Le faiseur d’hommes et sa formule/XII

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Librairie Félix Juven (p. 210-229).

XII

L’aube magnifique du lendemain nous trouva, Yvonne et moi, accoudés aux balustres de notre vérandah et discutant avec calme les chances qui nous restaient de nous tirer indemnes de cette déplorable histoire. À mesure que le soleil montait, dorant sur tranches le prestigieux décor équatorial, ranimant la vie gazouillante des bosquets, l’impression de cauchemar de la veille se précisait, par contraste sans doute, tournait au malaise physique, devenait le péril certain et de plus en plus imminent. Si à cette heure encore je parlais tranquillement avec ma femme des choses que j’avais vues à la Table d’Argent, et des menaces suspendues sur notre tête, c’est uniquement parce que nous étions seuls à savoir, à comprendre, à essayer d’agir. Je ne sais si vous avez remarqué combien l’absence ou la présence des autres, d’une foule d’autres, le simple fait même de ne pas se sentir seul à savoir qu’il y a du danger, modifie notre attitude vis-à-vis de ce danger. En Europe où tout le monde se sent les coudes à toute heure du jour et même de la nuit, ceux que menace un danger quelconque se mettent aussitôt à s’agiter comme des rats empoisonnés, et cette agitation gagne de proche en proche, s’étend, rayonne, fait la tache d’huile, jusqu’à ce que le nombre de personnes voulu soient au courant et prêtes à donner à l’épisode tout le bruit et le dramatique convenables.

Une telle ressource nous faisait défaut ici. Nous qui avions vu les Immondes à l’œuvre, nous étions seuls à savoir, seuls à comprendre, seuls à pressentir les malheurs qui s’apprêtaient. Le gros des habitants de la Résidence n’était pas informé, et le savant, lui, s’en fichait. Oui, il s’en fichait, c’est la propre expression dont s’était servi Brillat-Dessaigne, la veille, quand je lui avais rapporté mot pour mot ma conversation avec le chef et les considérants dont celui-ci avait appuyé son ultimatum. N’ayant jamais rien exigé des Purs, il n’admettait pas qu’ils exigeassent quoi que ce fût de lui. Il leur avait donné la vie et fourni les moyens de subsister ; que cela justifiât insuffisamment à leurs yeux la ridicule paternité dont ils l’affublaient, peu lui importait, il n’entendait pas aller plus loin dans cette voie. Jamais, jamais du reste il n’admettrait qu’ils se prétendissent malheureux, alors qu’il était convaincu — c’était sa marotte, cela — qu’ils détenaient la seule vraie formule du bonheur, celui qui gît dans une vie exempte de tout élément passionnel. Comme, au surplus, il ne pouvait réellement pas leur donner ce qu’ils demandaient, il n’entendait même pas se commettre personnellement avec eux, appréciant fort bien que l’invisibilité, l’inaccessibilité, le mystère, peut-être aussi l’inexorabilité, constituent la grande force des autocrates et des potentats de droit divin. Moustier, son second, serait chargé d’enregistrer, pour la forme, leurs vaines doléances s’ils se présentaient avec une attitude pacifique ; dans le cas contraire ils seraient reçus à coups de fusil.

C’était cette finale justement que nous discutions à présent, ma femme et moi, avec la sensation angoissante que ces quelques mots prononcés trop à la légère suffisaient à empoisonner le royal décor qui nous environnait, à mêler je ne sais quelle teinte vénéneuse au vert des arbres et au bleu de la mer, à rendre plus irrespirable et meurtrière que de raison, l’haleine embrasée du soleil équatorial. Non point que des coups de fusil, tirés dans des conditions de légitime défense après tout, constituassent par eux-mêmes un fait extraordinaire et terrifiant, mais comment, avec quoi seraient-ils tirés, et par qui ? Telle était la question qui, pour l’instant, plissait nos fronts, et ajoutait, — peut-être ironiquement, — de l’hiératique à nos silhouettes immobiles, dans le cadre fleuri de la vérandah. Des fusils ! Sans doute, y en avait-il maintenant à la Résidence, grâce à l’initiative du portier qui avait passé une bonne partie de la nuit à trimballer des armes sous les arcades du vestibule, où elles éveillaient des sonorités fantastiques, dont toute la basse-cour fut réveillée. Mais ces armes, provenant du yacht évidemment, dans quel état pouvaient-elles être ?

En tout cas, si les fusils étaient utilisables, les cartouches devaient-elles faire défaut, car nous venions à l’instant même, d’entendre l’Alsacien chanter à tue-tête, en récitatif, avec une extraordinaire voix de ventriloque : « C’est de la poutre qu’il faut maintenant, de la poutre et des palles, comme dit la pallade de Fictor Huco », paroles dont il tira un peu plus tard un refrain spécial, abrégé et scandé sur l’air de C’est ta poire, etc…

Donc, les coups de fusil par lesquels on pouvait répondre à d’éventuels agresseurs, quels qu’ils fussent, étaient pour l’instant encore, du domaine de la pure hypothèse. Abstraction faite des fusils de chasse que possédaient les Européens, une seule carabine, j’en pouvais répondre, était prête à partir, la mienne, mais celle-là ne partirait jamais contre des gens à qui nous devions la vie tous deux et que j’étais résolu, quoi qu’il advînt, à ne pas traiter en ennemis. Quant aux Immondes, vous vous rappelez qu’ils étaient invulnérables aux balles, de par leur squelette inconsistant, ou plutôt, leur absence de squelette, la matière gélatineuse dont se composaient leurs tissus et muscles, ne présentant aucune trace de vertèbres.

À ces constatations pessimistes, — pessimistes en ce sens qu’elles démontraient clairement le peu de résistance efficace, que les gens de la Résidence opposeraient à une attaque générale des forces hostiles coalisées contre eux, — se surajoutait l’évidence de leur infériorité numérique. « Ils étaient douze Européens seulement, avait dit Moustier, treize en comptant le portier qui ne compte pas », et nous dégustions en passant l’ironique démenti infligé à ce trait, par l’étonnant portier lui-même, tout seul pour l’instant, à organiser la défense. Restait les coolies au nombre de deux cents peut-être, mais outre que la plupart en ce moment étaient occupés au dehors à réparer les dégâts des plantations, — c’étaient eux, toutes ces taches multicolores qu’on voyait remuer parmi les lointaines vagues vertes, tels des insectes butinant au soleil, — il nous semblait assez plausible qu’ils commenceraient par lâcher pied à la première apparition des Immondes.

Nous en étions là de nos réflexions et conjectures, quand on m’apporta un billet de M. Brillat-Dessaigne, me demandant si je voulais les accompagner, lui et son collaborateur, au réservoir, où se passaient des choses insolites, comme il venait de le constater à l’aide d’une jumelle. Je répondis affirmativement et m’apprêtais à partir seul, mais ma femme me fit observer que les circonstances nous imposaient de nous séparer désormais le moins possible. Comme elle manifestait au surplus, le désir de m’accompagner, je lui fis revêtir ses knickerbrokers et ceignis moi-même le sabre d’abatis ; puis nous montâmes vers les jardins supérieurs où le coolie de garde nous introduisit dans une tour, servant à diverses observations météorologiques. Les deux chimistes nous y attendaient.

— Le diable m’emporte si je comprends ce qui peut se passer là-bas, nous dit M. Brillat-Dessaigne, dont la jumelle était braquée sur la montagne… on ne distingue aucune forme humaine sur l’entablement rocheux qui domine le réservoir, et pourtant, la cime des arbres bouge, et il tombe de temps à autre, une pierre assez grosse.

C’était exact ; je venais d’en voir tomber une sans le secours de la jumelle. Il était dix heures à peine. D’après leur ultimatum, les Purs ne commenceraient pas les hostilités avant le soleil moyen, c’est-à-dire avant midi. Ce ne pouvait donc être que quelque tour de leurs acolytes ; le mieux était d’y aller voir et d’infliger au besoin aux Immondes, une première leçon dont ils se souvinssent.

Nous partîmes immédiatement, accompagnés de deux coolies, tous à poneys. On reprit le sentier en spirale qui nous était familier depuis nos excursions avec Moustier, route pénible pour nos montures, mais qui offrait l’avantage d’être en dehors du rayon d’observation de la Table d’Argent. Vingt minutes après, nous étions en vue de la petite plate-forme du réservoir. À cet endroit, le chemin était presque en palier et nous nous apprêtions à prendre le galop, quand une explosion de cris effroyables immobilisa les poneys. Piquant des deux, je parvins à faire avancer le mien jusqu’à un tournant d’où l’on découvrait la maçonnerie du réservoir tout entier. J’ai dit, je crois, qu’une partie de cette maçonnerie, — les trois cinquièmes du cylindre environ — s’incrustait dans la paroi même de la montagne, à peu près verticale en cet endroit et tapissée d’un inextricable enchevêtrement de plantes spinifères. Or, un vide béait maintenant dans ce fourré, d’où jaillissait un jet d’eau fumante, — sulfureuse à coup sûr, comme l’attestaient mes muqueuses hypersensibles, — et qui retombait en gerbe dans le réservoir, au fond duquel une voix humaine hurlait à la mort. Attachés à un banian proche, trois poneys de la Résidence se cabraient et hennissaient de terreur. Je les calmais au moyen de quelques tapes sur l’encolure et passai les rênes de mon propre poney aux branches du même arbre.

Cependant les hurlements diminuaient tout à coup d’intensité. Ils avaient cessé complètement quand je parvins au sommet du tas de pierres qui m’avait servi la semaine d’avant à me hisser sur le bord supérieur du réservoir. Trois formes humaines gisaient inanimées parmi les herbes hautes, sur le sol de la cuve, dont les parties déclives commençaient à disparaître sous l’eau. Je reconnus le portier et deux coolies. Du côté où je me trouvais, le réservoir très inégal de niveau, présentait trois mètres à peine de profondeur. Je me laissai glisser le long de la face interne de la muraille et d’un bond me trouvai auprès des trois hommes.

L’un des coolies était tombé la face contre terre, mortellement atteint par un quartier de roche qui lui avait brisé la nuque. L’autre, respirait encore, mais il perdait son sang par une blessure qui lui entaillait le front d’une tempe à l’autre. Le portier semblait s’être évanoui de terreur simplement ; tout au plus avait-il pu être légèrement échaudé. Il revint à lui, en effet dès que je l’eus frappé au visage avec mon mouchoir trempé dans la mare formée par la cascade qui tombait à moins de quatre mètres devant nous. Tout de suite il se mit à gémir :

— Ils m’ont épouillanté, les sales pêtes, ils m’ont épouillanté !

— Allons vite, debout, lui dis-je, nous nous expliquerons hors d’ici.

Il se dressa d’un bond. Ses yeux tombèrent sur les deux corps étendus à nos pieds.

— Ha ! ha ! grinça-t-il, ils m’ont esguinté mes coulis… c’est pon, c’est pon, on c’est ce que barler veut tire…

Pendant ce temps je m’efforçais de ranimer l’Hindou blessé qui bientôt rouvrit les yeux et me remercia de ce doux sourire triste propre aux indigènes de Ceylan. Celui-ci pouvait avoir dix-huit ans au plus ; sa blessure était insignifiante, il eut vite recouvré la pleine possession de ses sens et de ses forces, et m’aida à porter le cadavre de son camarade au pied du mur, où il resterait provisoirement. L’Alsacien nous regardait faire en ricanant et mâchonnant une sorte de vocero burlesque où revenait sans cesse en mineur le refrain idiot de la veille :

— C’est d’la pout’, d’la pout’, d’la poutre, c’est de la poutre qu’il nous faut.

Une brêche nous permit de remonter sur la crête du mur au moment où des piétinements annonçaient l’arrivée de la petite troupe que j’avais devancée. Mis au courant de la situation, M. Brillat-Dessaigne hocha la tête et ne dit mot tout d’abord. Puis, apercevant le portier, il l’apostropha durement, ne pouvant admettre, disait-il, que les employés ou fonctionnaires de la station quittassent leur poste sans autorisation.

— Che cherchais de la poutre, balbutiait l’Alsacien pour toute réponse. Et il finit par expliquer que la veille, à la suite de l’affaire des pieuvres, il avait ramené du yacht le canon revolver et une certaine quantité de fusils, mais comme les munitions faisaient défaut, l’idée lui était venue de voir si la poudrière du réservoir en contenait peut-être.

— Vous n’êtes qu’un imbécile, tonna M. Brillat-Dessaigne. Depuis le temps que vous êtes ici, vous deviez savoir que cette poudrière ne renferme que de la dynamite. D’ailleurs vous n’étiez pas autorisé à y pénétrer, et vous n’auriez même pas pu y pénétrer puisque la fermeture à boulons du disque exige l’emploi d’une clef à écrous spéciale.

L’Alsacien objecta timidement qu’il avait trouvé la clef dans le laboratoire de taxidermie, et qu’il avait fait tout cela « bour le pien ».

— Rendez-moi cette clef sur-le-champ, fit le savant et retournez à votre guichet où vous resterez consigné jusqu’à nouvel ordre.

Les traits convulsés, plus blême encore qu’il ne l’était d’ordinaire, et tremblant de la tête aux pieds, le malheureux se fouilla, bredouilla quelques jurons dans son idiome incompréhensible, puis d’un geste découragé, désigna le réservoir. La clef sans doute lui avait échappé des mains au moment où le terrible jet d’eau brûlante, mêlé de pierres, s’abattait sur ses deux compagnons.

— Il faut absolument retrouver cette clef tout de suite, déclara le savant ; vous allez me montrer où et comment vous l’avez perdue.

Et comme il escaladait la muraille avec une ardeur toute juvénile, nous le suivîmes tous, y compris ma femme à qui son costume conférait des aptitudes gymnastiques dont elle ne s’était point avisée encore. Je redoutais le choc de sa sensibilité, à la vue du cadavre de l’Hindou, mais ce triste spectacle lui fut épargné, les coolies ayant déjà enlevé leur malheureux camarade, qui fut ramené à la Résidence sur une civière. Il était évident que les êtres qui avaient provoqué, de façon ou d’autre, le jaillissement de la source sulfureuse, avaient dû profiter de la mise hors de combat simultanée des trois hommes pour s’emparer de la clef. Interrogé à nouveau le portier affirma cependant qu’à aucun moment il n’avait aperçu une forme animée quelconque aux alentours du réservoir. L’accident s’était déclaré brusquement dans l’instant qu’il cherchait à dévisser les écrous du disque ; quelques quartiers de roche étaient tombés d’abord, suivis à quelques minutes d’intervalle, d’une trombe d’eau éjaculée en nappe et qui, par le seul déplacement d’air produit, l’avait renversé. C’est alors qu’il s’était aperçu du triste état des coolies, et s’était évanoui de frayeur.

Ce fait, assez grave, en somme, fit l’objet d’une discussion entre M. Brillat-Dessaigne et moi. Il se déclarait convaincu que cette manœuvre criminelle devait être attribuée aux Purs, seuls capables de l’effort qu’elle impliquait. Mon opinion, à moi, était diamétralement opposée à la sienne. D’abord les Purs ne se seraient pas cachés pour agir, cela n’était pas dans leurs habitudes et jamais, d’ailleurs, ils n’eussent pu se dissimuler aussi complètement. L’absence de toute empreinte, de tout indice révélateur, les inductions tirées du site même, abrupt et peu propice aux prouesses gymnastiques d’individus normaux, tout indiquait au contraire qu’on se trouvait en présence d’êtres plus agiles et se déplaçant plus facilement que des hommes.

Et à ce moment même, comme pour appuyer mes arguments d’une preuve palpable et sans réplique, un ronflement éclata dans le fourré épineux qui dominait la partie encastrée du réservoir. Ayant fouillé des yeux cette sorte de hallier suspendu, je distinguai plusieurs taches en grisaille qui s’agitaient parmi les lianes, à une hauteur d’environ trente mètres au-dessus de la crête du mur, presque au niveau même de la fissure d’où jaillissait la cascade improvisée. Je désignai du doigt le point suspect au savant et à son collaborateur qui braquèrent leurs jumelles dessus. Mais déjà le portier, à qui mon geste n’avait pas échappé, se précipitait hors la cuve avec des rugissements baroques…

— Ah ! j’saurai pien les décotter, moi… et qu’est-ce qu’y vont prendre… qu’est-ce qu’y vont prendre ?…

— Vous aviez raison, me dit M. Brillat-Dessaigne en abaissant sa jumelle, ce sont bien des Immondes, et de l’espèce la plus dangereuse, si cet adjectif peut être employé à propos d’êtres aussi foncièrement chétifs et inconsistants.

— Ne pensez-vous pas, fit Moustier, qu’ils aient des rudiments de vertèbres ?

Mais M. Brillat-Dessaigne hocha la tête négativement.

— Je ne le crois pas… ce sont des articulés brachiopodes ou céphalopodes provenant de la fusion accidentelle d’un peu de vitellus d’œuf humain avec du plasma germinatif d’œuf de mollusque, de cet œuf de cuciotenthis unguiculatis[1] sans doute que nous avions si longtemps conservé vivant dans la couche de Bathybius vitalisée au radium.

Leur colloque fut interrompu par des hurrahs tombant du haut du fourré aux épines, et presque aussitôt les broussailles s’écartèrent ; l’Alsacien apparut au bord d’un étroit gradin taillé dans la paroi abrupte, à une dizaine de mètres au-dessus de nos têtes, et tenant dans sa poigne vigoureuse les deux bras tentaculaires d’un Immonde qui se débattait comme un rongeur pris au collet.

— Pigez-moi l’oliprius ! criait-il… c’est mou gomme une chique et ça ronfle comme une toupie hollantaise… attendez j’vas vous mondrer l’obchet de près…

Nous le vîmes dégringoler en deux ou trois bonds, qui semblaient autant de chutes successives, à travers les touffes épineuses, puis apparaître sur la crête à demi meurtrie de la muraille.

Mais au même moment, le prisonnier s’arcboutait de ses deux bras libres contre la paroi rocheuse et imprimait au pauvre diable une secousse qui lui fit perdre l’équilibre. Il chancela et s’abattit sur le sol de la cuve déjà recouvert, en cet endroit, de deux pieds d’eau sulfureuse. Un des tentacules lui était resté à la main, l’Immonde ayant préféré s’arracher ce membre plutôt que de se laisser entraîner à l’abîme. Ébouillanté à nouveau, et plus sérieusement cette fois que la première, le malheureux poussa une imprécation terrible, tandis que le monstre qui ne paraissait nullement souffrir de sa mutilation, s’apprêtait à rejoindre les siens par les voies les plus rapides. Une ou deux girations de mise en train, un ronflement chromatique, et il allait disparaître quand un des coolies saisissant son sabre d’abatis le lui lança paraboliquement à la façon d’un boomerang. Il fut atteint par le travers du corps et sectionné en deux tronçons qui tombèrent à nos pieds, à peu de distance l’un de l’autre. Et le phénomène habituel se produisit. Les deux fractions d’êtres s’allongèrent pour se rejoindre mutuellement, si bien que ressoudés, ils n’offrirent plus aux yeux qu’une masse gélatineuse homogène, diffluente, qui se mit en mouvement dans le sens de la déclivité, spectacle presque familier pour moi, mais que M. Brillat-Dessaigne suivit avec un intérêt immense.

— Vous voyez bien, dit-il à Moustier, que mes conjectures relatives à l’évanescence de leur forme étaient absolument exactes ; celle-ci se dissout sitôt que cesse le mouvement, c’est-à-dire la vie, mais la masse moléculaire conserve les propriétés amiboïdes du Bathybius.

Là-dessus les deux chimistes allaient sans doute enfourcher leur terrible dada biologique, mais l’eau qui montait, finissant par nous acculer dans un angle unique du réservoir, les interrompit. Le flot déjà léchait nos pieds ; il était temps de réescalader le mur, et c’est ce que nous fîmes tous, y compris le portier qui continuait de crier comme un brûlé (le mot est de ma femme) sans lâcher toutefois le tentacule prélevé sur sa victime et qu’il brandissait à la façon d’un trophée. Le savant le lui arracha des mains et brièvement ordonna :

— Rentrez vous faire panser.

Comme il s’en allait la tête basse, en geignant, M. Brillat-Dessaigne le rappela, demandant :

— Au fait, qu’avez-vous vu là-haut ?

— C’est une source détournée… (et tout de suite prêt à de nouvelles prouesses) — j’vas aller poucher le trou si vous voulez.

— Jamais de la vie… allez, rentrez à la station.

Et se tournant vers nous, le savant ajouta : « Puisque la clef est perdue, mieux vaut que quelques pieds d’eau recouvrent le disque jusqu’à nouvel ordre. »

Moustier s’était approché, examinait curieusement le tentacule qui se décolorait à vue d’œil ; on eût dit une petite trompe d’éléphant en baudruche.

— Ces monstres, fit-il en riant, pourraient au besoin être classés parmi les proboscidiens…

— Mais pas du tout, riposta M. Brillat-Dessaigne ; ceci est bel et bien un vrai bras humain en voie de perfectionnement ; voyez, il n’y reste pas trace de suçoirs du haut en bas, et cette disparition a dû avoir pour cause, comme toujours, l’atrophie par manque d’usage. Par conséquent (il se tournait vers ma femme et moi) le qualificatif dangereux dont je me servais tantôt devient une pure hyperbole, ces monstres sont d’autant plus inoffensifs que leurs bras ont perdu les propriétés des bras de pieuvres sans avoir acquis encore toutes celles des bras ou des jambes humaines. Car remarquez qu’ils n’ont plus que quatre tentacules — sur huit — deux bras et deux jambes évidemment — réduction qui confirme une loi biologique de plus, celle en vertu de laquelle le nombre des organes diminue à mesure qu’ils se perfectionnent, la quantité étant fonction inverse de la qualité… D’où je conclus qu’avec quelques jets de lance à l’acide sulfurique étendu d’eau, et envoyés cette fois par la pompe à vapeur, nous les anéantirons en quelques minutes, fussent-ils plusieurs milliers.

À ce moment un sifflement aigu, presque métallique, celui d’une balle de gros calibre, passa par-dessus nos têtes. Un coolie qui était resté à califourchon sur la crête du mur, pointa son index dans la direction du sud-ouest où se dessinait très nettement l’arête aiguë de la Table d’Argent, et je me rappelai alors seulement que la topographie des lieux permettait aux deux sites, de même niveau et d’orientation contraire, de se regarder mutuellement tout en se dérobant la vue des routes par où l’on y accédait. Ma montre consultée m’apprit qu’il était midi cinq.

— Diable ! fit M. Brillat-Dessaigne, est-ce l’ouverture des hostilités ?

Je répondis que je ne le croyais point, les Purs étant trop bons tireurs pour qu’un tel écart de visé ne lut pas intentionnel. Pour moi, c’était un simple avertissement, ou encore un signal à l’adresse de ceux qui étaient dans la montagne.

— Tant pis ! murmura le savant, et il demeura un moment rêveur, puis il ajouta plus haut « il n’y a plus à hésiter maintenant, nous allons rentrer et nous armer tous ; la station sera mise en état de siège. »

Nous nous mîmes en route, précédés par les coolies dont j’admirais maintenant la fière allure, moi qui avais eu jusqu’alors une si piètre opinion d’eux. M. Brillat-Dessaigne chevauchait aux côtés de ma femme ; moi, je formais l’arrière-garde avec Moustier qui, depuis le sifflement de la balle, semblait plus perplexe encore que le patron lui-même.

En me retournant au hasard, je constatai que la chute d’eau venait de tarir comme par enchantement.

  1. Dans sa dernière campagne aux Açores, le prince de Monaco a capturé un céphalopode de cette espèce dont les dix bras portaient plus de cent griffes plus acérées que des griffes de tigre. Il avait, de plus, une cuirasse épaisse. Il fut trouvé dans l’estomac d’un cachalot qui venait, au moment où il fut pêché, de déjeuner d’une demi-douzaine de ces monstres après les avoir décapités d’un seul coup de dents.