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Le grand sépulcre blanc/Épreuves

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 67-71).

CHAPITRE XX

ÉPREUVES


Mon rêve a ployé l’aile. En l’ombre qui s’étend,
Il est comme un oiseau que le lacet captive.
.........................
Je dis l’adieu suprême à tout ce qui m’entend.

Pamphile Lemay.


Deux ans se sont écoulés. Les peuples heureux n’ont pas d’histoire, les hommes heureux non plus.

Nukaglium et Pacca sont de ce nombre. Leur union a été bénie : un fils sain et vigoureux les unit d’un amour toujours tendre.

Théodore n’a pas oublié ses vieux parents, si loin, en ce hameau perdu de la Gaspésie. Son cœur saigne quelquefois à la pensée qu’ils ont, que leur fils, leur joie et leur orgueil, soit mort. Maintenant que la paternité a affiné ses sentiments, auréolé son front, il comprend toute la profondeur que renferme les cœurs des parents pour ceux auxquels ils ont donné le jour.

Il s’étonne avec raison que le gouvernement canadien n’ait pas envoyé une autre expédition dans ces territoires. Il ignorait, qu’il y eût eu des élections en octobre 1911 et que le gouvernement Laurier avait subi une défaite. La faction qui avait pris le pouvoir, changeant son fusil d’épaule, avait envoyé aussi un parti d’explorateurs dans les régions boréales, mais au nord de l’Alaska.

Au printemps de 1913, il dit à Pacca :

« Ne penses-tu pas que je devrais envoyer de nos nouvelles à mes parents ? Ils seraient si heureux d’apprendre que je suis encore vivant, bien portant, possesseur de la plus gentille des petites femmes, et papa d’un joli garçon ? »

« Vont-ils m’aimer tes parents ? lui demanda-t-elle. »

« N’en doute pas. Je vais leur écrire tout un volume sur toi. »

« Comment le leur feras-tu parvenir ? »

« Cela est assez facile. Tous les étés, deux ou trois baleiniers écossais font escale à Ponds Inlet en août. Nous allons nous y rendre et je remettrai ma lettre au capitaine d’un de ces bateaux. De retour à Glasgow, il l’expédiera par la poste. »

« Qu’est-ce que la poste ? » demanda-t-elle.

Pour satisfaire sa soif d’apprendre, il dut lui donner une explication du service postal en pays civilisés.

« J’ai saisi tout le rouage de ce transport des matières postales. Mais comment vas-tu en payer les frais ? »

« Ne crains rien sous ce rapport. Pour dédommager le capitaine qui se chargera de ma correspondance, je lui donnerai une peau de renard blanc. Il sera récompensé au centuple. Nous allons maintenant entretenir ton père de ce projet. Je lui emprunterai deux chiens, qui, ajoutés aux quatre nôtres, nous permettront de voyager très confortablement. Nous sommes en mai. Nous ne souffrirons pas du froid. Pour éviter les flaques d’eau qui se montrent dans les dépressions de la banquise, nous voyagerons de nuit, à petites étapes. Nous serons à Ponds Inlet vers la fin de juin. Cela te va-t-il, ma femme ? »

Le « j’en suis heureuse pour toi » qu’elle lui répondit, manquait d’enthousiasme. Il s’en aperçut et lui dit :

« Ce voyage ne te sourit-il pas ? Tes yeux se voilent de larmes. »

« Je ne puis retenir une certaine douleur. Est-ce un pressentiment ? Je devrais être heureuse et gaie d’entreprendre cette course avec toi et notre fils. J’ai tort d’avoir prêté l’oreille aux divagations de Koudnou. »

« Que veux-tu dire ? Tu te moques bien des incantations de ce sorcier, et tu es la première à rire de ses rites et de sa jonglerie primitive. »

« Écoute-moi bien, reprit-elle. Il y a un mois, lorsque tu étais à la chasse, j’étais à l’iglou de Pioumictou. Koudnou y est venu, et tous les Esquimaux du village. Sachant que tu tournes ses cérémonies en ridicule, il profitait de ton absence pour donner une séance. J’aurais dû me retirer, je n’ai pas osé, craignant de froisser mes gens… »

« Continue, qu’a-t-il pu te raconter ? »

« Lorsqu’il fut dans cet état cataleptique que tu connais bien, il se mit à prophétiser, annonçant un dégel très tardif, une pêche et une chasse abondantes. Il ajouta : l’oiseau de la mort plane au-dessus de nous. Sedna est irritée de ce que tous ne lui paient pas respect et manquent aux tabous. L’Esquimaude blanche court à sa mort. La coupe du bonheur est drainée. Sedna la reprend. Qu’elle ne s’éloigne pas d’Oulouksigne ! »

« Pourquoi ne m’as-tu pas dit cela plus tôt ? J’aurais fait la leçon à Koudnou. Tu es trop intelligente pour croire à ces billevesées. Si un malheur te menace, ne suis-je pas là pour te protéger ? »

L’attirant doucement à lui, il l’embrassa, tandis que l’enfant, du capuchon de sa mère où elle le portait, de ses petits bras potelés les entourait dans un élan d’affection filiale. Pacca se dégageant de cette étreinte, eut un sourire confiant. Ses noirs pressentiments s’évanouirent. « Allons immédiatement prévenir papa et grand’mère de notre projet. Ils en seront enchantés. Peut-être consentiront-ils à nous accompagner. »

Trois jours plus tard, Théodore et sa petite famille quittaient Oulouksigne où ils reviendraient à l’automne. Vu l’âge avancé de sa mère, Nassau ne put les accompagner.

Le voyage se fit gaiement, sans avatars. Ayant contourné le nord de la presqu’île fermée par les golfes Admiralty et Milne, l’on suivit le détroit Navy Board. De là on passa dans celui de l’Éclipse, d’où ils se rendirent au village Tunoungmiout dans le détroit Ponds. Là, ils apprirent d’un vieil Esquimau que tout le village s’était transporté à la pointe Button, sise à l’extrémité sud-est de l’île Bylot, pour y attendre la venue des baleiniers.

Après quelques jours de repos, eux aussi s’y rendirent, y arrivant le 15 juillet. La débâcle avait beaucoup tardé. La banquise s’étendait encore au loin, mais de ce point élevé l’on pouvait voir que la baie de Baffin était libre de glaces.

Théodore et les siens s’installèrent donc avec les autres naturels. Tous les jours, il scrutait l’horizon pour y découvrir une voile. Les derniers jours du mois, revenant de la chasse, il aperçut, ancré à la banquise, le bateau tant attendu. Quoiqu’il fût une heure du matin, il ne put remettre à plus tard le désir de s’y rendre. Qui sait, peut-être aurait-il des nouvelles des siens ? Il lierait contact avec la civilisation. Il serait mis au courant des grands, faits universels.

Éveillant Pacca, il siffla ses chiens, les attela à son cométique. Il avait une course de six milles à fournir avant d’atteindre le steamer. Le soleil brillait au firmament et l’on partit traîné par les chiens. Le traîneau disparut bientôt aux regards des quelques Esquimaux que ce remue-ménage avaient éveillés.

À une heure d’intervalle ils n’étaient plus qu’à un mille du baleinier. Le voyage devenait pénible, presque impraticable. Le vent et la marée avaient refoulé les glaces, les amoncelant les unes sur les autres. À tout moment, il fallait retirer les chiens d’un mauvais pas, remettre sur ses patins le cométique retourné. Une mer solide tourmentée, leur barrait le chemin. On trébuchait, on se relevait, on s’attaquait de nouveau à l’ennemi.

De guerre lasse, il s’assit sur son cométique. « Si, au moins, nous trouvions un passage plus uni à travers ce bouleversement chaotique ? »

« Il y a peut-être moyen d’éviter les pires endroits », reprit Pacca.

« Je vais marcher en avant de l’attelage, et je choisirai les passages les moins cahoteux. Lorsque je serai à une centaine de pieds de toi, suis-moi avec les chiens. »

La marche interrompue fut reprise, Pacca dirigeant de loin leur course.

Il n’était plus qu’à un quart de mille du bateau. Il distinguait même le capitaine se promenant sur le pont.

À ce moment, quelque chose d’insolite, d’inexplicable, de monstrueux se produisait, avec un bruit sourd qui le glaça d’épouvante. Toutes ces glaces empilées les unes sur les autres se désagrégeaient et se mettaient en mouvement, s’enfonçaient, se culbutaient. Le froid n’avait pas été assez vif pour les cimenter.

Fou de douleur, il s’élança…

À deux cents pieds en avant de lui, il vit disparaître Pacca et son enfant, engloutis dans ce maëlstrom glacial et y disparaître. Fou de douleur, il s’élança à leur secours, un cri rauque, un sanglot perçant dominant le bruit des glaces s’entrechoquant. Culbuté, contusionné, lancé à l’eau et repêché par un glaçon revenant à la surface, dément, il avançait sur ce pont chancelant, dont la masse croulante se dérobait sous lui.

Sa voix désespérée appelait Pacca. Il maudissait le ciel, le sommait de la lui remettre. L’instant d’après, il priait Dieu d’un cœur suppliant, les ferventes prières de son bas âge se pressant à ses lèvres.

Seul contre ces forces indomptées de la nature, il livrait un combat homérique. Meurtri, ivre de désespoir, il sentit l’inutilité de ses efforts. « Que je meure avec elle ! » cria-t-il.

Rassemblant toute son énergie, au moment même où il émergeait au-dessus des glaces environnantes, porté sur le faite d’un énorme glaçon venant de sourdre des profondeurs abyssales, il leva vers le ciel deux bras suppliants. D’une voix tonnante, il fit entendre cet appel désespéré : " O Lord my God ! Is there nobody to help a poor widow’s son ! "

Une commotion électrique secoua le capitaine MacGregor lorsque ce cri de détresse frappa son oreille. L’angoisse de cet appel désespéré, lancé dans sa langue, au prix de sa vie, il devait tenter l’impossible pour rescaper ce malheureux.

Une vision fugitive… la légende d’Hiram Abif… son devoir… Ô ! ce cri ! À cette exclamation un frisson avait parcouru son épiderme, le sang affluait à son cœur, il ne tenait plus en place. Avec courage, avec abnégation il ferait son devoir….

En deux temps et trois mesures, des ordres brefs avaient été donnés. Un canot monté sur patins était mis à l’eau. La débâcle avait détaché le bateau de la banquise et il dérivait lentement au large.

Deux matelots le suivirent dans l’embarcation. Nageant vigoureusement, ils firent monter la chaloupe sur le premier morceau de glace flottante avec lequel elle vint en contact. La tirant sur ce plancher en partie submergé, ils la remirent à l’eau dès que l’obstacle fut franchi, le même manège se répétant à chaque nouvel obstacle. Manège périlleux car à tout moment les glaces, éclaboussant et mouillant aux os les hardis marins que rien ne rebutait, rendaient leur travail des plus pénibles. Quoique la distance à couvrir ne fût qu’à peine mille pieds, il fallut trente minutes d’efforts héroïques à ces sur-hommes pour se rendre à l’endroit où l’on avait vu disparaître Théodore.

Celui-ci, après ce dernier effort s’était écroulé sur son glaçon, anéanti, abîmé. Un dernier appel à son Sauveur, un gémissement de douleur, une plainte, la nuit noire, Pacca. « Ô ! ma Pacca ! reviens ! »

Il avait perdu connaissance. Un morceau de glace, culbuté, par-dessus celui sur lequel il était tombé, l’avait fait prisonnier, lui étant retombé sur les jambes. Ce fait providentiel le sauva d’une mort horrible, en le retenant sur sa banquise.

Le capitaine MacGregor fut très surpris de constater que l’Esquimau qu’il dégageait de sa position dangereuse n’en était pas un. Avec mille précautions, il le plaça au fond de sa chaloupe, retournant à bord du baleinier, le « Scotch Adventurer ».

Théodore avait tout perdu : sa femme, son enfant, ses chiens même, malgré leur agilité, avaient été engloutis dans ce désastre.

Il fut de longues semaines entre la vie et la mort. Sur l’Adventurer on s’efforça de le ranimer, de le ramener à la vie. Peu à peu les forces lui revinrent et son intelligence put sonder la profondeur de sa douleur. Au bout de son existence, il voyait un trou noir, béant. Pourquoi Dieu ne l’avait-il pas repris ? Pourquoi fallait-il que tinte à son oreille le cri désespéré de Pecca, son dernier adieu ! Quel mal avait pu commettre ce frêle enfant, la joie de ses yeux, pour finir si prématurément, si tragiquement ! Était-ce là la justice de Dieu ? Il n’avait pas trente ans, et sa vie ne serait qu’un long calvaire.

Obnubilé, insouciant, incapable de prendre une décision, il ne se rendit pas même compte que dès les premiers jours de septembre, l’Adventurer était en vue des îles Orkney, au nord de l’Écosse.

Désemparé, hagard, à peine remis de toutes ces émotions successives qui avaient ébranlé sa forte constitution, le 15 septembre il foulait du pied le pavé de Glasgow.

Il était sans le sou. Il constata vite que les conditions économiques en pays civilisés sont bien différentes de celles des pays arctiques. Ne voulant pas être à charge de son bienfaiteur, il le pria de lui aider à s’amasser un petit pécule pour retourner vers les siens.

Le capitaine MacGregor s’entendit avec quelques sociétés savantes de la ville. Théodore fut invité à faire le récit de ses expériences au pays des Esquimaux se procurant ainsi les fonds nécessaires pour retourner en Canada.

La veille de Noël, il débarquait à Halifax. Deux jours plus tard, il était au milieu des siens, qui eurent peine à le reconnaître.

Pyré, que le capitaine Bertrand avait expédié à ses parents dès son retour à Québec, était fou de joie. Jappant, gambadant, lui sautant à la figure, il était jaloux des épanchements de son maître pour les siens, et le voulait tout à lui. Le bonheur de le revoir lui fit oublier toute rancune de l’abandon ingrat qu’il lui avait fait.

Prenant entre ses mains la tête intelligente de la bonne bête, il lui chuchota à l’oreille : « J’ai dû te sacrifier à mon amour, Pyré. Entre elle et toi, il n’y avait pas à hésiter ! Pauvre elle, tu ne la verras pas, elle n’est plus ! » Un long sanglot lui coupa la parole.