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Le front contre la vitre/9

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Texte établi par Éditions Albert Lévesque (p. 249-278).

DISCOURS À L’ACADÉMIE
DE BELGIQUE


LA LANGUE FRANÇAISE AU CANADA[1]



Messieurs,

Je n’avais pas de titre à votre choix, et je n’ai pas à feindre la modestie au moment de vous remercier.

Au pays de Maria Chapdelaine, le rêve se referme sur une pensée de défense et de durée : les forces douteraient d’elles-mêmes qui voudraient ignorer l’appel de la tradition. Le passé nous retient au service d’une vérité que l’histoire nous impose ; et l’ambition s’arrête à la limite du devoir. Si nous espérons grandir un jour et tenir le rôle que notre civilisation justifie, nous réservons cette victoire à ceux qui nous suivront : il suffit que nos mains se touchent sur le bronze du flambeau. Et je me réjouis presque de ne pas compter, puisqu’il apparaît mieux ainsi que c’est le caractère de tout un peuple que vous avez voulu consacrer.

Il a vécu, ce peuple, dans le culte de la justice. S’il lui arrive de la réclamer encore pour lui-même, il peut se rendre le témoignage de ne l’avoir jamais refusée aux autres, et c’est en cela surtout qu’il est demeuré français. Aussi son cœur a-t-il battu vers vous dès l’instant où vos armes ont eu à défendre les traités et à barrer la route interdite. Il a suivi les étapes d’une résistance que conduisait la liberté, il a partagé chaque jour un peu de votre grande pitié ; et, lorsqu’il a vu la Belgique dépossédée, réduite à un morceau de terre, fidèle quand même à ses drapeaux comme au dévouement de sa reine et à l’attitude de son roi-soldat, il s’est réfugié avec elle dans le cœur des Belges pour espérer encore.

Sa sympathie s’avivait d’ailleurs de communs souvenirs puisés dans la paix : vous aviez participé à sa vie intellectuelle et secondé son activité économique, vous aviez accueilli les siens, leur offrant le spectacle, dont ils vous savaient gré, d’une nation jalouse de son glorieux passé, éprise de travail et d’art, admirée pour la hardiesse de ses entreprises et la mesure de son esprit, où les idées qui divisent ordinairement les hommes se réduisent dans un effort commun vers le progrès. À tant de liens, vous en ajoutez aujourd’hui un autre : c’est parce qu’il n’était pas nécessaire que nous l’apprécions davantage.

Souffrez que je joigne à cette gratitude que je veux collective, un sentiment personnel. Je vous suis reconnaissant de m’avoir incité à écouter de plus près la langue que nous parlons et à reprendre un à un des mots que l’oreille, distraite par l’habitude, accueille sans les juger. Ces mots, du moins beaucoup d’entre eux, vous aurez vite constaté que je ne viens pas les accuser. Je les défendrais d’instinct, car ils perpétuent la volonté qui nous garde, si je n’avais pas acquis la conviction, à les interroger, qu’ils sont de bonne lignée, s’ils ne m’avaient pas donné la joie de se révéler français.

Le trait qui le démontre, où pourrais-je mieux le choisir que dans nos deux histoires un instant confondues ? Au début de la guerre, au moment où la Belgique décidait héroïquement du salut de l’Europe, une délégation, sous la conduite de M. Carton de Wiart, visitait Montréal, la métropole française du Canada. La foule s’était réunie au Monument national, tout près de l’endroit où le fondateur de la ville, Chomedey de Maisonneuve, avait assumé, aussi lui, il y a près de trois cents ans, l’honneur d’une mission. M. Paul Hymans, sans doute par courtoisie diplomatique, s’exprima d’abord en anglais. L’auditoire écouta avec intérêt une parole qu’il lui plaisait de comparer à celle qu’on lui sert d’ordinaire et qui n’a pas toujours la même pureté de source. Soudain, sur le seul appui d’une conjonction et sans rompre sa pensée, l’orateur, avec une aisance qui nous était une merveille et un argument, passa au français. La réaction suivit aussitôt comme un réveil d’âme : la salle vibra jusqu’au faîte ; une acclamation émue, saintement joyeuse, monta vers votre pays, premier grand blessé de la guerre ; et lorsque M. Vandervelde et M. Carton de Wiart eurent parlé, au nom de la même patrie, le pacte, depuis longtemps conclu, fut scellé dans la langue maternelle.

Ce fait, que l’expérience renouvelle au gré des amitiés françaises, est révélateur. Le Canada est mieux qu’un coin du monde où l’on comprend le français : il est une terre où le français existe de naissance, au cœur d’une population qui n’a que lui pour traduire sa vie même et qui le conserve comme un titre de noblesse par quoi elle s’apparente. L’observation, poussée plus loin, en fournirait des preuves émouvantes. C’est le français que suivent les dix mille regards tournés vers la chaire de Notre-Dame de Montréal où une tradition, déjà longue, conduit chaque carême un prédicateur de France ; le français encore, que goûtent les auditoires groupés autour d’un conférencier qu’une mission ou tout simplement la sympathie a guidé vers nous ; le français, celui que l’on appelle classique et dont le nôtre se rapproche, fût-ce sans le savoir, que l’artiste fait renaître devant les enfants accourus de toutes les écoles, lorsqu’il interprète une œuvre de Molière ou de Beaumarchais ; le français, plus populaire, égayé des mêmes sourires, alangui des mêmes tristesses, nourri des mêmes naïvetés sentimentales, que lance le chansonnier et qui fait battre les mains aux endroits mêmes que la province française a déjà soulignés ; le français enfin, moins souple peut-être, plus ramassé, moins abondant parce qu’il a dû se replier sur lui-même et durer dans le seul souvenir, mais vivace encore et suffisamment fort pour se ressaisir, que l’instituteur canadien transmet aux générations, que le poète exalte et que la prose défend, que le prêtre sanctifie lorsque, chaque dimanche et jusque dans les hameaux les plus humbles, il prononce comme s’il l’écrivait un prône que les fidèles écoutent comme s’ils le lisaient. Et cela depuis trois siècles, inlassablement, trois siècles qu’un moment de recueillement exprime chaque année avec l’intensité d’un symbole lorsque, la nuit du 24 décembre, les routes bleues de neige s’animent vers l’église : sur la foule agenouillée qu’une même pensée rapproche, dans le silence sans limites de la prière, les chants de Noël venus de France, lointains et semblables, vibrent comme une onde émise du passé. Incomparable émotion qui renoue l’histoire en une minute d’abandon et fonde la patrie canadienne, désormais distincte, sur une survivance dont ni le temps ni les hommes n’ont triomphé.

Mais quittons ce jardin où la langue écrite s’épanouit, toujours sensible à l’attrait d’une boutonnière, langue d’apparat dont on revêt une pensée de circonstance, pour pénétrer dans l’usine populaire où se forge et rougeoie le langage de chaque jour. Louis Hémon, qui avait conçu son roman dès sa première vision de Québec, cherchait dans la ville historique, Non pas ce qui est resté français, mais ce qui déjà semble venir d’ailleurs. L’ambiance anglaise, la marque américaine, lui apparaissent à certains détails qu’il dresse comme des objections ; mais, lorsqu’il s’oriente vers la campagne semée de villages aux noms français, le regard du paysan l’éclaire et il se prend à écouter le parler qui est comme l’écho d’un serment. C’est là surtout qu’il sied d’aller rendre visite à la langue, au foyer où elle s’anime, où, toujours alerte, un peu brève, vêtue d’étoffe passée aux reflets savoureux, elle vaque à sa besogne parmi de vieilles choses.

Elle est de France, de toute la France, car le Canada n’a pas été fondé, quelque honneur qu’il en eût d’ailleurs ressenti, uniquement par des Normands et des Bretons. Les arrivages, soigneusement relevés, ont permis à nos historiens de rattacher plus largement notre pays : le Nord, l’Ouest, le Centre, voire le Midi ont peuplé le Canada et reproduit sur son sol une image de la patrie. Chose curieuse qui ne fut pas voulue, mais qu’il est intéressant d’imaginer en refaisant l’histoire, le Canada a subi une évolution linguistique dont la courbe ressemble à celle de la France. Plusieurs des nouveaux venus parlaient le français ou l’entendaient pour l’avoir appris, d’autres n’apportaient avec eux que le langage de leur patelin, leur patois, langue romane aussi expressive, parfois plus heureuse, mais condamnée par la volonté royale à ne connaître que la liberté d’une tradition. Or, le français occupait, au Canada, le siège de l’administration et possédait la force de la loi, et c’était déjà une raison pour qu’il s’imposât, et qui eût suffi à sa généralisation si, par surcroît, la population n’avait pas été obligée de le connaître pour s’harmoniser.




Notre langue est émaillée de vieux mots « natifs du cœur de la France » ainsi que disait Henri Étienne, et de provincialismes. Les uns sont très anciens et gardent l’empreinte romane, presque latine : ils sont ensevelis dans les vieux auteurs qu’on ne lit plus guère si ce n’est à travers des notes marginales, souvent fastidieuses, ou dans des œuvres comme la Chanson de Roland ou le Roman de la Rose auxquelles ils empruntent à la fois le charme et l’immortalité. D’autres prennent place encore dans les dictionnaires, mais avec la mention vieilli qui les grandit jusqu’à la poésie, ou gardent comme seule originalité la prononciation du grand siècle. D’autres enfin sont ignorés de ceux qui continuent à croire que l’Académie française façonne la langue : ce sont les indépendants, non les moins agréables, qui vivent retirés en province. Ils viennent de la Saintonge, du Maine, de l’Anjou, du Poitou, de la Picardie, de la Bresse, du Berry, d’ailleurs encore, de la Savoie, de la Lorraine, du Midi, voire de la Wallonie ; et si nos mots accourent ainsi de partout, beaucoup retourneraient en Normandie.

Nous confondons, vous le voyez, l’archaïsme héréditaire et les dialectes provinciaux parce que nous n’avons pas coutume de distinguer ce qui vient de la mère-patrie ; il nous suffit de découvrir un de nos mots quelque part en France pour nous en réjouir et le porter français. Cela ne veut pas dire que nous parlons la langue du XVIIe siècle, ou, pour être plus exact, du XVe et du XVIe siècle ; mais bien que nous retrouvons à ces époques, à Paris et en province, la plupart de nos tournures et de nos mots que le langage d’aujourd’hui ne veut plus entendre ; que nous sommes un peu plus proches de Molière et de Lafontaine ; que nous éprouvons, à lire Montaigne ou Du Bellay, le plaisir rare d’en détacher des expressions qui nous servent couramment. Cela constitue une illustration sinon une défense de notre langue et si, comme on l’a fait observer, il ne suffit pas pour un parler, qui s’estime français, de compulser Rabelais ainsi qu’un dictionnaire généalogique, il y a là tout de même un fait qui, joint au reste, n’est pas sans attrait.

On a vite fait de caractériser notre langue et de la juger lorsque l’on dit qu’elle est d’un délicieux archaïsme. Le peuple, il va sans dire, n’a cure d’un reproche aimablement déguisé : il est, donc il parle, et les mots qu’il emploie le laissent assez indifférent. Le littérateur ne repousse pas les mots anciens, il les glisse au contraire dans le langage courant et, à l’occasion, il les invoque pour rendre justice au parler populaire et montrer combien il est périlleux, fût-on de Paris ou même de l’Anjou, de se prononcer sur des questions de langue sans rien retenir du passé ; mais il caresse, en même temps que la phrase, l’espoir d’écrire comme on fait en France et il évite les archaïsmes par trop évidents pour tomber dans ceux qu’il commet sans intention tant l’usage, qui se forme à Paris, est rapide et changeant. Il a tort, d’ailleurs ; car il écarte de parti pris ce qui pourrait constituer une originalité. La langue morte est peut-être la plus pure si elle est un produit achevé et, sans donner dans la préciosité, on peut, non sans quelque grâce, puiser dans le trésor ancien des mots qui ont le mérite d’exister déjà, et demander aux siècles une discipline qu’une langue étrangère ne nous donnera jamais. Il en est d’illustres exemples dans la littérature française contemporaine, sans parler uniquement des poètes qui ont besoin de toute la langue pour l’emprisonner dans une rime. N’est-ce pas Émile Faguet, à qui André Thérive vient presque faire écho, qui conseillait aux Belges, aux Suisses et aux Canadiens de continuer à user de leur français archaïque parce que tout ce qui est du XVIIe siècle est excellent, même au XVIIIe quand c’est avec Voltaire qu’on y revient ; de négliger le XIXe siècle et de redouter Paris où il n’est que provincialismes comme « partir à Rouen » et « sortir son chien ». L’usage est bien autoritaire pour avoir aussi peu de lettres que lui en prêtent les linguistes et je ne comprends pas pourquoi nous lui sacrifions des mots comme peinturer que l’on a eu la fâcheuse idée de laisser tomber. Nous pensons qu’il n’y a pas de mal à conserver des expressions qui ont reçu la sanction du temps français comme : mais que je vienne, si c’est un effet de votre bonté, avoir de quoi, ou espérer un instant, et si cela ne plaît pas à tous, nous n’en accuserons que le progrès, non la langue.

Je plaisante, car la chose est plus grave. Philologues d’une espèce particulière, dont il existe quelques types en France et en Belgique, nous voulons garder nos mots, même morts, parce qu’ils sont pour nous une tranchée des bayonnettes. Ailleurs, dans les provinces françaises, on recueille les vieux mots par affection, par une sorte de piété locale, comme quelque chose de précieux et qui va se perdre ; au Canada, il y a cela et plus encore. Nous aimons les vieux mots parce qu’ils sont une tradition et une ressemblance, parce qu’ils nous unissent dans l’histoire et qu’ils nous protègent contre l’envahissement, parce qu’ils sont un gage de survivance, un refuge et un rempart, et un peu l’âme de la France qui nous serait restée.




« L’anglicisme, voilà l’ennemi » : ce titre de brochure est devenu un mot d’ordre que les avant-postes se transmettent incessamment. L’ennemi est surtout dans la ville, où l’on ne délibère plus : brutal dans les milieux où tout est anglais, depuis l’argent jusqu’aux cerveaux, depuis la pieuvre mécanique jusqu’à l’outil que la main désigne à l’esprit ; insinuant dans les ambiances sociales ou mondaines que peuple le snobisme, l’insouciance ou l’habitude. L’horizon protège la campagne : plusieurs séjours m’en ont convaincu que j’ai rendus plus attentifs depuis votre invitation. Il est même des endroits où les mots vivent si purs que l’on interroge ceux qui les disent, pour apprendre, surtout des jeunes, qu’ils n’ont fréquenté que l’école primaire, la petite école comme nous l’appelons, blottie parfois à quelques kilomètres de la maison, et vers laquelle s’en vont les enfants, même par les froids d’hiver, tout seuls sous le ciel vibrant. Malheureusement, des infiltrations entament le roc. Le journal, bourré de traductions hâtives, du type de celles que la guerre a fait naître en France même ; la réclame nourrie d’américanismes ou rédigée par des anglais qui prétendent écrire un parisian french dont ils ne soupçonnent même pas le ridicule ; le catalogue, venu de New-York ou de Toronto, qui n’a d’autre objet que d’inscrire un prix, fût-ce au bout d’un mot ; l’automobilisme abondant et tapageur : et le cinéma que l’Europe nous envie jusqu’à nous l’emprunter ; tout cela, évidemment, a touché « l’habitant ».

J’ai avoué le péché. Je ne l’ai pas atténué : j’ai voulu l’accuser d’un trait, le ramasser sous une forme qui ne laissât pas d’équivoque au pardon. Mais il est des circonstances atténuantes que la conscience la plus droite peut invoquer sans faiblesse. La France même, notre foyer, n’est pas sans avoir sacrifié à ce qui n’est pour elle, par bonheur, qu’une mode, le goût d’un jour. Des auteurs français ont repris notre mot d’ordre contre le même envahisseur, qui a gagné les sports, les cercles, et qui atteint, dans les couches plus profondes, la syntaxe et l’esprit. Nous n’avons aucun droit de nous en attrister, mais songez au formidable argument que cela nous offre ; plus encore, au danger que cela fait courir à notre résolution. La France est riche, sa langue est une parure et non une cuirasse ; elle peut se permettre des fantaisies que nous écartons comme un signe de mort. Nous vivons loin de l’Angleterre, mais chez elle encore, au sein d’une population dont les millions s’additionnent avec la rapidité des inventions dans le domaine scientifique. Cent vingt millions d’hommes, quel bourdonnement, grandi jusqu’à la clameur de tout ce qui se parle comme de tout ce qui s’imprime, de tous les mots anciens et de tous les mots nouveaux qu’une civilisation de quantité, de mécanisme et de découvertes, fabrique par instinct pour désigner des choses dont nous nous servons avant que la France officielle, j’entends le peuple, ne les ait nommées.

Devant l’invasion des infiniment nombreux, sous l’étreinte prochaine, presque fatale, notre langue a tenu. Elle s’est perpétuée avec la race, en gaieté, sans autre souci que d’exprimer, sans autre principe que la discipline instinctive de la vie. Des mots étrangers qu’elle a accueillis, chemin faisant, il en est qu’elle n’a pas voulu toucher, comme pour leur conserver leur physionomie d’intrus ; mais elle a transformé les autres à sa manière, s’amusant à coiffer leur royauté shakespearienne d’un bonnet phrygien. Cela fait, au premier abord, un mélange assez cocasse où l’on découvre des procédés de francisation qui expliquent, s’ils ne les justifient pas, des barbarismes qui ont le tort de n’avoir pas été fabriqués en France.

Les mots anglais, et qui le demeurent, les mots qui semblent incrustés, mais qu’une occasion fera disparaître, ne présentent guère d’intérêt. Tout au plus, pourrait-on en dresser une liste, comme on a fait ailleurs, et qui serait une preuve, plus ou moins lourde, de négligence et de pauvreté. Quelques-uns se prononcent au Canada comme en France, et nous avons plaisir à surprendre ainsi la vertu de nos cousins ; mais, la plupart des mots que Paris a dérobés à l’Angleterre gardent, chez nous, leur résonance britannique : nous prononçons dandy, cottage, sandwich, et tant d’autres, ainsi que l’on fait, sinon à Londres, du moins à Montréal, côté cour ; et celui qui s’aviserait de lancer gentleman avec l’accent français provoquerait des sourires ou se classerait européen.

Des mots francisés depuis longtemps, et délicieusement si ce fut au XVIIIe siècle, conservent au Canada français l’accent de leur origine ; nous continuons de prononcer toast ou spleen à l’anglaise, négligeant des victoires anciennes qui devraient pourtant nous ravir. Les mots héroïques qui ont fait, depuis Guillaume jusqu’à nos jours, la conquête de la Grande-Bretagne, qui furent gardés pour compte, français avant de devenir anglais, se retrouvent tout naturellement au carrefour de langues qu’est notre pays. Nous les saluons avec joie ; ce sont de vieilles connaissances que nous réinstallons au foyer, non sans malice, pourvu qu’ils gardent encore un lambeau de leur dignité première : ils sont si vieux que Remy de Gourmont lui-même, qui savait tout, s’y est trompé ; mais comment lui en vouloir d’un oubli qu’il voulut commettre afin de nous défendre ? Nous les réintégrons ; mais le peuple obstiné les répète à l’anglaise quand même, comme s’ils n’étaient plus de la famille.

C’est que nous savons l’anglais par nécessité, par conviction, peut-être par besoin de culture, sûrement par une largeur d’esprit qui ne laisse pas de nous apporter la satisfaction d’une indéniable supériorité ; et nous nous refusons à transposer des phonétiques disparates, à moins qu’il ne s’agisse d’un mot qui soit le même dans les deux langues et que nous faisons nettement français, mais en le chargeant de toutes ses acceptions anglaises : ne prenez pas tant de trouble s’entend pour « ne vous donnez pas tant de mal » ; erreur cléricale, n’a rien d’irréligieux, mais signifie erreur d’écriture ; notre indésirable a fait son entrée triomphale à Paris et sur une scène des Boulevards : nous sommes restés fidèles à club auquel la France a renoncé et c’est correct, le grand mot des Chapdelaine, veut tout dire, comme le righto londonien ou le ça va français ou belge. Il en est presque ainsi de traductions qui font image et qui écartent l’anglicisme, sinon le vocable anglais ; par exemple, pour ne pas recourir au mot square que d’ailleurs nous prononcerions à l’anglaise, nous disons couramment le « carré Saint-Louis » ou le « carré Viger ». Qui donc, au passage, soupçonnerait un stratagème ? Quel parisien n’inscrirait pas sur son carnet de route : carré, mot bizarre, pas français. Square non plus. Tout est là. C’est tout à fait cela, encore que ce soit absolument le contraire, comme aimait à dire un critique : car, dans le vieux français, esquarre signifiait tout de même carré.

Et voilà la défense de chaque jour contre l’envahissement, le corps à corps qui provoque une francisation intéressante, dont on a dit du mal quoique des esprits d’élite en aient pensé quelque bien. Elle est assez simpliste comme tout ce qui vient du peuple : avec quelques suffixes que lui suggèrent l’analogie et la métaphore, des suppressions de consonnes et des raccourcis qui détruisent le caractère anglo-saxon, une seule conjugaison, qui est naturellement la première, des dérivations parfois inattendues, elle crée des êtres d’apparence hybride dont la formation retient le philologue. Son grand mérite, c’est d’être une francisation par l’oreille et par une oreille qui est et qui veut demeurer française. Le Français, le fait est connu, francise aujourd’hui par les yeux : il lit des mots qu’il s’évertue à prononcer suivant leur physionomie. Procédé légitime, mais qui n’aurait pas produit redingote ni bouledogue.

Le Franco-Canadien entend le mot anglais et parle français : il a tôt fait de franciser à l’aide d’une terminaison qui correspond au son anglais et à la graphie française. Vous avez rencontré le mot clairer dans Maria Chapdelaine : comme il fait image lorsqu’il exprime le travail du bûcheron aux prises avec la forêt qu’il abat ! Rail est peut-être plus typique encore : il a produit chez nous dérailer qui vaudrait mieux, au dire de plus d’un philologue, que dérailler formé en France, par une curieuse similitude, sur railler. Nous avions déjà réaliser, dans le sens de se rendre compte, avant que le Paris littéraire — était-ce Bourget, Rostand, Rosny ou même Léon Bloy ? — ne l’eût emprunté à l’Angleterre. Et vous remarquez tout de suite que plusieurs de ces francisations, parties de mots anglais, aboutissent à des vocables français dont le sens se trouve, en quelque sorte, élargi. C’est le cas du verbe mouver qui finit par signifier déménager.

C’est un jeu, et qui ne va pas sans agrément, de suivre ainsi les mots dans leurs transformations et de reconnaître comment crâle, que les Canadiens ont tiré de crowd, rejoint crâlée qui est normand et qui veut dire abondance ; comment boss, inutile doublet de patron, se relie, dans le domaine insoupçonné des évolutions, au vieux français boseur, qui jadis a eu le sens de vantard ; comment grocerie, qui supplée épicerie, remonte tout de même jusqu’aux glossaires anglo-normands où, sous la forme grosserie, il explique le grosseria des Italiens américanisés.

Cependant, nos mots francisés nous paraissent, pour la plupart, déconcertants ; et les plus mal venus nous horripilent, surtout lorsque nous les isolons. Il a fallu le témoignage de Remy de Gourmont pour nous inciter à plus d’indulgence, pour nous donner l’intelligence d’un phénomène que nous avions classé. L’auteur de l’Esthétique de la langue française rend hommage à nos procédés de francisation parce qu’ils sont instinctifs, donc traditionnels ; il cite nos mots comme des exemples ; il les déclare français, sinon toujours par leur racine au moins par leur flexion, invoquant, sans qu’il en ait besoin, l’autorité de Max Muller. Ainsi donc, Émile Faguet nous conseille de garder nos archaïsmes et lamente la langue de Paris, et Remy de Gourmont accepte nos déformations parce qu’elles sont de bonne roture. Quelle tentation de croire que nous parlons une langue légitime jusque dans ses audaces et d’exiger de ceux qui la jugent en passant un peu plus d’attention, sinon de compétence !

Hélas, ce serait se bercer de formules, comme l’esprit français y est déjà trop enclin. On aurait vite fait de rappeler que Remy de Gourmont, dans un livre qu’il nous a consacré et qui a pour titre notre nom même, nous a mis en garde contre l’anglicisme que rien ne justifie, pas même les plus élégantes francisations, s’il aboutit à un double emploi, s’il ne supplée pas à l’indigence. Il nous est interdit de penser que l’usage légitime tout, comme l’ont écrit des auteurs qui n’ont pas eu à défendre leur langue et qui ont érigé en dogme l’ignorance créatrice. La liberté sans frein serait pour nous le suicide. Aussi combattons-nous l’anglicisme avec une sorte de hantise, biffant parfois de notre langue tout ce qui peut ressembler, fût-ce de loin, à une traduction anglaise. Peine perdue assez souvent si les deux langues ont de communes origines et des milliers de mots qui se ressemblent comme des frères ennemis, si la mode a mis en honneur, et dans chacune d’elles, des emprunts réciproques et que le temps consacre, si l’on continue, par exemple, à se servir en Écosse de chars-à-bancs qui deviennent des autocars sur les routes de France.

Nous craignons de recourir à ces nouveautés qui ne nous disent rien qui vaille à cause des nôtres, et l’on a fort justement remarqué que notre peur des anglicismes, naïve, je le veux bien, mais non sans mérite, s’étend jusqu’à ceux qui ont cours ailleurs. Une intelligence très avertie, M. Philippe Geoffrion, a suivi le conseil que donnait naguère Francisque Sarcey à un de nos puristes, de négliger les cacophonies et les bourdes pour suivre plutôt les persistances du parler ancestral : il a trouvé : demander une question dans Madame de Sévigné, arriver en temps dans Guy de Maupassant et lire sur le journal dans la Pensée et la Langue de notre éminent collègue Ferdinand Brunot ; autant d’expressions que nous repoussions parce qu’elles nous paraissaient de simples transpositions de l’anglais au français.

Vous comprendrez toutefois notre réserve et nos inquiétudes lorsque vous aurez médité l’anathème de ceux qui vouent les peuples bilingues à l’infériorité, sinon à la mort. Nous n’y croyons pas, nous mettrons toute notre vie à ne pas y croire. Il peut y avoir des lézardes sur la maison historique sans que cela l’empêche de témoigner du passé. Je me rappelle avoir entendu, à Gênes, Lloyd George parler aux journalistes italiens : le grand acteur gallois évoquait les murs normands qui s’élèvent dans son pays natal et dont les ruines laissent voir des fondations romaines encore intactes. Nous adoptons cet apologue, image dans la bouche de l’homme politique, vérité tenace chez nous. Nous avons résolu de survivre : nos pères nous l’ont ordonné et ce serait déchoir que de ne pas leur obéir, malgré les facilités qu’une surveillance moins rigide nous apporterait. Il nous reste l’école et ses enseignements, l’exemple et ses contagions, la science et ses persuasions, l’amour et ses convictions, tout ce qui se dresse contre l’usage et que l’on est convenu d’appeler « l’artificiel » et qui, à tout prendre, n’est que la civilisation à laquelle nous avons donné une base latine.




Forme de résistance à l’anglicisme, notre francisation manifeste la vitalité d’un organisme qui reforme ses chairs sur le trait qui l’a blessé ; mais notre langue a fait mieux si, menacée de toute part, elle a trouvé en elle-même la force suprême de créer. À la vérité, il est difficile de fixer la limite de cet effort nouveau parce que nous ne savons pas toujours distinguer entre ce qui est de nous et ce que nous avons hérité. Nous n’avons guère inventé ; et je songe, en le disant, à la voix du pays de Québec qui touche Maria Chapdelaine à l’orée des forêts du Nord et courbe sa volonté sur la tâche commune, en murmurant la chanson qui berce notre survivance : « Nous sommes venus il y a trois cents ans et nous sommes restés. Ceux qui nous ont amenés ici pourraient revenir parmi nous sans amertume et sans chagrin, car s’il est vrai que nous n’avons guère appris, assurément nous n’avons rien oublié ». Il semble que l’on entende les mots chuchoter leur propre histoire dans la mémoire des hommes. Ils sont restés, et il importe peu qu’ils n’aient guère appris.

La Société du Parler français de Québec, qui a rendu plus méthodique une enquête amorcée par des précurseurs, les retrouve intacts ou patinés d’une signification dont le temps les a revêtus. Les glossaires où reposent les parlers de France lui permettent d’éprouver nos expressions par des comparaisons qui sont le plus souvent décisives. L’enquête, close chez nous, n’est pas achevée en France : il est encore des mots qui parent notre vocabulaire et dont nous ne connaissons pas les origines quoique leur sonorité soit française. Voilà pourquoi nos philologues apportent à leurs recherches beaucoup de prudence et de discrétion, car ils n’ignorent plus l’imprévu des transformations, les filiations que le peuple féconde, les déconvenues qui guettent le purisme exagéré, gavé de grammaire et sevré de vie. Chacune des séances de la Société opère quelque rapatriement, établit des généalogies, signale les ancêtres de mots errants dont la bohême s’achève dans la légitimité.

L’exemplaire du Bulletin du Parler français de Québec, où j’ai passé en revue les mots qui sont de service dans notre langue, avait été augmenté par les réflexions d’un Nantais : j’ai vu, sous son crayon, des anglicismes s’évanouir et des vocables français renaître. C’est une expérience facile à faire. Déjà Rabelais y a servi, mais son œuvre, du point de vue de la linguistique, n’est qu’un heureux moment de l’évolution. Il vaut mieux choisir des contemporains, si l’on veut saisir l’actualité d’un passé qui offre ainsi mieux que la vanité de la mort. Mistral a livré à nos chercheurs des foules de tournures populaires dont nous douterions encore si le grand poète ne les avait cueillies dans son domaine, comme on fait d’une poignée d’immortelles. J’ai relu l’édition définitive de Madame Bovary : des mots en italique semblent soulignés par un Canadien à l’usage du grand public français. Tous les romans régionalistes nous offrent de ces surprises qui, bientôt, n’en seront plus. Un des nôtres a fait lire en pleine Normandie les Anciens Canadiens de Philippe-Aubert de Gaspé, où chacun a reconnu un conte de la petite patrie. Fifre ou tambour, talon rouge ou sabot normand, c’est toute la France qui y passera, tant il est vrai que, si nous avons peu appris, « assurément nous n’avons rien oublié ».

Et j’hésite à donner des exemples de mots qui sont vraiment de notre crû. Il en est certainement, ou du moins, pour reprendre une formule scientifique dont un vaudevilliste a souri naguère sous la Coupole, tout se passe comme s’il y en avait. Les mots, dont on ne sait pas encore s’ils nous appartiennent, apparaissent sans indication d’origine sur l’interminable liste dressée par la Société du Parler français : le regard, vite fatigué par les autres, va de lui-même vers eux pour discerner, sous une graphie familière, le sceau de la race. Vain espoir, car il faut attendre d’autres glossaires ou le retour de quelque fervent qui aura prêté l’oreille aux quatre coins de la France et apparenté nos orphelins. Pourtant n’est-il pas un critère plus sûr que toutes les hypothèses : le milieu, c’est-à-dire, les habitudes qui cristallisent en mœurs, l’éternel recommencement des travaux humains, les certitudes du climat ? Eh bien, non ! Les mots n’ont pas de milieu, s’ils ont une patrie : l’homme venu de loin vers une terre étrangère les porte en lui et les repose sur les mêmes choses. On nous abandonnait poudrerie, dont nous sommes fiers, et qui exprime la tourmente d’hiver, émiettée, sèche, bourdonnante ; et voilà que poudrerie, qui existait déjà au XVIIIe siècle, aurait été trouvé, toujours en Normandie ; nous avions banc de neige, jusqu’à ce que nous l’ayons rencontré dans l’imagination poitevine ; on nous a prêté à la brunante que des dialectes pourraient revendiquer de très près ; l’amoureux est chez nous le cavalier et l’amie, c’est la blonde, par habitude de gens du Nord ; mais cavalier, c’est déjà le XVIe siècle et la blonde, c’est une chanson militaire ; char, que nous opposons à tramway ainsi que des triomphateurs, est dans Lammenais.

Il reste tout de même enneigé, pont de glace, clair d’étoiles, que René Bazin nous emprunte ; patinoire, plus élégant que skating ; camp ou campement que nous préférons à camping ; et magasiner, que nous offrons à la France pour ce que vaut shopping ; et des mots français que l’anglais a rapprochés, comme agent de station, des mots composés, et non sans mérite, des étymologies abracadabrantes, ainsi que l’on en constate en plein Paris, des métaphores dont quelques-unes sont jolies, des dérivations qui révèlent une formation sur place, des joyeusetés qui ne peuvent être d’ailleurs et où le peuple a mis sa marque goguenarde ; des phénomènes linguistiques, dégagés par le maître de nos philologues, M. Rivard, et qui auront plus d’attrait pour ceux qui s’intéressent à la langue pour la langue : la suppression de l’hiatus, l’agglutination de l’article, la transmutation des suffixes, la confusion des genres, qui se produisent chez nous comme en France, mais indépendamment et suivant les lois de la phonétique française ; et, enfin, des fautes, de vulgaires fautes mais heureuses, ainsi que dit le chant liturgique, si elles sont communes à tous les Français, qui continueront de croire, malgré les savants, aux « panacées universelles » !




Archaïsme, anglicisme, canadianisme, c’est la division classique, souvent reprise chez nous et à laquelle je n’ai pas échappé ; mais pourquoi s’en excuser, si ce triptyque offre un moyen logique de dégager, sous les complexités du moment, un parler régional, d’essence française, entendu par tout un peuple et sur tout un territoire, constellé d’emprunts parfois discutables, nourri de formes dialectales, enrichi de quelques inventions, assez semblable, somme toute, à celui que l’on rencontre dans les provinces françaises, moins l’infiltration étrangère qui est surtout sensible à Paris. Le Mercure de France soulignait un jour l’amusante aventure de deux Anglais qui avaient appris le français, l’un à Bordeaux, l’autre à Brest, et qui se servaient de mots incompréhensibles l’un pour l’autre et que, pour ma part, sauf deux ou trois exceptions, je n’aurais pas saisis, bien qu’ils fussent de physionomie française et nés du terroir. Il eût été difficile, disait le Mercure, d’expliquer à ces étrangers que l’unité de langue n’existe pas en France et qu’on pourrait écrire, pour chaque province, des variantes du Mariage de Mademoiselle Beulemans.

Faut-il, après cela, condamner Brest et Bordeaux, sinon même Bruxelles ou Liège ? Que ferait-on dès lors des plus agréables diversités qui signalent les mutations patoises ou les trouvailles du génie populaire ? Ne vaut-il pas mieux faire montre d’une plus clairvoyante sympathie et admettre des vocables qui prendraient avec avantage, et par droit de création française, la place d’une quantité d’anglicismes ? Pardonnez-moi si je ressens quelque humeur à constater avec quelle légèreté, parfois même avec quelle outrecuidance, des étrangers, qui sont, paraît-il, professeurs de français quelque part, jugent, au nom de leur science livresque, une langue qui possède de longs siècles de vie. Nous repoussons aussi bien l’éloge outré de ceux qui croient entendre Bossuet parler encore, cette fois-ci très vieux, sur les rives du Saint-Laurent ; et nous ne demandons aux intelligences amies que de s’intéresser aux caractères de notre langue qui, à cause de ses origines lointaines, ne mérite pas toujours des arrêts hâtifs et sans fondement.

Notre accent reflète aussi nos antécédents. Il existe, car sitôt que nous sortons de notre pays nous le distinguons entre mille, mais d’où est-il ? Vous le cherchez peut-être depuis que j’ai l’honneur de vous parler ? Il m’a semblé le retrouver en Normandie, puis dans les Charentes où j’ai frémi d’aise en écoutant le paysan que mon émoi laissait indifférent ; mais on m’a dit à Paris qu’il était russe, sinon même belge. « Laissez que je vous écoute, disait un Français au sénateur Dandurand, je viens de traverser la France et je cherche de quelle province vous pouvez être : est-ce de Québec ou de Montréal ? » Voilà la vérité, c’est « un accent total, il les a tous été ». Il faut s’y habituer avant de le proscrire et se rappeler qu’il n’est pas anglais, mais qu’il nous a été transmis, comme la langue qu’il fléchit, et qu’il chante encore dans quelque province de France où il est permis d’en sourire sans que rien n’autorise à le renier.

Ne sied-il pas, enfin, de considérer que notre parler a vécu sa vie dans l’isolement complet, séparé par une irrémédiable distance ? Qu’y aurait-il d’étonnant à ce qu’il eût perdu, dans le flottement des mémoires, quelques sonorités ou quelques syllabes ? Et cela, au milieu des plus grandes pénuries : nos pères ont copié de leur main les Méditations de Lamartine et, dans un couvent d’Ursulines, aux Trois-Rivières, une grammaire, placée sur un lutrin, feuilletée par la seule institutrice, et avec les précautions que l’on met à toucher une relique, a servi pendant des années à guider les enfants qui venaient lui demander avec respect une part du merveilleux héritage. Voilà bien le miracle canadien. Il fut accompli par un peuple que rien n’a rebuté et dont la tranquille décision a vaincu tous les obstacles. Fils de France, il est resté obstinément fidèle à la culture française ; et, aujourd’hui qu’il possède la force d’une nation, c’est encore elle qu’il veut faire triompher sur une terre où sa loyauté lui a mérité de vivre ses propres destinées.

Dans cet abandon que nous ne déplorons plus, une littérature s’est exprimée, et l’on soupçonne au prix de quels tourments : on ne sait plus où s’arrête l’anglicisme si ce n’est sûrement pas aux portes de l’Académie française, et l’on n’ose pas lancer des mots qui sont peut-être de meilleur timbre que ceux que l’autorité consacrera demain ; l’archaïsme est condamné par l’usage et c’est se vouer à n’être pas entendu que de lui rester fidèle ; le canadianisme ne dépasse pas les limites de notre horizon et c’est espérer trop que de le voir pénétrer dans le grand tout d’une langue qui se façonne dans un foyer aussi lointain que Paris ; l’usage même est hésitant que l’on nous impose comme une norme, si malgré que se rencontre partout, sauf chez quelques puristes attardés, si dans le but, que l’on réprouve au nom de la logique, prend place jusque dans des livres que les philologues consacrent à la langue française ; s’il n’est pas trop d’Émile Faguet, d’Anatole France et de Raymond Poincaré pour ne plus savoir s’il faut écrire inlassable ou illassable. Devant une boussole qui oscille parce qu’elle n’a plus de point fixe qui la retienne, nous restons rivés à la manœuvre de chaque jour, au sein d’une civilisation en formation, qui ne compte plus ses progrès dans l’ordre économique, mais, qui n’a pas encore atteint la stabilité propre à l’éclosion des arts, qui n’offre pas encore le milieu de sympathie et d’attente où l’intelligence oublie, pour créer, les tyrannies de l’existence.

Il en serait autrement si, comme le remarquait notre poète Crémazie, nous parlions une autre langue, si, persuadés par les dithyrambes du XVIIIe siècle, nous avions, par exemple, adopté le verbe imagé des peuplades primitives aujourd’hui disparues, sauf des cartes postales ; notre public serait moins considérable, mais nous aurions une originalité et nous n’assumerions pas la lourde tâche de briller dans une famille chargée d’ancêtres où il suffit de naître pour respirer le talent.

Cependant, malgré ces difficultés que je précise surtout pour décider qu’elles ne nous découragent pas, nous avons fait quelque chose qui, désormais, nous appartient. La littérature canadienne-française, qui a fondé la presse, repris l’histoire, chanté la terre et les morts, se dessine déjà comme une force du passé et nous comptons avec elle, fût-ce en la jugeant. On peut dire dans ce sens qu’elle existe, quoique modeste. Cela nous suffit pour le moment et nous savons ce qui nous reste à faire pour continuer ceux qui, sans s’élever jusqu’aux sommets où vous avez placé la grande humanité d’un Verhaeren, ont tout de même gravi la colline inspirée et construit, dans la « mystérieuse forêt des rêves de la race » jaillie cette fois d’un sol nouveau, le château qui garde, encastré dans sa porte, un « débris de sculpture » semblable à celui que Barrès offrait aux méditations du jeune pèlerin de Vaudémont.

De ces hauteurs, la littérature a défendu la langue qui n’a cessé de lutter, malgré les traités aussi mal faits autrefois qu’ils le sont de nos jours : il n’était pas question d’elle dans le Traité de Paris qu’elle formula. Elle a résisté aux attaques de la politique, bien plus dangereuses que le voisinage du nombre et de l’esprit et, à l’Angleterre, elle a réclamé les libertés anglaises. Même interdite par une loi, après d’inutiles tentatives pour la supprimer, elle a protesté du haut de la tribune, par la bouche d’un homme qui portait, ainsi que tant d’autres chez nous, un nom français, lumineux, classique, comme tout ce que le peuple a buriné, Louis-Hyppolite Lafontaine. Elle a recouvré le pouvoir et pris place dans la Constitution de 1867 ; mais si elle n’a pas achevé de vaincre et s’il lui faut combattre encore pour que l’on respecte ses droits, si elle ne résonne plus dans une partie du pays qu’elle a pourtant baptisé, c’est que des préjugés tenaces et d’aveugles ambitions l’obligent à refaire ses conquêtes. Une aussi longue résistance suffit à l’honneur et, pour reprendre la pensée d’un homme politique canadien, trop tôt touché par la mort, Paul-Émile Lamarche, si l’uniforme de notre langue porte des traces de la bataille, c’est que, pendant près de deux siècles, il n’a cessé d’y être.

Ce mot, Messieurs, me ramène vers votre pays comme vers les raisons de votre sympathie à l’égard des nôtres. Le monde a suivi pendant des années, qui semblèrent aussi des siècles, d’autres uniformes engagés dans des batailles où la Belgique et le Canada combattaient sous le même commandement. Mes compatriotes sont accourus vers vous dès le premier appel, épousant votre cause parce qu’elle était juste. Plusieurs, qui reposent maintenant près de vous, écoutent en ce moment, dans le silence de votre terre reconquise, les mots qui les ont conduits sur la voie glorieuse. Plus grands que tous, c’est à eux que je veux confier ma dernière parole. Ils vous sont reconnaissants d’un hommage que vous leur avez rendu et que je ne fais qu’exprimer ; ils vous remercient d’avoir détaché de leurs croix de bois, pour l’accueillir parmi vous, la langue qui se souvient.

FIN.
  1. Discours de réception à l’Académie de langue et de littérature françaises de Belgique.