Le filleul du roi Grolo/18

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Revue L’Oiseau bleu (p. 208-226).

CHAPITRE XVI ET DERNIER

le prix de la victoire


Jean ne chemina pas longtemps seul. Il perçut derrière lui des pas pressés et de vibrants appels. Il se retourna le front chargé de mécontentement. En jeune page s’avançait en hâte. Il se courba très bas devant lui.

« Que votre Grâce, prononça-t-il, me pardonne de l’importuner ainsi, mais… ordre du roi ! »

Jean le regarda, stupéfait, « Votre grâce. » disait ce jeune fou, qu’est-ce que cela signifiait ?

« Vous vous trompez, enfant, dit-il, ce n’est pas à moi que vous désirez parler… »

— Mais oui, mais oui, reprit le page avec un sourire, c’est bien à vous ! Vous êtes, nous le savons tous maintenant, le jeune duc de Clairevaillance, cousin de notre roi puissant.

— Vraiment, dit Jean, de plus en plus étonné, qui donc répand cette étrange rumeur ?

— Personne autre, Votre Grâce, que Sa Majesté, le roi Grolo. Comment notre souverain a-t-il appris tant de secrets vous concernant, cela, je vous assure, toute la cour en est encore à se le demander.

— Et qu’ordonne le roi, au soi-disant duc de Clairevaillance, demanda Jean, avec lassitude. Il n’avait plus la force de nier ou de couper court à de tels renversants propos. Une fatigue, sans égale encore pour lui, gagnait non seulement ses membres, mais aussi son esprit et son cœur. Lutte-t-on aussi impunément, contre des fées puissantes ?

« Voici, Votre Grâce, apprit le page. Vous avez à me suivre au palais. Je vous y ferai pénétrer sans que l’on ne vous voie, soyez tranquille. Vous vous reposerez ensuite dans vos appartements jusqu’à dix heures demain mutin, heure de l’audience que vous accorde le roi. Il vous signifiera lui-même ses volontés… Appuyez-vous sur moi, Votre Grâce, vous succombez sous la fatigue, je vois bien cela… Je ne vous dis plus d’ailleurs que ceci : la joie de notre roi, si sombre hier encore, nous ravit tous ! Ah ! si vous l’entendiez, si vous saviez de quel ton affectueux, enthousiaste, il parle de vous !… Il n’a vraiment que votre nom à la bouche depuis deux heures ! »

Jean pressa doucement le bras de son aimable compagnon. Son cœur murmurait tout bas : « Je suis heureux, certes, du bonheur de Grolo, et charmé, reconnaissant de son affection, mais que n’est-ce ma bien-aimée Aube, qui n’a ainsi « que mon nom à la bouche ».

Ô amoureux fol, humble et charmant !

— Beau page, fit soudain Jean, à mon tour, permettez que je vous pose une seule question. Rochelure et la reine Épine prennent-ils en bonne part ma faveur auprès de Sa Majesté.

— La reine Épine ? Rochelure ? s’exclama le jeune homme. Ne craignez plus rien d’eux, Votre Grâce. Ils ont fui secrètement du palais, il n’y a pas une heure. Un exil immédiat et sans recours a été prononcé contre eux. Tous s’en réjouissent, dans le royaume, comme d’une bénédiction céleste ! Quels êtres perfides et cruels ! Leur règne est fini, Dieu soit loué ! Je le répète ».

Quelques instants, plus tard, Jean couché dans un lit aux colonnes dorées, l’épée des gnomes à sa portée sur une table en onyx, dormait d’un sommeil bien salutaire.

Il en sortit au petit jour. Durant quelques secondes, son esprit, confus, lui représenta mal les prodigieux événements de la veille. Mais son épée qui glissa tout à coup de la table avec fracas lui fit recouvrer la lucidité de sa mémoire.

Il se vêtit rapidement. Quels beaux habits de velours bleu de roi, galonnés d’argent, avait été préparés pour lui ! Ils seyaient à merveille à sa taille mince, élevée, à sa belle et noble figure encadrée de boucles brunes. Elle ressortait rayonnante, fort séduisante.

Sur une petite console, Jean aperçut une lettre sur laquelle il reconnut avec un cri de joie l’écriture du roi des gnomes. La lettre lui était adressée.

Il lut : « Mon fils, gloire à toi !… Tu as vaincu par ton courage, ta décision et la noblesse de ta conduite, les sortilèges et les embûches d’une fée terrible. Grâce à ton héroïsme, elle se trouve condamnée pour de longues années à ne plus pouvoir tourmenter les pauvres humains.

Comme nous te sommes reconnaissants, aussi, du bien qui arrive, par ton entremise, à notre ami Grolo, et à sa charmante enfant. J’espère qu’ils sauront t’en récompenser dignement

Adieu, Jean, notre chevalier, si gracieux et si brave. Reçois ce dernier et suprême avis : « Crains mille fois plus la prospérité que l’adversité. Et afin que l’adulation n’aveugle pas ton esprit ; que ta volonté, sans cesse satisfaite, ne devienne fantasque et dure ; que l’orgueil n’abuse ou n’alourdisse pas la fierté de ton âme ; choisis-toi, un conseiller. Qu’il soit franc, lucide, sans ambition, impitoyable pour flageller, non tes maladresses, mais tes fautes. Et aime-le, ce conseiller, plus que toi-même, mon petit, oh ! oui plus que toi-même. Ne t’en sépare jamais, tu m’entends ? Ô gentille âme impétueuse, mais pleine de droiture et de générosité, sois docile, n’est-ce pas, à cet avis ? Ton bonheur et celui de tant d’autres en dépendront. Accepte de nous un dernier cadeau. Tu sais que les trésors que renferme le sein de la terre, l’or, l’argent, l’utile houille, tant d’autres choses encore, sont confiés à notre garde. Nous t’en offrons une part. Une bourse de cuir, placée dans la poche de ta mante bleu-de-roi, se remplira, à ta volonté, d’or, d’argent, de pierres précieuses, de morceaux de marbre ou de quelque bon combustible, — ces deux derniers objets, sont susceptibles de se multiplier prodigieusement, pour peu que tu saches les déposer en un lieu propice.

Au nom de mes sujets, ô Jean, notre fier chevalier, je baise ton front sans crainte. Puisse-t-il demeurer toujours sans reproche ! »

BLANCHEBARBE XVIII,
Roi de tous les gnomes terrestres.

Jean demeurait pensif, en repliant et en mettant en lieu sûr, la lettre de la mignonne majesté. « Il me faudra la relire de temps à autre, se promit-il. Le royal petit vieillard a une façon persuasive, aussi charmante que solide, de me conseiller ou de m’admonester. »

Il fit quelques pas dans son appartement. Un fumoir, puis un petit salon, sobre et clair, faisaient suite à sa chambre. Il remarqua dans un angle du salon deux tableaux, voilés d’une soie épaisse, impénétrable.

L’audience royale, n’étant fixée que pour dix heures, il décida de se rendre au jardin, dont il apercevait, en ligne droite de sa chambre, une allée déserte. On frappa à la porte du salon. Un sourire sur les lèvres, le jeune homme courut ouvrir. C’était sans doute le joli page courtois qui l’avait escorté la veille. Il lui plaisait déjà beaucoup.

Il poussa un cri de joie profonde. Sa mère se tenait sur le seuil

« Mère, Mère chérie ! » s’exclama-t-il, en la saisissant dans ses bras et en l’entraînant à l’intérieur. Il l’installa dans un fauteuil, l’embrassa, puis se glissa à ses pieds, la figure radieuse

« Que je te regarde bien, à mon tour, mon petit, » dit la douce femme, tremblante d’émotion. Elle prit entre ses mains la belle tête de Jean, la regarda longuement, puis la baisa.

« Tu es transformé ! N’étaient tes yeux, toujours clairs et tendres, je ne saurais te reconnaître. Mais aussi, trois années de luttes, très dures n’est-ce pas, ont laissé des traces. Tu me diras tout, bientôt. Aujourd’hui, je ne veux être qu’à la joie de te revoir, de te presser sur mon cœur. S’est-il serré souvent, mon vieux cœur, en pensant à toi ! »

— Croyez-vous, mère, que je n’ai pas souffert, moi aussi, loin de vous ?… Mais vous avez raison. Remettons à plus tard, un long et confidentiel entretien. Vous ne savez pas, d’ailleurs, l’honneur qui va m’échoir dans quelques instants. Le roi m’appelle. La plus cordiale des audiences, paraît-il, attend votre Jean.

— Je sais cela, mon fils. Et même j’ajoute que si, en ce moment, nous sommes heureusement réunis, c’est par la volonté du roi.

— Que dites-vous là ?

— Je rapporte, c’est vrai, un peu rondement les choses. Écoute. Il y a trois jours, une colombe est venue voler autour de notre maison dans la forêt. Elle a pénétré chez nous, dès qu’elle en a trouvé la chance. Elle s’est perchée sur mon épaule. En la caressant, j’ai remarqué, liée à sa patte, une lettre ornée du sceau royal. Elle m’était adressée, figure-toi. Ordre m’était donné, de la part du roi, de me rendre immédiatement au palais. J’y verrais mon fils Jean. J’y apprendrais des choses merveilleuses concernant son avenir. Hier soir, au coucher du soleil, j’entrais ici. Sa Majesté me fit mander aussitôt, prévenue de mon arrivée. Je ne sais par qui. Peut-être par un billet du même gentil oiseau ?

— Certainement, dit Jean. La colombe des gnomes est coutumière de ces prévenances.

— La colombe de qui, Jean ?

— Laissez, Mère. Ce détail, si je vous l’expliquais, nous entraînerait trop loin. Poursuivez votre intéressant récit.

— Le roi m’accueillit avec beaucoup de grâce. Tout de suite, il fut question de toi, de ton héroïsme vis à-vis de la princesse. Puis il me révéla… un secret que je connaissais depuis longtemps. Il me dit… »

La pauvre femme s’interrompit avec un sanglot.

Surpris, un peu effrayé, Jean se pencha.

« Mère, qu’y a-t-il ?… Pourquoi pleurez-vous ?… Le roi m’aurait-il accusé de quelque faute… Dites ?

— Jean, répondit-elle enfin, en se ressaisissant, je manque de courage et je ne le devrais pas. Mais, vois tu, rappeler les souvenirs, les événements émouvants qui ont entouré ta naissance m’attriste toujours…

— N’en parlez pas.

— Il le faut. Tu dois savoir et l’heure en est venue.

— Mère, cria soudain le jeune homme avec douleur. Oh ! mère… vous n’allez pas, du moins, me dire cette chose cruelle : « Jean, tu n’es pas mon fils ! »… Vous ne me répondez pas ?… Je devine juste ?… Non, non, mère chérie, n’est-ce pas ? »

Il appuyait sa tête sur le cœur de la noble femme qui avait bercé son enfance. Il regardait avidement ses traits résignés, un peu affaissés, non sans beauté. Elle l’enveloppa de ses bras. Tous deux, un moment, se tinrent étroitement embrassés.

Jean releva le premier la tête. Très pale, la figure bouleversée, il demanda d’une voix sourde :

« Mère, de qui suis-je le fils ? Dites-moi maintenant ? »

La noble femme se leva aussitôt et alla droit aux tableaux voilés qui avaient attiré, tout-à-l’heure, l’attention de Jean. Elle en repoussa les couvertures.

« Tu es le fils, Jean, du duc Géo de Clairevaillance, cousin très aimé du roi Grolo, et de la charmante comtesse, Blanche de Beauregard. Tu les vois ici tous les deux. Ta douce petite maman est morte hélas peu de temps après ta naissance. Une malédiction pesait sur tous les membres de la famille royale et tes parents furent les premiers à payer le tribut. Peu de mois après la perte de sa femme bien-aimée, le duc Géo dut s’enfuir de la cour, te portant dans ses bras. Tu connaîtras plus tard, les raisons de son pénible départ. Le duc erra plusieurs jours dans la forêt, sans abri, presque sans nourriture, l’âme ulcérée. Le hasard de sa marche le conduisit enfin fort malade, jusqu’à la porte de notre cabane. Je le secourus. Je le soignai de mon mieux. Il était si affable, Jean, si bon. Il ne demandait rien, parlait peu, se plaignait moins encore. Mais tous mes égards, tous mes soins furent inutiles. La mort venait rapide, sans merci. Quelques heures avant d’expirer, le duc sembla reprendre quelques forces. Il nous fit appeler mon mari et moi. J’accourus avec toi dans mes bras. Comme nous nous réjouissions de ce mieux inespéré, le duc hocha la tête, disant : « Je n’ai plus aucun espoir… C’en est fini de moi. D’ailleurs, n’était mon fils,… je partirais sans regret… C’est à son sujet que je vous ai priés de venir. Âmes charitables, voulez-vous adopter mon enfant… le chérir, si possible… l’élever, comme l’un des vôtres ?… Une vie ignorée, mais heureuse est mille fois préférable à une vie brillante entourée d’épreuves, de luttes… J’ai conscience d’assurer son bonheur… Et puis, je vous ai observés… Vous avez des cœurs droits,… vos manières ne sont pas celles de bûcherons ordinaires… »

Mon mari répliqua : « Pourquoi vous le cacher, en effet, monsieur le duc ? J’ai occupé, il n’y a pas longtemps, une situation de garde-forestier, situation que j’ai perdue par la faute des circonstances, beaucoup plus que par la mienne. Je me suis réfugié avec ma famille au fond de la forêt. Depuis ce temps, j’y vis, paisible, respecté, quoique pauvre. Ma femme, de son côté, n’est pas sans instruction. Avant notre mariage, elle était institutrice.

— Ah ! reprit le duc, cela m’explique tout… Je demande beaucoup à votre pitié, n’est-ce pas ?… je le comprends,… mais mon pauvre petit enfant… mon Jean,… pour rien au monde, voyez-vous,… je ne voudrais l’exposer aux souffrances que j’ai endurées… »

« Comme je pleurais et ne pouvais répondre, mon mari prononça avec fermeté pour nous deux : « Vous pouvez compter sur nous, M. le duc. Il en sera fait selon vos désirs. Nous le jurons. »

« Au bout de quelques minutes d’un émouvant silence, le duc parla de nouveau : « N’apprenez à mon fils le secret de sa naissance… que si d’impérieuses circonstances vous y obligent… Rendez-vous alors… auprès de mon fidèle ami et cousin, le roi Grolo… Apprenez-lui tout… tout ! Vous parlerez ensuite… à mon fils… Remettez-lui ces papiers. C’est… l’histoire de ma vie… en outre des documents… indispensables pour régulariser… sa situation… à la cour et dans le monde… Maintenant… Madame,… approchez-vous !… Plus près… Ma vue… se trouble… Je voudrais bénir… mon enfant… Merci !… Puissiez-vous être récompensée… de… »

« Il n’acheva pas. Un spasme affreux lui coupait la parole et contractait toute sa figure. Il s’évanouit. Le lendemain, il expirait sans avoir recouvré connaissance… Jean, mon Jean, voici les papiers… »

Le jeune homme les prit en tressaillant, puis reporta les yeux sur les portraits de ses parents. Il pleurait. Leurs regards aimants atteignaient son âme même.

« Vois, Jean, murmura tendrement sa mère adoptive en lui prenant le bras, tu as la prestance du fier officier qu’était ton père ; mais surtout vois comme tu as les yeux à la fois doux et brûlants de ta jolie maman,… moissonnée en plein bonheur, en pleine jeunesse, la pauvre petite !

Un rayon de soleil vint se poser sur les mains fines, ornées de pierreries, de la comtesse Blanche. Jean se pencha et les baisa avec amour. « Petite maman inconnue, si tôt enfuie, murmura-t-il, recevez la caresse de votre fils, qui pleure sur vous, près de vous. »

Puis, en se raidissant, il se retourna. Très doucement, il prit entre les siennes, à leur tour, les mains miséricordieuses de sa mère adoptive. Avec la même ferveur, l’une après l’autre, il les baisa.

« Mère chérie,… Mère, dit il gravement, — car, sachez-le, je ne vous donnerai jamais d’autre titre, — votre pitié, votre bonté pour moi ont été sublimes. Et elles ne se sont pas démenties, ces qualités de votre cœur, depuis le jour où vous avez reçu, des bras de mon père agonisant, le bébé frêle, sans soutien, presque sans affection. Soyez bénie… Comme je vous aime, ma vaillante mère adoptive, comme je vous aime !… Ah ! pourrai-je un jour vous témoigner un peu de ma reconnaissance ?

— Tu ne m’as jamais causé de chagrin, Jean, ne suis-je pas déjà récompensée ? Comme tes frères, tu as été durant ta jeunesse, ma joie, et ma fierté quotidiennes. Et crois-tu que ta récente conduite généreuse ne me remplit pas d’un orgueil profond ?… Je me dis, vois-tu, que j’ai un peu formé ton âme, sinon ton corps charmant… Mais,… oh ! Jean, Jean, regarde l’heure ! Elle avance beaucoup. Tu m’effraies. Ne dois tu pas voir le roi bientôt ?

— À dix heures. J’ai dix minutes de répit. Ne m’en privez pas. Je voudrais vous poser quelques brèves questions avant de descendre sagement à vos côtés jusqu’à l’antichambre royale. D’abord, comment va mon père, mes frères, Blaise, Paule ?

— Très bien, chacun se porte très bien. Jean, sais-tu que j’ai dû apprendre à Blaise, peu de temps après ton départ, le secret de ta naissance. Il fallait une puissante raison pour le décider à réagir contre son chagrin, et l’empêcher de me causer, par sa mort, une nouvelle et irrémédiable douleur. Blaise, par amour pour moi, est revenu lentement à la vie. Mais, tu ne sais pas quel miracle Paule accomplit en ce moment, auprès de lui, par le seul fait de sa présence. La vigueur lui revient tout à fait. Jean, ces enfants s’aiment. J’aurai quelque jour de bonheur de les voir unis.

— Blaise et Paul s’aiment !… Quelle joie vous me causez là ! Quelle joie !… Et, maintenant, revenons, si vous le voulez bien, à un événement récent. Dites, mère, je brûle du désir de le savoir, le jour de l’exécution dans la forêt, du pauvre receveur royal, aviez-vous reconnu votre Jean, dans l’officier brutalisé, que vous avez sauvé ?

— Certes, mon petit, tout de suite.

— Et vous ne me l’avez pas fait voir !… J’en eusse été si heureux.

— J’ai cru que tu désirais t’entourer de mystère. Ton déguisement l’indiquait

— Pas pour vous, mère chérie, pas pour vous, voyons ? Ah !… voilà que vous portez encore de pauvres yeux inquiets vers l’horloge.

— Il ne faut pas faire attendre notre bon roi, Jean.

— Bien, bien. Je descends… Mais pas avant que vous m’ayez juré de ne pas repartir pour la forêt sans moi. Jurez, jurez, Mère ?

— Sois raisonnable, Jean. Ne me demande pas cela. Je me mets en route tout de suite en te quittant. Tu viendras auprès de nous plus tard… Ah ! sur cela, je compte bien, par exemple.

— Parfait. Au sortir de l’audience du roi, je saute sur un cheval et vous rejoins. Comme aux jours de mon enfance, je m’accroche à votre jupe… Mère, ajouta-t-il, redevenant sérieux et triste, je ne puis, non, je ne puis rester ici, croyez-moi… Je souffrirais trop !… Ah ! qu’il me tarde de vous confier ce qui fait à la fois le tourment et le délire de mon cœur !

— Il ne faut jamais désespérer, mon petit Jean, jamais,… quoique, parfois, il fasse bien sombre autour de son cœur… Maintenant, viens, quitte ta vieille mère sur ce mot d’espoir. »

Le page attendait Jean à la porte de l’antichambre royale. Ils entrèrent. Tous les regards en un instant furent sur eux. Une curiosité sympathique, mêlée de beaucoup d’admiration, enveloppa Jean. En traversant rapidement les divers groupes de seigneurs et de grandes dames, le jeune homme entendait des murmures de voix et percevait ici et là des lambeaux de phrases : « C’est le jeune duc de Clairevaillance, disaient les uns,… Ah ! nous nous doutions bien qu’un manant ne pouvait avoir son beau courage… — C’est le fougueux duelliste du bal, cet enfant, en plus du libérateur héroïque de la princesse, reprenaient quelques têtes grises, enthousiastes. — « Ce beau duc, il est déjà en haute faveur, vous savez, auprès du roi, son cousin, insinuaient les courtisans,… veillons à lui plaire. »

Le chambellan de service accourut. « Venez, Votre Grâce. Sa Majesté vous attend dans la salle des ministres. »

Le roi Grolo, ayant à ses côtés son aide-de-camp favori, était assis autour d’une longue table, chargée de documents. Il les signait les uns après les autres. Il leva vivement la tête en entendant le chambellan annoncer : « Sa Grâce, le duc Jean de Clairevaillance. »

« Ah ! fit le monarque. Enfin !… Général, commanda-t-il, en se tournant vers son aide-de-camp, veuillez nous laisser. Voyez aussi à ce que personne ne dérange l’entretien que je vais avoir avec le duc. »

Dès que la porte se fut refermée, le roi ouvrit les bras. « Jean, dit-il, avec émotion, Jean, fils de mon cousin tant aimé Géo, venez sur mon cœur,… Ah ! mon pauvre enfant, si tôt orphelin ! »

Puis, le roi indiqua au jeune homme une chaise basse, tout près de lui. Il prit lui-même un haut fauteuil.

« Laissez-moi vous regarder encore, enfant, dit le souverain… Non, mes yeux et mon cœur ne me trompaient pas. Tout de suite, à votre vue, j’ai pressenti une chère ressemblance… Et c’était celle de mon bon Géo… Jean, nous n’aurons pas, en ce moment, n’est-ce pas, d’inutiles paroles ? Mes amis les gnomes, ces protecteurs de notre famille, puis la femme dévouée qui a pris soin de votre enfance…

— Ma mère chérie, voulez-vous dire, Sire, murmura Jean, avec respect mais fermeté.

— Oui, enfant. Ah ! j’ai plaisir à vous trouver noblement reconnaissant… Donc, vos sauveurs de la forêt, puis votre mère adoptive m’ont tout appris de votre courte existence bien remplie… Ne sais-je même pas que mon désobéissant filleul a payé cher son unique faute !

— Elle m’a bien servi, aussi, Sire. Mais cela n’empêche que j’ai failli. Il est inutile que je fasse voir à Votre Majesté la lettre et la montre enchantée ?

— Montrez-les moi, tout de même, un instant, duc. »

Le roi manifesta de l’émotion en examinant les deux objets qui avaient suscité autour d’eux tant de larmes, de travaux, de tragiques deuils.

— Vous comptez les détruire ? demanda le roi à Jean.

— Non, Sire. » Puis, en souriant : « Si plus tard, je dois écrire mes mémoires, ces objets me rappelleront clairement tant de choses, héroïques et douces. Mais… comme la figure de Votre Majesté devient soucieuse ! Vous aurai-je déplu, Sire, sans le savoir, sans le vouloir, surtout ?

— Non, petit cousin, non, non. Mais je veux vous imposer une tâche, et je doute encore si elle sera pour vous ennuyeuse ou douce. Je tiens cependant à ce que vous l’accomplissiez, j’y tiens… Dieu ! il y a peu de choses dont le succès me tienne pareillement au cœur.

— Mais, Sire, dit le jeune homme, il me semble que vous n’avez qu’à exprimer un désir pour que je m’empresse de le satisfaire… Votre Majesté ne se doute-t-elle pas du bonheur qu’éprouve en ce moment le fils du duc Géo ? Vous le recevez avec tant de paternelle affection…

— Jean, reprit le roi, les yeux au loin, la figure soudain triste, malgré toute ma puissance, je ne puis, voyez-vous, commander à vos sentiments. Cela n’est pas de mon domaine, je le sais.

— Mes sentiments ?… Je ne vous comprends pas, Sire.

— Petit cousin, sachez ceci : votre séjour à la cour, votre présence quotidienne auprès de moi est soumise à une condition, une seule, mais sine qua non.

— Et cette condition, Sire, qu’est-elle ?

— Votre réconciliation avec la princesse, avec ma douce petite fille, que vous avez ramenée dans mes bras. Qu’y a-t-il entre vous ? Je ne le sais, je ne vous le demande point non plus. Mais, mon désir est de voir cesser ce malentendu. Vous m’entendez, c’est mon vif désir ? »

Il y eut un moment de silence. En entendant prononcer le nom de la princesse, Jean avait tressailli, puis, vivement, ses yeux s’étaient baissés. Il ne voulait pas que le roi aperçût l’éclair de joie puis de peine qui traversait son regard.

« Sire, dit-il enfin, avec effort, je vous obéirai… Je parlerai à la princesse… Puissé-je trouver son cœur accueillant, et clément ! » acheva-t-il tout bas.

Joyeux, le roi se leva. Il frappa avec affection sur l’épaule de Jean, qui s’inclinait devant lui, et l’entraîna vers une petite porte, au fond de la pièce. Il en poussa les battants, disant à voix haute :

« Entrez, duc, la princesse vous attend. À ma chère fille, comme à vous, j’ai signifié ma royale volonté. Mes chers enfants, ne vous y dérobez pas. J’en aurais du chagrin et j’ai déjà beaucoup souffert dans ma vie. »

Éperdu, heureux, mais fort intimidé, le jeune homme se trouva de nouveau en présence de la princesse. Elle était assise sur une haute chaise sculptée, près d’une fenêtre, dans un joli salon bleu. Les plis gracieux, de sa tunique blanche, retenue à la taille par une ceinture médiévale, garnie de pierreries, retombaient autour d’elle. Ses mains pâles s’étaient jointes sur une gerbe de roses posée sur ses genoux. Elle regardait au dehors et ne tourna pas la tête à l’entrée de Jean.

Le jeune homme s’approcha en hésitant. Voyant la princesse maintenir son attitude immobile, il s’arrêta et dit d’une voix respectueuse : « Que Votre Altesse me pardonne de venir l’importuner, mais je dois me conformer aux désirs du roi… »

La princesse garda le même silence et ne modifia nullement son rigide maintien. Peiné, un peu vexé, Jean s’approcha plus près : « Ma cousine, supplia-t-il, ne soyez pas inflexible… »

La petite altesse se retourna. Ses yeux étaient doux, mais lointains. Elle semblait indifférente à tout.

« Ma cousine ? Oui, oui, en effet, duc, vous êtes un mien parent. Ah ! qui l’aurait cru ?… Comme je regrette… »

Elle n’acheva pas et Jean se méprit. « Ne parlez pas ainsi. Je suis si heureux, moi, de vous donner ce titre… Ma cousine, dites… »

La princesse l’interrompit. « Je ne veux pas que vous m’adressiez ainsi la parole.

— Votre Altesse, alors ? interrogea Jean, tout triste.

— Non plus. »

Un peu d’ahurissement parut dans le regard du jeune homme. Il baissa la tête et réfléchit quelques secondes. « Princesse, reprit-il, je crois vous comprendre. Vous désirez, n’est-ce pas, me signifier de cette façon, votre volonté… Vous n’acceptez pas mon geste de réconciliation. Vous ne pouvez oublier les pénibles événements d’hier… Votre bienveillance m’est à jamais refusée. Pourtant, pourtant, c’est bien peu de choses que je vous demande… pas même une parole, ni un sourire, un seul regard clément. C’est tout. Et je partirai aussitôt, je vous le jure… Croyez-vous donc, — et sa voix s’éleva, véhémente, car son chagrin s’exaspérait — croyez-vous donc que je veuille vous imposer de nouveau « l’ingénieuse torture de ma présence », ainsi que vous me le disiez durement, hier… »

« Taisez-vous, de grâce, » murmura la princesse. Elle se voilait la figure de ses mains et Jean vit au mouvement de ses épaules qu’elle frémissait toute.

Il se méprit encore et soupira : « Ne soyez pas ainsi troublée, Altesse. Pardonnez-moi plutôt d’être venu vous ennuyer une dernière fois… Ah ! je ne le vois que trop. Je suis un maladroit. Je n’ai même pas su plaider une cause, chère au cœur de Sa Majesté… et au mien. Adieu ! »

Il se dirigea rapidement vers la porte. Il l’atteignait, lorsqu’il sentit sur son bras une petite main crispée. Une voix mouillée de larmes balbutiait : « Duc, ne me quittez pas… Oh ! je vous en prie, ne me quittez pas… J’en mourrais de chagrin. Mais aussi, pourquoi, pourquoi, m’appelez-vous méchamment ma cousine ou Votre Altesse ? »

La figure de Jean s’illumina. « Mon Aube chérie, » cria-t-il, en ployant le genou et en emprisonnant les mains tremblantes dans les siennes. « C’est cela, n’est-ce pas que je dois vous dire… Ma bien-aimée comme depuis longtemps mon cœur a la douceur de vous nommer ainsi tout bas, bien bas. Et dites… vous me pardonnez ?… Tout ?… Vous essaierez de m’aimer un peu ? »

Il se relevait et pressait contre son cœur la mignonne enfant, qui souriait, toute radieuse, maintenant.

— Non, dit-elle, je ne vous aimerai pas un peu, non, car vous m’appelleriez encore ma cousine pour vous venger. Je vous aimerai, Jean, tout simplement. Ne serais-je pas bientôt votre… votre…

— Ma fiancée adorée, n’est-ce pas ?

— Mon ami, pria la petite Altesse, allons tout de suite auprès de mon père… Je veux lui montrer mon bonheur.

— Et le mien donc ? » cria le jeune homme. Cédant soudain à un de ces mouvements d’impétuosité, si naturel chez lui, il saisit dans ses bras la princesse, et courut, le cher fardeau tout contre son cœur, vers la salle des ministres. La joie décuplait ses forces ; il y pénétrait en quelques bonds.

Mais avec une exclamation de dépit, il s’immobilisait sur le seuil. Le roi n’était plus seul. Ses ministres l’entouraient, et même l’un d’eux commentait un important document.

Il y eut un silence un peu effarant. Jean déposa à terre la princesse rougissante, mais prit sa main avec résolution et s’avança vers le roi.

Le bon roi Grolo fronçait beaucoup les sourcils, pour la forme sans doute. Il toisait les amoureux indisciplinés.

« Duc, que signifient de telles manières ? Ne sommes nous pas un peu pirate ?

— Je suis amoureux, Sire. Les deux vocations se ressemblent un peu, c’est vrai. Je m’en excuse.

— Bien, admit le roi. Et vous, ma fille comment expliquez-vous votre bizarre conduite ? Vous vous laissez enlever par un jeune seigneur dont ce matin même vous ne vouliez pas entendre parler !

— Je suis amoureuse, Sire, répondit à son tour la princesse, rose d’émotion, par conséquent, d’humeur fantasque. Oh ! père chéri, que je suis heureuse,… heureuse, finit-elle, en se jetant dans les bras du roi »

Les ministres n’avaient garde de bouger. Debout, très attentifs, ils souriaient. Par l’entremise de ces beaux enfants, la jeunesse, la grâce et l’amour pénétraient en eux à la façon d’un printemps grisant. Le généralissime des armées du roi risqua seul une boutade. Par malheur, il prit comme confident son voisin, le ministre des finances.

« Monsieur le ministre, souffla-t-il, avouez qu’il n’y a que les soldats pour enlever d’assaut une forteresse et le cœur d’une jolie enfant. Mon petit duelliste du bal sera un fier capitaine, adoré de l’armée, car il sait se battre et aimer ! »

Le ministre des finances gronda. « Il sait aussi interrompre follement une séance !… Je ne comprends pas le roi… Quel idéaliste !… Sa Majesté n’a pas pour un sou de sens pratique !… Nous en étions à discuter le budget, voyons !… »

La voix du roi monta. Les intonations en étaient graves, pleines, harmonieuses, telle une cloche sonnant la victoire.

« Messeigneurs et chers ministre, prononça-t-il, je vous demande pardon pour ces fols et délicieux enfants. Ils ont écouté leur cœur et pas du tout leur raison, c’est plus qu’évident. On voulait me plaire, figurez-vous, en faisant montre de gestes aussi violents, et peu importe l’inconvenance de l’endroit ou des occupations royales. Mais ce qu’il y a de plus inconcevable, c’est qu’on m’a plu en effet, oui, parfaitement, on a réjoui mon vieux cœur !… Toutefois, Messeigneurs, comme vous avez été témoins de la tentative osée d’enlèvement de la princesse, il n’est que juste que vous sachiez comment je compte punir le coupable… Oui, oui, ma belle princesse, appuyez votre tête sur l’épaule du coupable, cherchez à adoucir sa peine… » Chers ministres, je condamne ces audacieux enfants à d’immédiates fiançailles. Vous en êtes les témoins officiels.

— Sire, oh ! Sire, balbutia Jean, en entraînant la princesse aux pieds du roi.

— Mon cher fils, ma bonne petite fille, murmura le monarque attendri, soyez heureux ! » Il posa ses mains sur les deux têtes inclinées.

« Relevez-vous maintenant, continua le roi, et tenez-vous à ma droite… Je vais conclure en peu de mots, car, Messeigneurs, nous ajournerons. À la suite d’aventures merveilleuses, belles et hardies, le duc Jean de Clairevaillance a réussi à délivrer votre roi et la princesse sa fille, d’un long enchantement néfaste… Pour l’en récompenser, rien ne m’a paru préférable au don de mon plus cher trésor, Aube, mon enfant bien-aimée. L’épousant, le duc va devenir, n’est-ce pas, mon successeur éventuel ?… Vous verrez désormais en lui votre futur roi… Personne, je crois, ne critiquera mon choix… Tous verront si bien, par la fière conduite du duc, ce que peuvent accomplir certaines qualités essentielles : la vaillance, l’esprit de décision, l’intelligence avertie, la noblesse du cœur. »

Le généralissime, dans le feu de l’enthousiasme, fit signe aux ministres, et tous s’écrièrent, vibrants, la main levée : « Longue vie à notre roi, à la belle princesse, à l’heureux fiancé, le filleul du roi Grolo ! »

Marie-Claire Daveluy
FIN