Le français en Ontario

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Arthur Nault, éditeur (p. de titre-34).

Le Français en Ontario


Son usage et son enseignement sont définis par le droit provenant de l’occupation première, par le droit des gens, par la coutume, par le droit constitutionnel et même par les statuts provinciaux.


JULES TREMBLAY


Discours prononcé au ralliement des Franco-Canadiens
du Nouvel Ontario, à Sturgeon Falls,
le mardi 24. juin 1913


ARTHUR NAULT, Éditeur
495, rue berri
montréal
1913

Avant-propos



Dans le très grand nombre des démonstrations publiques faites en Ontario cette année, pour solenniser la fête nationale des Canadiens-français, le Ralliement de Sturgeon Falls a été l’un des plus importants. La population de la ville est de 3 500 à peu près, et se divise en proportions presque égales entre les habitants de langue française et les autres. Or il y avait plus de cinq mille Canadiens-français, autour du kiosque improvisé où les orateurs du jour portèrent la parole. C’est dire que tout le Nouvel Ontario était représenté.

Plusieurs de nos amis nous ont demandé de publier le texte de notre discours, dans le but de le répandre chez nos concitoyens de langue anglaise qui lisent le français — ils sont plus nombreux qu’on ne croit — autant que chez les nôtres. Nous l’avons donc reconstitué à même nos quelques notes consultées le 24, et nous l’offrons au lecteur dans le but d’être utile, si possible, à une cause pour laquelle nous avons combattu publiquement depuis mars 1910.

Ce discours a été publié en partie dans la « Justice » d’Ottawa, livraisons du 4 et du 11 juillet 1913, avant que j’eusse quitté la direction de ce journal.

J. T.


Monsieur le président,

Mesdames,

Mes amis,


Je suis très heureux d’apporter à la population du Nouvel Ontario, et principalement aux habitants de l’Esturgeon, l’hommage de la presse militante française de notre province. Je ne borne pas cet hommage aux Franco-Canadiens, mais je l’adresse à tous ; car tous, ici, le méritent en ce jour de fête canadienne et française, puisque plusieurs industriels anglophones ont bien voulu fermer leurs établissements afin de permettre à leurs employés de langue française d’assister et de participer aux solennités du Grand Jour. Un si bel exemple d’entente ne saurait être perdu, surtout à l’heure actuelle, où la question française intéresse tout le Canada, et de façon si différente selon les milieux.

Cet hommage du journalisme actif est un simple écho de la lutte qui se fait actuellement et depuis plusieurs années autour de l’école bilingue ontarienne ; la presse vient mêler sa voix à vos protestations, et comme elle a pour mission d’examiner et de défendre les causes qu’elle croit justes, sa présence au milieu de vous s’explique.

La lutte de 1913 est celle de 1910. Elle provient d’un fait dont l’importance est trop souvent méconnue et qui se résume dans quelques mots : les lois donnent des droits, et non pas des privilèges. Ce sont les lois provinciales qui assurent, à l’usage et à l’enseignement de notre langue maternelle dans l’école, un statut précis. En effet, l’emploi de notre idiome ancestral et son enseignement par nos instituteurs s’étayent sur le droit de première occupation du sol, sur le droit des gens, sur la coutume, sur le droit constitutionnel et même sur les statuts de la Province.


DROIT D’OCCUPATION PREMIÈRE


Le premier blanc qui ait exploré l’Ontario est Étienne Brûlé, né à Champigny, Commune de la Seine, en 1592. Il partit de Honfleur avec Champlain le 13 avril 1608, pour venir au Canada[1]. Vers la fin de juillet 1610[2], il partit avec le chef algonquin Iroquet pour visiter les pays occupés par les Hurons et les Algonquins. Pendant vingt-deux ans, ce brave coureur des bois explora notre province dans toutes les directions, découvrit les lacs Ontario, Érié, Supérieur, et ouvrit la route aux nombreux Français qui vinrent par la suite. Il fut assommé et mangé par les Hurons en 1632[3], à Toanché, village dont l’emplacement se trouve aujourd’hui dans le 1er rang de la XVIIe concession du canton de Tiny, comté de Simcoe[4].

Peu après le départ de Brûlé pour la Huronie, Nicholas du Vignau allait chez Tessouat, chef des sauvages qui habitaient l’île aux Allumettes[5].

Le 3 juin 1613, il y a conséquemment trois cents ans, Samuel de Champlain entrait en territoire ontarien. Il le dit lui-même dans son récit des voyages faits pendant l’année[6]. La rivière qu’il relève le 3, en remontant l’Outaouais, est la Petite Nation. Le 4 juin, il est à Ottawa même, visitant et baptisant la chute des Rideaux, explorant les Chaudières et le lac des Chênes. Le 5, on le verra aux rapides et au lac des Chats, qu’il signale après avoir aperçu la rive d’Arnprior ; il plantera la croix de bois, et y apposera les armes de la France, sur un tertre de l’île du Grand Calumet. Il franchit les eaux profondes de l’Outaouais et vient, le 8, rencontrer Tessouat dans l’île aux Allumettes. C’est dans le canton Ross du comté de Renfrew qu’on a retrouvé l’astrolabe perdue par l’homme de Brouages pendant cette audacieuse exploration de 1613[7].

En 1615, le 2 août, le Récollet Joseph Le Caron arrivait à Carhagouha (Arontaen) après avoir traversé le lac Nipissing dans sa longueur, et après avoir touché, probablement, les abords de votre belle rivière l’Esturgeon. Champlain rapporte, lui-même encore, que le 12 le Père Le Caron célébra la messe dans le village huron. Cette première messe dite en Ontario eut pour décor les bois qui s’élevaient sur le terrain maintenant compris dans la ferme de Télesphore Desroches, paroisse de Lafontaine, lot 20 de la XVIIe concession du canton de Tiny, comté de Simcoe[8]. En 1616, on retrouve le Père Le Caron au milieu des sauvages du Petun qui habitaient nos comtés de Bruce, Simcoe et Grey. En 1622, un autre Récollet, Guillaume Poullain, passait l’été et l’automne dans la région même que vous développez si énergiquement aujourd’hui. En 1623, un savant traversait votre pays pour se rendre dans Simcoe avec le Père Le Caron. C’était Gabriel-Sagard Théodat, l’historien. La même année celui qui devait être le premier martyr de la colonie, Nicolas Viel, venait évangéliser les Hurons. Trois ans plus tard, Joseph de la Roche de Daillon, un autre Récollet, visitait votre lac Nipissing, et descendait ensuite vers les lacs Ontario et Érié. Il était accompagné de Jean de Brébeuf et d’Anne de Noue, les premiers Jésuites venus au Canada. Sauf pendant cinq ans, de 1629 à 1634, les missionnaires français, ainsi que des soldats et explorateurs français, visitèrent la plus grande partie du territoire ontarien, jusqu’en 1650, alors que la dispersion des Hurons amena un changement d’orientation dans les voyages des prêtres de France. Mais les découvreurs continuèrent leur rude travail.

N’est-ce pas de la Mothe Cadillac qui, en 1703, fonda Pontchartrain, le Détroit d’aujourd’hui, après avoir parcouru le sol d’Ontario jusqu’à la presqu’île d’Essex ? Et combien d’autres ont suivi les traces de ces vaillants ?

Droit d’occupation première que les découvertes de Brûlé, de Vignau, de Champlain ; droit d’occupation première aussi, que cette première messe de 1615 et les incessantes randonnées des missionnaires et des explorateurs dans vos forêts et vos montagnes ; droit d’occupation première, encore, le sang versé par ces sublimes martyrs de la foi, — Antoine Daniel, tué à Médonté le 4 juillet 1648 par les Iroquois ; Jean Brébeuf et Gabriel Lallemant, torturés le 16 mars 1649 dans le canton de Tay, comté de Simcoe ; droit d’occupation première, toujours, que les établissements du XVIIIe siècle dans les deux Essex, et les batailles homériques livrées le long des rivières et des lacs ontariens jusqu’à la Cession.

Franco-Canadiens, vous êtes chez vous en Ontario par droit d’occupation première, et par droit d’occupation ininterrompue depuis deux cent treize ans dans Essex, et depuis, plus de trois cent trois ans dans le Nouvel Ontario.


DROIT DES GENS


Les nations policées ont toujours reconnu, depuis les temps les plus reculés, qu’une race civilisée dont l’allégeance change par suite d’une conquête ou d’une cession, conserve sa langue, ses mœurs et ses lois. La dernière application de ce principe de justice, dans l’empire britannique, n’est pas déjà si vieille qu’on puisse l’avoir oubliée à Toronto. L’union sud-africaine date du 31 mai 1910, vers l’époque, à peu près, où la lutte s’est ouverte dans notre province contre l’école bilingue ; cette Union a reçu une constitution qui donne l’égalité de droits politiques aux Anglais et aux Boers, sans différence de langue. Le bilinguisme existe dans l’Union d’une façon absolue, et c’est le docteur Jamieson lui-même qui a rendu possible l’entente pratique sur ce point important. Il déclarait que M. Steyn, ex-président de l’État libre d’Orange, l’avait converti à l’idée des droits égaux.

L’auteur du « raid » de 1884 disait à Grahamtown, le 15 février 1909 :

« C’est un discours de M. Steyn qui m’a éclairé sur la signification véritable de cette question. Nous savions l’amour qu’ils portaient (les Boers) à leur langue maternelle, mais nous ne saisissions pas l’importance énorme de l’idiome maternel chez un peuple fier comme le peuple hollandais ; car ce n’était pas seulement le culte du parler national qui entrait en jeu, mais ils voyaient dans l’absence d’une reconnaissance officielle de leur langue, le symbole de l’infériorité de leur race. Je comprends cela, je l’admets, j’ai étudié tous les points de la question ; et nous avons maintenant l’égalité parfaite des deux langues. »

La constitution de l’Union dit :

« L’anglais et le hollandais seront les langues officielles de l’Union et seront traitées sur un pied d’égalité ; ces deux langues auront une égale liberté, des droits et des privilèges égaux ; toutes les archives, tous les journaux et procès-verbaux du Parlement seront conservés dans les deux langues ; et toute proposition de loi, toute loi et tout document d’importance et d’intérêt public général publiés par le gouvernement de l’Union, seront faits dans les deux langues. »

Si Jamieson comprenait le droit des gens, pourquoi ce droit serait-il nié dans Ontario ?

Mais cela est récent.

Remontons jusqu’aux guerres de César, et nous verrons que dans la conquête des Gaules, pourtant jugées barbares, le vainqueur accorde, avec l’assentiment du Sénat, que le pays vaincu conservera ses lois et sa liberté ; plus loin, dans les « Commentaires », on lit que le conquérant, après avoir affranchi la cité de Comius de toutes charges, lui rend ses droits et ses lois.

Tite-Live rapporte l’opinion de Camille : « la domination la plus sûrement établie est celle qui est agréable à ceux sur qui elle s’exerce ».

« Toute nation civilisée conquise ou cédée conserve sa langue et ses lois », dit Oppenheim.

Citons l’internationaliste Vattel, qui dit dans Le Droit des Gens (Livre III, Sections 200 et 201) :

« Les particuliers ne souffrent de la guerre qu’indirectement et la conquête les fait seulement changer de maître… Un vainqueur généreux s’appliquera à soulager ses nouveaux sujets, à adoucir leur sort ; il s’y croira indispensablement obligé… Quelle fidélité, quels secours pouvez-vous attendre d’un peuple opprimé ? Voulez-vous que votre conquête augmente véritablement vos forces, qu’elle vous soit attachée ? Traitez-la en père, en véritable souverain… »

Le juge Constantineau a déjà rappelé les décisions anglaises, ou précédents, qui ont tant d’importance dans la jurisprudence britannique.

Si nous lisons ces précédents (Elphinstone vs Bedreechund, Knapps r. 338 ; Campbell vs Hall, 23 State Trials, p. 322 ; Cowper, 205, Fabrigas, vs Moslyn Cowper, V. 165), nous voyons que le droit international précise, quant au statut des nations conquises ou cédées, que les nouveaux sujets doivent être traités comme tels et non pas comme ennemis ou comme étrangers.

Le général James Murray, premier gouverneur de Québec sous le régime britannique, réclama plusieurs fois l’application des principes qui gouvernent le droit des gens. Peu après la proclamation de 1764, il écrit à son frère une lettre dans laquelle il lui demande, au nom des Canadiens, d’aider « un peuple malheureux qui, après avoir subi les pires calamités que la guerre peut entraîner, devra, s’il n’est pas soutenu, ou abandonner tout ce qu’il a, ou se soumettre à la persécution des fanatiques les plus cruels, les plus ignorants et les plus rapaces qui aient encore existé  »[9].

Il entreprendra avec joie tout ce qui pourra alarmer et réduire à la raison les ennemis de son royal maître, mais il ne peut pas être « l’instrument qui détruira, peut-être, la race la meilleure et la plus brave du globe, une race qui a déjà vaincu son antipathie nationale contre les conquérants, et qui formerait vite, si on lui accordait quelques privilèges que les lois d’Angleterre ne reconnaissent pas aux catholiques chez nous, le groupe le plus fidèle et le plus utile de cet empire américain ».

Murray avait autorisé l’usage des lois françaises en matière de propriété. Le rapport de Yorke et de Grey, deux ans plus tard, favorise Murray et vers la fin de mai 1774, par 105 voix contre 26, dit De Celles, les Communes anglaises adoptent l’Acte de Québec, qui constitue la grande charte de nos droits au Canada. Or Wedderburne, procureur général, discutant la proclamation qui provoquait l’indignation de Murray, disait sur le parquet des Communes :

« Une proclamation conçue d’une façon si générale, et s’appliquant à des pays très éloignés, sans homogénéité relativement à leur situation, à leur histoire et à leurs lois, ne peut pas être regardée comme un document d’État bien conçu, mais seulement comme un acte nécessaire immédiatement après la conquête. Mais quelque convenable qu’il fût, cependant, pour les parties du pays qui n’étaient pas peuplées avant la conquête, si nous devons le juger d’après une interprétation si fausse, si nous devons le juger comme implantant une constitution anglaise et des lois anglaises dans un pays déjà colonisé et gouverné par d’autres lois que les nôtres, je le regarde comme un des actes de la plus brutale, de la plus absurde et de la plus cruelle tyrannie qu’une nation conquérante ait jamais commis à l’égard d’un peuple conquis »[10].

Il dit plus loin :

« Dans mon opinion, c’est un changement de souveraineté. Vous avez acquis un pays nouveau, un peuple nouveau ; mais vous ne prétendez pas que la conquête vous donne droit sur les biens particuliers. Ce serait de l’esclavage et de la misère suprême. Pour rendre l’acquisition profitable et durable, voici ce que vous devez faire : changer les lois qui touchent à la souveraineté française seulement, et leur substituer des lois relatives au nouveau souverain, mais, pour toutes les autres lois, toutes les autres coutumes et institutions quelconques, qui sont indifférentes à l’état de sujet ou de souverain, l’humanité, la justice et la sagesse s’unissent pour vous conseiller de les laisser au peuple comme elles existaient antérieurement. »[11]

Lord Grenville soutenait que : « La province du Canada était dans une situation différente de celle des autres possessions britanniques en Amérique. Elle n’était pas une colonie fondée, ou originairement conquise par ce pays (l’Angleterre) et dans laquelle on pouvait transporter les lois de la Grande-Bretagne ; mais c’était une province conquise sur une autre nation, une colonie qui possédait des lois établies, une forte agriculture et un commerce étendu. »

Lord Elgin demandait à lord Grey, le 29 juin 1848[12], de détruire dans l’Acte d’Union, les restrictions imposées à l’usage officiel du français. Citons encore l’opinion du Juge en Chef de la Cour Suprême des États-Unis (Marshall). Il s’agissait d’un traité contenant une clause sur le maintien de la propriété particulière aux Philippines. Le juge déclara que cette disposition n’était pas nécessaire parce que le droit international sanctionnait ce principe.

Montesquieu dit, dans « L’esprit des Lois », que la conquête laisse toujours à payer une dette immense pour s’acquitter envers la nature humaine. Le conquérant ne doit changer l’état des choses qu’autant qu’il est nécessaire de le faire pour assurer sa souveraineté.

Il serait facile de recueillir, dans l’histoire de tous les peuples, des faits qui prouvent péremptoirement que la conservation de la langue maternelle, même à l’école, ne nuit en rien à la fidélité des sujets conquis ou cédés, mais qu’au contraire elle la fortifie dans le cœur par la reconnaissance. Et c’est ce qui s’est produit pour les Franco-Canadiens, comme nous le verrons tout à l’heure.

Alexander Fraser, archiviste d’Ontario, écrivait dans la préface[13] de son rapport du 31 décembre 1903 : « Les lois reflètent les besoins publics, et pour légiférer sagement et intelligemment, il faut connaître l’atmosphère sociale et l’entourage, les influences qui agissent dans le progrès social… La législation exprime, sous une forme légale, les espérances, les ambitions et les besoins d’un peuple. »

Tous les juristes ont reconnu que l’usage de la langue maternelle est un besoin, et que la législation sage est celle qui maintient la jouissance paisible de tous les droits.

Si nous avons pour nous le droit d’occupation première, nous avons aussi le droit des gens, et nous ne pouvions mieux faire, pour prouver cette thèse, que d’invoquer le témoignage des Anglais éclairés.


LA COUTUME


Au lendemain de la reddition de Montréal par Vaudreuil, la langue française fut maintenue dans le pays canadien, malgré l’immigration anglaise. Le traité de Paris ne s’en occupa aucunement parce que le droit des gens la sauvegardait. Murray faisait sa correspondance en français avec les Canadiens, et publiait même des proclamations bilingues[14]. Ses collègues de Montréal et des Trois-Rivières faisaient comme lui, et du Golfe à Pontchartrain, notre idiome conserva sa priorité jusqu’à ce que les Anglais eussent centralisé de nombreuses colonies dans le Haut-Canada. La Proclamation de 1764 ne détruisait en rien la coutume, qui fut plus forte que la volonté du roi George. Les Canadiens rédigeaient leurs requêtes en français, faisaient commerce en français malgré le fanatisme des marchands nouvellement arrivés des îles britanniques. Le groupe français d’Essex, les habitants français de Toronto continuèrent à parler leur langue même dans le négoce, comme des états de compte de l’époque en font foi. Dans Kent il y avait un groupe français important que l’on a sans doute oublié dans les tentatives d’assimilation à outrance après l’Acte Constitutionnel. La présence du député François Baby, siégeant avec William Macomb de 1792 à 1796 à l’Assemblée du Haut-Canada, pour le comté de Kent, prouve l’existence d’un centre français considérable dans ce comté[15]. Il y avait tant de Français, proportion gardée, dans le Haut Canada, que le premier gouverneur, John-Graves Simcoe, sanctionna une ordonnance législative adoptée le troisième jour de la deuxième session, soit le lundi, 3 juin 1793, et qui se lit comme suit :


« Sur proposition faite et appuyée, il est ordonné que tels actes qui ont été adoptés ou qui POURRONT plus tard être adoptés par la Législature de cette province soient TRADUITS en LANGUE FRANÇAISE pour l’avantage des habitants du district occidental de cette province et DES AUTRES COLONS FRANÇAIS QUI POURRONT VENIR HABITER DANS CETTE PROVINCE ; et que A. Macdonnell, Écuier, greffier de cette Chambre, soit aussi employé comme TRADUCTEUR FRANÇAIS à cette fin et AUX AUTRES fins de cette Chambre »[16].


Il est bien évident que cette ordonnance n’aurait jamais été consentie par le Haut Canada si la coutume, reconnue depuis trente-trois ans par les représentants du pouvoir britannique et sanctionnée par l’Acte de Québec et l’Acte Constitutionnel, n’avait pas été si fortement et si largement établie.

Selon la définition de Regelsperger, « la Coutume est une source du droit, qui tire son autorité de l’assentiment tacite de tous les citoyens ». Or, les citoyens de 1793, en Ontario, étaient des Loyalistes venus récemment des États-Unis, et ils n’aimaient ni les Français ni les catholiques. Seulement, leur sincérité et leur largeur d’esprit, du moins dans la classe dirigeante d’alors, rendaient possible l’entente raisonnée entre les deux races qui cohabitaient la Province.

C’est la coutume, aussi, qui a amené, en 1825, l’évêque anglican Strachan à rendre l’étude du français obligatoire dans les écoles de sa province diocésaine de Toronto, comme c’est elle qui a donné lieu, en 1851, à l’autorisation de l’enseignement du français en Ontario. Disons ceci à l’avantage de la majorité de nos concitoyens anglais, qu’ils cherchent plus à perfectionner l’enseignement français qu’à l’abolir ; mais malheureusement, la majorité ne gouverne pas, et c’est à la politique de parti qu’il faut attribuer le litige actuel.


DROIT CONSTITUTIONNEL


Quand un conquérant veut abolir des usages anciens qu’il croit contraires à la sûreté de son gouvernement, il le proclame par écrit dans un traité ou dans une ordonnance. Le Traité de Paris n’abolit en rien l’usage du français. Bien plus, l’Acte de Québec, de 1774, s’applique non seulement au Bas Canada, mais au Haut Canada et à toutes les parties de l’Ouest, c’est-à-dire au territoire cédé par la France à l’Angleterre en 1763. Ainsi, on permet l’usage du français devant les tribunaux et dans tous les actes de l’état-civil, des postes des districts, et des établissements vis-à-vis le détroit, sur le sol aujourd’hui compris par Ontario, à Vincennes et ailleurs, de 1775 à 1791 (Edmond Roy).

Puis, en 1775, une ordonnance décrète la traduction en français, avant l’adoption par le Conseil législatif, de toutes les ordonnances, qui sont par la suite publiées dans les deux langues.

Ces ordonnances, de 1775 à 1791, sont traduites en français avant d’être finalement adoptées par le Conseil législatif, et elles sont publiées en anglais et en français. Il en est de même de 1791 à 1841, pour la province du Bas Canada.

L’Acte Constitutionnel de 1791 (31 Geo. III, ch. 31) reconnaît officiellement l’usage de la langue française, dans les deux provinces, dans deux cas spécifiques :

Le serment à administrer aux voteurs peut l’être dans l’une ou l’autre des langues française ou anglaise. (Sect. 24.)[17].


« XXIV. Pourvu que, — et l’autorité susdite en décrète ainsi — tout électeur, avant d’enregistrer son vote à une telle élection (dans le Bas ou dans le Haut Canada), prête, s’il en est requis par un des candidats ou par le rapporteur, le serment suivant qu’on lui fera prêter en ANGLAIS ou en FRANÇAIS, suivant le cas : —
« Je, A. B., déclare et atteste en présence de Dieu tout-puissant que je suis, au meilleur de ma connaissance et croyance, âgé de vingt et un ans révolus et que je n’ai pas encore voté à cette élection… »


Le serment à administrer aux membres du Conseil et de l’Assemblée, dans l’une ou l’autre province, peut de même être prêté soit en français soit en anglais. (Sect. 29.)

« XXIX. Pourvu néanmoins, — et l’autorité susdite en décrète ainsi — qu’il ne soit permis à nul membre du conseil législatif ou de l’assemblée de l’une ou de l’autre de ces provinces (le Bas et le Haut Canada), de prendre part aux délibérations avant d’avoir prêté et souscrit le serment suivant devant le gouverneur ou le lieutenant-gouverneur ou l’administrateur de la province ou devant toute personne autorisée par le dit gouverneur ou lieutenant-gouverneur ou toute autre personne comme susdit à faire prêter tel serment, et que celui-ci soit prêté en ANGLAIS ou en FRANÇAIS suivant le cas : —


« Je, A. B., promets et jure en toute sincérité de rester véritablement fidèle envers et d’obéir à S. M. le roi Georges, comme souverain légitime du royaume de la Grande-Bretagne et de ces provinces lui appartenant et de le défendre de toutes mes forces contre toutes conspirations déloyales et attentats quelconques dirigés contre sa personne, sa couronne et sa dignité, et de faire tous mes efforts pour dénoncer et faire connaître à Sa Majesté, à ses héritiers et successeurs, toutes trahisons et conspirations déloyales et attentats que je saurai dirigés contre elle ou quelqu’un d’entre eux. Et je jure tout cela sans équivoque, sans restriction mentale, ni arrière-pensée, et en renonçant à toutes grâces et dispenses dans le sens contraire de la part de toute personne ou de tout pouvoir quelconques.
Ainsi que Dieu me soit en aide. »[18]


En vertu de cette section 24, plusieurs électeurs de Kent, — pour l’élection de François Baby et de William Macomb, — et d’Essex, pour l’élection de Parshall Terry et Benjamin Hardison, ont prêté leur serment en français, en 1792.

En vertu aussi de la section 29 de l’Acte Constitutionnel, François Baby a prêté son serment d’office en français à Newark (maintenant Niagara), la première capitale du Haut Canada, le ou vers le 3 septembre 1792, quelques semaines après les élections générales de la première Assemblée Législative. L’ordonnance du 3 juin 1793, dont nous donnions tout à l’heure le texte, établit que l’esprit de la Constitution comportait le libre usage du français dans toutes les parties du Canada, dans l’Ontario comme dans le Québec, puisque les deux provinces faisaient partie du territoire cédé par le traité de Paris.

La « Gazette de Québec » du 31 janvier 1793, publie le texte du discours prononcé en français, le lundi, 21 janvier de la même année, par M. de Lotbinière, député d’York, dans la Chambre d’Assemblée. On voit dans ce discours, entre autres choses :


« Le plus grand nombre de nos électeurs, étant placés dans une situation particulière, nous sommes obligés de nous écarter des règles ordinaires et sommes contraints de réclamer l’usage d’une langue qui n’est pas celle de l’empire ; mais aussi équitables envers les autres que nous espérons qu’on le sera pour nous-mêmes, nous ne voudrions pas que notre langage vint à bannir celui des autres sujets de Sa Majesté ; mais demandons que l’un et l’autre soit permis. Nous demandons que notre journal soit tenu dans les deux langues, et que lorsqu’il sera nécessaire d’y avoir recours, le texte soit pris dans la langue où les motions auront été originairement présentées, et que le bill soit passé dans la langue de la loi qui aura donné naissance aux dits bills. »


Le discours de M. de Rocheblave, « Gazette » du 7 janvier 1793, est dans le même sens, ainsi que les correspondances signées : « Un Spectateur », 14 février, et « Y. Z », 21 février. Une résolution de la même année autorise la publication française des lois du Bas-Canada, en même temps que l’ordonnance du 3 juin est sanctionnée dans le Haut Canada[19].

L’usage de la langue française n’a jamais été aboli au Canada comme langue parlée du peuple. Nous restons et sommes restés sous l’empire du droit des gens. Les lois organiques de 1774 et de 1791 ne l’interdisent pas devant les tribunaux et les parlements. Elles ne contiennent à ce sujet aucune disposition. La loi organique de 1841 abolit l’usage du français, mais malgré la victoire temporaire des bigots qui trompent le pouvoir, les lois sont encore rédigées dans les deux langues, et Lafontaine, sur le parquet de la Chambre du Bas Canada, proteste, en français, contre la radiation de sa langue maternelle dans l’administration publique. En 1848, lord Elgin écrira à lord Grey plusieurs lettres dans lesquelles il lui fera voir l’injustice et les dangers des restrictions dont la langue française a été frappée sept ans plus tôt. Dans le Volume C, page 509 du « Hansard Parliamentary Debates », on lit le résumé suivant (traduit) du discours prononcé le 17 juillet 1848 par le comte Grey :


« … Les renseignements reçus de son noble ami le gouverneur général du Canada (lord Elgin) indiquaient que l’existence de la loi (celle de 1841) détruisait son objet, qu’elle entretenait un tas de choses absolument contraires au but désiré, etc. ; au lieu d’effacer les distinctions de races, elle les marquait davantage. Il admet qu’il vaudrait mieux n’avoir qu’une seule langue dans les archives fédérales pour tout le Canada, mais il donne plus d’importance encore au principe qui leur accorderait de réglementer leurs questions locales, selon le désir et le sentiment du peuple du Canada. Il ne pouvait pas en conséquence douter que cette mesure, qui avait été recommandée consécutivement par trois gouverneurs généraux, recevrait la sanction du Parlement. Il est heureux de dire que le privilège accordé aux Canadiens d’administrer leurs affaires internes avait réussi à réconcilier toutes les classes de la colonie avec le système actuel de gouvernement et de les amener à envisager avec un chaleureux attachement notre pays, Sa Majesté, et les institutions sous lesquelles ils vivent ; pour le prouver il renvoie à plusieurs mémoires et à des adresses du Grand Jury reçus dernièrement des sections française et anglaise de la population. Toutes les tentatives faites, même pendant les événements récents d’Europe, dans le but de créer de l’agitation au Canada, avaient échoué, et la colonie jouissait maintenant d’un degré de paix et de satisfaction qui, dans son opinion, n’avait jamais existé. Cet état de choses provenait de la permission accordée au Canada de régler ses propres affaires. Il était persuadé que le principe (d’administration locale et du rétablissement du français) était droit et juste en soi, et il osait espérer que Leurs Seigneuries l’accepteraient. »


Et ce jour-là, la mesure présentée par le comte Grey pour rétablir le français dans son officialité, était sanctionnée par la Chambre.

Le Parlement a reçu, par la loi de 1848, le pouvoir de faire les lois qu’il jugera bonnes. Dans la pratique, les lois du Haut et du Bas Canada, de 1841 à 1867, sont traduites dans les deux langues. Une résolution de 1849 autorise n’importe quel membre du Parlement à demander le texte français d’une loi qui n’aurait pas été publiée dans cette langue. En 1867, la langue française est reconnue comme une des langues officielles. Un jugement de la Cour Suprême a décidé que le texte français était aussi officiel que le texte anglais, et qu’il ne devait pas être considéré simplement comme une traduction de l’anglais.

Que dire de l’Acte fédératif ? La clause 133e donne l’officialité fédérale à notre langue. Comment concilier ce status fédéral avec les restrictions purement provinciales ? Comment concilier la séance d’une commission fédérale, qui doit recevoir des témoignages en français aussi bien qu’en anglais, même à Toronto, alors que la langue française est bannie des tribunaux provinciaux ? Dans un même édifice, la Cour de l’Échiquier, cour fédérale et conséquemment bilingue, entendra des plaidoiries en français, alors que la Cour Supérieure, porte voisine, ne pourra « siéger » qu’en anglais. Dans une province quelconque du Canada les commissions fédérales, les tribunaux fédéraux et la documentation des services publics fédéraux sont constitutionnellement bilingues alors que les institutions provinciales sont strictement monolingues. C’est un non sens. Lord Dufferin, John-A. Macdonald et le docteur Bryce, président de la Société Royale du Canada, ont trouvé, avec un grand nombre d’autres Anglais éclairés, que le bilinguisme canadien ne mettrait aucunement en danger l’allégeance britannique des Franco-Canadiens ou de leurs compatriotes anglophones.

L’officialité du français entraîne l’existence d’une population qui connaît la langue française écrite, cette connaissance réclame une culture ; et comme au Canada l’État se fait instituteur dans les provinces, il a le devoir d’enseigner une langue que ses habitants ont le droit officiel de connaître, de parler et d’écrire dans les affaires publiques du Canada : un système d’éducation qui exclut le français est donc anticonstitutionnel, ou alors l’officialité de notre langue dans les affaires fédérales n’a pas sa raison d’être.

La langue française étant officielle depuis la Cession, l’enseignement du français a donc des droits constitutionnels dans tout le pays, au même titre que l’anglais ; et comme les provinces ne peuvent pas décréter qu’une seule des langues sera enseignée, la Constitution ne dit rien sur l’exclusion du français dans les provinces, — la résolution du 22 mars 1911 est « ultra vires », parce qu’elle impose l’emploi d’une langue que les écoliers canadiens-français ne peuvent pas comprendre, avant de l’avoir apprise par le véhicule de leur idiome maternel, officiel de par la coutume, de par le droit des gens et de par la constitution.

Les provinces doivent nécessairement instruire les enfants dans les deux langues officielles du pays. Elles ne peuvent pas, par une loi, décréter qu’une seule de ces langues sera enseignée, pas plus que la province d’Ontario peut décréter que seule la langue allemande sera enseignée. Toute loi provinciale décrétant que la langue anglaise seule sera reconnue sera « ultra vires. »

« La loi organique impériale de 1867 a des péremptions sur l’usage des deux langues que ni le parlement fédéral ni les législatures de province ne peuvent changer. Il n’y a que le parlement impérial qui puisse légiférer sur la langue officielle du Canada », dit Edmond Roy.

L’usage de la langue française a existé dans tout le territoire qui constituait autrefois la Nouvelle-France (c’est-à-dire Ontario et Québec) depuis l’établissement des Français, et sans interruption, jusqu’à nos jours. La cession d’un pays n’opère pas le changement obligatoire de la langue de ses habitants, pas plus que la conquête d’un pays n’affecte le droit privé de ce pays : droit de propriété, droit de succession.


DROIT STATUTAIRE


Les lois donnent des droits et non des privilèges, disions-nous au début de cette étude. Or ce sont les lois qui permettent l’enseignement français dans notre province, et il n’y a pas lieu de parler privilège quand le droit est si nettement défini par l’existence de lois précises, qui autorisent l’usage et l’enseignement de notre langue à l’école, l’emploi de livres de classe français, l’engagement d’instituteurs chargés des classes françaises, le paiement de ces instituteurs, la nomination et le paiement d’inspecteurs français pour les écoles françaises, l’adjudication d’octrois publics à ces écoles, la création de bibliothèques scolaires à l’usage de ces écoles, et l’établissement d’écoles modèles bilingues et de cours supplémentaires d’été pour préparer les candidats à l’enseignement temporaire dans les écoles bilingues.

Si nos écoles n’existaient pas légalement en Ontario, les dépenses qu’elles entraînent ne pourraient pas être faites à même le trésor public et le moindre déboursé fait par le gouvernement à leur intention devrait être considéré par les tribunaux à l’égal d’un détournement de fonds.

Les statuts donnent au ministre de l’Instruction publique le droit de faire des règlements, pour l’administration des écoles, et dès que ces règlements sont déposés à la Législature et sanctionnés par les députés, ils ont force de loi. En vertu de la loi scolaire, les commissaires d’écoles ont le droit d’exiger l’enseignement du français partout où notre population est en proportion respectable.

On prétendra peut-être que ces lois sont récentes et que jamais les traditions ontariennes n’ont voulu que l’école abandonne son status anglais et protestant. Or la vérité historique nous oblige à dire qu’en Haut Canada comme dans Québec, l’école française était établie longtemps avant la venue des Loyalistes, bien que son existence ne fût pas officielle. L’Ontario a d’ailleurs commencé très tard à s’occuper sérieusement des écoles. Dans la quarante-quatrième année du régime de George III, la résolution Macdonnell-Ferguson, sur l’établissement d’écoles primaires dans tous les districts du Haut Canada, était renversée, le 16 février, par sept voix contre quatre à l’Assemblée Législative[20]. Et pourtant, à cette époque, les écoles françaises fonctionnaient déjà dans Essex et dans Kent.

L’existence d’écoles bilingues en Ontario a été signalée officiellement au Bureau d’Éducation en 1851. L’usage du français dans les écoles du Haut Canada a été rapporté par le Bureau de l’Instruction publique du comté d’Essex la même année ; et la même année, toujours, l’emploi du français par l’instituteur était autorisé par un décret du Conseil de l’Instruction publique du Haut Canada.

En 1868, puis, en 1879, l’usage des livres français de classe était régularisé par la loi dans les écoles FRANÇAISES d’Ontario. En 1885, on décrétait que les livres français de lecture devaient être employés en plus des « autres livres de classe » français. La même règlementation s’appliquait à l’allemand.

D’année en année les règlements se sont succédés, et jamais l’on n’a cherché à prohiber l’usage ou l’enseignement du français.

Il y a deux ans, les règlements donnaient aux commissaires d’école le droit de réclamer l’enseignement du français aux élèves dont les parents ou tuteurs avaient exigé cet enseignement[21]. Le sous-ministre de l’Instruction publique écrivait à cette date que l’enseignement du français était entièrement laissé à la discrétion des commissaires d’écoles[22].

La circulaire 17 n’abolit pas le français, mais elle lui impose des restrictions qui n’aident en rien à l’enseignement rationnel de l’anglais. Ces restrictions elles-mêmes prouvent que le français était établi dans l’école, et ce sont précisément les lois qui devaient proscrire l’instruction française qui ont affirmé les droits de notre langue. Abolir un usage reconnu par la loi, c’est admettre l’existence antérieure d’un droit. Si l’enseignement du français n’était pas légalisé en Ontario, l’application des impôts scolaires aux besoins des écoles bilingues constituerait un abus de confiance au détriment de la population anglophone ; seulement les règlements sur la langue française, émanés du ministère depuis 1851, ont force de loi et donnent un droit statutaire à l’enseignement de notre langue.


L’HEURE PRÉSENTE


La circulaire 17 était inapplicable parce qu’elle péchait contre la clarté de la lettre et contre la pédagogie. Puisque le docteur Merchant, dans son rapport[23] de 1912, recommandait l’usage de la langue maternelle comme véhicule logique de l’enseignement anglais, il s’ensuit que la sous-section I de la section 3 de cette circulaire, qui limitait l’emploi du français au premier cours (Form I), allait préparer des élèves comme ceux dont parle Owen Edwards[23] ; quand il dit :


« Il lit des mots auxquels il ne trouve aucun sens, et on lui défend l’accès au mot écrit qui évoquerait immédiatement une idée et qui stimulerait son intelligence… son livre ne lui dit rien… il ne peut pas comprendre la langue qu’il lit, et il ne sait pas lire la langue qu’il comprend. »


Plus loin, la circulaire chassait complètement le français de l’école en prescrivant que l’enseignement serait exclusivement anglais dès que l’enfant comprendrait suffisamment cette langue[24]. Elle place même l’enseignement du français sous la direction d’un inspecteur anglais qui n’est pas tenu de savoir un mot de français et qui de fait ignore absolument notre langue. L’enseignement français ne devra pas dépasser une heure par jour dans chaque classe. C’est une arme à deux tranchants qui attaque l’instruction des enfants dans son principe. Si l’instituteur s’en tient à la lettre de cette loi, — l’esprit en est incompréhensible, — il pourra chaque jour fermer sa classe française dès qu’il aura enseigné une heure, parce que ses élèves ne comprennent pas encore l’anglais. S’il a plusieurs classes, il n’aura pas le temps de donner en plus de l’heure française dans chaque classe, un seul moment d’anglais à ses élèves. Dans une école de huit classes, deux par cours, il pourra y avoir huit heures de français sur six heures d’enseignement.

D’autre part, si l’inspecteur surveillant tient à l’heure de français dans chaque PIÈCE au lieu de chaque classe, nous obtenons un résultat mirifique : il est des écoles d’une seule pièce où il y a jusqu’à huit classes ou divisions. Cela donne donc sept minutes et demie d’enseignement français dans chaque classe. Comme il y a quatre matières autorisées en français[25], il restera donc une minute et sept-huitièmes pour chaque matière. Divisez cela entre les vingt élèves qui composent généralement une classe, et cela vous donne cinq secondes et trois cinquièmes par élève. Puis, il y a la revue de la leçon précédente. L’écolier aura donc en vérité deux secondes et treize-seizièmes de lecture, d’épellation, de grammaire et de composition françaises par jour. S’il ne devient pas savant avec un semblable programme, c’est qu’il sera bien mal partagé sous le rapport de l’intelligence.

Et pourquoi borner, aussi, l’usage du français au premier cours de l’année 1912-13 ? L’enseignement du français ne sert à l’enfant qu’à condition d’être bien fait. Pour cela il faut donner le temps voulu à l’élève pour l’apprendre, et non pas se contenter de lui montrer quelques bribes insignifiantes de connaissance puis passer à l’étude d’une langue dont il ne comprend rien encore.

On s’est étonné de l’attitude des catholiques français à l’endroit des inspecteurs anglo-protestants. Cette attitude était pourtant naturelle. La clause 93 de l’Acte confédératif garantit les droits des écoles séparées et permet l’appel au Parlement et au Gouverneur-général-en-conseil si ces droits sont lésés dans une province quelconque. La province de Québec donne à la population anglo-protestante liberté parfaite de régler ses propres affaires scolaires. Le comité protestant du Conseil de l’Instruction publique est libre de gérer ses maisons d’éducation comme il l’entend. Pourquoi l’Ontario ne ferait-il pas de même à l’égard de la minorité franco-catholique ? Il n’y a pas de religion d’État en Ontario ni dans une autre province du Canada. Il n’y a pas de provinces anglaises au Canada. Il n’y a que des provinces britanniques. Pourquoi nous imposer un inspectorat protestant quand on sait bien que jamais la venue d’un inspecteur catholique n’a été et ne sera tolérée dans les écoles protestantes de la province ? On pourrait citer de nombreux exemples de catholiques, enseignant dans les écoles publiques, qui ont été destitués dès qu’on a su qu’ils étaient catholiques.

Pour couvrir cet inspectorat protestant, on prétend que nos écoles sont immensément inférieures aux écoles publiques. Comment alors expliquer que la proportion des candidats heureux, aux examens de promotion, est plus forte chez les élèves des écoles séparées que dans les écoles publiques, et plus forte dans les écoles bilingues que dans les autres écoles séparées ? Les rapports publics sont là pour le prouver. Cependant les élèves des écoles bilingues affrontent rarement les examens d’entrance parce que leur connaissance du français, en plus de leur instruction anglaise, ne leur sert de rien aux yeux des examinateurs officiels. Le prétexte est donc mal choisi par le gouvernement quand il nous impose des inspecteurs protestants.


NOTRE RECONNAISSANCE


Aux accusations de déloyauté que si souvent une partie de la presse anglaise porte contre les Franco-Canadiens, il est facile de répondre victorieusement. Citons pour cela un extrait du discours de M. de Lotbinière, — 21 janvier 1793[26] :


« … et surtout rappelons-nous l’année 1775. Ces Canadiens, qui ne parlaient que français, ont montré leur attachement à leur souverain de la manière la moins équivoque… ils ont aidé à défendre toute cette province… Cette ville, ces murailles, — cette chambre même, où j’ai l’honneur de faire entendre ma voix, ont été en partie sauvés par leur zèle, et par leur courage… »


En effet, quand Montgomery parut devant Québec, les Canadiens, qui n’avaient pas suivi les prudents marchands anglais dans les sous-bois de l’Île d’Orléans, firent le coup de feu contre l’envahisseur yankee et repoussèrent l’assaut. Ils prouvèrent, en versant généreusement leur sang, qu’ils n’avaient pas oublié l’Acte de 1774 et les grandes libertés qu’il leur accordait dans toutes les parties du pays.

M. de Lotbinière pouvait dire avec raison, dans l’enceinte de l’Assemblée Législative, en parlant des Canadiens :


« … On les a vus se joindre aux fidèles sujets de Sa Majesté et repousser les attaques que des gens qui parlaient bien bon anglais faisaient sur cette ville !… »[27]


Puis, lorsque la mort de Breck entraîna défaite sur défaite dans le Haut Canada, ce furent des Canadiens-français qui, sous les ordres de De Salaberry, battirent Hampton à Chateauguay. Et nos gens étaient commandés en français[28]. Cette bataille, avec la libération de Québec, est l’un des beaux faits d’armes de l’Histoire, un des grands exploits accomplis par les Canadiens français comme acte de reconnaissance envers l’Angleterre bienveillante. Les nôtres ont fait leur devoir, encore, pendant l’invasion fénienne. Même dans la guerre sud-africaine, — il ne nous appartient pas de juger ici les raisons ou l’injustice de cette guerre, — nos Canadiens ont fait du service volontaire à côté des autres sujets britanniques. Nous sommes loyaux à condition qu’on soit simplement juste envers nous.


CONCLUSION


Nous croyons avoir démontré que les Franco-Canadiens sont chez eux en Ontario, comme partout ailleurs au Canada, parce qu’ils sont les premiers arrivés, parce que le droit des gens protège leur langue maternelle et leurs traditions, parce que la Coutume, la Constitution et les statuts provinciaux donnent un statut légal à leur idiome. Mais puisque ces droits sont méconnus même par ceux qui ont comme prérogative finale de bien administrer la chose publique, selon la justice et les droits acquis, nous sommes tenus de lutter constamment. Le premier de nos devoirs est la défense de nos droits, qu’on les appelle ailleurs privilèges ou autrement ; cette défense ne saurait être efficace qu’autant qu’elle reposera sur l’union serrée de tous les groupes français du Canada, et surtout de l’Ontario. Il faut viser plus haut que les castes, plus haut que les clans, plus haut que les coteries ou les partis, plus haut que le népotisme ruineux ; il faut regarder plus loin que la mesquine satisfaction des intérêts particuliers, si nous voulons atteindre le but de nos aspirations communes. Il faut aussi comprendre que les droits dont nous jouissons dans notre pays, même s’ils sont passagèrement attaqués par quelque secte, nous imposent des obligations envers l’État. Il nous faut vivre en bonne entente avec les concitoyens qui nous sont étrangers par l’origine, conserver l’appui des gens éclairés qui veulent nous aider, et n’employer jamais, dans la lutte, que les armes courtoises dont se servaient nos pères.

Si nous accomplissons tous ces devoirs, nous n’aurons peut-être pas toujours la vanité des fortunes rapidement acquises, mais nous trouverons au moins la satisfaction d’avoir travaillé consciencieusement à la grandeur de la patrie.


JULES TREMBLAY.
  1. Brûlé’s Discoveries and Explorations, Consul-Willshire Butterfield, Helman-Taylor Co., Cleveland, 1898, p. 12.
  2. Brûlé’s Discoveries and Explorations, Consul-Willshire Butterfield, Helman-Taylor Co., Cleveland, 1898, p. 17.
  3. Brûlé’s Discoveries and Explorations, Consul-Willshire Butterfield, Helman-Taylor Co., Cleveland, 1898, p. 120.
  4. Fifth Report of the Bureau or Archives for the Province of Ontario (Old Huronia, Arthur-Edward Jones, S.J., p. 264) 1908.
  5. Mi-juillet 1611, — Brûlé’s Discv. p. 24.
  6. Œuvres de Champlain, publiées sous le patronage de l’Université Laval, par l’abbé C.-H. Laverdière, M. A., seconde édition, Québec, — Geo-É. Desbarats, 1870.
  7. Makers of Canada, Morang, Toronto, 1910, (Champlain, N-E. Dionne) page 76.
  8. Fifth Report of the Bureau or Archives for the Province of Ontario (Old Huronia, Arthur-Edward Jones, S. J., p. 269-71) 1908.
  9. Correspondance de Murray, Archives du Canada, 27 octobre 1764, lettre à lord Eglinton.
  10. Papineau, A.-D. De Celles, Montréal, 1905, Beauchemin, p. 25.
  11. Makers of Canada, Vol 6, Papineau, p. 13.
  12. Correspondence Elgin-Grey, Archives du Canada.
  13. First Report, Ontario Archives, 1903.
  14. Documents pour servir à l’histoire constitutionnelle du Canada, Shortt-Doughty, Archives du Canada, proclamations.
  15. Sixth Report, Ontario Archives, tableau des députés, p. X, année 1909.
  16. Sixth Report, Ontario Archives, tableau des députés, p. 23, année 1909.
  17. Documents pour servir à l’histoire constitutionnelle du Canada, Shortt-Doughty, Archives du Canada, p. 670.
  18. Documents pour servir à l’histoire constitutionnelle du Canada, Shortt-Doughty, Archives du Canada, p. 671.
  19. Consulter à la Bibliothèque du Parlement.
  20. Sixth Report, Ontario Archives, pp. 430-31.
  21. Regulations and Course of Studies for the Public Schools of Ontario, 1901, section 15, page 9.
  22. Lettre du docteur Colquhoun à l’abbé Chaine, curé d’Arnprior, 21 juillet 1911.
  23. a et b Report on the Condition of English-French Schools in the Province of Ontario, by F.-W. Merchant, Toronto, 1912, p. 73.
  24. Ontario, Department of Education, Circular of instructions for the School year September to June 1912-13 (17 juin 1912. p. 2.
  25. Ontario, Department of Education, Circular of instructions for the School year September to June 1912-13 (17 juin 1912. p. 2, clause 4, lecture, épellation, grammaire et composition.
  26. Gazette de Québec, livraison du 31 janvier 1793.
  27. Gazette de Québec, livraison du 31 janvier 1793.
  28. Correspondance de Salaberry.