travail régulier du gouvernement. La session s’ouvrit le 29 décembre sous des auspices favorables : aucun trouble grave et prochain ne menaçait le pays, aucune question vitale ne pesait sur le cabinet ; la confiance renaissait, les libertés publiques se déployaient au sein de l’ordre, que l’on commençait à croire effectivement rétabli. Nous étions loin de prévoir l’incident, parti de notre propre sein, qui allait jeter le gouvernement parlementaire dans une nouvelle crise et le pays dans de nouvelles anxiétés.

Le 14 janvier 1836, M. Humann proposa le budget de 1837 à la chambre des députés. Dès le début de son discours, il parla de la réduction des rentes, tentée sans succès par M. de Villèle en 1824, comme d’une mesure légitime, nécessaire, opportune, et sinon immédiate, du moins imminente. Elle n’avait point été mise en délibération dans le conseil ; il n’en avait entretenu ni le roi ni les ministres ses collègues. La surprise fut grande, et le procédé n’était pas supportable. M. Humann n’en avait point prévu l’effet. C’était un esprit à la fois obstiné et timide devant la contradiction, persévérant dans ses vues, quoique embarrassé à les produire et à les soutenir. Il regardait la réduction des rentes comme une bonne mesure financière, et qui lui ferait honneur ; il n’avait point formé le propos délibéré d’engager ses collègues à tout risque et sans leur aveu : il avait agi avec une préoccupation un peu égoïste et sournoise, mais sans aucune complaisance pour les intrigues qui s’agitaient autour du cabinet. Quand on s’en expliqua dans le conseil, il protesta contre toute intention détournée, déclara sa constante adhésion à la politique de résistance, témoigna son regret d’avoir paru manquer d’égards envers ses collègues ; mais il persista dans son dessein comme dans son opinion, et donna sa démission, devenue indispensable pour lui-même comme pour le cabinet. M. d’Argout fut immédiatement nommé à sa place ; mais la question ne devait pas en demeurer là : la réduction de la rente avait de chauds partisans dans la chambre des députés, au sein même de la majorité qui soutenait le cabinet. Repoussée à Paris, où les rentiers abondaient, cette économie était approuvée et désirée par beaucoup de députés des départemens, où la rente était alors bien moins répandue qu’elle ne l’a été depuis ; c’était l’un de ces déplorables conflits plus ou moins avoués entre Paris et les provinces qui ont plus d’une fois embarrassé et compromis la bonne politique. Interpellé par un membre de la majorité sur les intentions du ministère dans cette circonstance, le duc de Broglie, après avoir parlé de M. Humann dans les termes les plus amicaux et les plus honorables, répondit : « Quant au fond même de la question, je n’entends pas la discuter en ce moment ; ce n’est pas incidemment, par voie d’interpellation, que de pareilles questions peuvent être portées à cette tribune ; elles n’y peuvent être introduites que par une proposition venue du gouvernement lui-même, ou qui prenne naissance dans le sein de la chambre. La proposition royale, le conseil est unanimement d’avis que cette année elle ne doit pas être faite, et que pour une époque ultérieure on ne peut prendre aucun engagement. Si la proposition naissait dans la chambre, le conseil est unanimement d’avis qu’il doit la repousser. »

Quelque explicite que fût ce langage, l’auteur de l’interpellation ne s’en contenta point : « J’insiste, dit-il, et je demande si la mesure est équitable et avantageuse, et par quels motifs elle est inopportune, si elle l’est. » Le duc de Broglie répondit : « L’interpellation porte sur un fait. On nous demande s’il est dans l’intention du gouvernement de proposer la mesure ; je réponds : non ! Est-ce clair ? Quant aux motifs, j’ai déjà eu l’honneur de dire à la chambre que c’était discuter le fond même de la question. Si une proposition naît dans le sein de la chambre, si elle subit les épreuves qu’elle est destinée à subir, si elle triomphe de ces épreuves, nous répondrons sur le fond de la question quand elle sera engagée. Quant à présent, elle ne l’est pas. »

C’était là une conduite parfaitement parlementaire et sensée. Pour le présent, le cabinet se déclarait opposé à la proposition, — pour l’avenir, sur le fond même et les principes de la question, il refusait de s’engager dans aucun sens, et réservait sa liberté pour le jour où elle serait régulièrement posée devant la chambre ; mais, ne pouvant attaquer la conduite même du ministère, les partisans de la mesure s’en prirent à son langage. Ces mots : « est-ce clair ? » furent trouvés secs et un peu ironiques envers la portion de la chambre qui prenait à la question un si vif intérêt ; l’humeur vint s’ajouter à la dissidence. Une proposition formelle pour la réduction de la rente fut présentée à la chambre par un membre du tiers-parti ; elle fut combattue par le cabinet tout entier, par M. Thiers et M. Duchâtel comme par le duc de Broglie. Quand on en vint au vote, un ami du cabinet proposa l’ajournement de la proposition ; l’opposition tout entière s’unit aux dissidens de la majorité, l’ajournement fut rejeté à la majorité de deux voix, et le lendemain la proposition même fut prise en considération. Le jour même, 6 février 1836, le cabinet tout entier donna au roi sa démission.

Je parle avec quelque détail de cet incident si imprévu qui vint renverser si brusquement un cabinet si honorablement formé et si franchement engagé dans les voies du gouvernement parlementaire. C’est la dernière fois où le duc de Broglie ait pris une part active à la conduite des affaires publiques. En 1845 et 1847, pendant mon ministère, il accepta et occupa en Angleterre de grandes missions diplomatiques ; après la chute de la monarchie constitutionnelle et sous la république de 1848, il a siégé dans l’assemblée nationale : sa démission en février 1836 a été sa retraite définitive du gouvernement de la France. Je ne le rencontrerai plus que dans la complète et fière indépendance de sa pensée et de sa vie.

Je suis obligé de répéter souvent que je ne raconte pas l’histoire du temps que je parcours ; je n’y cherche que le duc de Broglie et mes rapports avec lui. Le 6 février 1836, nous sortîmes ensemble du gouvernement ; lorsque, quinze jours après, le 22 février, M. Thiers eut été amené, par les instances du roi et les embarras de la situation, à former lui seul un nouveau cabinet, nous tînmes envers lui, le duc de Broglie et moi, la même conduite. Étranger à toute opposition, à toute critique, je votai les fonds secrets, j’appuyai le ministère dans ses demandes d’hommes et d’argent pour l’Algérie ; je combattis divers amendemens de la commission du budget, qui voulait imposer à certaines branches de l’administration des gênes que je croyais plus nuisibles qu’utiles. Je ne fis usage de ma complète indépendance que pour bien expliquer et mettre en lumière la politique que le cabinet du 11 octobre 1832, dans ses jours d’harmonie, avait pratiquée ; et la chambre, qui n’avait pas su la maintenir entière, m’en sut visiblement gré, car elle craignait de la voir gravement altérée. Le nouveau cabinet existait à peine depuis six mois que M. Thiers se retrouva en face d’une question que sous le cabinet précédent, en juin 1835, nous avions déjà rencontrée, la question de l’intervention armée en Espagne, sur la demande du gouvernement espagnol lui-même. M. Thiers s’était montré alors favorable à l’intervention ; mais le roi, les chambres et la majorité du cabinet, et je n’hésite pas à dire aussi le public, y avaient été décidément contraires, et nous nous y étions expressément refusés. La guerre civile et l’anarchie s’étaient de plus en plus aggravées en Espagne ; les insurrections carlistes et les insurrections radicales y éclataient à la fois ; la constitution des cortès en 1812 y avait été proclamée ; le cabinet de Madrid redemanda l’intervention française. M. Thiers, devenu chef du cabinet, revint à son premier avis. Le roi persista fermement dans le sien. Selon M. Thiers, la guerre civile était la cause des maux de l’Espagne ; c’était l’insurrection carliste qui fomentait les terreurs et les passions révolutionnaires ; que la guerre civile fût étouffée, l’Espagne redeviendrait gouvernable. Puisque le gouvernement de la reine Isabelle n’était pas en état d’étouffer la guerre civile, c’était à la France d’accomplir cette œuvre. L’intérêt français le commandait aussi bien que l’intérêt espagnol ; la France de 1830 ne pouvait souffrir en Espagne le triomphe de don Carlos. Dans l’opinion du roi Louis-Philippe au contraire, plus la guerre civile et l’anarchie se montraient opiniâtres en Espagne, moins la France devait se charger d’aller elle-même y mettre fin ; quels que fussent au premier moment ses succès, elle entreprendrait là une œuvre impossible ; ni l’insurrection carliste, ni l’anarchie n’étaient en Espagne des accidens superficiels, momentanés, faciles à dompter ; l’une et l’autre avaient dans les traditions, les mœurs, les passions espagnoles, des racines profondes, et elles seraient bien plus vives encore quand ce seraient des étrangers qui tenteraient de les réprimer. Ce serait donc non pas dans une courte expédition de guerre, mais dans une longue occupation et dans une étroite association avec le gouvernement de l’Espagne, que la France se trouverait engagée. « Aidons les Espagnols du dehors, disait le roi ; mais n’entrons pas nous-mêmes dans leur barque ; si une fois nous y sommes, il faudra en prendre le gouvernail, et Dieu sait ce qui nous en arrivera. Napoléon a échoué à conquérir les Espagnols, et Louis XVIII à les retirer de leurs discordes. Je ne dois ni ne veux imposer à la France un tel fardeau. » On essaya de concilier les deux politiques. Le roi consentit à ce que les secours indirects déjà donnés à l’Espagne reçussent une nouvelle extension ; mais il fut bientôt évident que cette tentative serait ou compromettante ou vaine ; le roi se plaignit que, dans les mesures de secours indirect qu’il avait consenties, on eût dépassé les limites convenues, ail faut rompre la glace, dit M. Thiers ; le roi ne veut pas l’intervention, nous la voulons, je me retire. » Ses collègues, sauf M. de Montalivet, adhérèrent à sa démission. « Messieurs, dit le roi, il est donc entendu que le cabinet est dissous ; je vous demande de n’en point parler, et de rester à vos postes pendant que je vous chercherai des successeurs. »

Avant que la rupture entre le roi et M. Thiers éclatât, j’étais depuis plusieurs semaines à Broglie avec ma mère et mes enfans ; je voulais être absolument étranger aux incidens qui se faisaient pressentir. M. Molé m’écrivit pour me demander d’aller m’entretenir avec lui ; je m’y refusai. Le 27 août, le lendemain du jour où le Moniteur annonçait la démission de M. Thiers, M. Bertin de Veaux, qui dirigeait alors le Journal des Débats, et l’un de mes plus clairvoyans amis, m’écrivit : « Mon cher ami, je vous ai fait dire plusieurs fois par votre fils, et une fois par votre ami le duc de Broglie, de ne pas venir à Paris ; la destinée de M. Thiers était alors incertaine, et je ne voulais pas que M. Thiers ni personne autre pût dire que vous étiez venu pour le précipiter dans sa chute. Aujourd’hui le Moniteur a parlé ; il faut donc changer de conduite, votre présence maintenant est utile, elle est même nécessaire, car dans des circonstances aussi critiques les minutes sont précieuses. Hâtez-vous donc de revenir. Soyez sûr que je soigne votre considération comme la mienne, et que je ne vous conseille que ce que je ferais pour moi-même. » M. Mol& m’écrivit le même jour : « Vous comprendrez maintenant les raisons qui me faisaient désirer de vous voir. J’ai reçu cette nuit une lettre du roi qui me pressait de me rendre auprès de lui. Je le quitte, et je lui ai dit mon désir de m’entretenir avec vous avant d’aller plus avant. Les momens sont précieux. J’espère que vous le penserez comme moi. »

Je partis en effet après m’être entretenu avec le duc de Broglie de la situation nouvelle et des diverses combinaisons auxquelles elle pourrait donner lieu. Je reçus, en arrivant à Paris, ce billet du roi : « Mon cher ancien ministre, j’apprends que vous êtes enfin arrivé. Je vous attendais avec impatience, et je vous prie de venir me voir le plus tôt que vous pourrez. Je voudrais que ce fût ce soir, si mon billet vous parvient encore à temps. Si vous trouvez qu’il est trop tard pour venir à Neuilly ce soir, je vous propose d’y venir demain matin à dix heures, ou chez moi aux Tuileries à midi. Vous connaissez tous mes sentimens pour vous. »

Presque en même temps m’arriva cette lettre du duc de Broglie : « Mon cher ami, j’ai beaucoup réfléchi sur le sujet de nos dernières conversations. Voici, tout bien considéré, le résultat définitif de mes réflexions :

« 1° Le nouveau ministère doit être vraiment nouveau ; il doit être le produit de combinaisons nouvelles et qui surprennent le public. S’il se présentait comme une résurrection, comme une contre-épreuve affaiblie et pâle du ministère qui s’est dissous il y a six mois, comme ce ministère moins deux hommes aussi importans que Thiers et Humann, cela lui serait mortel, il n’en aurait pas pour un mois.

« 2° Le ministère nouveau doit vous accepter pour chef, non-seulement de fait, mais de nom. Quoi qu’il arrive, vous en aurez la responsabilité ; il faut que vous en ayez la direction. Un ministère qui a deux présidens, l’un de nom, l’autre de fait, n’en a réellement point. C’est là un dissolvant inévitable et prochain. Chacun tire de son côté ; personne n’obéit à personne.

« 3° Vous président, je ne puis accepter utilement aucun poste dans le nouveau cabinet. Ce n’est point une question d’amour-propre, vous le savez ; il ne peut y avoir entre nous de question d’amour-propre. Ce n’est point non plus que je craigne de me voir imputer des motifs indignes de mon caractère, — je suis au-dessus de pareils soupçons ; mais lorsqu’on se présente devant le public, il faut faire chose que le public comprenne et qui n’ait pas besoin d’explication. Au premier aspect, le gros du public ne comprendrait rien à cette transposition de noms et de situations ; il faudrait lui expliquer pourquoi, étant le premier hier, je suis le second aujourd’hui. De là des commentaires, des interprétations, des conjectures à perte de vue. L’arrangement n’aurait pas l’air sérieux ; on y chercherait quelque dessous de carte, ou, ce qui serait pire, on y verrait quelque chose de provisoire.

« Je vous engage donc à ne tenir aucun compte de moi dans les combinaisons que vous pourrez méditer. J’ai fait mon temps. Ma retraite, loin d’être un obstacle de plus à l’arrangement des affaires, le rend au contraire plus facile. C’est une occasion qu’il ne faut pas laisser échapper. »

Le duc de Broglie n’était pas seul à me tenir un pareil langage. Dès le 23 août, M. Duchâtel m’écrivait de La Rochelle, où il présidait le conseil-général : « S’il survient une crise, vous devez user de votre liberté. Je ne puis vous écrire avec détail ; mais mon avis est qu’il faut deux choses : 1° ne pas ressusciter le passé et faire du neuf, 2° se distinguer en tout de ce qu’on remplace. » Et au même moment l’un de mes plus fidèles et plus judicieux amis, M. de Daunant, premier président de la cour royale de Nîmes, m’écrivit aussi : « Je ne crois pas me tromper en vous disant qu’on s’attend généralement à vous voir chef du nouveau cabinet. Les graves difficultés qui existaient déjà auront sans doute été augmentées par la politique incertaine suivie depuis six mois, un essai un peu plus long aurait peut-être achevé de la discréditer ; mais j’espère que cet essai malheureux et la confiance que vous inspirez vous rallieront les hommes honnêtes et courageux. »

Ni ma première impression, ni mes réflexions n’étaient d’accord avec ce que me conseillaient ainsi d’excellens juges et d’excellens amis. A ne considérer que les choses mêmes, il n’y avait pour moi nulle difficulté à rentrer dans les affaires ; c’était sur la question d’Espagne et pour écarter l’intervention que se formait le nouveau cabinet, et j’avais été, j’étais opposé à l’intervention. Le roi réclamait mon concours dans une circonstance grave pour lui-même comme pour le pays, et dans laquelle j’approuvais sa résistance au cabinet précédent. Il avait besoin, disait-il, dans la chambre des députés, ou de M. Thiers ou de moi, et le public comme les chambres se montraient à cet égard de son avis. On ne me demandait aucune concession, on ne me faisait aucune objection qui pût être pour moi un motif de refus. Cependant il m’en coûtait beaucoup de me séparer, dans cette circonstance, du duc de Broglie, et il me répugnait encore bien plus de prendre, en me séparant de lui, sa place tout entière. Je trouvais aussi qu’il ne me convenait pas d’avoir l’air empressé à saisir la première occasion de devenir président du conseil ; je n’ai jamais dit que je n’eusse pas d’ambition, mais je n’ai jamais eu que l’ambition du pouvoir réel et efficace, non des apparences ; j’ai quelquefois refusé des titres brillans, et j’ai toujours attendu qu’ils vinssent me chercher. En me décidant à rentrer dans les affaires avec M. Molé, ministre des affaires étrangères et président du conseil, je résolus de n’y rentrer que comme ministre de l’instruction publique ; mais je demandai que deux de mes amis et de mes collègues dans le cabinet du 11 octobre 1832, M. Duchâtel et M. Persil, rentrassent aussi dans le nouveau cabinet, l’un comme ministre des finances, l’autre comme garde des sceaux, que M. de Gasparin fût appelé au ministère de l’intérieur, où il occupait déjà les fonctions de sous-secrétaire d’état, et que M. de Rémusat le remplaçât dans ce poste. J’assurais ainsi à mes amis politiques la moitié des sièges et deux des départemens les plus importans dans le cabinet. Je crus que c’était assez pour assurer la permanence de notre politique même, et le 6 septembre 1836 le nouveau ministère fut formé dans ces conditions.

Quelques jours après, je reçus du duc de Broglie cette lettre[11] : « Mon cher ami, je ne vous ai point écrit durant la crise. Je ne m’y sentais point disposé ; j’ignorais en quelles mains ma lettre pourrait tomber. J’ai d’ailleurs une triste expérience de ces sortes d’aventures, et je sais que la situation changeant, en pareil cas, d’heure en heure, les conseils, lorsqu’ils ont quarante-huit heures de date, viennent trop tard et portent à faux. Maintenant que tout est fini, je vous dirai mon sentiment avec une entière liberté. En ce qui vous touche vous-même, vous avez agi, je crois, avec prudence et discernement. Rentrer comme simple ministre de l’instruction publique, ne rien réclamer pour vous-même, ne rien exiger que dans l’intérêt de votre cause, c’est éviter, autant que cela en vaut la peine, le reproche d’être rentré sans moi, d’avoir pris ma place et sacrifié l’amitié à l’ambition. C’est vous conserver plus libre dans l’avenir, plus disponible pour la diversité des combinaisons qui peuvent se présenter successivement. C’est surtout échapper au danger de contrefaire M. Thiers, et de vous poser en face de lui, avec le même titre, revêtu des mêmes fonctions, ayant derrière vous un petit bataillon de doctrinaires, comme il a derrière lui un petit bataillon de tiers-parti. Tout cela est vrai, j’en demeure d’accord ; néanmoins, il ne faut pas se le dissimuler, cette conduite, raisonnable en elle-même, entraînait nécessairement de graves inconvéniens quant au cabinet qui s’est formé sous de tels auspices. Pour le public et dans son aspect extérieur, ce cabinet a quelque chose de bizarre ; les rangs n’y sont point réglés en raison de l’importance des personnes ; l’homme qui lui donne son nom n’a point figuré activement dans les luttes de ces six dernières années ; dans la chambre dont il est membre, il appartient à la minorité. Pourquoi le personnage principal, celui qui en fait le nœud et la force, se trouve-t-il à la dernière place ? Quand ce ne serait là qu’une apparence, ce serait déjà un grand mal ; mais je crains bien qu’il n’y ait là quelque chose de plus qu’une apparence, je crains bien qu’en vous plaçant, par choix et officiellement, au dernier rang, vous ne vous soyez rendu votre tâche plus rude encore qu’elle ne l’est naturellement. Vous aurez, quoi qu’il arrive, la responsabilité de ce cabinet, il faut que vous en ayez la direction ; mais vous vous êtes imposé la difficulté, avant d’exercer l’ascendant qui vous appartient, de le conquérir chaque jour, en froissant bien des amours-propres. Cela vous sera-t-il possible ? Je l’ignore. Le pourrez-vous longtemps ? Je voudrais l’espérer… Mon avis est, puisque le cabinet actuel est formé, que vous employiez tout ce que vous possédez d’habileté, de persévérance, de soin, d’activité, d’attention, à y maintenir l’union, à le faire durer, j’entends durer tel qu’il est ; s’il éclatait quelque nouvelle crise ministérielle d’ici à quelques mois, c’est à vous que l’on s’en prendrait, c’est à vous qu’on en voudrait. Or il ne faut pas se faire illusion sur ce point ; le public est las, très las des crises ministérielles, presque autant qu’il est las des révolutions.

« Voilà ce que je pense, mon cher ami ; mais, après vous avoir parlé de vos affaires, il faut bien que je vous parle un peu de moi. Tout a bien changé depuis notre dernier entretien. Autre chose est pour moi, vous le comprenez, un cabinet formé par vous, dirigé par vous, autre un cabinet formé par M. Molé et dans lequel vous acceptez un poste à telles ou telles conditions. Je ne puis être pour ce dernier ce que j’aurais vraisemblablement été pour l’autre ; je ne puis placer dans ce dernier la confiance que l’autre m’aurait inspirée… La position que je prendrai sera tout amicale ; mais je suis forcé de me réserver mon libre arbitre et mon franc-parler. Cela dit, il est un service que je vous demande instamment et que j’attends de votre amitié. S’il survenait, ce qu’à Dieu ne plaise, dans le sein du cabinet actuel, des dissentimens, si quelque crise nouvelle s’annonçait, de près ou de loin, promettez-moi que mon nom ne sera jamais prononcé, ni par vous, ni par aucun de mes amis ; promettez-moi que vous ne travaillerez ni directement ni indirectement à me faire rentrer dans les affaires. La dignité de mon caractère personnel y est engagée. »

Je lui répondis sur-le-champ[12] : « Mon cher ami, quoique Mme de Broglie dise que j’ai toujours du temps de reste, je n’en ai pas assez pour vous dire tout ce que je voudrais vous dire. Aussi j’y renonce ; d’autant plus qu’en certaines choses j’aime mieux le silence que l’imperfection des paroles. Je trouve beaucoup de vérité dans vos impressions, et ce qui y manque, à mon avis, n’y manquerait pas si vous étiez ici. Il n’y a que deux points sur lesquels j’aie tout à fait besoin de vous dire un mot. Vous avez toute raison de garder, quant au cabinet actuel et à tel ou tel de ses membres, votre pleine liberté. Non-seulement elle est de droit, mais elle est dans cette occasion parfaitement naturelle, nécessaire, et ce que vous m’en dites est tout à fait d’accord avec ce que j’en avais pensé moi-même. Je n’ai pas coutume, vous le savez, de demander grand’chose à mes amis, et jamais rien que ce qui convient à leur situation. Je vous connais trop bien et depuis trop longtemps pour n’être pas sûr que vous ferez toujours en pareille occurrence plus que vous ne devrez. Soyez donc bien sûr, de votre côté, qu’il n’y a entre nous, à ce sujet, point de précaution à prendre, point de réserve à faire, et qu’il ne me viendra jamais en pensée de désirer que vous retranchiez quelque chose à votre libre arbitre et à votre franc-parler. « Soyez sûr aussi que, quoi qu’il arrive, votre nom ne sera jamais prononcé, ni votre rentrée aux affaires provoquée sans votre aveu préalable et formel. Vous êtes de ceux qui décident toujours eux-mêmes de tout ce qui les touche, et je vous aime trop pour ne pas être aussi jaloux de votre dignité que vous-même. »

Même au sein des relations les plus intimes et les plus chères il y a, dans le cours de la vie, des situations délicates qu’il faut reconnaître et ménager avec soin, en ayant soin aussi de n’en pas exagérer l’importance. Envers les susceptibilités que de telles situations éveillent, il n’y a entre hommes sensés et sérieux qu’un remède efficace : c’est la plus entière, la plus imperturbable franchise. Les troubles dans les amitiés vraies proviennent presque toujours de réticences ; pour tout comprendre et mettre chaque chose à sa vraie place et à sa juste valeur, il faut se tout dire ; c’est ce que nous avons toujours fait l’un envers l’autre, le duc de Broglie et moi, et les bons résultats de ce procédé, qui peut quelquefois paraître difficile, ne se sont jamais fait longtemps attendre. Je ne tardai pas à m’apercevoir que les appréhensions que m’avait témoignées le duc de Broglie sur la situation que j’avais voulue dans le cabinet de M. Molé ne manquaient pas de fondement ; je m’étais flatté que, bien que confiné dans mon modeste département, en ayant dans les départemens de l’intérieur et des finances deux de mes plus sûrs amis, j’exercerais sur le gouvernement général du pays toute l’influence dont la politique que je représentais pouvait avoir besoin. Je me trompais ; on ne gouverne pas efficacement par des combinaisons factices et des moyens indirects. Les événemens survenus dans les derniers mois de 1836, le mauvais succès de l’expédition de Constantine, surtout l’insuccès des poursuites judiciaires si nécessairement engagées à l’occasion de la tentative du prince Louis Bonaparte à Strasbourg, mirent la politique de résistance en discrédit et bientôt en question. Je persistai à la soutenir et à réclamer les forces légales dont elle avait besoin. Comme si l’on eût été au lendemain d’une grande et définitive victoire, on reparlait au contraire d’une amnistie ; on se demandait si elle ne désarmerait pas enfin les conspirateurs et les assassins. Le roi lui-même, sans être ébranlé dans ses convictions générales, était ému et perplexe dans ses résolutions. M. Molé se préparait à devenir le chef de la politique de concession. Notre rupture et la dissolution du cabinet furent, en peu de jours, des faits accomplis. Le duc de Broglie était alors à Paris ; nous nous entretînmes à cœur ouvert de la nouvelle situation, comme nous nous étions entretenus, sept mois auparavant, de la crise précédente, et il me retrouva, comme il y avait toujours compté malgré notre séparation momentanée, aussi fidèle à notre vieille amitié qu’à notre politique commune. Nous nous entendîmes sans peine sur la conduite à tenir ; il m’écrivit le 29 mars 1837 : « Mon cher ami, comme il y va de votre avenir, du mien, et peut-être de celui du pays dans les déterminations que nous pourrions être appelés à prendre d’ici à peu de jours, il importe qu’aucune méprise, aucune incertitude ne se glisse dans le résultat de l’entretien que nous avons eu ce matin. Je le résume ainsi : 1° mon nom ne sera prononcé au roi ni par vous, ni par Duchâtel ; aucune démarche ne sera faite, ni directement, ni indirectement, pour me rappeler aux affaires, de telle sorte que, si, ce qu’à Dieu ne plaise, le roi me faisait demander, je compte que ce serait spontanément et de son propre mouvement qu’il s’y déciderait ; 2° dans ce cas, je ne pourrais, en mon âme et conscience, donner au roi qu’un conseil : ce serait qu’il tentât un ministère fondé sur le principe d’une réconciliation entre les hommes qui ont concouru depuis six ans à défendre le gouvernement actuel, sauf à discuter les conditions de la réconciliation et les diverses applications du principe ; 3° si cette indication n’était pas accueillie, ou si, ce que je regarde comme très vraisemblable, elle échouait à l’épreuve, je ne conseillerais point au roi de former un ministère pris exclusivement ou à peu près dans la nuance d’opinion que vous représentez à la chambre des députés, mon sentiment étant qu’un nouveau ministère du 22 février 1836 serait moins périlleux pour la monarchie et lui laisserait plus de chances à venir ; 4° enfin je ne pourrais m’associer à cette dernière entreprise, mon avis étant que ma présence dans le conseil y serait plus nuisible qu’utile. »

J’étais d’accord avec lui sur tous ces points. Le 5 avril 1837, le roi me fit appeler, me dit que M. Molé lui avait apporté sa démission, et me demanda de lui présenter les élémens d’un cabinet. Je pris sur-le-champ mon parti ; j’allai trouver M. Thiers, qui ne m’attendait pas, et je lui proposai de reconstituer le cabinet du 11 octobre 1832 ; il eût repris le ministère de l’intérieur, le duc de Broglie les affaires étrangères avec la présidence du conseil, M. Duchâtel les finances, et je serais resté au ministère de l’instruction publique. Notre conversation fut longue, ouverte, sans souvenir amer comme sans détour. M. Thiers déclina ma proposition : il ne croyait pas que ce qui s’était passé depuis un an, la question de l’intervention en Espagne toujours subsistante entre le roi et lui, et sa situation dans la chambre des députés lui permissent de l’accepter. Je rendis compte au roi de ma visite infructueuse, et je le priai d’aviser à d’autres moyens et à d’autres personnes que moi pour former un cabinet. Après avoir encore cherché en hésitant, il me fit de nouveau appeler, et me demanda si, avec mes amis particuliers, je pourrais former un cabinet. Sans rien atténuer de la difficulté et du péril de l’entreprise, en indiquant, outre M. Duchâtel et parmi mes amis, M. de Rémusat et M. Dumon, je prononçai le nom du général Bugeaud : « C’est trop hasardeux, me dit le roi avec une perplexité bienveillante ; je ne peux pas, je n’ose pas. — Je le comprends, sire ; le roi trouvera des moyens moins compromettans, » et je me retirai. Deux jours après, le 15 avril, le Moniteur annonça que le nouveau ministère de M. Mole était formé ; M. Barthe, M. de Montalivet, M. Lacave-Laplagne et M. de Salvandy remplaçaient, aux départemens de la justice, de l’intérieur, des finances et de l’instruction publique, M. Persil, M. Gasparin, M. Duchâtel et moi. La politique de résistance faisait place à la politique qu’on appelait, non de concession, mais de conciliation.

A partir de cette époque, le duc de Broglie n’entra plus dans aucun cabinet, ne se prêta plus à aucune combinaison ministérielle : non qu’il renonçât à la vie publique et au service du gouvernement qu’il avait à cœur de fonder ; mais les événemens auxquels il avait pris une part active et les spectacles auxquels il avait assisté lui avaient inspiré pour les affaires humaines, hommes et choses, ce mélange de respect et de dédain qui s’établit assez naturellement dans les plus nobles âmes quand, après des épreuves répétées, elles ont trouvé l’humanité si imparfaite, si faible, si médiocre, qu’elles se sont vues obligées de se résigner à des succès trop incomplets, et, tout en conservant leurs grandes ambitions, d’ajourner tant de leurs belles espérances. Nul n’était plus étranger que le duc de Broglie à tout sentiment d’irritation ou d’humeur pour des mécomptes personnels, plus courageux et plus ferme dans l’action quand il s’y engageait ; mais par tempérament et par goût il n’était pas un lutteur : la méditation et la résolution calme lui convenaient mieux que la mêlée de l’arène politique. De 1837 à 1840, plusieurs cabinets se succédèrent : M. Molé de 1837 à 1839, le maréchal Soult de 1839 à 1840, M. Thiers en 1840. Après avoir pris part dans la chambre des pairs, avec une modération sévère, à l’opposition qui renversa M. Molé, le duc de Broglie prêta un appui aussi indépendant qu’utile à ses divers successeurs. Pendant mon ambassade à Londres, de février à octobre 1840, il me donna, quant à mes relations avec M. Thiers, redevenu chef du cabinet, les informations les plus exactes et les conseils les plus judicieux ; puis, lorsque le cours des événemens d’Égypte me rappela en France et me fit entrer, comme ministre des affaires étrangères, dans le cabinet formé le 29 octobre 1840, je retrouvai en lui, de 1840 à 1848, toujours l’ami le plus clairvoyant comme le plus fidèle, et dans deux occasions importantes l’associé diplomatique le plus digne et le plus efficace. Le 30 octobre 1844, pendant les embarras et les luttes que me suscitait la pitoyable question de Taïti, il m’écrivit de Coppet : « Je vois que la session prochaine sera rude et difficile, vous ferez bien de vous ménager d’ici là ; mais ce qui est plus important, c’est de ne pas accepter le double de la dernière session. et de mettre de bonne heure le marché à la main à vos collègues et à la chambre des députés. Vous avez un ministère qui n’a ni l’avantage d’être une coalition d’hommes distingués qui se soutiennent l’un l’autre, comme était le ministère du 11 octobre 1832, ni celui d’être une troupe de subalternes entre les mains d’un chef, comme le 15 avril 1837 et le 1er mars 1840. Vos collègues sont, du moins pour la plupart, des hommes assez importans pour vous rendre tous les partis à prendre plus ou moins difficiles, pour vous obliger à faire céder votre jugement, et puis ils vous laissent en plein le fardeau sur les épaules. Quand vient le moment de la lutte, chacun tire son épingle du jeu. C’est un métier de dupe que vous ne devez pas faire plus longtemps ; il faut vous en expliquer clairement avec eux, et les avertir que, la première fois que vous ne serez pas soutenu, vous prendrez résolument votre parti. J’en dis autant de la majorité de la chambre des députés : elle veut bien haïr vos ennemis, elle veut bien que vous les battiez ; mais elle s’amuse à ce jeu-là, et toutes les fois qu’ils reviennent à la charge, fût-ce pour la dixième fois, non-seulement elle les laisse faire, mais elle s’y prête de bonne grâce, comme on va au spectacle de la foire. C’est une habitude qu’il faut lui faire perdre en lui en laissant, si cela est nécessaire, supporter les conséquences, sans quoi vous y perdrez à la fois votre santé et votre réputation. Tout s’use à la longue, et les hommes plus que tout le reste, dans notre forme de gouvernement. Il y a quatre ans que vous êtes au ministère ; vous avez réussi au-delà de toutes vos espérances, vous n’avez point de rivaux ; le moment est venu d’être le maître ou de quitter momentanément le pouvoir. Pour vous, il vaudrait mieux quelque temps d’interruption ; vous vous remettriez tout à fait, et vous rentreriez promptement avec des forces nouvelles et une situation renouvelée. Pour le pays, s’il doit faire encore quelque sottise et manger un peu de vache enragée, il vaut mieux que ce soit du vivant du roi, et lorsque rien ne le menace que lui-même. Je ne puis donc trop vous conseiller de faire avant la session vos conditions à tout le monde, de les faire sévères et de les tenir, le cas échéant, sans vous laisser ébranler par les sollicitations et les prières. »

Le conseil était aussi intelligent qu’affectueux ; mais il n’est pas aisé de sortir de l’arène au milieu de la lutte et quand on s’y est engagé pour la défense de graves intérêts. — La majorité de la chambre des députés prit l’alarme, et fit une démarche solennelle pour me presser de rester aux affaires et de maintenir sa politique. Je restai, et l’année suivante je trouvai le duc de Broglie toujours aussi fidèle à me soutenir, quoique je n’eusse pas suivi son conseil. Lui seul pouvait amener à bonne fin, en Angleterre, l’importante question du droit de visite en mer pour l’abolition de la traite des nègres, objet depuis deux ans de tant de débats. A ma demande, il accepta sur ce point une mission temporaire, et il se rendit en mars 1845 à Londres, où, grâce à la considération dont il y jouissait, à l’habile bon vouloir de lord Aberdeen et au loyal concours de M. de Sainte-Aulaire, alors notre ambassadeur ordinaire en Angleterre, il réussit pleinement à délivrer la France de cette stipulation qui excitait si vivement, non sans un peu d’excès, la susceptibilité nationale. Deux ans plus tard, en mai 1847, M. de Sainte-Aulaire demanda sa retraite, et le duc de Broglie consentit à le remplacer. La France ne pouvait avoir en Angleterre un représentant plus digne, plus vigilant et plus accrédité auprès du pays et du gouvernement avec qui il avait à traiter. Ce ne fut pas sa faute si, en 1847, il ne réussit pas aussi bien auprès de lord Palmerston, à propos des affaires de Suisse, qu’il avait réussi en 1845 auprès de lord Aberdeen à propos du droit de visite. Les temps et les hommes étaient changés. J’ai raconté avec détail dans mes Mémoires[13] ces deux négociations, et je n’ai garde de les reproduire ici.

Le duc de Broglie avait, eu, au commencement de cette époque, d’autant plus de mérite à se préoccuper sérieusement des affaires publiques, qu’il venait de faire la plus grande perte et de subir la plus douloureuse épreuve qui pût l’atteindre dans sa vie privée ; la duchesse de Broglie mourut le 22 septembre 1838 d’une fièvre nerveuse. Il m’écrivit le lendemain : « Vous venez de perdre une excellente amie, et moi toute ma part de bonheur en ce monde. » Je savais tout ce qu’il y avait pour lui dans ces paroles ; nul homme n’était moins excessif dans ses sentimens ni plus contenu dans la façon de les exprimer. Quinze jours après, le 8 octobre 1838, il m’écrivait en vrai chrétien : « Maintenant mes anxiétés sont finies, je suis face à face avec le vide ; chaque jour, j’en mesurerai davantage la profondeur. Dieu soit béni de toutes choses ! Il n’agit que pour notre bien. » Quinze jours encore après, le 20 octobre, il commençait à reprendre intérêt à la vie et aux affections de famille. « Le temps marche, mon cher ami, m’écrivait-il, et j’espère que nous nous reverrons bientôt. Notre intérieur est aussi bien ou du moins aussi peu mal que possible ; ma santé se rétablit, je retrouve un peu d’appétit et de sommeil, moyennant de longues promenades, et je puis m’occuper sans trop d’effort. Albert[14] est rentré au collège. J’ai fait pour lui un nouvel arrangement moyennant lequel il revient chez moi non-seulement dîner, mais déjeuner, ce qui ne l’empêche pas d’avoir deux heures de leçon chaque jour de M. Régnier[15], qui commence à lire avec lui les philosophes grecs et latins. Je lui fais rendre compte entre nous, après dîner, de la leçon de M. Garnier[16], ce qui donne lieu à une conversation qui a précisément l’avantage que vous désiriez, celui de faire sortir la philosophie des formes scientifiques et scolastiques. Il a beaucoup d’ardeur, et je crois qu’il réussira. Ma fille[17] va assez bien ; elle n’a pas, comme son frère, l’obligation de l’étude et la régularité de la vie pour la soutenir, il y a plus de haut et de bas en elle ; cependant j’espère que ni sa santé ni son caractère n’en seront altérés. Voilà notre situation, mon cher ami ; du reste nous sommes bien tristes et nous le serons plus chaque jour, car chaque jour le vide se fera sentir davantage. »

Le duc de Broglie a reçu la récompense de sa sollicitude et de sa vigilance paternelle, seule consolation humaine à sa douleur conjugale : il a vu ses enfans s’élever, réussir et lui faire honneur en s’honorant autour de lui. Il a vu son fils aîné briller de bonne heure par l’élévation de son esprit et de son talent, lui succéder dignement dans la vie publique, et s’asseoir à juste titre près de lui dans l’Académie française. Son second fils, après avoir fait de fortes études classiques, s’est distingué d’abord au-delà des mers, jusque dans la Nouvelle-Calédonie, par son instruction et son courage comme lieutenant de vaisseau ; puis, chrétien fervent, il a voué sa vie à l’église, et s’acquitte, avec autant de modestie que de piété, des devoirs d’un jeune prêtre vertueux. Sa fille a uni son sort à l’un des hommes les plus distingués de cette Lorraine dont une guerre aussi fatale qu’insensée vient de nous ravir la noble cité devant laquelle vint jadis échouer Charles-Quint, et M. d’Haussonville, aussi bon Français que fidèle Lorrain, a conquis par ses excellens travaux historiques un siège à l’Académie française à côté de son beau-père et de son beau-frère. Dans l’une et l’autre génération, dans l’un et l’autre sexe, la famille du duc de Broglie lui a donné toutes les satisfactions mondaines auxquelles peut prétendre un père, et toutes les joies plus hautes que peut souhaiter un chrétien libéral. Dieu semble quelquefois se plaire à combler de ses plus rares faveurs les âmes d’élite qu’il a frappées de ses plus rudes coups.

Dans sa vie publique, la révolution du 14 février 1848 fut pour le duc de Broglie un coup très rude, une grande douleur et une profonde alarme pour l’avenir de sa patrie. Il aimait avec une conviction ferme la monarchie constitutionnelle qu’il avait travaillé à fonder avec un entier dévoûment, mais non sans tremblement. En la voyant tomber, il vit tomber ses meilleures espérances et surgir ses plus graves inquiétudes. Dans ce grand trouble national, il ne se hâta point de sortir de l’arène ; il ne retira point à son pays son concours, toujours fidèle, même quand il le croyait vain. Il siégea dans l’assemblée constituante et dans l’assemblée législative de la république de 1848. Ce fut la révolution de 1852 qui le plongea dans la retraite absolue. Il y a vécu dix-huit ans, l’âme profondément triste, mais toujours sereine, cherchant et trouvant dans la méditation à la fois religieuse et philosophique, libre et chrétienne, les consolations et les espérances que le monde ne lui donnait plus. Il était avide de la vérité et merveilleusement assidu au travail. Il a laissé sur les plus hautes questions religieuses et politiques d’importantes œuvres profondément originales. J’en tiens de lui une copie complète, et, si Dieu m’en laisse encore le temps et la force, je me donnerai un jour le mélancolique plaisir d’en résumer les idées et les conséquences. Pendant sa longue vie de méditation et d’expérience, cet esprit si élevé s’était affranchi de tout préjugé, de toute routine révolutionnaire, en conservant toutes ses convictions généreuses ; le fidèle patriote de 1789 était devenu l’un des plus fermes et des plus impartiaux conservateurs de son pays, et à son dernier jour il était en droit de dire, comme le père Lacordaire : « Je meurs chrétien pénitent et libéral impénitent. »

Il souffrait souvent de la goutte, et une affection du cœur lui causait des étouffemens très pénibles. Il éprouva, au commencement de 1870, des atteintes de ce double mal. Il lisait toujours et causait volontiers. J’allai le voir le lundi 25 janvier vers quatre heures. Après quelques minutes de conversation, je me levai pour sortir en lui disant adieu ; il me tendit la main gauche, car la droite était prise de la goutte, et me dit affectueusement : « Donnez-moi encore la main. » Rien d’ailleurs ne m’indiqua de sa part un triste pressentiment. Le soir, en faisant un effort pour monter sur son lit, un violent accès d’étouffement le saisit ; deux heures après, il était entré dans le repos éternel.

Il faut connaître les derniers élans de la vie dans les amis qu’on n’a pas vus à cette heure solennelle, et dont on gardera toujours la mémoire. En l’absence de son fils aîné, le duc Albert de Broglie, j’ai demandé à M. Doudan, témoin aussi clairvoyant que fidèle, qui a donné au duc de Broglie et à sa famille toute sa vie, des détails sur ses derniers momens ; je les reproduis textuellement. « Ces momens, m’écrit-il, sont arrivés si soudainement et si inopinément, que rien ne saurait en être raconté. Une oppression terrible rendait toute parole impossible ; mais on voyait encore, dans cette dernière lutte, que la patience n’était pas vaincue par l’excès de l’angoisse, et que M. de Broglie y gardait encore cette douceur pleine de fermeté comme de sagesse que vous lui avez toujours connue. Les deux jours qui ont précédé la fin ont été marqués par des signes qui avaient troublé son fils ; ses idées étaient parfaitement nettes et se tenaient exactement, mais les transitions étaient autres et ne répondaient pas tout à fait au tour d’esprit ordinaire de M. de Broglie ; il semblait que quelque donnée nouvelle, pour ainsi dire, fût entrée, pour lui, dans les murs de ses pensées ; sans manifester aucune prévision triste, il ne parlait plus de l’avenir et du passé sur le même ton. Vous savez avec quelle résolution sereine il avait toujours poursuivi ses travaux dans les fréquentes attaques de son mal. C’est à peine si, dans les dernières heures qui ont précédé la dernière crise, il s’était relâché de cette paisible activité. Son esprit est resté debout et sa volonté ferme jusqu’au dernier jour, comme chez cet empereur romain dont il recommandait l’exemple dans son discours de réception à l’Académie française. »

J’ai repris ce discours, et il se termine en effet en citant cette réponse de l’empereur Septime-Sévère mourant au centurion qui venait chaque matin lui demander le mot d’ordre :

« Travaillons ; laboremus. »

« Ce fut sa dernière parole, dit le duc de Broglie : que ce soit la mienne en ce moment ; que ce soit la nôtre aussi longtemps qu’il sera donné à chacun de nous de vivre et d’élever une voix entendue de notre pays. »

J’ai la confiance que notre pays, dans ses épreuves, n’oubliera pas ce dernier conseil de l’un de ses meilleurs et de ses plus grands citoyens à son dernier jour.


GUIZOT.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. M. de Lorgeril.
  3. M. Pas de Beaulieu.
  4. Moniteur du 13 octobre 1831, p. 1806.
  5. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. II, p. 10-12.
  6. M. Désages, directeur des affaires politiques au ministère des affaires étrangères
  7. Tome II, p. 40-135.
  8. Tome II, p. 134.
  9. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. IV, p. 4.
  10. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. III, p. 226-237.
  11. En date du 12 septembre 1836.
  12. Le 17 septembre 1836.
  13. Tome VI, p. 130-241, et t. VIII, p. 416-517.
  14. Son fils aîné, maintenant duc de Broglie.
  15. Aujourd’hui membre de l’Institut, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
  16. Alors professeur de philosophie au collège Saint-Louis, mort depuis membre de l’Institut, Académie des Sciences morales et politiques.
  17. Mme la comtesse d’Haussonville.