Le front contre la vitre/5

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Texte établi par Éditions Albert Lévesque (p. 131-158).

ANGLAIS — FRANÇAIS




N OUS allons notre chemin en vivant sur nos réserves. La France nous a donné huit ou dix mille hommes dont nous avons multiplié la chair : notre survivance physique est un fait. Mais notre philosophie est courte, si elle existe ; j’entends, si même elle est exprimée. Nous vivons peu par l’esprit ; et nous allons voir que, pour l’espèce d’êtres que nous sommes, c’est un mal.

Il nous manque un « climat de culture » propre à entretenir les valeurs que nous tenons de nos origines. Nous distribuons un enseignement, honnête dans ses intentions, mais trop rigide dans sa fidélité au passé et qui reste encore accroché au dix-septième siècle. Je ne lui reproche pas ses traditions, mais bien de ne pas les assouplir à l’ambiance qui nous emporte vers des destinées auxquelles nous demeurons mal préparés.

Nous nous sommes donné à pleines mains l’illusion des programmes. Tout y est. Ils vont de pair avec le progrès moderne, et, à les lire, on se sent rassuré : histoire, géographie, sciences naturelles, science sociale sinon science économique, civisme. Mais ces sources d’observation et ces règles de conduite, dont on admet en théorie l’abondance et la nécessité, sont-elles utilisées ?

Ce sujet : Anglais, Français, les conséquences pratiques de deux psychologies relève de l’histoire et de la géographie, c’est-à-dire, de la science sociale entendue dans le sens large. Il comporte les éléments fondamentaux de la nation canadienne. L’avons-nous abordé de plein ? Notre connaissance de l’Anglais est-elle raisonnée ? Ne résulte-t-elle pas d’observations superficielles où d’à peu près répétés à l’infini et que nous prenons pour des certitudes ? Méditons-nous sur le caractère du Français ? Ici encore, n’obéissons-nous pas à des sentiments que des rencontres passagères ont faussés ?

Notre appréciation de l’Anglais se fonde sur des faits historiques ou actuels, sans s’inquiéter des causes qui ont provoqué ces faits, de l’instinct qui s’est mué en idées motrices. Quels avantages nous apporterait pourtant un commerce plus attentif de nos compatriotes anglo-saxons ! Nos attitudes seraient plus sûrement inspirées. Nous nous adapterions au milieu, d’une volonté éclairée, au lieu de nous soumettre aux événements avec une sorte de passivité admirative.




La psychologie des peuples, si recommandable, n’est pas facile. Elle résulte d’observations répétées et de patientes synthèses, et non d’impressions de surface aussitôt généralisées. On peut entreprendre cette longue recherche, à la condition d’avoir sous la main les éléments voulus. Or, nous ne les avons pas. Le type anglo-saxon que le sort nous a donné pour voisin est, comme le nôtre, éloigné de ses origines et plongé dans des horizons nouveaux où il est fort possible qu’il modifie ses traits essentiels. Mais le portrait de « l’Anglais de Londres », comme nous disons, une fois brossé et placé devant nous, il suffira d’en rapprocher celui de « l’Anglais colonial » que nous rencontrons chaque jour, pour juger de sa fidélité ou pour reconnaître son hérédité accentuée. L’aventure vaut d’être tentée.

Il nous faut donc un guide. Le hasard d’un voyage en France m’en a fourni un, très au courant des choses d’Angleterre et de France, d’une fréquentation agréable et d’une prudente sagacité. Ses jugements qui paraissent arrêtés, trop portés au parallélisme, sont corrigés par un sens des nuances qui nous livre surtout les « dominantes » et atténue les chances d’erreur. Je les ai appliqués plusieurs fois, avec la satisfaction d’en éprouver la vérité, aux Anglo-Canadiens, voire aux Américains, qui ont plus évolué. Il s’agit de Salvador de Madariaga. Espagnol, il fit ses études en France, devint professeur à Oxford et finit par passer à la Société des Nations. Voilà pour le moins des titres à l’autorité. Son livre : Anglais, Français, Espagnols, paru en 1930, campe ces trois types d’hommes dans leurs gestes instinctifs. Laissons, à regret, tomber l’Espagnol dont l’individualisme de passion nous inspirerait d’utiles réflexions, pour nous en tenir à l’Anglais et au Français.

Le langage de Madariaga, surtout dans la première partie qui fait office de théorie, prend, sans excès, une teinte scientifique. Il écarte toute affirmation hâtive et corrige, parfois à notre étonnement, des opinions courantes, sur l’hypocrisie de l’Anglais, par exemple, ou la furia francese. Nous sommes donc au-dessus des boutades, comme celles de Rivarol : « l’Anglais a deux mains gauches » ; où celle, plus cynique, du Pringle, de Chesterton :

Oh how I love my fellow-man
With love both pure and Pringlish,
But how I hate those horrid French
Because they are not English.


Avant de m’engager, à la suite de Madariaga, dans l’analyse objective des Anglais et des Français, je transcris une page de Louis Cazamian, un des psychologues de France qui ont le plus pratiqué l’âme nue de l’Angleterre. Ce n’est pas un hors-d’œuvre, mais une préparation, une « invitation » à un voyage plus poussé. Dans cette page, d’ailleurs, on retrouve notre propre sentiment à l’égard de l’Anglais, tel que nous aurions cherché à l’exprimer ; en sorte qu’elle va nous servir de point de départ naturel, si je puis dire, vers une connaissance plus ferme et de fructueuses désillusions :

« Nous les regardons passer. On les reconnaît presque toujours au premier coup d’œil : corps maigres et osseux, têtes longues aux énergiques mâchoires : un air de froideur où nous lisons comme un orgueil engourdi…

« Que pensent-ils ? Nous ne savons : leur visage est fermé. Les connaissons-nous ? Fort mal ; leur langue est si étrangère et si exigeante ; leur pays, si proche, est si lointain. Devant nous, ils semblent gênés, et nous nous sentons devant eux provoqués à être agressivement nous-mêmes. En vérité, nous ne les comprenons pas ; leur âme nous est plus distante que celle des autres peuples.

« Comme nation, ils nous inspirent des sentiments mêlés ; des images contradictoires se lèvent en nous. Le fond héréditaire de méfiance n’a pas disparu, surtout en certaines provinces ; les vagues souvenirs de la guerre de Cent ans, de la longue lutte maritime et coloniale, traînent à l’arrière-plan des mémoires. De l’estime, cependant, de l’admiration pour une race forte, un peuple vigoureusement pratique, qui a fait plusieurs choses capitales : le régime parlementaire, le plus vaste empire du monde, la grande industrie. Un prestige entoure parmi nous la figure traditionnelle de l’Anglais, original, flegmatique, « gentleman ». Nous sentons quelque chose de sûr et de ferme dans le caractère de ce peuple ; il est viril et majeur ; il est capable de se conduire. »

Mais quittons cette prose nourrie de sentiments où deux peuples se mesurent, pour nous élever jusqu’aux sérénités de la psychologie où se détache le type pur.




L’Anglais est avant tout un homme d’action : il tend vers l’action « comme l’abeille va à la fleur ». Nous avons donc raison de le considérer comme un être pratique ; mais il faut ajouter à ce jugement trop bref que le sens pratique dont nous sentons la présence, qui nous saisit comme la sarabanne enserre une fleur, est fondé sur un irrésistible instinct. L’Anglais ne s’embarrasse pas de théorie, ni de plan préconçu. La pensée inspiratrice, l’ordonnance logique, il les redoute. La vie est son maître. Il la reconnaît plus puissante que lui, et sa force est de savoir l’utiliser. Il obéit aux faits dont il tisse l’expérience ; sa volonté épouse les sinuosités du réel. Il veut des résultats. Son utilitarisme, son matérialisme, lui font envisager surtout un rendement solide. Mais il n’est pas pour cela dénué de moralité ni de désintéressement. On donnerait mille exemples de sa charité, de son action sociale, de son dévouement à la chose publique.

D’où lui vient cette détermination d’autant plus remarquable qu’elle est moins compliquée ? De l’école sans doute, qui chauffe la volonté de l’Anglais après l’avoir dépouillée ; mais l’école, observe Madariaga, est ainsi parce qu’elle est anglaise, en sorte que l’on revient à la tendance initiale du type vers l’action.

Chose certaine, l’Anglais est élevé dans la rigidité du self-control. Regardons-le, même au Canada : quel flegme ! Pas un muscle de sa figure qui trahisse le feu intérieur, parfois intense. L’Anglais est dompté. Dès son enfance, on lui apprend à surmonter ses passions au profit de sa volonté. La public-school, et même l’université, lui enseignent l’histoire, règle des traditions, la langue anglaise pour qu’il subisse l’expression propre à son groupe ; et les sciences qu’il faut posséder pour réussir. Formation rudimentaire à nos yeux de Français, qui tenons à la culture générale au point de lui sacrifier le succès. Qu’on ne me fasse pas dire, surtout, que je blâme notre attitude ! Je constate seulement que le temps que nous consacrons aux humanités, c’est-à-dire à l’intelligence, l’Anglais, notre compétiteur, le donne aux études spécialisées, c’est-à-dire à la volonté. Cela doit être. N’y aurait-il pas lieu cependant de tenter une adaptation des deux formules en dirigeant la culture générale, qui nous est nécessaire comme le pain quotidien, vers le caractère et l’action plutôt que de la laisser planer sur les ruines d’Athènes ou sur le forum romain, aujourd’hui dégagé d’ailleurs comme un signe de renaissance ? Dans ce passé d’une gloire virile, que cherchons-nous ? Une raison de mourir ou d’espérer ? « Nous n’avons pas d’argent, me disait un ami dans un moment de mélancolie, pas de belles maisons, de parcs riants, de firmes puissantes, mais nous sommes ben fins. » Piètre consolation ! Si encore elle nous apportait le baume de la vérité !

L’Anglais, « résolu jusqu’à la domination, à moins que les faits ne soient contre lui, » assoiffé d’action, et convaincu de sa supériorité comme s’il formait un îlot à part dans le genre humain, ajoute à ses forces innées un sens aigu de la solidarité.

Écoutons Madariaga : « Un mauvais plaisant a dit » : « Un Anglais, un imbécile ; deux Anglais, un match de football ; trois Anglais, l’Empire britannique. » C’est bien vu, mais déplorablement dit. Le premier terme de cette épigramme n’est pas seulement discourtois : il est absurde… Le deuxième terme est déjà meilleur, le match est peut-être un des phénomènes sociaux les plus révélateurs du caractère anglais. Quant au troisième, il est admirable et ne pêche que par sa modestie. Contrairement à ce que semble croire l’auteur de l’épigramme, il n’est nullement nécessaire de réunir trois Anglais pour faire l’Empire britannique : un seul suffit. »

L’Anglais détient « le génie de l’organisation spontanée ». On le constate en Angleterre par l’épanouissement des institutions municipales ; mais, même transplanté, en Amérique par exemple, le type assure aussitôt avec rigueur la gestion des intérêts communs, dût-il un jour en faire jaillir l’indépendance à l’égard de la mère-patrie. Un instinct de ruche. L’Anglais, fût-il seul, porte donc en lui le germe d’un empire. Il bâtit à coup sûr, grâce à un élan vital vers la collaboration, source de rendement positif. Reprenons le match de football qui nous est familier. Chaque joueur, déjà dressé par le self-control, veut être une unité qui compte, en concourant au succès de l’équipe. Il surveille ses mouvements, il sait les « combiner », comme nous disons, alors que le Français, plus brillant, s’abandonne à un jeu individuel. Voilà le fameux teamwork, le travail d’équipe : collaboration constructive. Puis l’Anglais s’oppose de toute son énergie au camp adverse pour que la partie reste à ses camarades, mais aussi pour qu’elle soit réussie, qu’elle vaille la peine d’être vue et, perdue ou non, soit une belle chose. Cette fois, nous touchons à l’« opposition constructive », point extrême d’une union des forces pour le triomphe de la valeur britannique.

Ainsi d’ailleurs au parlement, le second exemple que donne Madariaga. Deux partis en présence, deux équipes politiques, se livrent à un match d’éloquence sous l’œil de l’arbitre-speaker. L’opposition tance le pouvoir avec entrain, rarement avec violence, car les hommes sont rompus à la froideur et l’humour sert de soupape à leurs passions ; le pouvoir rétorque avec la même dignité aiguisée de sarcasme. Un mot brutal fait scandale au point de passer dans l’histoire. C’est une joute à laquelle les adversaires prennent un plaisir sportif. Les arguments posés, les bouches closes, la lutte est terminée et le travail peut commencer. Le champ est libre. L’opposition, satisfaite des coups qu’elle a donnés pour l’édification de l’électeur, laisse le pouvoir agir à sa guise. Bataille constructive menée par des hommes qui exercent leurs muscles, mais qui savent que la parole est vaine si elle ne conduit pas à l’action.

La collaboration spontanée, qui trouve sa source dans l’individu, se dilue en quelque sorte dans la société anglaise et la coagule en une masse solidement soumise aux lois collectives. Toute la nation apparaît, ordonnée comme une équipe. Chaque pièce est fidèle « à l’axe autour duquel elle doit tourner » et chaque Anglais oriente ses mouvements dans le sens des « coopérations sociales ». Et cette qualité grégaire entraîne les hommes « vers un but unique, par un sentiment unique du service social ». Solidarité d’autant plus redoutable qu’elle est instinctive ou cultivée dans l’œuf ; qu’elle agit sans préoccupation de logique et sous la seule dictée des événements ; et qu’elle est surveillée par le self-consciousness, mot intraduisible qui exprime les exigences constantes de la collectivité à l’égard du contrôle individuel.

Tout cela ne se produirait pas sans le fair-play. À l’intérieur de l’équipe, pour que le joueur donne sa pleine valeur, il faut que ses mouvements soient facilités dans la souple contrainte du jeu. On ne voit guère un équipier brimer un camarade ou briser son élan. Les chances doivent être pesées. Entre les équipes, l’arbitre applique avec la plus stricte justice les règles de la joute. Une faveur ferait scandale, et si le cinéma en imagine, c’est précisément pour venger l’éthique du sport en assurant la victoire du bon jeune homme sur le vilain. Le fair-play, c’est la lutte à armes égales, pour la beauté du spectacle. Étendu à l’être social, il devient la liberté, où se poursuit « l’opposition collaboratrice ».

D’où vient que l’Anglais ne nous applique pas toujours, à moins que les faits ne l’y contraignent, le fameux fair-play. Il y a contradiction entre le mot, lourd de promesses, et la réalité dépourvue de largesse. Il est rare, et quand cela arrive c’est par intérêt le plus souvent, qu’un des nôtres soit appelé à un poste de tout premier plan dans une entreprise anglaise. Les prébendes de l’administration fédérale sont réservées avec un soin conscient et organisé à nos compatriotes anglo-saxons. On ne nous abandonne pas volontiers l’industrie ni le commerce, encore moins les finances, à moins que l’intérêt encore ne commande de desserrer une maille du filet dans l’espoir de capturer une plus grosse marée. Nos droits politiques, a-t-on mis assez de temps à les reconnaître, de guerre lasse et sans élan, et parce que les faits ont fini par nous donner raison et par tirer le fair-play de ses retranchements.

Car il a des retranchements, et c’est une des choses les plus intéressantes que nous dévoile la conversation de Madariaga. Le fair-play s’arrête aux limites du groupe. À l’étranger, l’Anglais en garde bien « quelque pli », mais sorti de son milieu qui est sa raison d’être, désinsularisé, il se contracte et la loi d’entr’aide reste sans vertu. N’est-ce pas ce qui se produit dans nos parties de hockey ? Qu’une équipe anglophone ou supposée telle — car dans les équipes de hockey comme dans les régiments formés pendant la guerre, il y a, sous des couleurs anglaises, bien des noms français — se mesure avec une équipe canadienne-française, les partisans se divisent avec netteté. Les spectateurs anglais s’opposent au camp français. Même si ses adversaires sont des Américains. Lorsque les deux équipes sont de Montréal, l’une légère et indépendante d’allure, l’autre lourde d’épaules et le front barré, le parti-pris monte au paroxysme. Le fair-play s’arrête aux nationaux. Mais une victoire française, c’est-à-dire un fait, finira par calmer l’adversaire et par réveiller chez lui de l’admiration devant l’adresse dont le succès, pour l’Anglais, demeure une preuve de supériorité.

L’Anglais pousse le fair-play jusque dans le domaine de la religion. Il se fait, selon le mot d’une femme que Ferdinand Brunetière, ennemi de tous les individualismes, aimait citer, son petit religion à soi. Madariaga écrit à ce propos une page dont les Anglais ont dû goûter l’humour : « Ce sens de l’unité est, comme nous le savons, limité aux frontières de la race. La religion, cette passion la plus universelle de toutes, ne l’est pas en Angleterre. Le peuple d’action a sa propre église. Il veut s’assurer du fair-play, même dans l’autre monde. Sur toute la terre, ce peuple érige, témoins de ses passions insulaires, des églises et des cimetières anglais ; et c’est ainsi que, insulaire même après le trépas, naviguant dans des bières anglaises, il arrive aux côtes d’une éternité qui n’est qu’un autre Dominion par delà les mers de la mort. »




Le Français est un « homme de pensée » ; il est, d’instinct, un théoricien. Il ne se livre pas à l’action au point de se confondre avec elle ; mais il la domine de son intelligence, comme une chose détachée de lui, qu’il doit prévoir. Il fait des plans. C’est un « joueur d’échecs ». Au faîte des facultés humaines, il place la raison à laquelle il veut obéir quand il pose un acte. Son action est donc préméditée.

Seul un Français, et c’est André Maurois dans Sentiments et Coutumes, peut écrire : « Chacun doit penser à l’avenir au moment où il peut agir sur les événements. L’homme d’action ne peut être fataliste. L’architecte doit penser à l’avenir de la maison qu’il construira ; un ouvrier, à s’assurer pour la vieillesse ; un député, aux effets du budget qu’il va voter. Mais le choix fait, les mesures prises, il faut s’accorder quelque paix de l’esprit. Là où les éléments de prévision manquent ou dépassent l’esprit humain, prévoyance devient folie. « Les philosophies vastes et superficielles, les énormes synthèses de balivernes parlent toutes de siècles et d’évolutions. Les vraies philosophies s’inquiètent de l’instant. » La citation de la fin, qui corrige la pensée initiale, est précisément d’un Anglais, de Chesterton !

Le Français est épris d’ordre, d’abord. Il en met partout, en ce sens qu’il en projette partout. Pour lui, l’action doit produire de l’ordre, car l’ordre est pensée. Aussi excelle-t-il avant et après l’action : avant, parce qu’il prépare sa volonté dans de savantes combinaisons ; après, parce qu’il exerce sur ses actes son merveilleux sens critique. Et pendant ? Madariaga répond que le Français, pendant l’action, est en quelque sorte désemparé sous le choc de la réalité. Les complications de la nature heurtent ses plans et les détruisent ; et son esprit, qui réclame le temps de la réflexion, se sent mal à l’aise devant l’afflux contradictoire de la vie. Alors que l’Anglais va à l’action et se laisse emporter par elle, le Français, plus intellectuel, « se rue vers l’action comme vers une possession » et résiste à la non rationalité des choses. Il y a du vrai ; mais ce jugement me paraît tranché. Retenons-le tout de même, car il peut orienter notre conduite et modifier notre attitude devant les faits dont nous négligeons peut-être l’importance et le poids. Le Français, au lieu de s’abandonner à la « loi des choses », éprouverait de la méfiance à l’égard de la nature parce qu’elle ne répond pas toujours aux élans, pourtant mesurés, de sa raison.

Tot capita, tot sensus est un aphorisme décidément latin. N’étant pas entraîné par l’action, le Français reste maître de ses gestes et entend se conduire par l’esprit. Il est donc individualiste, ce qui fait sa valeur et sa faiblesse. Le Français qui analyse le caractère de ses compatriotes ne manque pas de le dire d’abord, comme s’il enfonçait le premier pilot de la société qu’il érige ; ainsi Lucien Romier, dans l’Homme nouveau, André Siegfried dans les Partis politiques en France ; et Madariaga à côté d’eux, qui écrit : « Le Français, quoique peut-être moins varié et moins individualisé que l’Anglais, est cependant beaucoup plus individualiste dans ses besoins. Son plaisir doit être à lui. Moins intimement lié à la collectivité que l’Anglais, il ne possède pas cette merveilleuse faculté de jouir par procuration qui distingue l’Anglais pur sang. Lorsque le Duc de Devonshire marie sa fille, tous les vrais Anglais se sentent heureux. Lorsque le Duc de Richmond court ses chiens, tous les vrais Anglais sonnent du cor. Mais le Français s’en tient à son poète : « Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre », et, à moins qu’il ne boive lui-même, il ne se lèche pas les lèvres. »

L’individualisme nourri de pensée du Français est la source claire et continue de son initiative, de sa « débrouillardise ». Le Français invente des tas de choses que le monde finit, on le sait de reste, par exploiter à sa place. Dans les arts de la paix et de la guerre, il déploie son génie créateur avec une facilité qui a fait croire à de l’improvisation. La France sans l’individualisme ne serait plus la France. Et cet individualisme produit autant que l’utilitarisme anglais ; car il ne faudrait pas croire, par manie de symétrie, que l’Anglais seul possède le secret de l’action et que le Français se contente de spéculation et de rêverie. Sans bruit, le Français à tout de même lancé la Normandie qui dépasse en puissance et en beauté les autres navires. Même dans les sports, le Français qui veut s’y mettre remporte des victoires qui, selon une boutade célèbre, valent, au regard anglo-saxon, celle de la Marne. Mais il va de soi qu’un tel être tient à son opinion, à son indépendance, même à sa « guenille ». Il s’en explique d’ailleurs avec franchise et non sans fougue. Il se plie mal à la contrainte. Il veut une « marge » de liberté qui lui laisse l’illusion d’obéir de son gré aux exigences sociales. De là un civisme moindre, qui existe, pourtant, quoi qu’on en dise, puisqu’il prend l’allure suprême de l’héroïsme sitôt le pays attaqué, mais qui se cabre lorsqu’on exige de lui le sacrifice d’une habitude qu’il croit légitime.

Pénétrons dans la Chambre française. Le spectacle est bien différent de celui que nous offrent les Communes britanniques. Je laisse la parole à Madariaga qui évoque avec une complaisance toute espagnole l’attaque vigoureuse des grands jours. Nous verrons, de la sorte, si notre Parlement provincial conserve, dans l’étau de la procédure anglaise, quelques-uns des traits qui lui viendraient de ses origines, par-delà la Révolution : « Les députés croient à ce qu’ils pensent, — en fait, penser est la seule façon de croire en France… En France, le débat est une bataille et les arguments sont chargés. Chaque paire d’yeux regarde en face comme deux canons d’une mitrailleuse lançant à toute vitesse des idées meurtrières à l’ennemi. Arguments, insinuations, accusations, insultes, traversent l’air comme des projectiles. Le Président fait de son mieux pour se maintenir en dehors de la zone de feu, par crainte qu’un projectile n’atteigne sa personne en détruisant d’un coup et sa neutralité et sa dignité. Personne ne sait comment la bataille finira, et lorsque, au petit matin, l’armée battue se retire, les huissiers passent de banc en banc en réveillant les morts et les blessés qui se sont endormis dans les tranchées. »

C’est une charge, lourde même de style, et qui n’est pas dans le ton de l’auteur. Il est sûr toutefois que le Français, qui domine d’ordinaire ses passions parce qu’il a « le sens de la verticale intellectuelle », se livre avec beaucoup moins de réserve aux discussions d’idées, surtout lorsque le régime ou des principes essentiels sont en jeu. N’exagérons rien pourtant. La même disposition d’esprit inspirait, chez les Grecs et, chose assez bizarre, chez les Iroquois, les harangues qui précédaient les batailles rangées. De l’éloquence et du bruit pour l’électeur, cela se rencontre dans d’autres pays, même dans ceux qui se disent latins, à quoi l’on joint, en France, l’espoir de ce qu’on a justement appelé « la prime au renversement des ministères ».

L’étranger s’y trompe. S’il sent gronder dans la presse la menace d’une émeute qui s’annonce par les précautions du gouvernement et les proclamations des mécontents, il quitte Paris ou renonce à s’y rendre. Qui le blâmerait ? N’entend-il pas dire chaque soir, sous le manteau, que l’émeute ou la guerre est pour le lendemain ? La colère des idées passées, l’intelligence désarmée par la parole, la paix se rétablit dans l’enchantement d’un beau geste qui satisfait beaucoup plus l’âme française que la lutte ne l’eût apaisée. Lucien Romier écrivait hier dans le Figaro : « Les Français ayant, selon leur habitude, beaucoup sacrifié à la rhétorique pour se faire peur les uns aux autres, résolurent finalement de fêter le Quatorze juillet dans un calme exemplaire. Ceux de nos visiteurs étrangers qui s’éloignèrent de Paris par crainte de menaces de trouble doivent bien le regretter. Ils ont perdu l’occasion de voir un des plus beaux spectacles militaires que l’on puisse imaginer. Ils ont aussi perdu l’occasion de mieux connaître le caractère de la France présente, qui n’est pas, certainement, de chercher des aventures, ni intérieures, ni extérieures. » Ce paragraphe, qui m’est tombé sous les yeux au hasard de l’actualité, reflète la France intellectuelle et modérée. Seulement il ne faut pas trop la piquer.

Elle tient admirablement. L’intelligence a compris qu’il fallait un correctif à ses spontanéités. La France a donc décidé de se comprimer sous une règle commune qui fait son unité. Elle s’est soumise à ce qu’elle désire le plus, l’ordre, c’est-à-dire à un plan qu’elle a accepté de réaliser et qui est le déroulement de sa pensée. L’ordre se traduit par le droit et se maintient grâce à des règlements. Le « mécanisme » qui en résulte, par opposition à l’« organisme » anglais, le Français en remet la conduite à l’État, autorité abstraite, et à l’administration, rouage compliqué. Encore l’intervention de l’État par la loi et les règlements est-elle réduite, sauf en temps de crise, à ce qu’il en faut pour que la société fonctionne. Le Français garde sa méfiance innée envers ce qui pourrait atteindre ou gêner l’être libre qu’il sent en lui et qu’il entend protéger. « Tout ce qui dans l’homme ne concerne pas le citoyen ne regarde pas l’État. » La vie française se partage en deux domaines : la vie juridique, nécessaire au maintien du groupe, sorte d’étai artificiel ; la vie intérieure qui a tendance à se dérober sous un farouche isolement. « Tolérance morale » au sein d’un régime d’ordre imposé ; « intolérance politique », résultat des réactions individuelles contre les empiètements de l’autorité.

Il n’est question jusqu’ici que de contrainte, de jugulation subie avec mauvaise humeur. N’y a-t-il donc pas trace, en France, « d’organisation spontanée » ?

Le premier « critère collectif » qui agglomère les volontés, c’est le goût et « sa discipline, la mode », source de la mesure qui caractérise le Français moyen. Il s’établit ainsi une sorte de self-consciousness, une surveillance du groupe sur l’individu, qui craint le ridicule. Ici apparaît l’hypocrisie, phénomène universel dont les raisons varient selon que les critères qui le déterminent sont différemment appréciés. Un Anglais qui se dérobe à la morale sociale, dit à peu près Madariaga ; un Français qui feint de comprendre ; un Espagnol qui cache sa froideur : tous trois se révèlent sous un jour emprunté.

Une autre cohésion, merveilleuse celle-là, résulte de la vie intellectuelle et des mouvements d’idées. La République des lettres et des arts est un modèle d’épanouissement spontané qui, comme l’autre république, mais cette fois dans des cadres naturels, a ses lois et ses règlements, ses exigences et ses décrets. Elle est traversée de courants qui entraînent les esprits, s’accentuent en se chargeant de subtilités et se diluent dans le riche océan des traditions. « L’ensemble, la spontanéité, l’harmonie avec lesquels s’opèrent en France ces mouvements de la vie intellectuelle sont aussi dignes d’admiration que l’ensemble, la spontanéité des mouvements d’action collective en Angleterre. » Si l’on ajoute le facteur spirituel, dont Madariaga ne tient pas un compte suffisant, on voit par quoi la France dure, solide et lumineuse.




Madariaga, dans la seconde partie de son livre, applique à la société et à la famille, aux élites, à la structure politique et à l’évolution historique, au langage et aux arts, à l’amour, au patriotisme, à la religion, les « critères de spontanéité » auxquels je me suis borné. Ils nous ont permis de définir et d’opposer les deux types d’homme que le sort des armes a placés l’un près de l’autre sur la terre canadienne. Utile curiosité. D’autres sociologues, anglais ou français, confirment la psychologie dont Madariaga découvre les racines les plus résistantes. Les journaux de Londres ou de Paris nous inondent de faits ou d’idées qui viennent s’adapter à la théorie dont nous connaissons les grandes lignes. Nous-mêmes, qui vivons parmi des Anglo-Saxons plus ou moins modifiés, à côté du cockney arrivé d’hier, du citoyen plus vieux d’une génération, ou du type libéré en apparence qui s’épanouit aux États-Unis, nous constaterons, par quelques sondages, que les données de Madariaga expliquent, avec une précision qui demande fort peu de retouches, la conduite des hommes. Poursuite vaine si, esquivant l’essentiel, elle n’amenait pas à considérer dans quelles conditions s’établira une collaboration entre deux groupes aussi différents d’attaches et de caractère.

L’Anglais est voué à l’action dans une ambiance expérimentale que la logique, par conséquent, ne complique pas, et à une destinée qui s’accomplit dans le sens de l’unité du groupe, du rendement racial, si j’ose employer ce mot qui n’a plus guère de signification. Nous sommes donc en présence d’une volonté dont le devenir a quelque chose de fatal, d’une fatalité humaine et qui s’adapte à l’ensemble comme une cellule dans le tissu d’un organisme. Nous faisons face à une armée hiérarchisée, commandée par l’instinct, animée par le flottement d’un invisible drapeau aux couleurs d’Albion.

Le type, en passant au Canada, s’est-il altéré ? J’ai déjà dit mes hésitations sur ce point. Il faudrait plus de recul. Pourtant il semble bien que les traits de l’Anglo-Saxon persistent ici dans une ressemblance que l’éloignement a plutôt accentuée. Ils expriment, et je ne suis pas sûr que ce ne soit pas avec plus de morgue, la même conviction de supériorité, le même coup de mâchoire impassible. L’esprit, déjà peu présent au centre de l’admirable organisme, se fait plus fermé parce qu’il se resserre sur un moindre groupe et s’oppose à un être qu’il a toujours considéré comme un adversaire, français d’origine et, de surcroît, catholique romain. L’action en devient plus vive dans un champ élargi par des conquêtes et des accumulations de richesses. Les ondes émises de Londres sont peut-être amplifiées ; malgré des interférences qui agacent l’oreille tendue, elles pénètrent la masse des mêmes vibrations ; elles nous entraînent même dans leur subtil passage, nous, Français par le sang, dans le mouvement de respect, presque d’affection, qui marque, par exemple, le vingt-cinquième anniversaire d’un couronnement.

Le Français, épris de pensée, ramène sans cesse à lui l’univers des forces, pour l’ordonner dans le sens de ses idées. Il est richement individualiste. Honnête dans ses opinions, il tient d’autant plus à elles qu’il les juge opportunes… « C’est mon opinion, et je la partage » serait un aphorisme très français. Il abhorre tous les empiètements de la contrainte et, puisqu’il doit se soumettre à une règle, il nourrit au moins l’illusion de la choisir, de se la donner librement. Il s’isole par tempérament et ne s’adonne à la collaboration que s’il la reconnaît conforme à sa raison. Voici un passage de Madariaga, qu’il ne faut pas prendre à la lettre parce que la situation qu’il décrit trouve ses correctifs dans l’intelligence française, mais qui vaut la peine d’être retenu ne fût-ce qu’un moment, comme une de ces vérités, qui sont la féconde amertume d’une méditation : « Le génie d’organisation spontanée est dû à ce que l’Anglais individuel, orienté vers l’action, sacrifie d’un cœur léger au succès de la vie collective (c’est-à-dire à la coopération) toute autre tendance personnelle. Le Français ne peut en faire autant. Intellectuel, il doit à sa pensée une fidélité absolue. Il ne saurait donc la sacrifier à la coopération. Même s’il voulait faire un effort, cela lui serait impossible sans se contredire, car, rappelons-le, le Français règle sa conduite sur ses opinions. Cette opinion que vous lui demandez de sacrifier au succès de la coopération est précisément l’opinion qu’il croit indispensable à ce même succès. On ne saurait donc lui faire un reproche de son honnêteté intellectuelle et morale, ici coïncidentes. Il n’en résulte pas moins que la collectivité française, riche en opinions précisément parce que formée d’intellectuels, n’aboutit que fort difficilement à la coordination des efforts et des volontés vers un but commun, par des méthodes communes. »

Les Français seraient donc divisés contre eux-mêmes, s’ils n’avaient pas réalisé, grâce aux ressources de leur esprit créateur, l’unité du territoire, de l’administration, du droit, de la langue, des institutions. S’il leur manque l’unanimité spirituelle, à peu près impossible chez un tel peuple, ils ont du moins provoqué un resplendissant « climat de culture » qui vaut l’atmosphère alourdie où s’enferme la ténacité anglaise.

De ces défauts et de ces qualités, que nous reste-t-il ? La psychologie comparée de l’Anglais et du Français pose d’abord ce troublant problème : à quel point sommes-nous anglicisés ? Je ne dis pas américanisés, car c’est tout autre chose.

La langue, à coup sûr, s’appauvrit par l’anglicisme et les tournures d’une syntaxe hybride ; mais la pénétration anglo-saxonne est plus insidieuse et plus profonde : l’engouement irraisonné par exemple, et d’autant plus dangereux, pour la pratique ; le peu de cas que nous faisons de l’intelligence et le mépris où nous affectons de tenir la théorie ; l’absence d’une action fondée sur une doctrine ; l’affaiblissement, que dis-je, la disparition du goût qui devrait être pour nous une forme d’organisation spontanée ; la régression de nos élans instinctifs sous la self-consciousness d’un groupe étranger et qui raidit nos traits jusqu’à les rendre méconnaissables dans une placidité d’emprunt. À moins que ces critères ne soient faux, ce que je souhaite. J’ai cru à la persistance d’un Canada français, au point de l’exalter en tout lieu, et sans prêter l’oreille au doute. J’y crois encore car les forces collectives y vibrent toujours, et l’on rencontre chez les individus des réactions qui ne trompent pas ; mais j’avoue que la façon de placer la question à laquelle nous conduit la logique de Madariaga découvre des vacillements qui font craindre pour la flamme. Le mal est que nous négligeons, au milieu de l’oubli qui s’intensifie, les conditions indispensables au fonctionnement de notre esprit. Toujours le dédoublement entre une formation livresque et la vie ! Notre devise : Je me souviens fait office de manuel ; elle nous anime, certes, et paraît nous entraîner ; mais, elle est de plus en plus exsangue, et on a l’impression parfois qu’elle n’éclaire plus qu’une inconsciente fidélité. Par quoi se révèle la tragédie de notre histoire, raison d’un perpétuel retour sur nous-mêmes ; car la mort, pour nous serait dans la contemplation béate d’un passé que nous ne comprendrions même plus.

Les forces en présence sont donc inégales, comme elles le furent toujours, exigeant de notre part un rétablissement d’équilibre qui fut notre salut. Sur le plan nouveau où nous transporte Madariaga, je ne vois qu’une collaboration possible entre les deux groupes ; car ils doivent collaborer si, au-dessus d’eux, on admet un État aux exigences communes, où nous serions, sinon accueillis de plein cœur, chose inespérée, du moins respectés comme des égaux et des bâtisseurs : c’est l’opposition collaboratrice qui fait le succès du match de football, manifestation caractéristique de la psychologie anglaise. Construire dans une lutte mesurée par des règles rigides, dans l’agressivité d’un sport où, à la ténacité du muscle anglo-saxon, nous opposerions l’agilité retrouvée de l’esprit français. Nous resterions dès lors sur le terrain de l’adversaire, le seul peut-être où il soit prêt à reconnaître par la force des faits, la supériorité d’autrui.

Il faut d’abord préparer nos équipes en les pourvoyant de bons joueurs, bons non pas dans le sens anglais puisque ce serait les assimiler, mais dans la plénitude, résolument recherchée, de notre innéité. L’individualisme, source sans cesse ravivée d’invention chez le Français, s’est dénudé chez nous de ses qualités créatrices pour ne garder que sa révolte à l’endroit des contraintes et a dévié dans une sorte de passivité. La France, préoccupée de liberté, s’est unifiée, ne l’oublions pas, par les lettres et les arts mis au service du groupe. L’intelligence, l’instruction, une classe paysanne solide offerte à la bourgeoisie comme la terre à la moisson, une fortune modeste mais répandue, un goût plus sûr et plus actif, une connaissance beaucoup plus vivifiante de la civilisation où nous prétendons survivre : autant de plaques indicatrices sur le chemin qui part de l’école. Fierté, refrancisation, réveil, rien ne s’accomplira sans le cœur inspiré par l’esprit, sans l’école éclairant le sol et les êtres des splendeurs de notre culture. L’homme ainsi formé selon sa vitalité, à l’aise désormais dans des mouvements où s’assouplit sa nature, et voilà l’équipe prête car elle a su acquérir une des formes d’organisation propres à son génie.

Il lui reste à s’unir, à former faisceau. C’est notre point névralgique. Nous devons fortifier notre organisme collectif, lui donner une physiologie d’attaque. Nous avons ce que Henri Simon appelle, en parlant de l’unité française, une certaine « solidarité physique et instinctive », pour avoir vécu côte à côte des heures angoissantes et accompli les mêmes gestes de défense ; solidarité qui se ressaisit à l’occasion, mais de façon naïve ou malhabile, parce qu’elle n’obéit plus qu’à la chair ou à l’indéracinable sentiment, vieux comme nous-mêmes, qui la porte à s’affermir devant l’envahisseur. Elle se réfugie aussi, assez curieusement, dans les partis politiques : elle y utilise ou y subit tous les moyens de coercition propres à faire triompher la cause, au point que notre société, par un retour inévitable, en est davantage divisée. Le droit nous garde aussi dans le chemin de l’ordre, et c’est une raison de le préserver. Il régit la personne, la famille, la propriété, l’institution, la vie commune dans ce qu’elle a de plus intime. Je me garderai bien d’oublier le climat spirituel où nous baignons et qui est un élément puissant de cohésion. Mais l’on s’inquiète, dans les revues d’opinion ou dans la chaire de vérité, de savoir s’il est resté assez fort pour que nos volontés s’y régénèrent. Le facteur religieux — religare, me disait un jour M. de Molinari, ce libéral impénitent — suffit à nous diriger vers le bien général, s’il pénètre notre âme, si nous ne nous contentons pas de lui réserver une moindre part de nos préoccupations ; affaibli pourtant, réduit à la pratique extérieure, il perd son rayonnement et recule peu à peu devant les envahissements du matérialisme ou, plus simplement, des mœurs et de la mode. D’ailleurs, la personne humaine a besoin, pour remplir sa fin et celle du groupe auquel elle se rattache, des moyens, si inférieurs soient-ils, que lui offre une société ordonnée dans le sens chrétien.

Malgré l’unanimité que nous mettons encore, Dieu merci ! à reconnaître l’efficacité des liens de l’histoire, de la langue, du droit et de la religion, nous n’avons pas acquis le sens de la solidarité dans la vie nationale ; et c’est une dernière preuve que, ces facteurs, nous ne savons plus les faire jouer parce que nous en apprécions de moins en moins l’universalité, faute de culture et de caractère. Il faut leur revenir, en solliciter de nouveau l’appui, afin de reconstituer l’équipe et de lui confier le travail de ruche que poursuit l’Anglo-saxon ; et non pas par pur sentiment, force changeante et à fleur de peau, mais par conviction, avec l’espoir d’atteindre, à côté des Anglo-Canadiens, et en définitive, pour le bien de la nation, à une destinée conforme à nos origines.

Je voudrais alors assister au combat entre les deux groupes rivaux. Il sera long, et non sans dureté ; mais imagine-t-on que des joueurs de football se ménagent ? Les pèlerinages de bonne entente, le gargarisme de l’union des races, c’est fort bien : comme on a dit des congrès, cela fait toujours gagner quelque chose aux chemins de fer ; en tout cas, cela ne fait de mal à personne, sauf peut-être à nous qui y jetons volontiers nos illusions d’idéalistes. Ne comptons pas trop sur le fair-play ; souvenons-nous qu’il ne dépasse pas le groupe anglo-saxon et que, si nous voulons le déclencher, nous devons, puisque l’histoire nous l’enseigne, nous imposer ainsi que s’impose à l’esprit anglais l’irrésistible argument d’un fait. Plus la partie sera prenante, plus elle aura chance de conquérir l’unanimité.

N’est-ce pas ce qui importe, après tout ? De la diversité des caractères — celui de l’Anglais sûrement maintenu ; le nôtre, adapté — naîtra l’union, faite de l’inestimable rencontre de deux cultures où l’esprit atténuera la sécheresse de l’action.

C’est la conclusion de Madariaga, que je serais tenté de remercier de l’accord que son livre propose à nos énergies. Elles seraient dès lors libérées de préjugés, et ramenées à leurs résistances essentielles pour le mutuel enrichissement de l’histoire :

« Comment imposer un caractère national à un autre ? Par la conquête ? Elle est aussi dangereuse pour le caractère national du vainqueur, qu’inefficace pour assimiler le caractère national du vaincu. Par l’instruction ? Il est possible par l’instruction de transformer un poulain sauvage en un excellent cheval de trait ou de selle, mais ni l’instruction ni l’éducation ne pourront transformer un poulain en un chien de chasse. Alors comment pourrait-on faire cette unification ?

« La réponse est simple. La variété admirable dont le monde fait preuve est une des manifestations de la richesse spirituelle de la création. Comme don, les hommes doivent au Créateur de le respecter ; comme spectacle, ils se doivent à eux-mêmes d’en jouir avec intelligence. »

Puisse le Canada lui donner raison !