Le grand sépulcre blanc/Hivernement

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Éditions Édouard Garand (p. 33-37).

CHAPITRE IX

HIVERNEMENT


It is as little the part of a wise man to reflect much on the nature of beings above him, as of beings beneath him.
Ruskin.


Le 12 septembre 1910, le bateau était à l’ancre dans la baie « Arctic » par 73 degrés nord de latitude et 80 degrés ouest de longitude, où il devait passer l’hiver.

La baie Arctic, l’ouvrant par un étroit goulet sur le golfe Admiralty, dans le nord de l’île de Baffin, était un endroit idéal pour hiverner. Le havre est très profond, formant un bassin circulaire d’un mille et demi de diamètre, protégé par de très hautes montagnes.

Lorsque Théodore apprit que l’on devait hiverner en cet endroit il en fut enchanté : « Impossible, se dit-il, que je ne revoie pas ma petite sauvagesse. Les siens doivent demeurer dans ces parages d’après les indications qu’elle m’a données. Quelle aubaine ! Je vais pouvoir recueillir des données ethnographiques et des légendes de ce très ancien peuple, certainement d’origine Asiatique. »

« Quel est bien le nom indigène de l’endroit où elle m’a dit demeurer ! Il a une terminaison en signe… la première appellation m’échappe… J’aurais dû l’inscrire. Peut-être bien le capitaine pourrait-il me renseigner. »

Il s’en fut le trouver, sans mettre plus longtemps ses méninges à la torture.

« Mon capitaine, dit-il, vous ne pourriez pas par hasard me donner le nom indigène par lequel les Esquimaux désigne « Arctic Bay » ? »

« Mais si… Oulouksigne. »

« Oulouksigne ! Oulouksigne ! c’est bien ça ! » s’exclama-t-il, la surprise l’ayant fait se départir de son calme habituel.

Très surpris, de l’intensité avec laquelle il avait répété ce mot, le capitaine leva les yeux et fut encore plus surpris d’y voir la joie qui illuminait ses traits.

« Franchement mon ami, vous m’avez l’air tout drôle. Ce nom barbare évoque donc de bien beaux souvenirs chez vous ? Pourtant c’est la première fois que vous visitez ces lieux, hier encore totalement inconnus de vous. »

« C’est que, mon capitaine, vous voyez, il y a des Esquimaux aux alentours et je vais pouvoir les étudier, colliger des notes, faire œuvre de savant. »

« Comment savez-vous qu’il y a des Esquimaux dans ces parages ? Lors de mon dernier voyage il y a deux ans, le dernier poste esquimau habité était à Tunungmiout autrement dit : Ponds Inlet. »

Le capitaine ignorait naturellement que depuis son dernier voyage en ces régions, un groupe avait quitté le détroit Ponds pour s’établir à la baie « Arctic ». Quant à Théodore, lui aussi ignorait ces détails, ne sachant pas qu’Oulouksigne était de fondation toute récente.

Il craignit un moment que son court roman fût découvert, mais la réponse du capitaine le rassura.

« Il se peut fort bien, lui dit-il, qu’il y ait des Esquimaux dans les environs, car il se fait quelquefois des migrations lorsqu’il y a diminution de chasse ou de pêche en certaine localité. »

De fait, ce même après-midi, un Esquimau en kayak se rendait au bateau. On l’invita à bord, invitation qu’il accepta avec plaisir. Par signes il fit comprendre que quelques membres de la nation demeuraient sur le versant sud de la pointe ouest, formant l’entrée de la baie. La couleur sombre de leurs toupies se mariant avec les rochers environnants, ils n’avaient pas été remarqués par l’équipage, car il faisait nuit lorsque le bateau entra dans son havre d’hivernement.

L’hiver se faisait déjà sentir. Depuis la fin juillet, la température baissait graduellement, la grisaille de l’automne amenant brouillards, grésil, et pluies. Le jour diminuait très rapidement. La lumière changeait de tonalité. Elle était blafarde et comme filtrée à travers une gaze, quoique les aurores et les couchants émissent une variété de tons chauds des plus brillants.

Il y avait beaucoup à faire pour préparer le bateau à son long sommeil dans les glaces. Des provisions de toutes sortes, toutes les chaloupes, les habits de surplus, etc., furent débarqués et mis en sûreté sur le rivage. La voilure fut aussi descendue des mâts et emmagasinée dans les écoutes.

Pendant ce temps Théodore ne perdait pas son temps. Il était joyeux et heureux. Sur la rive, il s’était fait construire un abri temporaire devant lui servir d’observatoire, où il avait transporté ses instruments magnétiques. Ses thermomètres et baromètres, sa jauge automatique pour les marées, tout était en place. Sous prétexte d’explorations, il faisait aussi de longues marches, escaladant des montagnes de deux mille pieds d’altitude, pour les dégringoler sur le versant du golfe Admiralty, au pied desquelles se blottissait frileusement le campement esquimau.

Il avait découvert le refuge de Pacca. Furtivement, il s’y rendait et il se complaisait dans la vie toute primitive de son père et de sa grand’mère. Il ne parlait à personne de ces expéditions sentimentales, voulant éviter les sourires narquois et les allusions gaillardes de ses compagnons. Sa nature franche et supra-sensible en eût souffert.

Avec la venue du froid et des neiges les habitations esquimaudes évoluèrent. Les toupies ou tentes de peaux de loups-marins, devenaient très froides. Ils furent remplacés par les « iglous », cabanes semi-circulaires faites de blocs de neige superposés en spirale. Celles-ci furent alors tapissées à l’intérieur avec les peaux du toupie, laissant une couche d’air intermédiaire entre les deux, empêchant ainsi la fonte des blocs de neige.

Les lits en peaux de rennes, formant sièges, furent disposés au fond de la cabane, et la lampe à huile de baleine, creusée dans une pierre ponce, placée près de l’entrée, ouverture basse par laquelle il faut pénétrer à quatre pattes.

Le sept octobre, les « cométiques »[1]tirés par les chiens-loups des Esquimaux voyageaient sur la surface unie et solide de la baie. La température se maintenait très froide, le mercure descendant même en bas de zéro.

À cette époque plusieurs expéditions furent envoyées en différents endroits. Théodore eut en partage le relevé du golfe Admiralty, avec ordre de pousser jusqu’au détroit de Fury and Hecla.

La veille de ce départ, il s’en fut passer la soirée à l’iglou de Nassau, le père de Pacca. La jeune fille était enfin retrouvée ! Son charme si naturel, ignorant ce que le monde civilisé nomme les convenances, lui alla droit au cœur. Il ne put s’empêcher de lui dire comment sa conversation l’intéressait ; il lui donne même à entendre qu’un sentiment plus doux que celui de l’amitié l’entraînait vers elle.

Souriant finement, elle lui dit :

« Je vais veiller sur mon cœur, car il ne faut pas qu’il prenne la préférence sur ma raison. N’oubliez pas que vous avez là-bas des amis et des parents que vous ne pouvez pas oublier. Votre pays doit être plus beau que le mien, car c’est lui qui nous envoie les brises chaudes de l’été et le beau soleil que vous avez tant admiré. Je veux bien être une amie et vous aider autant que je le pourrai. »

Vous m’avez dit vouloir étudier la langue esquimaude et recueillir nos légendes. À votre retour du voyage que vous êtes à la veille d’entreprendre, je veux bien vous initier aux secrets de notre langue. Vous avez déjà un bon vocabulaire inscrit sur votre calepin. Il s’agira surtout de voir à l’agencement de ces mots pour en faire un langage parlé. Quant à nos légendes, j’en suis plutôt ignorante, vu l’éducation chrétienne qui m’a été donnée à Blacklesad. Mais, « analouyik »[2]et papa vous les raconteront toutes. Je vous les interpréterai. Je vous aiderai aussi dans le travail que vous vous proposez de faire en décrivant nos us et coutumes. Ils sont si peu intéressants que je ne vois pas qu’ils vous enchantent. » Se tournant vers son père, elle lui dit en esquimau :

« N’est-ce pas, père, que vous me raconterez toutes nos légendes, pour ce bon « cablouna »[3]qui veut les raconter à son peuple ? »

« Mais si, lui répondit-il et ta grand’mère aussi t’en racontera. Elle en sait beaucoup, Car son mari était « Anguécouk »[4]et possédait des secrets et des pouvoirs que nous n’avons pas. »

Sur le désir de Théodore, elle lui raconta les croyances esquimaudes sur l’origine de l’homme.

« Lui, reprit-elle, c’était le premier homme-esprit qui a tout créé, d’après nos croyances. Des descendants de sa fille, l’Esquimau est son peuple préféré, et il lui a donné le nom d’Inuit, ce qui veut dire le « peuple ». Il n’y a que les Blancs qui nous appellent des Esquimaux. Nous sommes des Inuits.

Changeant le ton de la conversation, elle lui dit : « Ainsi vous partez demain pour un long voyage : Serez-vous absent longtemps ? »

« Probablement deux lunes », répondit-il.

« C’est long, soupira-t-elle. Je voudrais bien que vous n’eussiez pas trop à souffrir. Cette saison-ci en est une très mauvaise pour les voyages. L’on m’a dit que les gens vous accompagnant n’amenaient pas leurs femmes, est-ce vrai ? »

« Certainement que c’est vrai. Cette promiscuité de gens de sexes différents voyageant, mangeant et couchant sous le même abri n’est pas convenable. »

Souriant finement elle reprit : « Vous penserez autrement à votre retour. La femme esquimaude est l’aide efficace et absolument nécessaire dans toute expédition. Son absence vous causera un surcroît de misères et une foule d’inconvénients. Nos hommes sont bien disposés, mais ils sont encore païens. Certains travaux leur sont « tabous ».[5]Qui entretiendra le feu de votre lampe la nuit ? Qui raccommodera vos mocassins ? D’ailleurs, vous emportez avec vous une tente en toile. Ignorez-vous que la construction idéale en ce pays, l’hiver, c’est l’iglou ? Je veux votre bien, mais l’expérience vous assagira. J’ai constaté que vous étiez observateur. À votre retour, vous comprendrez pourquoi je vous ai fait ces remarques. »

« Je suis habitué à la misère, reprit-il, et je m’en tirerai bien, vous verrez. Tout de même je vous remercie de vos bons conseils. Ils me sont doublement précieux, venant de vous, jolie Pacca. »

Il était onze heures, ce soir-là, lorsqu’il quitta l’iglou de Nassau pour se rendre au bâtiment. Tout le village, comprenant une dizaine de huttes de neige, dormait profondément. La lune argentait ces dômes blancs tous pareils, plats et trapus. À l’arrière, les rochers sombres se détachaient violemment, rébarbatifs et inaccessibles, voulant protéger le cœur d’une enfant dont ils avaient si souvent senti la présence et le pied léger sur leurs cimes altières. Les chiens, étendus sur la neige ne grognèrent, ni ne se dérangèrent à son passage. Ils connaissaient maintenant cet étranger, et surtout ils savaient la force et le pouvoir dominateur de ce gros animal blanc, pourtant des leurs, mais si dissemblable, qui le suivait toujours. Dans leur cervelle canine s’était photographié leur premier contact avec ce chien si étrange. Il y avait un mois de ça. Il avait suivi son maître au village. À sa vue, la bande entière composée de trente belles bêtes, s’était ruée sur l’intrus portant haut la tête et le panache d’un superbe appendice relevé sur le dos. Une bataille homérique s’en était suivie. Au bout d’une heure, la lutte était finie, faute de combattants. Deux de leurs compagnons gisaient morts, un fort coup de gueule sur le cou leur ayant rompu la colonne vertébrale. Les autres, piteux, la mine rabattue, s’étaient furtivement repliés et dispersés. Au deuxième voyage, ils oublièrent la leçon reçue et la bataille recommença. Elle fut courte, à peine une demi-heure. Un des leurs, un leader était resté sur le carreau. Les coups, déchirures et morsures qu’en retira Pyré se guérirent rapidement. Le capitanat qu’il avait chèrement acheté ne lui fut plus disputé. Il fit même plus. Polygame invétéré, il s’associa trois des plus belles femelles de la troupe qu’il surveillait avec un soin jaloux, et qui partout le suivaient comme ses esclaves. À le voir se cambrer fièrement en passant parmi les vulgaires chiens-loups, l’on eût dit un pacha oriental suivi de ses odalisques. Un air d’immense satisfaction et d’orgueil se faisaient jour et perçaient sur ses traits. Afin de se rapprocher encore du potentat oriental, il avait pris sous sa protection un pauvre vieux chien, incapable de tout travail et le souffre-douleur de toute la meute. Les Esquimaux ont une coutume en soi barbare en ce qui concerne leurs vieux chiens impropres au travail : ils ne les tuent jamais, mais ils les laissent mourir d’inanition et de faim. C’est un de ces êtres presque morts que Pyré avait rescapé. Lorsque le temps de la curée venait, conscient de sa force, il le protégeait de la rapacité des autres fauves pendant son repas. Ce dernier s’était aussi attaché à la suite de Pyré. C’était en quelque sorte son eunuque. Dans leur langage animal ils en étaient venus à une certaine entente. Que de fois l’auteur n’a-t-il pas été témoin du fait suivant. Son chien s’éloignait du bâtiment, y laissant quelquefois sa suite. Le vieil impotent se couchait alors avec les trois chiennes. Tout était paisible, mais, si au loin, il voyait venir un intrus cherchant compagne ou amour, vite il se redressait sur ses hanches et de son gosier sortaient des aboiements, appels désespérés. Ces cris étaient toujours entendus et compris, car au loin l’on entendait les jappements féroces du gros dogue qui s’amenait dans une course échevelée. Malheur à ceux qui s’étaient fourvoyés dans son harem ! À sa manière de chien civilisé, lui aussi montrait à ses congénères sauvages qu’il y a des principes avec lesquels on ne transige pas.

C’est à tous ces petits faits divers que songeait Théodore en regagnant sa cabine du bateau, en cette claire nuit d’hiver. La voie lactée traçait sur le bleu sombre du ciel une trajectoire laiteuse. L’étoile polaire scintillait, les diverses constellations trouaient les profondeurs insondables du firmament. Théodore était insensible à toute cette féerie noctifère, car il marchait tête basse, le cœur tout rempli d’amour, sain, intense et vivifiant, il s’en rendait bien compte maintenant. Arrivé au bateau, il en monta deux à deux les degrés de l’échelle conduisant au pont supérieur. Étouffant ses pas afin de ne pas attirer inutilement l’attention de la sentinelle, il s’engouffra dans le noir du corridor conduisant à sa cabine. Tranquillement il se dévêtit et se coucha. Longtemps, en sa tête, il échafauda mille projets tous plus fous les uns que les autres. Il s’endormit enfin, rêvant vaguement au voyage qu’il devait entreprendre le lendemain matin, mais toujours lui apparaissait, souriante et encourageante, la douce figure de Pacca.

  1. Cométiques. Traîneaux esquimaux très longs et étroits dont les barres transversales, espacées de deux pouces, ne sont ni vissées ni clouées, mais fortement ficelées avec de la babiche, ce qui permet à ces traînes de voyager sur les glaces raboteuses sans se démantibuler.
  2. Grand’mère.
  3. Cablouna. Terme générique employé par les Esquimaux pour désigner tout homme de la race blanche.
  4. Anguécouk. Sorcier, devin, magicien.
  5. Tabou. Défendu par leur croyance religieuse.