Le féminisme sous le règne de Louis-Philippe et en 1848/II/4

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CHAPITRE IV

LES FEMMES DANS LES SCIENCES
ET DANS LES BEAUX-ARTS


I. Les femmes dans la science. — II. Les femmes peintres et sculpteurs. — III. Les musiciennes.
I

Le rôle des femmes dans les sciences fut à l’époque qui nous occupe très peu important. En effet, pour qu’une femme se distinguât dans une science quelconque, pour qu’elle fit surtout quelque découverte, il fallait qu’elle eût reçu une première éducation que les femmes ne pouvaient en général acquérir. Aussi les femmes jouent-elles en général le rôle de vulgarisatrices[1].

Une exception pourtant pour la célèbre mathématicienne Mlle Germain, qui d’ailleurs n’appartient à l’époque qui nous occupe que par ses derniers moments. Morte en 1832, elle avait composé, pendant les journées mêmes de 1830, un Mémoire sur la courbure des surfaces. Mlle Germain fut, d’après les gens compétents, un des premiers mathématiciens du dix-neuvième siècle[2]. Aucune Française ne la suivit d’ailleurs dans la voie où elle s’était engagée.

Deux autres femmes firent encore des recherches originales, mais dans le domaine des sciences naturelles. Ce furent Cornélie Lamarck, la fille de l’illustre naturaliste, qui, d’après M. Rebière, collabora à l’œuvre de son père ; et l’entomologiste Louise d’Aumont, dont les observations patientes et minutieuses apportèrent, paraît-il, à la science quelques résultats nouveaux[3].

Les autres femmes qui se sont occupées de sciences ne sont que des vulgarisatrices, d’ailleurs elle-mêmes très peu nombreuses. Citons Mme Allart, qui, féministe militante, historienne, écrivain, trouva encore le temps de s’occuper d’astronomie ; Mme Ulliac Trémadeure, elle aussi féministe militante, collaboratrice du Journal des Femmes, du Conseiller des Femmes et de la Mère de famille, qui, dans divers ouvrages, popularisa les découvertes de Herschell, de Laplace et d’Arago ; Mme Aragon, qui fit paraître quelques articles de géologie dans le Journal des Femmes ; enfin Mlle Magaud de Beaufort, professeur de botanique à l’Athénée Royal, qui fit paraître en 1846 des Éléments des sciences physiques et naturelles, chaudement loués par le Génie des Femmes de 1846.

II

Le rôle des femmes dans les beaux-arts fut plus important ; ce fut surtout la peinture qui les attira et, dans ce domaine, si aucune ne s’éleva au premier rang, beaucoup furent très appréciées de leur temps ; en tout cas elles firent preuve d’une activité surprenante : cent quatre-vingt-onze femmes, d’après le Journal des Femmes, exposèrent au Salon de 1833. Nous n’avons pas pour les autres années de chiffres précis ; mais, étant donnée la place assez importante que les ouvrages des femmes tiennent dans les comptes rendus des journaux, même masculins, on peut supposer que le nombre des femmes peintres fut loin de décroître pendant les années suivantes. Nous trouvons chez les femmes de cette époque des représentants de presque tous les genres de peinture.

Pourtant, elles ne s’adonnèrent pas très volontiers à la peinture historique, le genre exigeant sans doute une vigueur toute masculine. C’est à peine si l’on pourrait citer trois ou quatre tableaux historiques. Par exemple une Anne Boleyn, de Mlle Pages, des Adieux de Louis XIV et de Marie Mancini, par Mme Déhernin, et surtout les Adieux de Charles Ier à ses enfants, de Mme Rude-Frémiet qui, dit le Journal des Femmes, fut un des plus jolis tableaux de l’Exposition de 1834.

La délicatesse et la grâce féminines s’accommodaient mieux de la peinture religieuse, aussi les ouvrages de ce genre sont-ils extrêmement nombreux. Les femmes les plus appréciées en ce genre furent Mme Blanchard, qui exposa vers 1835, Mlle Ellenrieder, dont la Sainte Cécile, exposée au Salon de 1835, eut un assez grand succès « par l’élégance dans les formes, la suavité de l’expression et de la physionomie[4] ». Plus tard (1846-1847), les tableaux estimables d’Amanda Fougère et ceux d’Henriette de Longchamp, dont la Revue indépendante apprécie le « charme doux, religieux, original ». La caractéristique de la peinture religieuse féminine de cette époque est, paraît-il, très souvent, sa grande ressemblance avec les tableaux du Perugin et des peintures de son époque. Peut-être doit-on y voir l’influence du mouvement préraphaélite anglais, naissant alors. Il n’y a guère de Salons où les femmes n’aient exposé plusieurs tableaux de genre. Les critiques constatent d’ailleurs qu’elles obtinrent dans ce genre un grand succès. Les plus connues furent Mlle Cogniet[5], dont les œuvres se distinguaient par « une touche large et ferme, un ton solide et vrai »[6] ; Mlle Rossignon, célèbre surtout par ses aquarelles ; Mlle Brunne, « au coloris harmonieux, au pinceau facile et correct[7] ».

Les paysagistes furent plus rares. Citons Mlle Brice, qui fut aussi une portraitiste ; Mme Eudalie Caillet, aux œuvres « d’une exécution large et facile[8] » (Salon de 1836) mais surtout le règne de Louis-Philippe, qui avait vu s’éteindre Mme Vigée-Lebrun, la gloire de la peinture féminine de 1780 à 1830, vit naître une très grande artiste, Rosa Bonheur, qui, toute jeune, « à l’âge où d’autres étudient encore[9] », fit ses débuts aux Salons de 1846 et 1847. Le critique d’art de la Revue indépendante reconnut dès ce moment en elle un peintre remarquable et, portant sur elle un jugement que l’époque suivante a ratifié, admira « ce sentiment si vrai de la nature qui la distingue[10] ».

Trois femmes comptent parmi les peintres de portraits les plus appréciés de l’époque. Ce furent : Mme Rude, la femme du grand sculpteur ; Mme Haudebourt Lescot, que tous les journaux féministes représentent comme une femme de génie, et dont, effectivement, les contemporains apprécièrent l’ingénieux pinceau ; Mme de Mirbel enfin, dont la renommée s’était sans doute répandue jusqu’en Égypte, puisqu’elle exposa au Salon de 1847 le portrait d’Ibrahim-pacha[11]. Citons encore, parmi les peintres de portraits (mais celle-là peintre amateur seulement), Mlle de Rambuteau, fille du préfet de la Seine, qui fit un portrait de Louis-Philippe[12].

L’une des portraitistes dont nous venons de parler, Mme de Mirbel, fut aussi, grâce à la délicatesse de teintes, de son coloris « fin et vrai[13] », très célèbre comme miniaturiste. Plusieurs femmes suivirent son exemple ; ce furent Mme Gerbaud, Mme Augustin, veuve d’un peintre assez célèbre en son temps, dont « les miniatures rappellent souvent les belles inspirations du peintre célèbre dont elle porte le nom[14] », Mme Herbelin enfin, que la Revue indépendante (mai 1847) place au premier rang des miniaturistes par le « relief puissant et la richesse de son coloris ». Des femmes se consacrèrent à la peinture des fleurs et y réussirent : Mlle Agathe Pilon exposa au Salon de 1836 des fleurs et aussi des natures mortes, vivement louées par la Revue indépendante. D’autres enfin se consacrèrent à l’aquarelle, par exemple Mme Thérésia Duguet, élève d’Isabey, dont elle avait le crayon léger, et Mlle Rossignon, que nous avons déjà mentionnée.

La caractéristique de la peinture féminine de cette époque est, s’il faut en croire un critique, « à côté d’inspirations très heureuses, le manque des premiers principes de leur art », faute desquels elles ne pouvaient s’élever au tout premier rang. Mais, comme le remarquait justement le même critique, la faute en était, non aux femmes, mais aux institutions qui leur interdisaient l’entrée de l’École des Beaux-Arts, seul endroit où elles pouvaient se munir de ces indispensables premiers principes.

Quant à la sculpture féminine, elle n’existe pour ainsi dire pas. J’ai seulement, dans toute cette période, relevé le nom de deux « sculpteuses » : Mme Dubuffe, qui exposa au Salon de 1845 un enfant « gracieux et bien modelé[15] », et la princesse Marie d’Orléans, fille de Louis-Philippe, qui fit la statue de Jeanne d’Arc pour le Musée des gloires nationales, ouvert à Versailles par son père en 1836. « La beauté de cette statue, dit Mme Bonnefoy-Pérignon[16], se distingue merveilleusement au milieu des chefs d’œuvre qui l’entourent. »

III

Un certain nombre de femmes enfin s’adonnèrent à la musique. D’abord il y eut, sous Louis Philippe comme aujourd’hui, un grand nombre de femmes, à Paris et même en province, célèbres par leurs concerts ; mais d’autres furent « compositeures » ; la plupart d’entre elles firent des romances. Ce furent : Mme Brice, connue aussi comme peintre ; Hortense Wild, dont les œuvres étaient « pleines de grâce et de bon goût, d’une harmonie pure et correcte[17] » ; Sophie Gay, mère de Mme Girardin, qui publia plusieurs romances, paroles et musique ; Mme Duchambge, qui avait fait aussi des romans et mit en musique plusieurs poésies de Mme Desbordes-Valmore. La reine incontestée dans ce domaine fut Loïsa Puget. Ses romances, unanimement appréciées de ses contemporains, sont encore connues de nos jours. « Toujours où est son nom, constate le Journal des Femmes, il y a foule. » Elle passa même pour un véritable génie, ce qui est sans doute peu exagéré. Encouragée par le succès, Loïsa Puget voulut faire une œuvre plus importante. En 1836 elle composa, sur les paroles de Scribe, le Mauvais Œil. Cette pièce, jouée à l’Opéra-Comique, eut un certain succès ; « mais, déclare Félis[18], à part un joli air, le Mauvais Œil est un opéra-comique plutôt faible.

Le grand opéra ne fut abordé que par Mlle Bertin, la fille de Bertin aîné, nature éclectique qui s’était tout d’abord adonnée à la peinture et à la poésie et ne put être en toutes choses qu’un amateur. Elle fit avant 1830 un opéra de salon : Gui Manning, et le Loup Garou (paroles de Scribe), « joué plusieurs fois de suite à Paris et dans les départements[19] ». En 1831, elle composa pour le Théâtre-Italien un Faust (Fausto), « qui renferme des choses bien senties et exprimées d’une manière originale ». Enfin, en 1836, elle fit, sur les paroles de Victor Hugo et d’après Notre-Dame de Paris, la Esmeralda. La première représentation fut, d’après la Gazette des Femmes de décembre 1836, « un triomphe complet ». Un professeur au Conservatoire déclara qu’il aurait voulu avoir fait la Esmeralda, et Louis Viardot, qui s’était montré très sévère pour les premiers essais de Mlle Bertin, trouva la Esmeralda conçue suivant « un système sage et raisonnable, et digne d’une complète approbation[20] ». « La musique en est, dit-il, originale sans être bizarre et baroque. » Pourtant cet opéra ne fut joué qu’un petit nombre de fois. Il avait de très graves défauts ; mais les critiques qu’on lui adressa sont contradictoires. Alors que les contemporains voient en la Esmeralda des dispositions musicales naturelles, mais un manque de métier, Fétis trouve la musique bien faite[21], c’est-à-dire selon les règles, mais dépourvue d’imagination. Laquelle des deux critiques est juste ? Faute d’avoir eu entre les mains la Esmeralda, il m’a été impossible de résoudre cette grave question. En tout cas, cet échec découragea Mlle Bertin, qui ne fit dès lors que des ballades et des symphonies.

  1. Cf. ci-dessus, p. 153-176.
  2. Rebière, les Femmes dans la science.
  3. Ibid.
  4. Le Citateur féminin, 1835.
  5. Sœur du peintre du même nom.
  6. Le Journal des Femmes, mai 1834.
  7. Le Citateur féminin, 1835.
  8. Le Journal des Femmes, mai 1836.
  9. La Revue indépendante, mai 1846.
  10. Ibid.
  11. La Revue indépendante.
  12. La Gazette des Femmes, 1836.
  13. La Revue indépendante, mai 1842.
  14. Le Citateur féminin, 1835.
  15. La Revue indépendante, mai 1845.
  16. Un Anglais à Versailles.
  17. La Revue indépendante, février 1842.
  18. Dictionnaire des Musiciens, art. Loïse Puget.
  19. Fétis, Dictionnaire des Musiciens.
  20. Cité par la Gazette des Femmes, décembre 1836.
  21. Certains, il est vrai, attribuent l’orchestration à Berlioz.