Le fantôme vivant, ou Les Napolitains

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Le fantôme vivant, ou Les Napolitains
1801


Le comte de Mainfredi était un des seigneurs de Naples les plus distingués à la cour. Il joignait à l'éclat d'une haute naissance une fortune considérable. A l'ombre de la gloire de ses nobles aïeux, il jouissait de tous les plaisirs que procurent la distinction et l'opulence. A la cour, à la ville, le nom de Mainfredi était cité : chacun tirait vanité d'être connu de lui et même de le connaître. Il était inscrit sur les tablettes de toutes les jolies femmes qui lui savaient infiniment de gré d'un voyage qu'il avait fait en France pour perfectionner ses principes de galanterie et en assurer le triomphe auprès du beau sexe. En effet, il l'avait mis à profit. Observateur attentif de nos aimables Céladons, ou plutôt de nos adorables roués, il avait eu le talent d'en saisir le ton, les manières et les maximes ; on le donnait pour modèle à tous les jeunes seigneurs Napolitains. Les cercles retentissaient de son éloge ; on voulait l'avoir partout, et cela n'était pas difficile, car le comte de Mainfredi savait se multiplier lorsqu'il s'agissait des plaisirs.

La marquise de Dorilla, recommandable par ses charmes, ses qualités, son caractère, fixait les regards et les hommages de tous les Napolitains. Ses vertus et son mérite lui avaient concilié l'estime générale ; chacun enviait le bonheur d'être son époux. Mainfredi pensa que sa conquête devait mettre le sceau à sa réputation ; il adressa donc ses vœux à la marquise de Dorilla, non, pour s'attacher à son char sans retour, mais pour être à même de l'inscrire sur le catalogue des jolies femmes qui devaient figurer un jour dans ses annales galantes. On devina son dessein, et le Lovelace Napolitain échoua près de Madame de Dorilla. Le chevalier de Corvero eut l'honneur d'être son rival préféré. Il apprécia son bonheur dans le silence, et n'eut pas la sotte vanité dé publier sa victoire. Il en fut récompensé en obtenant la main de celle, que n'avait pu séduire les hommages fastueux du comte de Mainfredi. Ce dernier fut piqué de l'aventure, et s'en consola en disant à ses amis, qu'il attendait la marquise après le mariage. Après cette époque, il prétendait que son triomphe serait facile, et que s'il cédait pour le moment quelques pouces de terrain au chevalier Corvero, c'était pour le battre plus sûrement ; en effet sa conduite répondit à sa manière de voir. Il fut le premier à féliciter son rival d'un triomphe qu'il croyait bien ne pas devoir être de longue durée. Madame de Dorilla sembla deviner ses projets ; elle voyait avec peine le comte de Mainfredi se familiariser avec son époux ; cette liaison l'obligeait à le recevoir et lui déplaisait souverainement. La conversation de Mainfredi ne pouvait lui être agréable ; sa fatuité, sa jactance, ses indiscrétions, le récit de ses aventures ; tout cela était pour l'épouse du chevalier de Corvero , un roman très ennuyeux. Elle se disait à elle-même : cet homme ne doit pas m'épargner plus que celles dont je l'entends médire, et il ne sort de chez moi qu'avec l'intention d' égayer à mes dépens la société où le hazard le conduit. Elle ne se trompait pas : il s'entretenait déjà confidemment avec ses compagnons de scandale, des progrès qu'il faisait auprès de la belle inhumaine (c'est le nom qu'il avait donné à la marquise de Dorilla, ) depuis que l'hymen s'était mêlé de la partie ; il plaignait, en riant, le pauvre chevalier de Corvero , qui, disait-il, se persuade avoir épousé Pénélope : le pauvre diable, ajoutait-il, ne s'est pas apperçu que la marquise de Dorilla l'avait choisi comme pouvant lui servir d'ombre. En l'épousant, disait-il, elle n'épouvante aucun de ceux qui aspirent à ses faveurs ; c'est un holocauste qui doit-être sacrifié sans pitié à la mode et aux usages reçus dans la bonne société.

Le chevalier Corvero fut instruit du peu de ménagement de Mainfredi à son égard. Il garda d'abord le silence, ou plutôt ne se pleignit point directement à Mainfredi ; mais il eut le soin de lui faire entendre qu'il était souvent très imprudent de pousser la raillerie au-delà des bienséances : il est, lui disait-il, des plaisanteries qui souvent blessent l'amour propre, au point de vous porter à la vengeance... Allons donc, répondait Mainfredi, il ne faut pas savoir vivre pour se comporter de la sorte : et il continua d'égayer ses amis sur Corvero qui finit par prendre de l'humeur. Bientôt il arriva pis : Mainfredi, qui désespérait de vaincre l'indifférence de madame de Corvero, jugea qu'il devait pour son honneur et sa réputation, publier une défaite complette. Il fit d'abord des demi-confidences pour préparer les esprits à la crédulité. Bientôt on en vint à rire, lorsque l'on voyait arriver dans un cercle le chevalier Corvero. Madame de Corvero fut instruite par une de ses amies de la tactique du Lovelace Napolitain. Elle connaissait le caractère de son époux qui n'était pas homme à endurer longtemps les railleries du comte de Mainfredi ; elle craignit qu'il n'en vînt à une explication sérieuse que suivrait selon toute apparence un combat singulier. L'amour, que lui inspirait son époux lui fit envisager le danger, peut-être plus imminent qu'il n'était ; et dès lors, elle ne songea plus qu'à le détourner. Fermer la porte au comte de Mainfredi, fut d'abord la première idée qu'elle conçut à cet égard ; cependant elle faisait réflexion que cette mesure ne l'empêcherait pas d'être le sujet de la médisance d'un homme qui voudrait sûrement se venger du parti que l’on prendrait envers lui, si ce parti, blessait son orgueil, et sa vanité.

M. de Corvero était dans cette pénible alternative, lorsqu’on lui rapporta que Mainfredi se vantait hautement de son triomphe. Ce n'était plus de la médisance, c'était de la calomnie. Cette circonstance mit un terme à son irrésolution ; la fierté de son caractère ne put supporter la conduite de Mainfredi. Elle se crut humiliée ; et dès lors la vengeance entra dans son cœur. Elle résolut d'infliger à son calomniateur une punition terrible ; le plus grand secret déroba ses desseins à tous ceux qui l'approchaient, même à son mari. Le moyen qu'elle employait pour se venger était violent ; mais elle n'en voyait point d'autre. Son valet-de-chambre fut chargé de l'exécution ; il choisit six spadassins déterminés, qui ne demandèrent pas mieux que de profiter de l'aubaine qui se présentait : on ne ménagea point l'argent avec eux, et ils promirent des merveilles.

Madame de Corvero, pour favoriser ses projets, donna une fête brillante, à laquelle elle ne manqua point d'inviter Mainfredi : c'était à une maison de campagne qu'elle possédait à deux lieues de Naples ; chacun se félicitait de s'y trouver : le site charmant, les délicieux alentours, tout contribuait aux plaisirs de la fête : elle se prolongea jusqu'au milieu de la nuit ; et c'était ce qu'on désirait. Enfin l'heure de se séparer arriva. Mainfredi fut un des derniers à s'éloigner d'auprès de celle qu'il faisait passer pour la dame de ses pensées. Madame de Corvero ne demandait pas mieux ; elle savait que Mainfredi en faisant tout pour persuader ce qu'il avait avancé, ne faisait qu'assurer sa vengeance.
Enfin le moment arriva où il fallut quitter la jolie maison de campagne de madame de Corvero et reprendre la route de Naples. Comme la saison était très belle, Mainfredi était à cheval, suivi d'un simple Jokey. A peine eût il fait une demi-lieue, qu'il fut attaqué par les gens apostés par le valet-de-chambre de madame de Corvero. Il soutint l'attaque avec fermeté ; mais bientôt il fut obligé de céder au nombre ; les spadassins s'étaient emparés de lui, et le menaçaient de le transporter jusqu'à la rivière voisine, pour l'y plonger enfermé dans un sac. Le pauvre diable de Mainfredi n'avait d'autre parti à prendre que de se résigner au sort qui l'attendait : enfin on préparait tout pour réaliser la menace, lorsqu'un jeune militaire survient et s'apperçoit de la mésaventure de Mainfredi. Il était armé de manière à pouvoir entreprendre sa défense. Il fond à l'instant sur les spadassins qui veulent faire quelque résistance, mais un coup de pistolet qu'il tire sur l'un d'eux , jette l'épouvante et les disperse. Il ne reste sur le terrein que le comte de Mainfredi qu'ils avaient déjà mis dans un large sac, pour le porter à la rivière : aussitôt il s'empresse de le rendre à la liberté. Le premier usage qu'en fit Mainfredi, fut de témoigner toute sa reconnaissance au généreux inconnu qui venait, disait-il, de l'arracher des mains des infidèles. Il ne put s'empêcher de rire de l'aventure : le danger était passé. Que je puisse connaître, ajoutât-il ensuite, mon libérateur ?
— Lorédo est mon nom, répondit le jeune militaire.
— Eh bien ! repartit Mainfredi, Lorédo doit être désormais mon ami intime : dès ce moment, il peut disposer de ma fortune, de mon crédit et de ma personne.
Je suis trop heureux, Monsieur, d'avoir sauvé les jours d'un galant homme. Je n'exige pour récompense d'une action, qui eût été la vôtre en pareil cas, je n'exige, dit Lorédo, que votre amitié.
— Elle vous est acquise sans retour ; le comte de Mainfredi vous la doit.
— Le comte de Mainfredi ! ce nom ne m'est point inconnu.
— Je le crois aisément, car c'est ma réputation trop brillante qui me vaut l'aventure dont, sans vous, mon cher Lorédo, j'étais infailliblement victime ; on envie le crédit dont je jouis à la cour, et l'on est jaloux de l'empire que j'ai sur les belles : c'est quelqu'ambitieux politique, ou quelque mari jaloux qui voulait me donner la funeste conviction que la rivière coule pour tout le monde. Ils vont être bien surpris de me revoir. J'espère que Lorédo ne me refusera pas le plaisir d'être le témoin de mon triomphe. Je veux qu'à compter de ce moment nous soyons inséparables. Vous êtes jeune, brave ; vous servir auprès des ministres et auprès des jolies femmes, voilà ce que j'entreprends, mon cher Lorédo… et ce ne sera pas en vain. Les bureaux et les boudoirs me sont ouverts : et je ne m'y présente jamais sans succès.
Lorédo jugea par le langage de Mainfredi, que le hazard l'avait bien servi en lui procurant l' occasion d'être utile à un seigneur qui pouvait à son tour réparer les torts de la fortune, dont il avait à se plaindre.

Lorédo et Mainfredi se rendirent ensemble à Naples, et chemin faisant, l'intimité s'établit entre eux. Lorédo s'y rendait pour solliciter là clémence du Monarque sur la confiscation des biens de son père, mort en exil. Il pensa que la protection de celui qu'il venait d'arracher au danger le plus imminent, lui serait d'un grand secours dans cette circonstance. Il parla des services de son père, dont la récompense avait été la persécution d'un ministre jaloux et ambitieux.
En effet, répondit le comte de Mainfredi, je me rappelle votre nom : il est digne de l'estime de tous les honnêtes gens. Les talents, le mérite, la probité de votre père ne leurs sont point inconnus. Il n'avait qu'un seul défaut, c'était une rigidité de principes dont on doit se dépouiller, non seulement pour faire son chemin dans la société, mais encore pour ne pas déplaire aux hommes que le hazard a rendus dépositaires des clefs du temple de la fortune. Si j'avais eu le bonheur d'être le contemporain de monsieur votre père, et l'honneur de l’approcher, je me serais fait un devoir de déchirer le voile de son illusion qui sans doute était celle de la vertu. Mais nous avons fait des progrès dans la civilisation, qui ne nous permettent plus de la prendre pour boussole dans quelque carrière que voulions parcourir. De la flexibilité, de la souplesse, de la complaisance, un peu d'audace et d'effronterie, effleurer tout sans jamais rien approfondir ; voila le secret de la plupart de ceux qui se sont élevés au dessus de leurs égaux. Je vous devais ces réflexions plus sages qu'elles ne sont en apparence, pour vous garantir des écarts qui ont entraîné la ruine de votre estimable père. Ce n'est pas tout ; je vous regarde dès ce moment, mon cher Lorédo, comme mon élève, et je m'engage à rédiger pour vous un traité complet des moyens de parvenir auprès des grands et des belles. Ces deux élémènts de la société sont essentiels : le grand point est de se les rendre favorables. Après une étude approfondie de mon traité, je vous présenterai chez, les uns et les autres ; et nous y serons parfaitement accueillis, si vous suivez à la lettre mes maximes. Elles vous étonneront sans doute par leur hardiesse et leur nouveauté : mais la pratique que vous en verrez partout où vos regards curieux se porteront, vous familiarisera bientôt avec elle.
A travers le ton de légèreté que Mainfredi avait mis dans ce discours singulier, Lorédo ne put s'empêcher de convenir qu'il avait tant soit peu raison. La franchise et la loyauté naturelles chez un jeune militaire ne s'accordaient guères de l'espèce de philosophie du comte de Mainfredi. Il craignit d'être trop facile à la professer. Il se promit bien de jetter un oeil attentif sur le tableau de la société. Naples allait lui offrir dans peu de temps de quoi le déterminer à embrasser ou rejetter le système de Mainfredi.
Il y est maintenant. Il loge dans l’hôtel de Mainfredi. Il parcourt avec lui les cercles. Il observe, il examine. Et chaque jour il s'aperçoit que ces maximes qu'il regardait comme étant hasardées, sont motivées d'une manière désespérante pour l'homme qui pense, et que la droiture dirige. Un mois s'était à peine écoulé, que Lorédo, grâce à Mainfredi, connaissait tout Naples ; il ne s'y serait pas arrêté plus longtemps, si ses intérêts ne lui eussent prescrit un plus long séjour. Mainfredi tint sa parole ; il le dirigea si bien, et le protégea tellement, qu'il parvint à lui faire obtenir la restitution des biens de son père. Bien plus, il lui ménagea la connaissance des plus jolies femmes de Naples. Lorédo commençait à se laisser entraîner dans le tourbillon où Mainfredi était depuis très longtemps. Les plaisirs bruyans l'avaient séduit, et il allait devenir un des disciples les plus marquans de l'école du scandale dont le comte de Mainfredi s'était empressé de lui ouvrir les portes. Mais tout-à-coup un ange descendu du ciel lui apparaît, et son aspect est un talisman qui le touche, l'arrête sur le bord du précipice.
Adelina Manssini attirait tous les regards par ses grâces, ses talents et ses qualités. Elle joignait à ces avantages celui d'être héritière d'une fortune considérable. Lorédo la vit et son cœur ressentit aussitôt tout, le pouvoir de l'amour. Il ne songea plus qu'à celle qu'il regardait comme, nécessaire à son bonheur. Il lui adressa ses hommages. Adelina ne les rejetta point. Lorédo se ménagea bientôt l'entrée chez le père de la dame de ses pensées. Il n'osa d'abord lui faire l'aveu de son amour. Il voyait Adelina, il pouvait s'entretenir avec elle, et ce bonheur lui suffit pendant quelque tems.
Voyons un peu qu'elles étaient les occupations de Mainfredi. L'aventure du sac ne l'avait point corrigé. Il se livrait à tous les plaisirs qu'il s'était créés. La passion du jeu s'en mêlat : elle lui fut un peu funeste. Il n’y était pas aussi heureux qu'auprès des belles. II perdait continuellement. Plus la fortune s'obstinait à le poursuivre, et plus il s'obstinait après elle. Enfin elle lui fut tellement contraire , qu'il vit la moitié de sa fortune s'échapper de ses mains.
Lorédo n'apprit pas sans peine les pertes de Mainfredi. Il fit tout pour l'engager à renoncer à un plaisir dont les suites sont trop souvent funestes.
Comment un Gouvernement, ajoutait Lorédo, peut il tolérer ces maisons, où le citoyen se trouve entraîné par un appat contre lequel échoue l’homme le plus sage et le plus raisonnable ? Je compare ceux qui sont à la tête de ces horribles lieux, à des brigands plus dangereux pour la société, que ceux qui vous attaquent à force ouverte sur les grands chemins. De pareils établissements ne prouvent guères en faveur de la moralité de ceux qui gouvernent. Je vais plus loin ; le Gouvernement qui les tolère travaille lui-même à sa ruine. Lorsque l'on voit chaque jour les maisons les mieux famées et les mieux consolidées couler tout-à-coup sans aucune cause apparente, n'est-ce pas presque toujours les suites de cette passion subversive de tous les liens sacrés sans lesquels la société n'est plus qu'un désert où chacun cherche à s'isoler ?
— Eh ! mon cher Lorédo, répondit le comte de Mainfredi, vous avez bien raison ; je sens plus que jamais la force de vos réflexions. Mais que voulez-vous ! ce sont des abus tolérés par le profit qu'ils rapportent à certains individus chargés de poursuivre les filoux, et qui protègent les voleurs qui ont la précaution de se les associer. Je ne vois qu'un seul moyen de réparer les pertes que je viens de faire, c'est de m'intéresser dans une maison de jeu. C'est justifier la maxime vulgaire : après avoir été dupe, on finit par en faire. Mais la ressource est indigne de moi. Il m'en reste de plus honnêtes : c'est celle de me marier.
— Fort bien imaginé, dit Lorédo. Faites un choix : je serais charmé de vous voir prendre un parti auquel je songe depuis quelque temps.
— Comment donc ! vous avez des projets de mariage, mon cher Lorédo ?
— Oui, M. le Comte.
— Est-ce l'amour ? Est-ce la raison qui les a fait naître ?
— C'est l'amour.
— Ah ! parbleu, contez-moi donc cela ; votre confidence me fait oublier les disgrâces de l'aveugle fortune. Vous aimez donc sérieusement !
— Oh ! Très sérieusement.
— C'est charmant, c'est charmant, en vérité. Graces, fortune, naissance et talents, tels sont, sans doute, les trésors qui vous ont séduits.
— Je conviens que j'ai été assez heureux pour trouver tous ces avantages réunis dans Adelina Manssini.
— Adelina Manssini ! reprit aussitôt Mainfredi ; comment donc ! Mais je la connais beaucoup. C'est une adorable créature, qui joint à la beauté, aux talents, une fortune considérable. Il ne lui manque que de la naissance. Mais n'importe, c'est un parti très avantageux.
Lorédo lui témoigna combien il lui tardait d'être à même d'unir son sort à celui d'Adelina. Et il le quitta pour voler auprès d'elle.

Mainfredi, resté seul, fit des réflexions sur la confidence de Lorédo. Quatre-vingt mille livres de rente ! C'est une excellente découverte, disait-il à lui-même. Il m'en faudrait une pareille pour réparer les pertes que j'ai faites au jeu. Car enfin je m'apperçois de jour en jour du déficit qui vient de s'opérer dans mes finances. Je suis prêt à me voir obligé de restreindre ma dépense et d'embrasser un système d'économie. Allons, mon cher Mainfredi , il faut descendre un instant à la science du calcul. Une riche dot, voilà le plan de finance que vous devez vous empresser d'adopter.
Mais où la trouver ? Joachim Manssini était bien l'homme qui pouvait l'offrir. D'honneur, je suis désespéré d'avoir été prévenu par Lorédo. En vérité, s'il n'était pas mon ami...
Eh ! mais au fait, doit-on pousser le scrupule si loin ? C'est une sottise. Lorsqu'il s'agit de quatre-vingt mille livres de rente, l'amitié ne saurait exiger un pareil dévouement. Lorédo ne peut m'en vouloir… Allons , allons , Mainfredi, ne négligeons pas cette affaire. C'est une affaire d'or, et dès ce moment je dois employer mes talens et mon savoir-faire pour qu'elle ne m'échappe pas.
Telle fut la résolution du comte de Mainfredi. Il oublia ce qu'il devait à Lorédo, où du moins il pensa que le coup qu'il méditait contre lui n'était qu'une espièglerie dont il ne pourrait pas se fâcher. Le voilà donc bien déterminé à supplanter Lorédo auprès d'Adelina Manssini. Mais il ne se dissimula point les obstacles qu'il rencontrerait dans cette entreprise. Lorédo, sans doute, avait acquis des droits sur le cœur de la belle Adelina. Sa naïveté, son aimable simplicité, étaient des avantages puissans qu'il redoutait. Après avoir bien réfléchi, il ne vit qu'un moyen à-peu-près sûr de triompher de son rival, c'était celui de l'écarter. Cela était fort embarrassant. Mainfredi se creusait la tête pour en venir à ses fins. Tout-à-coup un trait de lumière frappe son imagination. Une idée lumineuse s'empare de son esprit.
Enfin dans son enthousiasme, il s'écrie : ô mon génie, que je te remercie ! Tu m'as toujours bien servi dans l'occasion ; excepté celle pourtant, où l'on eut l'insolence de t'enfermer dans un sac. Grâce à ta divine inspiration, je puis témoigner ma reconnaissance à mon libérateur et servir en même tems mes intérêts. Tu me fais concevoir en ce moment, l'espoir de réussir plus que jamais auprès de la belle Adelina. Je me rappelle que l'ambassadeur que notre Gouvernement envoie en France, désire être accompagné d'un officier dont les qualités et la sagesse soient reconnues. Certes, il ne saurait faire un meilleur choix que celui de mon ami Lorédo. Beaucoup de mérite, de réserve et de prudence : voilà bien l'homme qu'il faut à l'ambassadeur. Allons, allons, je ne dois pas balancer. Je vais de ce pas solliciter en sa faveur. Cette occasion est infiniment avantageuse pour Lorédo. Elle la dédommagera de la perte de sa maitresse, qu'il oubliera bientôt au milieu de la capitale de la France.
Voilà donc Mainfredi bien résolu à faire tous ses efforts, à remuer ciel et terre pour Lorédo. L'on pense bien, sans doute, qu'il n'alla point, le consulter pour agir en conséquence.
Le pauvre Lorédo ne se doutait guère du voyage que l'on voulait lui faire faire. Il était loin de jetter ses regards sur la diplomatie où Mainfredi avait décidé de le lancer. Il n'aspirait qu'au bonheur de posséder Adelina, qui chaque jour lui inspirait un amour plus vif, qu'il voyait payé par un tendre retour. Il était sur le point même de se déclarer au père. Mais Joachim Manssini était trop en tournée pour son commerce qui était très considérable, et quinze jours devaient encore s'écouler avant qu'il ne revînt à Naples. Madame Manssini avait laissé entrevoir des dispositions favorables pour Lorédo ; et cela lui faisait prendre patience ; Mainfredi, de son côté, ne perdait pas un moment de vue son projet. Il agissait, il parlait en faveur de son ami ; et comme il jouissait à la cour d'une certaine considération, ses démarches n'étaient pas sans succès. Il fut trouver aussi il signor comte dé Dolini, l'ambassadeur, qui promit d'appuyer auprès du ministre des affaires étrangères ses sollicitations.

Cette intervention ne pouvait manquer de décider le succès des démarches de Mainfredi, et Lorédo reçut, sans s'y attendre, une lettre qui lui annonçait que le Gouvernement l'avait choisi pour accompagner son ambassadeur à Paris. Jugez qu'elle fut sa surprise ! cette nouvelle troubla toutes ses idées. D'un côté, il n'était pas fâché de l'événement, parce qu'il prouvait une réconciliation sincère entre lui et le Gouvernement ; d'un autre côté, il réfléchissait qu'il allait être forcé de s'éloigner d'Adelina au moment où tout semblait se réunir pour combler ses désirs : le tendre retour d'Adelina, les heureuses dispositions de sa mère et l'arrivée prochaine de Joachain Manssini. Pour comble de malheur, l'ambassade devait partir de Naples sous deux ou trois jours.
Ainsi Lorédo se trouvait, hélas ! dans une cruelle perplexité, lorsqu'il songea à faire part au comte de Mainfredi de ce qu'il lui arrivait. J'ai besoin, se disait-il, plus que jamais, des conseils de l'amitié. Elle m'éclairera dans le trouble où me jette cette circonstance inattendue et peut-être fort importante pour lui. Ainsi l'amour et l'intérêt assiégeaient Lorédo ; et pour savoir auquel de ces deux sentiments il devait céder, il s'empressa d'instruire Mainfredi de sa situation. Il le trouve et l'aborde en lui tenant ce discours :
— Ah ! mon ami, la fortune fait trop pour moi.
— La plainte est nouvelle, repartit Mainfredi.
— Vous ignorez sans doute ce qui m'arrive ?
Ici Mainfredi, qui avait ses raisons, feignit tout ignorer.
— Eh bien ! qu'est-ce donc mon cher Lorédo ?
— Je reçois à l’instant une lettre du ministre, par laquelle il m'apprend que l'on a jetté les yeux sur moi pour accompagner le comte de Dolini, qui part pour la France en qualité d'ambassadeur. Se pourrait-il !
— Comment ! s'écrie aussitôt Mainfredi avec l'air de la plus grande surprise ; comment ! vous seriez assez heureux ?
— Tenez, voilà sa lettre, lisez : Lorédo lui donna la lettres.
— Donnez, donnez, mon cher ; ah ! que je suis ravi d'une pareille aventure !
Mainfredi parcourut la lettre en laissant éclater les marques d'une joie qui n'était nullement feinte, car cette lettre était le présage de la réussite de ses projets sur l'alliance de Joachim Manssini, qu'il regardait comme très facile par le départ de son rival.
— Ah ! parbleu ! ce n'est point un rêve, dit-il, vous voilà lancé dans la diplomatie. Le chemin des honneurs et de la fortune vous est ouvert. Je suis charmé que le gouvernement ait réparé ses injustices envers M. votre père, en vous appelant à une place qui vous présente incontestablement des avantages réels. Ce qui met le comble à mon ravissement, c'est que vous allez vous trouver avec l'homme le plus aimable de la cour de Naples. C'est moi qui depuis longtemps l'avais désigné au ministre pour l'ambassade de France. Il a senti comme moi qu'il fallait pour nous représenter à Paris, un homme aimable et spirituel. Le comte de Dolini vous rendra, j'en suis certain, l'étude de la diplomatie infiniment agréable. Ajoutez à cela la nouveauté piquante dont vous allez jouir en arrivant dans la capitale de la France : vous y trouverez le nec plus ultra de cette urbanité, de cette politesse qui semblent particulières, aux Français. Vous verrez qu'ils possèdent l'art d'empêcher que l'ennui ne trouve l'instant de s'emparer de vous. Oh ! mon cher Lorédo, je ne puis ici vous donner qu'une légère esquisse des plaisirs qui vont naître sous vos pas. Vous allez connaître le peuple le plus charmant du monde policé. Je suis persuadé d'avance que vous l'aimerez à la folie. D'abord il a pour les étrangers des prévenances, des égards, des procédés qui le distinguent des autres peuples. Et lorsqu'on a vécu seulement un mois avec les Français on voudrait y vivre toujours. Les Français semblent s'entendre pour ajouter encore aux charmes qu'offre le pays dont elles font l'ornement.
— Le tableau, répondit Lorédo, que vous venez de me tracer, devrait, sans contredit, me séduire : mais hélas ! vous n'avez pas pressenti qu'il s'y trouvait un vide cruel. Je n'y vois point mon Adelina ; Je me vois au contraire forcé de m'en séparer. Vous devez sentir combien m'afflige l'idée de cette séparation, et je serais presque tenté de remercier le Ministre...
— Ciel ! que dites-vous , Lorédo ? reprit vivement Mainfredi, n'allez pas commettre une semblable sottise. Refuser l'honneur que l' on vous fait, c'est indisposer le Gouvernement contre vous ? C'est lui donner à croire que vous conservez le ressentiment des persécutions qu'essuya de sa part l'auteur de vos jours. Qui sait même si après le refus des faveurs qu'il vous offre, il ne se porterait pas à se venger de votre indifférence : acceptez, croyez en votre ami, acceptez la place que l'on vous donne. Songez que vous ne vous éloignez pas pour toujours de l'aimable Adelina, qui, je le vois bien, tourmente votre esprit. Après quelques mois de séjour en France, si le même amour vous enflâme vous demanderez un congé à l'ambassadeur, qui se fera un plaisir de vous l'accorder. Vous reviendrez à Naples ; vous vous expliquerez avec M. Joachim Manssini ; vous lui ferez connaître vos intentions. Il les approuvera : vous épouserez la charmante Adelina, et vous repartirez avec elle pour la France.
— Vous avez un langage qui me persuade, dit Lorédo ; je cède à vos conseils ; ils sont dictés par l'intérêt que vous me portez, et dès lors je ne dois pas hésiter à les suivre. Je vais écrire à l'instant au ministre, que je reçois avec reconnaissance le témoignage de ses bontés, et que je consens à occuper le poste auquel il a bien voulu m'appeler.
— A merveille ! mon cher Lorédo : je suis enchanté que vous soyez raisonnable : ne perdez pas de temps : vite, de l'encre, une plume et du papier.
Mainfredi ouvre son secrétaire, et prépare à la hâte tout ce qu'il faut pour faire au ministre une réponse qui l'intéressait bien plus encore que ne le pensait le confiant Lorédo : ce dernier s'assied auprès du sécrétaire, et écrit sous la dictée de Mainfredi, qui voulait, disait-il, lui donner un échantillon du style auquel il allait être obligé de se familiariser dans la nouvelle carrière qu'il était sur le point de parcourir. Mainfredi dicta, et Lorédo écrivit. La lettre finie, elle fut envoyée de suite au ministre.