Le grand sépulcre blanc/Vision Rétrospective

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 11-17).

CHAPITRE III

VISIONS RÉTROSPECTIVES


La lumière, dorant ou dispersant la brume,
Semble avoir deux foyers : le soleil, et la mer ;
Tout brille dans l’azur, tout chante, tout enivre
Partout la volupté sous un ciel provoquant,
Il est doux d’y passer, il est plus doux d’y vivre

Henri de Bornier


Le lecteur a dû se demander par quels concours de circonstances en cette nuit de juillet 1910, l’île de North Devon, voyait se promener sur ses côtes abruptes et escarpées, ce solitaire voyageur. Qui était-il, d’où venait-il ? C’est ce que nous allons narrer brièvement.

Le vaste archipel arctique, comprenant toutes ces innombrables îles s’étendant de la latitude 65 à 85 degrés nord et comprises entre les longitudes 60o à 130o ouest était, il y a encore quelques années, pratiquement inconnu du public canadien, quoique nominalement ces terres appartenaient au Canada. Au siècle dernier, elles avaient été parcourues et relevées par de braves navigateurs anglais. Sur toutes ces terres, l’explorateur relève nombre d’inscriptions mortuaires de ces pionniers du Nord, car leur route est jalonnée des tombes de leurs braves. Plusieurs de leurs expéditions finirent en désastre. La fin de ces hommes non habitués à la rigueur d’un tel climat a dû être une agonie lente et inexprimable. À eux et à tous ces méconnus de la terre polaire s’adressent ces belles strophes du poète René Chopin.


Les fiers aventuriers, captifs de la banquise,
En leurs tombeaux de glace à jamais exilés,
Avaient rêvé que leur gloire s’immortalise :
Le Pôle comme un sphinx demeure inviolé.

Sur une île neigeuse avouant la défaite,
Et l’amertume au cœur, sans vivres, sans espoir
Ils gravèrent leurs noms, homicide conquête,
Et tristes, résignés, moururent dans le soir.

Les voiles luxueux d’aurores magnétiques,
Déroulant sur le gouffre immense du Chaos,
Leurs franges de couleurs aux éclairs prismatiques,
Ont enchanté la fin tragique des Héros.

Leur sang se coagula, plus de feux dans les tentes…
En un songe livide ont-ils revu là-bas,
Par delà la mer sourde et les glaces flottantes,
Le clocher du village où l’on sonne les glas ?


De 1884 à 1904 le gouvernement canadien envoya plusieurs expéditions dans les mers du nord, mais aucune ne dépassa guère les côtes sud de la terre de Baffin, au nord du détroit d’Hudson. Dans l’intervalle de nombreux baleiniers américains se rendaient dans les eaux du Nord, y détruisaient la baleine, y chassaient et commerçaient avec les Esquimaux, ne reconnaissant aucune autorité. Il fut même rumeur qu’ils projetaient la prise de possession de ces terres en y arborant le pavillon étoilé.

Ces bruits parvinrent aux oreilles du gouvernement canadien, qui décida l’envoi d’un bateau-patrouilleur pour émettre des licences de pêche et faire la perception douanière sur tous les bateaux étrangers faisant le commerce de fourrures. Sur le bateau canadien l’on envoyait aussi un officier scientifique plus spécialement chargé d’explorations techniques, de recherches et d’observations météorologiques, géologiques et magnétiques, etc… etc…

Deux expéditions de ce genre avaient déjà eu lieu. Théodore Maltais les avait suivies de près. En imagination il avait exploré tout ce monde. Son esprit vagabond ne tenait pas. Il lui fallait du mouvement, du changement. Ayant terminé son cours classique et n’ayant par les moyens de passer par l’Université pour y décrocher un doctorat, il s’était mis en apprentissage dans la maison d’un négociant exportateur. Cette vie sédentaire ne lui allait guère. Le hasard voulut qu’il rencontrât alors un ingénieur-civil anglais, gradué d’Oxford, qui avait besoin d’un clerc.

Après deux entrevues avec M. Pierce, il entrait en cléricature. En deux ans ayant maîtrisé la partie théorique de certaines spécialités du génie, il fut envoyé au Chemin de fer Transcontinental pour y acquérir la pratique. Commençant par être jalonneur, il fut vite promu à la position de porte-mire et de niveleur. Deux ans de cette vie ardue en plein air lui avaient été un stimulant. Levé avant le jour, été comme hiver, toujours à la tâche, pluie, neige ou beau temps, dormant sous la tente et quelquefois à la belle étoile, malgré ce travail de forçat, quelle belle vie libre. Il avait parcouru les forêts du sud du Québec depuis la frontière du Nouveau-Brunswick jusqu’à la Beauce. Dans l’intervalle, il était passé à la position d’assistant chef d’équipe. La construction du chemin de fer dans l’est commençait. On lui offrit la charge d’un parti pour la localisation finale du tracé dans l’Abitibi, dont les tracés préliminaires venaient d’être complétés. Après une visite hâtive aux siens, dès le mois de juin 1908, il était à Ottawa, organisant son parti. Il gagna le nord par le T. N. O. Cette voie ferrée ne se rendait alors qu’à Matheson. De là l’on s’embarquait sur des canots descendant la rivière Black, remontant l’Abitibi, traversant le lac du même nom pour, de là, se rendre à son poste. Ce fut ainsi qu’il se rendit à Macamik et à la rivière Harricana, canotant, portageant et faisant les relevés complémentaires et finaux. À travers les muskegs, dans les bois, sur les rivières, toujours l’on pouvait le voir, le premier d’entre ses hommes. En été, dévoré par des millions de moustiques, l’hiver bataillant contre les neiges et les froids. Sans peur, hardi, dans toute la force de son âge et de son inexpérience, il sautait en canot rapides les cascades que ses guides cris, eux-mêmes, craignaient. Que de fois aussi son embarcation ne s’éventra-t-elle pas sur les récifs des remous, d’où il se retirait moulu, trempé, devant faire alors avec son compagnon de route une marche forcée d’un ou deux jours, sans feu, sans vivres à travers les forêts épaisses d’épinettes noires et de broussailles entremêlées, s’enlisant dans les traîtres muskegs flottants, pour revenir à son campement.

Cette vie pourtant assez mouvementée ne satisfaisait pas encore son goût d’aventures. Il rêvait de pays inconnus, lointains, peu explorés. Le hasard le servit à souhait. Vers la fin de décembre 1909, il recevait d’un ami de Québec un paquet de journaux, dans l’un desquels l’on parlait d’une prochaine expédition polaire. Voilà ma chance se dit-il. Quelques jours auparavant, il lui avait été offert une position d’ingénieur dans l’Amérique du Sud. Il hésita un instant : « L’Amérique du Sud, se dit-il, il me sera toujours facile d’y aller, car les voies de communications ne manquent pas. Une expédition arctique, il faut une chance exceptionnelle pour y prendre part. »

Sa décision fut vite prise. « J’opte pour cette dernière », murmura-t-il.

Un mois plus tard, il était notifié par le ministère de la Marine que son offre de services était accepté. Ses préparatifs furent vite faits. Muni de son havre-sac, raquettes aux pieds, en trois jours, il franchit à pied la distance de 80 milles le séparant de Cochrane. De là il se rendit à Toronto pour y suivre un cours spécial de magnétisme terrestre.

En juin 1910, il s’embarquait sur le Neptune, à Québec, pour cette terre promise. Il était dans la joie. Peu s’imaginait-il ce que lui réservait l’avenir, les joies et les épreuves qui seraient son partage. Voici maintenant quelques extraits du journal de notre héros, depuis son départ de Québec jusqu’à son arrivée à l’Île Devon :

Le 12 juin 1910. À deux heures et demie, cet après-midi, les préparatifs du départ sont terminés. La foule s’est rassemblée sur les quais pour souhaiter un heureux voyage aux membres de l’expédition. Outre les parents et amis de l’équipage, se trouvent aussi plusieurs Messieurs des gouvernements provincial de Québec, et fédéral d’Ottawa. Nos hommes sont massés à l’avant du navire. Les amarres sont larguées, la machine fait entendre ses trépidations. Quelques commandements brefs sont donnés. Lentement le Neptune s’éloigne du quai, et, alors, des poitrines de ces exilés volontaires s’élèvent le chant sublime de notre hymne national : « Ô Canada ! terre de nos aïeux… »

13 juin 1910. Le bateau chargé au-dessus de sa ligne d’eau réglementaire, descend tranquillement le fleuve en suivant les sinuosités du chenal. J’arpente le pont, suivi de mon inséparable compagnon Pyré, un magnifique chien berger des Pyrénées, au long poil soyeux et ondulé, blanc comme neige, à la face intelligente, très alerte malgré son poids de 150 livres. Amené dans la forêt à l’âge d’un mois, il y a trois ans, il avait été élevé en vrai sauvage. Son premier contact avec la civilisation l’a émerveillé. Maintenant, au milieu du fleuve, sur une maison flottante, il est tout désemparé. Ses yeux intelligents questionnent avidement. Heureusement son instinct de chasseur lui est revenu depuis qu’il a aperçu le chat du bord. Pour lui, ça doit être un lièvre à longue queue.

14 juin 1910. Notre contact avec le monde est fini, d’ici deux ans. Le pilote a été débarqué à Pointe-au-Père ce matin. Les dernières lettres reçues nous ont été remises, et les dernières écrites expédiées. Hier soir, sur l’immensité du fleuve, sous un ciel limpide et éclairé d’innombrables étoiles, les voiles du bateau paresseusement secouées par un véritable zéphir, appuyé sur le bastingage, je me suis cru transporté dans un autre monde. Pyré, ce mime, essayait de copier ma pose. Il humait cette senteur marine si vivifiante et si agréable, avec des airs de connaisseurs. Lui revenait-il à la mémoire que c’était là chose déjà sentie, car il avait vu le jour à Paspébiac, sur une haute falaise dominant la Baie des Chaleurs. Il prêtait une oreille attentive au clapotement de la vague sur la coque de notre bateau, le bruit rythmé de la machine ne l’intéressant plus. De temps en temps, le son d’une cloche, tintée par le balancement des bouées, arrivait à nos oreilles. Quel hurlement sinistre faisait alors entendre la pauvre bête. Il les avait prises en aversion, ces cloches lors de son passage à Québec ; pourtant c’était les cloches des églises qui carillonnaient joyeusement. J’ai dû donner une véritable formation païenne à ce fidèle compagnon.

17 juin 1910. Ce matin nous avons dépassé l’extrémité est de l’Île Anticosti. Une forte brise de l’ouest nous accompagne. De tous côtés l’œil ne voit qu’un horizon liquide. La mer en furie s’élève et s’abaisse avec des halètements de Titan. Le Neptune danse sur la crête déferlante des houles, disparaissant ensuite au fond des ravins humides qu’elle creuse à sa proue. Toutes voiles dehors, il court sous le vent qui rugit, penché à bâbord tant et si bien qu’à la moindre secousse les vergues trempent dans l’onde. Plusieurs membres de l’équipage paient tribut à Neptune, tribut qui, inutile de le dire, coûte des efforts. Dominant la brise, s’élève la voix âcre du matelot, chantant à tue-tête : « Ô Marie, Étoile de la Mer, sois nous propice… »

18 juin. Le vent continue. Au tangage s’ajoute le roulis. C’est tout un problème que de manger. Un brancard cloisonné est placé sur la table pour y retenir assiettes et plats. Nous entrons dans le détroit de Belle-Isle, enserré entre les côtes escarpées de Terre-Neuve au sud et celles du Labrador au nord. Quel tohu-bohu formidable a secouer ces terres fantastiques.

19 juin 1910. Le bateau s’est arrêté une demi-heure en face de Château-Baie. Les forêts rabougries couvrant les pentes inférieures des montagnes sont apocalyptiques, les arbres n’ayant que de cinq à sept pieds de hauteur. L’homme qui les traverse se détache au-dessus des arbres. Cela produit une sensation curieuse et anormale. Pyré, revoyant la terre, voulait à tout prix se jeter à l’eau et s’y rendre. J’ai dû l’enchaîner. Pourtant il a le pied marin. Nous avons dépassé Battle-Harbour ce midi, où nous apercevions les antennes du Marconi et un joli village de pêcheurs à l’église et aux maisonnettes blanches se détachant du fond sombre des monts et des ravins, sur lesquels s’estompaient ces petites forêts pour rire. Rencontré aujourd’hui les premiers icebergs. Le vent tourne au nord-est, une brume épaisse nous enveloppe au moment même où nous entrons dans l’Atlantique.

20-21-22-23 juin 1910. Notre bateau a été ballotté, comme une coquille de noix, tous ces jours. Vents, brumes et pluies continuels. Le thermomètre est tombé à 38 degrés Fahrenheit. Les matelots, sous ces averses répétées, sont grognards, impatients. Pyré semble sympathiser avec eux. Nous cinglons droit vers le sud du Groenland.

24-25 juin 1910. Le vent s’est mis à souffler du nord. Le soleil brille au sein d’un ciel opalin. La grande salée scintille sous la lumière. La joie est revenue. Matelots et sous-officiers détendent leurs membres au contact des rayons solaires, chantent des refrains de chansons gaillardes, se lancent force quolibets. Ni friandises ni caresses n’ont pu décider Pyré à quitter le pied du mât de misaine. Minou était à une trentaine de pieds plus haut, sur la première vergue où il s’était réfugié après une course échevelée sur le pont.

Curieux tout de même, comme il faut peu pour amuser l’homme en pleine mer. À huit heures et demie, ce soir, le soleil n’était pas encore couché. Il ne fait presque plus nuit.

26 juin 1910. Au loin nous apercevons les côtes du Groenland. Quel cataclysme épouvantable les a bouleversées. Elles sont grandioses. Baignant leurs pieds dans l’Atlantique, leurs crêtes s’élèvent au-dessus des nuages. Leurs sommets sont encore recouverts de neige et de glaces, scintillant au soleil. À 9 heures, coucher du soleil. Quel spectacle ! Les couleurs les plus chatoyantes se fondaient dans l’élément liquide, là-bas, à l’horizon. Les nuages diaphanes couronnaient les têtes des pics. Quel peintre saurait rendre les tons et les effets de lumière dont le firmament se pare et irise les montagnes et les glaciers. Sur les eaux calmes et profondes, des baleines en très grand nombre, prenaient leurs ébats. Ce soir, nous passons au nord du Cercle arctique.

27-28-29-30 juin 1910. Nous avançons lentement vers le nord en longeant la côte ouest du Groenland. Le 28 nous passions Godhaven et le 29 nous étions vis-à-vis Uppernavik. La température a été très variable et notre marche souventes fois retardée par les brouillards et d’immenses champs de glaces à travers lesquels le bateau devait se frayer un passage. Le thermomètre est même descendu à 29 degrés. Mâts, vergues, haubans et cordages se couvrirent d’une mince couche de glace, scintillant des couleurs du prisme sous les rayons solaires. Nous rencontrons aussi d’immenses icebergs aux formes les plus variées et les plus pittoresques. À un mille de nous, cet après-midi, flottaient majestueusement, les ruines du Colisée dont l’amphithéâtre était habité par cinq magnifiques ours blancs. Sur d’autres glaces plus petites, nous avons vu quantité de phoques dormant au soleil et quelques morses.

3 juillet 1910. Nous sommes arrivés aujourd’hui vis-à-vis le cap York par le 78ème degré de latitude Nord, sur la côte ouest du Groenland, d’où le bateau changea sa course à Ouest par Sud. La raison de ce long détour fut d’éviter les immenses banquises qui remplissent le détroit de Davis à cette époque de l’année, et s’accumulent surtout sur ses rives occidentales. Ainsi, tandis que les côtes du Groenland sont navigables dès le commencement de l’été, celles de l’Île Baffin souffrent habituellement d’un blocus. Pour se rendre à l’entrée de Ponds Island, le Neptune dut se frayer continuellement un chemin à travers les immenses champs de glace s’étendant à perte de vue. Tout de même il ne fut guère retardé, ayant pour lui les courants polaires. Le 5 juillet il était à Ponds Inlet et jetait l’ancre en face du village esquimau de Tunoungmiut dont les toupies s’alignaient pittoresquement au pied d’un magnifique promontoire.

Ayant passé quelques jours au havre Albert, le trajet vers l’ouest fut repris. Les réservoirs furent remplis d’eau douce, les soutes à charbon furent réaménagées, et une certaine quantité de provisions débarquées et entreposées.

Le bateau sous vapeur quitte son mouillage temporaire et gagne l’entrée de Navy Board Inlet, débouchant dans le détroit de Lancaster. Le paysage est de plus en plus admirable. L’Île Bylot avec ses hauts pics, ses profondes vallées, où des glaciers nourris par la calotte de glace recouvrant les hautes terres côtières, déchargent des icebergs, fut très admirée. Ses promontoires dentelés déchirent l’azur.

À l’entrée du Lancaster les baleines, les morses, les phoques, les narvals pullulent. Ces énormes cétacés sont comme des écoliers en vacances. Quant aux baies qui échancrent profondément tout le littoral, elles fourmillent d’oiseaux aquatiques. Les pluviers à ventre noir y sont légion. Le huard, le mergule nain, le skua, la mouette blanche, le goéland argenté, le sterne arctique, le canard, l’eider, la bernache, le cygne d’Amérique, l’alouette pipi, tous y vivent dans un communisme tout à fait soviétique, car, excepté le faucon pèlerin nichant à des milliers de pieds de hauteur dans les anfractuosités des rochers, ils n’ont guère d’ennemis et ils nichent à la bonne franquette sur les rives des lacs intérieurs.

L’approche de l’Île Devon, sortant du sein des eaux, avait magnétisé notre explorateur. Formée de précipices et de rivages perpendiculaires, de sommets plats, de pentes rudes et de superbes rochers crénelés ayant l’apparence de châteaux avec tourelles, fenêtres et bastions, elle lui apparut comme un gigantesque fort du moyen-âge. S’élevant de 2 000 à 4 000 pieds d’altitude au-dessus de la mer, ses murs accores présentent un aspect tout à fait remarquable. Vus de loin ils semblent percés de longues rangées de fenêtres placées parallèlement les unes au-dessus des autres. Cet effet est produit par des strates d’hydroxyde noir et ferrugineux, traversant les couches de calcaire. Il se continuerait uniformément si le temps n’eût creusé le roc de manière à en rompre la continuité, les appuis se suivant en ordre régulier le long de ce mur de pierre.

« Mon rêve matérialisé » dit à mi-voix l’ingénieur. Retraite digne d’un dieu ! Quel spectacle !


Immensité ! l’esprit frissonne. Quel Vitruve
A bâti ce vertige et creusé cette cuve ?
Quel Scopas, quel Sostrate ou quel Antinopus
A construit cette attique avec des monts rompus ?
Quel Phidias du ciel a fait à sa stature
L’âpre sérénité de cette architecture ?
Qui forgea les crampons ? qui broya les ciments ?
De haut de quel zénith tomba le fil à plomb ?
Qui mesura, toisa, régla, tailla ? le long
De quel mur idéal a-t-on tracé l’épure ?
De quelle région de la vision pure
Est sorti le rêveur de ce rêve inouï ?
Quel cyclope savant de l’âge évanoui,
Quel être monstrueux, plus grand que les idées,
A pris un compas haut de cent mille coudées,
Et le tournant d’un doigt prodigieux et sûr,
A tracé ce grand cercle au niveau de l’azur ?

HUGO.


Récitant mentalement ce cri du poète désemparé, battu du doute lancinant, Théodore s’en fut frapper à la porte de la cabine du capitaine.

« Entrez ! » répondit la voix mâle du vieux loup de mer de qui dépendait la vie du bâtiment, et de ses quarante hommes d’équipage.

Poussant la porte, il s’avança vers le commandant et le salua.

Le capitaine était penché sur ses cartes marines. Au moyen d’un compas et d’une échelle, il repérait la position du Neptune. C’était un homme gros et trapu. Les moustaches grises se hérissaient. L’empreinte d’une volonté fortement trempée dessinait ses traits, gestes et paroles brefs, on le disait très dur. Mais, dans ce visage un peu froid, luisaient des yeux intelligents et aux reflets les plus doux, nuancés d’affection maternelle. Un estime et une affection réciproques s’étaient établis entre ces deux êtres pourtant si opposés.

Le capitaine était causeur. Il aimait être consulté en tout et partout. Il n’admettait pas de discussions. Sa parole était loi. D’un autre côté il était très sensible aux louanges, même par trop apparentes. Sous des apparences rébarbatives se cachait un cœur d’or et une sensibilité féminine. Qu’un membre de l’équipage tombât malade, malgré son travail et sa responsabilité, il s’improvisait garde-malade. Sa sensibilité se faisait jour alors, et son magnétisme personnel faisait plus pour calmer fièvres et douleurs que les potions du médecin.

L’officier technicien était plutôt taciturne. Son cerveau était sans cesse en ébullition. Personne ne savait à quoi il pensait. Il pouvait trouver la solitude même au milieu de la foule. Il parlait peu, lisait continuellement. Peu susceptible, mais excessivement sensible. Toujours prêt à rendre service, il s’était attiré l’estime et l’affection de tous ceux avec lesquels il était venu en contact. Le capitaine lui témoignait une affection quasi-paternelle.

Voyant qui était son interrupteur, il lui dit :

« Qu’y a-t-il à votre service mon fiston ? »

Théodore arrivait à point. Le capitaine était de bonne humeur.

« Je voudrais mon capitaine, une faveur. »

« Qu’est-ce ? »

« Me faire débarquer ce soir dans une des baies de l’Île Devon. »

« Seul ? »

« Mais, si. N’ai-je pas un compagnon qui me tiendra compagnie ? Mes instruments pour occuper mes loisirs ? La nature à contempler, car, vous aussi, mon capitaine, vous l’aimez, ce pays. Je l’ai moins connu que vous, mais sous ce rapport, nos cœurs battent à l’unisson. Je connais et apprécie votre longue expérience et je serai guidé par vos conseils. »

Ce petit trait fit plus que toute discussion pour obtenir le consentement désiré.

« Tiens, asseyez-vous. Nous allons tirer nos plans. La chose peut se faire je crois, mais il vous faudra être prudent. Quelle idée vous avez tout de même. Si l’on pouvait savoir le fond de votre pensée. »

« Mais, mon capitaine, je n’ai rien à cacher. Vous-même êtes très enthousiaste des travaux scientifiques concernant le Nord. Je veux tout bonnement les augmenter. »

« Vous serez seul, car toute l’Île est inhabitée. Je serais moins inquiet de vous y débarquer, s’il y avait des Esquimaux. Votre expérience de Ponds Inlet s’y répéterait, où toutes les belles du village vous entouraient, quoique vous fissiez semblant de ne pas les voir », ajouta-t-il en clignant de l’œil, la figure toute réjouie. « Ce n’est pas moi, vieille barbe grise, à qui il arrive pareille aubaine. »

« Capitaine, avouez que votre position de commandant y est pour beaucoup, au physique je ne puis entrer en lice avec vous. Dans un concours, le choix féminin ne serait pas en ma faveur. »

Fort réjoui de ce compliment, après tout mérité, il reprit :

« Je n’ai pas d’objections sérieuses à ce que vous me demandez là. Vous n’ignorez pas que je dois essayer le fameux passage du Nord-Ouest. Je vais d’abord continuer ma route par le détroit de Barrow et me rendre à l’entrée de celui de McLure, pour y constater l’état des glaces. Que le passage soit navigable ou non, je dois revenir dans ces parages pour y recevoir les droits de pêche de deux baleiniers écossais qui ne sont pas encore arrivés. Mais, au fond, quel est votre idée en vous faisant débarquer sur cette île où vous serez absolument seul de trois à quatre jours ? »

Ne voulant pas avouer qu’au fond de sa pensée, l’idée d’être un nouveau Crusoé dans son île abandonnée, afin de s’y livrer à ses méditations et à ses considérations métaphysiques, il répondit :

« Vous n’ignorez pas que depuis notre départ de Québec je n’ai encore pu m’occuper que de mes observations météorologiques et recueillir quelques données sur les mouvements des glaces. En débarquant sur l’île Devon, je pourrais installer mon magnétomètre et prendre une série d’observations ayant surtout trait aux oscillations, aux inclinaisons et aux déviations magnétiques.»

Indiquant le compas marin sur la table du capitaine : « Voyez, dit-il, l’aiguille aimantée indique une déviation de 83 degrés ouest. Depuis une semaine cette variation oscille entre 60 et 90 degrés. Vous comprenez, n’est-ce pas, l’importance de ces observations comme aide aux navigateurs dans ces régions ? »

Le capitaine connaissait bien les dangers de la navigation dans les régions polaires, où l’observation continue, l’effort de l’esprit tendu, le sang-froid et l’expérience valent mieux que la science. Il ne dédaignait point cette dernière, vu l’aide qu’elle peut donner. Sans plus de discussion il consentit donc à laisser son jeune ami sur l’île.

« Soit, dit-il. Faites vos préparatifs. Dans une heure je vous débarquerai dans la petite anse à l’ouest de la baie Crocker. Je vais faire avertir le steward de vous préparer la nourriture requise pour une semaine. Si, dans sept jours, je ne suis pas de retour, prenez votre canot et filez à Ponds Inlet. »

À six heures ce même soir, une embarcation quittait les flancs du Neptune. Conduite par un rameur solitaire, elle se dirigeait vers la terre ferme, à un mille de distance. Outre son unique nageur, elle contenait un fusil, des provisions, différentes caisses. Sur la poupe, la tente et la literie requises, sur lesquelles, Pyré trônait.

Quelle escapade médite encore mon maître, devait-il dire ?

Voilà comment il se fit qu’en cette nuit du 12 juillet 1910, l’Île Devon, outre ses habitants réguliers, tel que loups, renards, rennes ours et autres, voyait sur sa grève cet animal nouveau venu, genre homo.