Le faiseur d’hommes et sa formule/I

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Librairie Félix Juven (p. 1-23).

LE FAISEUR D’HOMMES
ET SA FORMULE



I

Le décor d’abord :

L’immensité, c’est-à-dire rien que du ciel et de l’eau, une eau très bleue, affranchie apparemment des primordiales lois physiques car, en dépit de l’universel embrasement, elle ne manifeste pas le moindre signe d’ébullition. Et sans doute les choses sont-elles dans cet ordre et à cette place — en plein océan Indien, dans les parages de Sumatra — de toute éternité. Ce qui n’y est pas de toute éternité, encore que participant de l’immuabilité morne du cadre, ce qui n’est même qu’un accident tout à fait transitoire du tableau, c’est le frêle canot blanc simulant de loin une bavure de la prestigieuse toile et où posent, assis face à face, deux personnages d’apparence férocement impassible : ma femme et moi.

Vous me savez incapable de mentir, mon cher Jules Hoche, je vous jure que tel fut à son début, — c’est-à-dire au moment où l’équipage révolté du Samarang nous débarqua en plein archipel de la Sonde, — le schéma très simpliste de notre fantastique histoire[1].

Notez d’ailleurs qu’une tranche de mer, dans les parages de la ligne, ressemble exactement à une tranche de mer à Marseille, et qu’il ne faut pas, sous n’importe quelle latitude, attendre de l’Océan un effet neuf, à moins que l’on ne soit fermement décidé à le tirer de soi-même. Car seul notre dépaysement magnifie ou dégrade les choses, et les décors ne valent que par ce que nous y mettons. Moi je n’y mettais rien, de parti pris, et mon état d’âme ressemblait à peu près à celui du marin-amateur louvoyant entre Nice et Beaulieu.

Il n’en était pas de même de ma femme, dont la ravissante frimousse, dure et fermée pour moi seul, me donnait en tout temps, depuis notre mariage, la sensation d’un parc délicieux aux tendres pacages, aux fraîches ondes vertes, et dont me séparerait un mur hérissé de tessons de bouteille, le mur de son indifférence presque haineuse, mais qui pour l’instant laissait filtrer entre lesdits tessons, l’intense curiosité de ce que je pouvais bien penser d’elle et de tout ce qui nous arrivait par sa faute.

Car c’était sa faute, comme bien vous pensez. À quarante ans un globe-trotter comme moi, un homme qui a fait trois fois le tour du monde, ne rêve plus que la paix et le repos dans la permanence d’un cadre qui ne variera ni ne se déplacera plus. Et c’était bien avec cette arrière-pensée que je m’étais offert, en légitimes noces, le délicieux joyau qui, entre les quatre murs d’une quelconque bastide, continuerait d’évoquer toutes les magies éparses dans l’univers.

Mais songez maintenant à toutes les petites filles qui, cinq ou six ans avant l’époque où commence cette histoire, jouaient à la balle contre les murs dressés un peu partout où il y a des agglomérations d’humanité à contenir ; dites-vous qu’une de ces petites filles — la plus jolie certes et la plus endiablée, — jouerait peut-être à cette heure encore au même jeu insipide si mon arrière-pensée n’avait brusquement coupé l’orbe de son puéril destin pour faire d’elle une femme, — ma femme — et représentez-vous la colère de cette petite fille dont je confisque la balle en lui donnant un million en échange — un million que je lui assurais sous forme de douaire pour me faire pardonner et mon âge et le sien. Que voulez vous, j’avais été tellement habitué à tout payer au poids de l’or, que, voulant faire une fin, l’idée m’était venue tout naturellement, d’acheter celle qui embellirait ma retraite, plutôt que de pourchasser, des années durant, la chance bien improbable d’en trouver une susceptible de m’aimer pour moi-même. Ma femme n’avait que dix-huit ans pourtant. Mais ce n’est pas impunément qu’on est dans la vie d’une jeune fille celui qui vient clore prématurément, et peut être un peu despotiquement, l’ère des jeux innocents. Elle me le fit comprendre le soir même de nos noces, en me disant avec le plus grand calme du monde :

— Je serai votre femme puisque c’est mon devoir de l’être, et puisque j’ai dû consentir au marché auquel vous avez en quelque sorte contraint mes parents, mais à une seule condition, c’est que vous ferez toujours toutes mes volontés et que jamais vous ne me demanderez de vous aimer.

J’acquiesçai, lui laissant supposer que ma façon de comprendre nos devoirs réciproques n’était pas trop éloignée de son idéal de poupée sans cœur. Au reste elle pouvait me mettre à l’épreuve. Vous pensez qu’elle ne se fit pas prier. Et c’est ainsi qu’elle m’imposa sans hésitation ni remords, à moi qu’elle savait obsédé par un rêve de définitif repos en pantoufles, l’insipide corvée d’un voyage de noces en Extrême Orient.

Là où je l’admirais pourtant à présent, c’est que les choses ayant mal tourné, notre situation devenue presque critique, elle sût rester indifférente, stoïque, moins préoccupée des transes qu’elle devait certes ressentir que de celles qu’elle pensait m’infliger, et sans céder à l’envie, naturelle chez les femmes qui ont quelqu’un à tyranniser, de rejeter sur moi la responsabilité de ses fautes personnelles.

Remarquez, cher ami, que je suis de votre avis, j’estime que certaines femmes sont des créatures exquises, qu’il faut aimer tant qu’on peut, tout en se gardant de trop le leur faire sentir. Vous conviendrez toutefois que leur sexe, dans l’ensemble, présente les mêmes inégalités que le nôtre.

Pour une rare élite qui mérite notre admiration et nos suffrages les plus élevés, le plus grand nombre ne saurait légitimement prétendre qu’à un certain nombre de coups de pieds au derrière, de quoi les empêcher de devenir intolérables, sinon dangereuses. Je ne dis pas que la mienne méritât d’être classée dans ce dernier lot, mais il est certain qu’elle avait pris barre sur moi, au nom de ma seule tendresse antérieure, c’est-à-dire au nom des raisons précisément qui confirmaient son infériorité congénitale.

En attendant, notre voyage de noces venait d’entrer dans une phase si alarmante qu’il me semblait logiquement devoir aboutir à quelque dénouement ignominieux pour tous deux. Une révolte avait en effet éclaté à bord du petit navire portugais où nous avions pris passage à Malacca. J’étais intervenu en prenant fait et cause pour le capitaine à qui les émeutiers infligeaient les plus odieux traitements, et c’est alors qu’on nous avait débarqués, assez poliment du reste, à proximité, disaient les meneurs, d’une certaine île X. dont on distinguait les rives escarpées à quatre ou cinq milles, dans les parages de la Ligne, par 90° de longitude est, c’est-à-dire sur la grande route parcourue par les courriers australiens. On nous laissait l’alternative de bourlinguer là au petit bonheur en attendant le premier paquebot qui passerait, ou de gagner la petite île X. où des colons français étaient établis depuis plusieurs années, qui ne manqueraient pas de faire bon accueil à deux de leurs compatriotes…

Tout cela évidemment ne représentait pas une situation désespérée, mais vous m’accorderez qu’il n’y avait pas non plus de quoi voter des félicitations au démiurge qui tenait les fils de notre destin. Depuis plus d’une heure que je manœuvrais les rames nous progressions rapidement sur une mer étale, et l’île X. n’était plus maintenant qu’à une portée de fusil ; le spectacle de ses rives qu’on eût dit peintes par un maître paysagiste venait même d’arracher un cri d’admiration à ma femme. C’est alors qu’habitué déjà à me défier de ses enthousiasmes je lâchai les avirons pour me retourner et contempler le tableau à mon tour. Vraiment, le coup d’œil était ravissant.

On eût dit qu’un rideau mystérieux venait de se lever sur un décor de féerie ; une grève basse apparaissait toute rose et toute verte, faisant comme une ceinture éclatante à un délicat écran de petites montagnes boisées aux découpures plus riantes que sévères, et qu’on eût prises, à cette distance, pour un éventail de plumes vertes : bref, un pastel, une miniature, cette île perdue, désignée sur les tablettes spéciales de nos révoltés, par la plus algébrique et la plus énigmatique des lettres de l’alphabet.

Les yeux de ma femme, très grands, très bleus, d’un bleu violet, ont une étonnante faculté de réfraction. Tels yeux féminins reflètent le ciel, la mer, tout ce qu’ils contemplent, les siens brisent les faisceaux lumineux aussi sûrement qu’un prisme et n’en gardent qu’une sorte de poussière lumineuse tout au fond des prunelles. C’est du moins tout ce que j’ai trouvé chaque fois que j’ai plongé dans son regard et c’est bien je crois cette puissance de réfraction de ses yeux qui fait qu’on ne sait jamais ce qu’elle pense. Après cela vous me direz que les yeux des autres femmes sont généralement de vrais miroirs, mais qu’on ne sait pas davantage ce qu’elles pensent, puisque les miroirs ne pensent pas, et nous serons encore d’accord.

Quand j’aurai ajouté que ma femme semble une petite fille par la taille, mais que la dureté même de ses yeux, ses narines frémissantes, la courbe volontaire du nez un peu gras, l’arc impérieux de ses lèvres de piment rouge, décèlent un tempérament de fer et de feu en dépit de ses cheveux blonds et d’une peau délicate comme un pétale de rose, je ne vois pas la possibilité de vous faire d’elle un portrait plus révélateur. Je sais que les romanciers affectent de décrire minutieusement les traits de leurs personnages, mais je ne crois pas qu’aucun d’eux ait jamais donné à ses lecteurs la sensation de l’homme ou de la femme qu’il voulait peindre, car la physionomie quelle qu’elle soit, celle même d’une banale colline, à plus forte raison celle d’un visage humain, échappera toujours à ceux qui prétendent la fixer à l’aide de simples mots en guise de pinceau ou de crayon.

— Pensez-vous, dit tout à coup ma femme, que nous nous tirions sains et saufs de cette vilaine aventure ?

— Je ne crois pas que nos chances pèseraient lourd dans l’estimation d’une compagnie d’assurances, mais enfin si réellement cette île X. est habitée, et si c’est par des Européens, par des Français surtout…

— Par qui voulez-vous qu’elle soit habitée ?

J’hésitai un moment, très tenté de l’éclairer sur certaines probabilités étayées des plus élémentaires connaissances géographiques et ethnographiques, savoir que pas mal de ces îles perdues dans le détroit de la Sonde, abritent encore les plus féroces cannibales. Et ma foi si je ne cédai pas à ce vilain mouvement, c’est par pure admiration pour le sang-froid dont elle avait fait preuve jusque-là.

— Par personne, répondis-je simplement.

— Une île déserte ! fit-elle en souriant, bah ! ça ne se voit plus que dans les romans d’aventures ; les loyers sont partout trop chers pour qu’une île abandonnée puisse exister quelque part sans être devenue la proie de quelque entrepreneur de bâtisses coloniales… Au pis aller nous avons tout ce qu’il faut pour subsister par nous-mêmes en attendant le paquebot qui doit nous recueillir et nous rapatrier.

J’opinai de la tête mais sans conviction, occupé précisément à inventorier le peu de vivres, d’armes et de munitions que nous avions pu emporter concurremment avec nos malles, nos hamacs et quelques outils rouillés dont j’ignorais même l’usage. De loin nous devions avoir l’air de porter vers l’équateur le contenu d’une de ces charrettes à bras où tient le précaire mobilier d’une victime du petit terme. Et je serrai les poings de rage en songeant aux misérables qui nous avaient joué ce tour, à ce sale cotre portugais dont la mâture avait maintenant complètement disparu de l’horizon.

Ah ! les crapules ! s’il y avait eu des gendarmes dans ce désert d’eau ! Seul le voisinage de mes deux revolvers et de ma carabine à six coups — une arme superbe achetée chez le premier arquebusier de Paris, — défendaient la coquette silhouette de l’île où nous allions accoster contre le flot envahisseur des suspicions par trop désespérées.

Ma femme, les yeux rivés à sa jumelle, étudiait la grève de plus en plus rapprochée, une plage de sable fin que le ressac ourlait d’une frange d’écume.

— C’est ravissant, murmurait-elle, mais il n’y a pas trace d’humanité.

Tout à coup elle poussa un cri.

— Là-bas, dans ce fouillis d’arbres qu’on dirait tombés à l’eau…

— Des palétuviers, précisai-je.

— … il me semble avoir vu un éclair de peau nue, de la peau… humaine peut-être…

Je saisis la jumelle à mon tour et distinguai la forme d’un être qui plongeait précipitamment parmi les racines des palétuviers, assez vite en tout cas pour qu’il me fût impossible de rien préjuger de son espèce. Était-ce une bête ou un homme ? Sa hâte à disparaître du champ de la jumelle, si elle n’était pas fortuite, indiquait l’homme assurément, et qui plus est, l’homme civilisé.

— Vous voyez, dit ma femme, que ces chenapans avaient dit vrai.

Nous accostions. On allait bien savoir. En attendant pour être à la hauteur de n’importe quel colloque j’avais saisi ma carabine et passé les deux revolvers dans ma ceinture de flanelle nouée, pour la circonstance, par-dessus ma chemise, car j’étais en bras de chemise vu la chaleur et abstraction faite du caractère belliqueux de mes armes, je n’avais pas l’air martial du tout, croyez-le bien. À Paris, sur les boulevards, on m’eût pris pour un fou, et n’eût été la gravité de l’instant, ma femme se fût certes moquée de moi, elle qui n’avait pas laissé échapper des occasions beaucoup moins propices. Je crois en réalité qu’elle ne se rendit un compte exact de notre situation qu’au moment de toucher cette terre inconnue où la mort nous guettait peut-être, car je la vis pâlir soudain, et elle se rapprocha de moi, me parla avec des inflexions douces que j’aurais cru absentes de son registre de voix.

— Êtes-vous bien sûr de vous, Maurice ? (c’était la première fois qu’elle m’appelait par mon prénom.)

— Aussi sûr de moi que de vous, fis-je sur le même ton, non sans sourire intérieurement à l’ambiguïté de cette réponse.

Et nous débarquâmes, les yeux et l’oreille aux aguets. Il pouvait être sept heures du soir. Nous étions en septembre, et le soleil s’inclinait rapidement sur l’horizon, prêt à plonger entre ciel et eau.

Nos premiers pas sur le sable mettent en fuite une famille de tortues géantes et des bandes d’oiseaux aquatiques nichés parmi les roseaux d’un marais qui s’enfonce en crique dans l’intérieur de l’île. Immédiatement derrière ce marais dont nous contournons prudemment les rives boueuses, des promontoires boisés dominent la grève, surplombant une gorge en pente douce tapissée d’une jongle épaisse où disparaîtraient des êtres d’une stature double ou triple de la nôtre. Nul vestige de sentier d’ailleurs, et j’ai beau affecter le calme le plus parfait dans les réponses laconiques que j’oppose aux hypothèses optimistes de ma femme, je suis beaucoup moins rassuré qu’elle, car il me paraît de plus en plus évident que si l’île est habitée, elle ne l’est point par des êtres civilisés.

Le pis est que ces maudits promontoires se multiplient tout le long de la grève, véritables falaises, hautes d’une trentaine de mètres, interceptant la vue, ne laissant absolument rien deviner de ce qu’il peut y avoir derrière. Coûte que coûte il va falloir en escalader une. Je confie un des revolvers à ma femme qui m’attendra près du canot tandis que je risquerai l’ascension.

— Surtout, ma chère Yvonne, pas d’alerte intempestive. Une détonation trouverait ici un écho formidable, et il est inutile d’attirer des curieux avant de savoir à quelle race ils appartiennent et quelles peuvent être leurs intentions. Au surplus, il faut économiser nos munitions.

— Soit, mais ne restez pas longtemps, mon cher Maurice.

Ravi du nouveau progrès impliqué dans cette apostrophe nuancée d’un semblant d’inflexion tendre, je m’élançai, une sorte de hache d’abordage à la main qui jouerait le rôle du sabre d’abatis des trappeurs et des pionniers de carrière, quand un violent éternuement me cloua au sol, dans la pose de fureur comique mitigée de détresse où me fige à chaque fois la menace formelle d’un rhume de cerveau.

— Allons bon, il ne manquait plus que cela !

Et je souris moi-même à l’ouïe de la phrase traditionnelle tombée de mes lèvres, naïvement étonné qu’un rhume de cerveau sous l’équateur m’arrachât exactement la même exclamation stupide qu’à Paris.

— Dieu vous bénisse ! nargua Yvonne, mais elle fut presque aussitôt punie de son intention sarcastique par un éternuement plus violent encore que le mien. En même temps une saveur âcre nous saisit à la gorge, et tout à coup je compris. En quelques enjambées j’eus rejoint un point du rivage d’où l’on apercevait de nouveau les montagnes de l’intérieur. Ma femme m’y suivit.

— Des volcans ! souris-je, en lui désignant les sommets bleuâtres ornés maintenant d’aigrettes de lueurs pâles très visibles dans le ciel crépusculaire.

Ma jovialité l’agaça.

— Une aggravation de notre situation, gémit-elle.

— Peuh !… des volcans en non activité par retrait d’emploi… c’est-à-dire somnolents, aux trois quarts éteints ! D’ailleurs la pire des probabilités n’est-elle pas préférable à la certitude d’un rhume de cerveau.

— Je ne sais pas… je n’en ai jamais eu.

Je m’éloignai rapidement, dédaignant de commenter cette assertion mensongère, tributaire sûrement de l’invétérée coquetterie féminine. L’ascension de la falaise fut relativement facile ; cependant je m’y ensanglantai les mains et le visage le plus copieusement possible, évitant les inoffensifs fourrés de rhododendrons et de menthes pour me jeter de préférence dans les fougères, les lianes épineuses assez clairsemées sur le plateau ; — ne fallait-il pas me nimber d’héroïsme aux yeux d’Yvonne afin de lui aplanir la voie de résipiscence où elle entrait.

Le résultat de cette petite expédition fut d’ailleurs négatif. Comme il arrive toujours quand on escalade des falaises ou des plateaux inconnus, je ne découvris aucun horizon nouveau, mais une foule d’autres plateaux et d’autres promontoires tous plus énigmatiques les uns que les autres. La portion de l’île qu’embrassait mon regard semblait découpée en une série de tranches minces plus ou moins symétriquement rayonnées vers la mer. Le long de leurs déclivités et entre leurs interstices, la forêt vierge étendait son manteau de mystère jusqu’au pied de la ligne des volcans, c’est-à-dire sur un espace de cinquante à soixante kilomètres carrés environ, car si la plus rapprochée des crêtes était à peine à une lieue sur notre gauche, détachant même un contre-fort qui semblait plonger lui-même dans la mer, la chaîne entière s’incurvait et s’arrondissait en s’enfonçant dans l’intérieur pour ne se rapprocher de la grève qu’à l’extrémité opposée de l’île.

Ma boussole heureusement me permettait de relever notre orientation ou plutôt celle du rivage lui-même, une plage splendide en arc de cercle, exposée en plein midi et où des Français, certes, eussent dès longtemps bâti un casino.

— D’où vous concluez, dit ma femme, quand je lui eus communiqué mes impressions, que ces misérables matelots nous ont trompés.

— Qui sait ! il se peut parfaitement que les colons, s’ils existent, aient défriché le nord seulement de l’île, fondé même quelque centre important sur la rive opposée à celle-ci, derrière l’écran naturel formé par la chaîne des montagnes.

— Le mieux serait d’y aller voir.

— Dès demain, répondis-je sans sourciller, et nous nous regardâmes tous deux avec l’air satisfait de gens qui viennent de décider une excursion à Saint-Germain ou à Fontainebleau.

Ma femme ajouta :

— Comme c’est dommage que vous ayez mis votre pantalon dans cet état.

Je ne répondis rien. Tantôt au moment de ma réapparition, un émoi tendre avait lui dans ses yeux, et elle avait failli étancher elle-même le sang qui perlait le long de mes égratignures ; mais voilà qu’elle se ressaisissait, et de peur sans doute de glisser sur la pente de la pitié, se rattrapait aux déchirures de mon pantalon. C’était son voyage de noces, pourtant, à elle, — et elle était ma femme ! Et j’étais encore assez fou d’elle pour m’étonner que notre situation, si épineuse, les périls réels qui planaient et qu’aggravait, dans nos conjectures tout au moins, la nuit tombante, ne l’eussent pas décidée encore à se jeter à mon cou et à me demander pardon.

Je ne sais si son imagination explorait, dans le même temps, un champ connexe à ces réflexions ; toujours est-il qu’elle rompit notre silence pour me demander du ton le plus naturel du monde comment on allait s’organiser pour passer la nuit.

— C’est bien simple. Je vais débarquer nos bagages essentiels et hâler le canot sur la grève jusqu’à cette anfractuosité où nous n’aurons rien à craindre de la marée. Nous nous y installerons de notre mieux, et comme je n’ai pas sommeil je ferai bonne garde jusqu’au jour pendant que vous dormirez. De plus, il y a plein de branches mortes, de bambous, de broussailles sèches dans la jongle, là-bas ; elles nous serviront à allumer un grand feu qui, s’il n’attire pas l’attention de quelque vapeur ou voilier, nous préservera du moins des visites indiscrètes des fauves et des carnassiers, serpents et moustiques compris.

— C’est vrai ; j’ai lu cela dans les livres de voyage illustrés.

— Moi aussi — un lien de plus entre nous, n’est-ce pas ?

Un sourire narquois éclaira ses lèvres, prouvant qu’elle appréciait le trait.

Ma besogne de hâlage et les préparatifs du feu me prirent une heure à peine ; cependant la nuit était brusquement tombée quand je pus enfin me rasseoir auprès d’Yvonne qui avait pris place dans le canot asséché.

— À table ! me dit-elle sur un ton de presque bonne humeur.

Et je la louai non seulement d’avoir conservé de l’appétit dans de telles conjonctures mais aussi d’avoir poussé la condescendance jusqu’à apprêter elle-même et disposer sur une serviette blanche jetée par-dessus la banquette centrale du canot les conserves dont se composait notre menu.

— Je ne suis pas une femme comme les autres, consentit-elle un peu naïvement.

Parbleu ! à qui le disait-elle ?

Éternelle magie du ciel tropical ! à mesure que les ténèbres s’épaississaient autour de la ceinture de flammes qui nous protégeait, nous glissions à une torpeur, à une sécurité profonde que nous versait la tranquille clarté des étoiles, le silence soudain, comme religieux, de l’immensité nocturne.

Nous avions abandonné les reliefs de notre dîner à un grand singe roux qui s’enhardit jusqu’à braver la ligne de feu. Ses gambades égayèrent beaucoup ma femme ; quant à moi, je goûtai fort aussi son audace et ses familiarités, mais non sans me demander si elles n’impliquaient pas l’absence de toute humanité dans l’île. Je me gardai bien au reste de faire part de ces réflexions à ma femme qui, allongée au fond du canot, sur un lit improvisé avec des hardes et une couverture de voyage, tombait déjà dans cette demi-inconscience qui précède le sommeil. Seul face à face avec moi-même je me rendis compte enfin qu’il n’y avait pas, dans cette maudite aventure, la centième partie de la gaîté que nous nous efforcions d’y mettre, et une lassitude découragée, hargneuse, exaspérée, s’abattit sur moi, à quoi dormir eût été cent fois préférable. Pourquoi n’étais-je pas couché à cette heure dans la fraîcheur et le calme absolu de mon petit entresol de l’avenue Marceau ? Quand et comment réintégrerai-je les milieux qui m’étaient chers, le harnais familier si bien adapté à mes petites manies de quadragénaire ? Et pour la première fois, j’éprouvai un sentiment de haine contre celle qui était la cause indirecte de cette odieuse bifurcation de ma destinée.

J’ai toujours eu le sommeil si abominablement léger qu’à Paris un grignotement de souris me parvenait à travers trois étages et me dressait sur mon séant. J’étais donc sûr de faire une nuit blanche, quand même la fatigue et l’ennui m’inciteraient à m’assoupir. Des insectes, des mouches, des papillons, se rôtissaient les ailes aux flammes et tourbillonnaient ensuite autour de nous avec un grésillement, un bourdonnement énervants. Sur le sable, tout près, s’entendaient des reptations furtives de bêtes plus ou moins lourdes et tardigrades pour lesquelles j’éprouvais le plus profond dégoût ; au surplus, la forêt elle-même n’était plus tout à fait silencieuse, car, à deux ou trois reprises déjà, j’avais entendu un lointain ricanement de fauve ou d’oiseau nocturne.

Je ne sais si vous êtes comme moi, mais mon cerveau ressemble terriblement à mon estomac. Ni l’un ni l’autre ne prennent jamais le moindre repos. La nuit même, tandis que je tombe à l’inconscience, ils continuent de fonctionner à vide, broient des idées et des aliments, peuplent leurs loisirs et mon sommeil d’affreux cauchemars. En cas d’insomnie c’est pire encore, d’indicibles horripilations me tiennent haletant sur l’oreiller, et je n’ai plus d’autre dérivatif que la lecture, moi qui l’exècre.

Cette fois encore, vers minuit, je crois, j’eus recours à ce remède in extremis, le hasard l’ayant d’ailleurs placé à la portée de ma main sous la forme d’un exemplaire de Graziella, le seul volume que ma femme eût cru devoir emporter en voyage. Une trentaine d’années auparavant j’avais lu ce livre sans être frappé par les classiques beautés qu’y relevaient les admirateurs de Lamartine. Je le rouvris cette fois avec le ferme désir de rectifier le jugement caduc sans doute du gamin d’autrefois, et je souris même en pensant au singulier et compliqué concours de circonstances qu’il avait fallu pour réimposer à l’homme d’aujourd’hui la lecture d’un ouvrage jugé ennuyeux par l’enfant d’autrefois. Je le rouvris, dis-je, prêt à le relire avec une ferveur, une impartialité dont je me louais par avance, et… moins de cinq minutes après, je m’endormais du plus profond sommeil.

  1. À mon tour j’éprouve le besoin de déclarer que ma sténographie reproduit assez fidèlement le récit de mon ami Maurice d’Autremont ; je me suis attaché même à lui conserver la forme chère au narrateur, une sorte de pédale continue d’humour qui désaffecte les mots, brasse superbement le sentiment et l’ironie, silhouette du même trait fin, précis, l’énorme et l’infiniment petit, les apparitions les plus insolites ou les plus banales, et ce tout en se jouant à soi-même le bon tour de conserver, au sein de situations véritablement hallucinantes, une relative impassibilité.
    (J. H.).