Le grand sépulcre blanc/Voyage de Noce

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Éditions Édouard Garand (p. 56-61).

CHAPITRE XVI

VOYAGE DE NOCES


Baisse la lampe, Il faut, les soirs de ferveur grave
Que nul geste, perçu distinctement, n’entrave
Le cours harmonieux du songe intérieur.
Viens là tout près de moi, blottis-toi sur mon cœur.

Les Alternances. Alph. Beauregard.


Le cœur un peu lourd de la séparation, la première partie du trajet fut silencieuse. Théodore avait ajouté quelques paquets à la charge de Pioumictou afin de permettre à Pacca de voyager avec lui sur le cométique de Koudnou. Avec mille précautions il l’y installa, l’enrobant de peaux pour la préserver du froid. Dans la traversée de la péninsule Brodeur, l’on avait couvert 125 milles et il en restait bien d’autres à parcourir. Le froid était vif, trente degrés sous zéro, mais les chiens n’en tiraient que mieux, quoique les glaces amoncelées et empilées les unes sur les autres rendissent la marche pénible. Pour éviter cet obstacle, il fallut gagner le large.

Toute la journée les traîneaux glissèrent sur la surface solide de la mer. Suivant en cela l’habitude des Esquimaux en voyage, l’on ne s’arrêta pas à l’heure du midi. L’on trompa la faim en mangeant quelques lanières de chair de phoque crue et gelée.

Le soir venu, il fut impossible de gagner la côte pour y construire les iglous. Théodore avait demandé à ses Esquimaux d’en bâtir deux, dont l’un plus petit serait pour lui et sa jeune épouse.

Cette promiscuité des trois ménages sous le même toit répugnait à son sens moral. C’est dans l’intimité la plus absolue qu’il voulait livrer toute son âme.

Seule la nuit entendrait l’échange des serments chuchotés, les soupirs, les mutuels consentements. Le soir, les deux huttes bâties, après un souper sommaire composé de viande crue, de café chaud et de biscuits matelot, l’on se retira pour la nuit.

Introduite dans sa hutte, Pacca y étendit les couvertures, disposa la lampe de pierre et l’alluma. Très naturelle, mais un peu timide, son ménage terminée, elle vint s’asseoir près de son homme.

De ses bras vigoureux il l’enlaça. Leurs lèvres s’unirent dans une adoration réciproque. Comme le gui s’attache au chêne, ainsi s’accrochait-elle à celui que son cœur avait choisi pour soutien, toute frémissante d’expectative.

« Ne regretteras-tu jamais de m’avoir fait ta femme ? murmura-t-elle à son oreille. M’aimeras-tu toujours ? Saurai-je te rendre heureux ? Je suis trop heureuse, j’ai peur de l’avenir. »

« Ne crains rien, ma toute chérie, lui dit-il. Ne suis-je pas à toi ? Mon cœur a été secoué de bien des émotions dans le passé, mais jamais il ne connut l’amour tel que je l’ai éprouvé le jour où je t’ai connue. Ma Pacca, mon adorée. »

Tard dans la soirée ils causèrent ainsi. De temps en temps d’un geste lent elle se dégageait de son étreinte et adroitement, de son ongle, mouchait la mèche de mousse de sa lampe.

Cette première nuit passée ensemble, imprima à leurs âmes un attachement plus subtil, une satisfaction toute divine. Le sommeil fut profond et réparateur.

Théodore, éveillé à bonne heure, contemplait le fin visage de sa compagne. Confiante, elle dormait comme un enfant, la tête sur son bras droit. Des songes fleuris peuplaient son sommeil, car elle souriait. Les yeux de Théodore buvaient ses traits. Son esprit l’enveloppait de chaudes caresses. Sa pensée s’enfuit au loin : Quelle différence entre cette union primitive, et celles de la civilisation, où tout est factice. Préparatifs harassants, cérémonies exténuantes, repas gargantuesques d’où la fiancée sort énervée, fatiguée, ahurie. Voyage prosaïque au bruit des sirènes et des ferrailles accompagnant tout démarrage d’un lourd convoi. Sensibilité émoussée, intimité pervertie par les regards de tous les spectateurs. Enfin, seuls dans le compartiment du wagon-lit, ce sentiment répulsif, lorsque le moricaud vient, préparer le lit nuptial.

Quel contraste, murmura-t-il ! Ici, tranquillité absolue. Le ciel pour témoin. Pour abri, un toit de neige. Au dehors, halène la brise polaire. Dans nos cœurs, l’amour vivifiant, fidèle et chaste.

L’aurore du lendemain rythmait le point du jour en un arpège lumineux, les notes silencieuses s’égrenant tout le long de la terre. Les chiens quittaient un à un leur couche froide, s’étiraient et se secouaient.

Pacca entrouvrit les yeux. Voyant son mari penché sur elle, elle eut un sourire attendri de doux remerciement. Son bras nu, gras et potelé se détacha de son corps. Le passant autour de son cou, elle l’attira doucement à elle, les lèvres roses et tendues. À cette coupe enchanteresse il but à longs traits.

Des murmures se faisaient entendre de l’autre iglou. Il fallait s’arracher à cette étreinte. De la douce chaleur du lit passer aux morsures sadiques du froid, mettre sur sa chair nue des habits gelés.

La routine quotidienne recommençait. Ce ne fut qu’après cinq jours de marche que l’on atteignit le cap Kater, dernière pointe de terre relevée par les explorateurs précédents. De cet endroit en allant vers le sud, l’on devait suivre des côtes inconnues que les Esquimaux eux-mêmes ne fréquentent pas.

Un arrêt forcé d’un jour retint la caravane en ce lieu. Théodore devait repérer sa position et établir une base de référence pour la mise en plan de son travail. Au moyen de son théodolite il établit sa latitude et sa longitude. Il s’assura du fonctionnement de son compas solaire, avec lequel toutes ses courses seraient établies et dont les degrés sur le vernier lui donneraient les différents angles requis pour fixer la configuration des côtes. À l’arrière d’un des traîneaux, il installa une roue, muni d’un podomètre, afin de contrôler les distances parcourues.

Le voyage vers l’inconnu fut repris avec en plus l’attrait scientifique de son travail. Chaque jour, à midi, avec son sextant et un horizon artificiel il contrôlait ses observations précédentes. Lorsque la nourriture se faisait rare l’on dételait un chien, qui s’en allait à la recherche d’un trou de phoque. De temps à autre, l’on tuait un ours polaire dont la chair forte et de très mauvais goût, était réservée aux chiens à leur unique repas du soir. Le douze avril, le parti atteignit, par latitude 71 degrés, 15 minutes nord, une pointe formant l’ouverture d’une baie profonde, dont rentrée mesurait une dizaine de milles. L’intention de Théodore était de la traverser et de n’en indiquer que l’ouverture sur ses plans. Par la configuration générale de la côte, il savait qu’une course au sud par est le conduirait à bon port. Lorsqu’il fit part de ce projet à ses compagnons, ils insistèrent pour que l’on ne s’éloignât pas de la côte. N’ayant jamais visité ces parages, ils ne pouvaient comprendre qu’un « Cablouna », (Blanc) à sa première visite en ces lieux, en sût plus qu’eux. Côtoyant le rivage, l’on s’enfonça dans les terres. Les côtes étaient basses et dénudées, le travail géologique de l’exhaussement du terrain se faisant encore lentement. L’empreinte des anciennes rives était encore visible, même à trois milles de la berge actuelle. Trois jours furent employés à explorer et à relever cette baie, que l’on baptisa du nom de Baie Bernier. Arrivés à la pointe sud de son embouchure, les Esquimaux furent tout estomaqués de constater la vérité des suppositions émises par le jeune ingénieur. L’estime et l’affection qu’ils avaient pour lui montèrent d’un cran. Cette dernière journée avait été harassante. Les glaces étaient empilées les unes sur les autres et il avait fallu faire à pied les derniers dix milles. L’on n’y avait pas vu un seul loup-marin, et la réserve de gras pour les lampes était épuisée. À l’abri d’une petite élévation, au soleil couchant, avec une hâte fébrile, s’éleva une seule hutte de neige.

Théodore, assagi, les sens reposés, et aussi pour éviter un travail supplémentaire à ses hommes, consentait à habiter l’éphémère logis communal.

L’on eut quelques difficultés à trouver le banc de neige ayant la consistance voulue pour la construction de l’iglou. Il était déjà neuf heures du soir et l’on ne venait que de s’installer pour la nuit. Les chiens avaient reçu la dernière ration de viande des approvisionnements de route. Couchés autour de la hutte ils dormaient, insouciants, repus ; à l’intérieur de la cabane sans feu, l’on grelottait : les lampes esquimaudes, qui, à la longue attiédissent l’air ambiant, ne s’allumèrent pas faute de combustible. C’était la noire misère du septentrion. Une petite flamme vacillante, et l’imagination aidant, l’on se fut cru en un living original, coquet et tout blanc.

La chaleur problématique eut réchauffé les membres engourdis, et mis de la gaieté au cœur.

Théodore alluma sa lampe à essence et prépara un café au rhum chaud. L’opération dura une demi-heure, après quoi il fallut bien fermer la clef, la ration du précieux carburant étant très limitée. Dans le froid, dans l’obscurité, après un souper peu appétissant de la chair nauséabonde, crue et gelée de l’ours polaire l’on se coucha. Dès le lendemain l’on tuerait quelques phoques ; l’aisance et le confort renaîtraient. Se doutaient-ils, au moment où le pesant sommeil les enveloppait de ses plis moelleux, d’un séjour forcé en leur glacière ?

Théodore avait fort bien remarqué la baisse subite de son baromètre, et la hausse assez prononcée de son thermomètre. Sans plus y prêter attention, il en avait inscrit les lectures sur son cahier de notes. Que pouvait-il contre les éléments de la nature et les changements atmosphériques ? Obnubilé par la marche forcée de ce jour, le corps brisé par la fatigue, les sens endoloris, courbaturés par le froid, il ne songeait qu’à dormir, qu’à oublier, et ses compagnons de même.

Deux heures avant l’aube, Éole sortit d’un long sommeil. Ouvrant les portes de son antre, ses enfants en sortirent en tourbillon. Sur le ring formé par l’immense champ de glaces du golfe Boothia, et les basses terres qui le bordent ils eurent une arène digne d’eux. De la terre, au ciel ils envoyèrent des uppercut, des swings, dont la force créaient des vides atmosphériques, que les éléments en démence venaient combler. Une neige épaisse, poussée par un vent de cinquante milles à l’heure, s’avançait en andains, dansant une farandole déhanchée, se ruant sur l’iglou de nos dormeurs, s’y amoncelant en bancs serrés, pressés. Ce dôme peu élevé, il fallait le démolir, l’ensevelir, l’oblitérer. Quels étaient ces êtres assez orgueilleux pour s’opposer à la marche de cette horde envahissante ? Aussi, la fine poudrerie capricieuse, sèche, s’insinuait-elle traîtreusement à travers les interstices des blocs de neige, recouvrant sournoisement ses hôtes d’un linceul froid. Leur sommeil lourd et pesant d’hommes éreintés, fourbus, continuait, se prolongeant dans un vide obscur que nul songe n’illuminait de ses féeries. Douze heures tombèrent dans le sablier du temps ! Au dehors la tempête mugissait, grondait, augmentait accumulait de nouvelles forces pour se lancer à la conquête du nord. Au lieu de s’apaiser au lever du jour, elle se déchaîna plus furieuse. Échevelée, démente, elle ne connaissait plus de bornes, ne se contenait plus. Du ciel et de la terre elle avait fait un abîme, un enchevêtrement tempétueux de rafales et de coups de vents ; performance digne des dieux. L’univers haletait, halénait. La terre se pâmait, étouffait sous l’étreinte du firmament dont le zénith se détachait et se rapprochait du nadir dans un chassé-croisé apocalyptique. À l’intérieur de l’iglou un léger bruit se fit entendre. Un changement de position suivi d’un grognement mi-humain, mi-animal lui succéda. Se retournant, Koudnou s’était en partie découvert. Une chute de neige sur son corps l’éveillait. S’étirant, geignant, il appela Nukaglium ! Pioumictou !

Ceux-ci, tirés de leur sommeil, se frottaient les yeux. Leur vue s’habituant à la demi-obscurité, ils virent avec stupeur qu’ils étaient en partie recouverts d’une couche de neige, de deux pieds d’épaisseur. Ainsi s’expliquait cette pesanteur que l’on éprouvait tout en dormant. En peu d’instants tout ce monde était éveillé prêtant une oreille attentive aux bruits du dehors.

Koudnou, dont la prévoyance était toujours en éveil, s’écria : les chiens. D’un bond il fut hors de son lit, s’habillant à la hâte. Heureusement que la veille, les vêtements n’avaient pas été laissés au-dehors comme c’était l’habitude. N’ayant point de feu dans la cabane, l’humidité dont ils étaient imprégnés s’évaporait aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur, la température y étant la même.

Le lecteur se demandera pourquoi cette anxiété pour les chiens ? Ces derniers lorsqu’ils sont surpris par la tempête, se couchent à la mode-chien et ne bougent plus. La neige les recouvre tranquillement d’un monticule qui va s’épaississant. Ils dorment dans un bien-être relatif. La chaleur engourdit leurs membres. L’oxygène se fait rare et ils meurent suffoqués. Il ne font aucun effort pour se dégager. Songez, ami lecteur, au triste sort de nos héros, s’ils eussent ainsi perdu leurs vingt chiens.

Koudnou habillé, faisait des efforts inouïs pour sortir de la hutte. La neige s’était tellement accumulée que la porte et les murs étaient recouverts d’une couche de cinq pieds. Il lui fallut alors enlever la clef de voûte du dôme. Pioumictou et Théodore le hissèrent sur leurs épaules et il sortit par cette ouverture. Le vent était tellement violent qu’il l’eût emporté comme un fétu. On lui passa une longue corde sous les bras dont on retint l’extrémité à l’intérieur. Les différents petits monticules l’aidèrent à retrouver la couche individuelle de chaque chien. Des pieds et des mains il les retira l’un après l’autre de leur position dangereuse. Ils se secouèrent, respirèrent bruyamment, et reprirent leur sommeil interrompu, mais cette fois en plein air.

À toutes les six heures, que dura cette tempête de quarante-huit heures, il fallut prendre cette précaution et répéter ce travail avec tout son déconfort.

Que firent nos prisonniers pendant ces deux jours et ces deux nuits qui leur parurent un siècle ?

Ils restèrent tout simplement couchés. N’ayant plus une seule bouchée de viande, ils jeûnèrent et ils bougèrent pas. L’on se contenta de grignoter quelques biscuits matelots, aussi durs que des cailloux, n’ayant pas même d’eau pour les amollir ou s’abreuver. Sans feu, il valait bien mieux rester au lit que de grelotter. La chaleur moite des corps enfouis sous les fourrures les tenaient gais. La nature même se faisait complaisante, s’adaptant aux conditions climatologiques de la région. Les hommes n’eurent à se lever que deux fois en ces deux jours pour les petits besoins quotidiens. Cependant, quant aux femmes elles restèrent tout ce temps enfouies sous les couvertures. Avec la venue du froid, en ces pays septentrionaux, les intestins deviennent paresseux, ne fonctionnant plus que deux fois la semaine, sans inconvénients aucun. Au printemps ils reprennent peu à peu leur travail quotidien.

Bien des auteurs ont prétendu que les Esquimaux étaient immoraux. Dans un certain sens, oui, mais ils sont aussi prudes, et ont certaines notions des convenances à observer. Ainsi, dans cette promiscuité, jamais un geste déplacé ; des civilisés eussent probablement agi avec plus de sans-gêne. Un esquimau prend femme pour fonder un foyer.

Théodore s’amusait surtout dans cette réclusion forcée à raconter à ses amis les habitudes des hommes blancs, leurs inventions, leurs mœurs. Il leur parlait aussi de Dieu, l’être suprême qui conduit et dirige le monde, des beautés de la religion chrétienne et du déploiement liturgique des cérémonies religieuses. Tout était nouveau pour ces gens primitifs, mais intelligents. Les questions, les objections mêmes pleuvaient.

Enfin au matin de la troisième nuit le vent tombait : les dieux ayant dépensé leurs forces en une orgie de tempêtes, retournèrent au sein de Ménalippe, leur grand’mère.

Les derniers poussiers de neige flottant dans l’éther accélérèrent leur chute. Le désordre régnait à l’intérieur de la cahute. L’on se revêtait hâtivement secouant la literie enneigée et la pliant. Pour se remettre, l’on but une tasse de café chaud, la première depuis ce repos forcé. Les membres ankylosés se refusaient à certains mouvements que l’on domptait par une gymnastique accélérée. Les hommes sortirent de leur habitation par l’ouverture du plafond en tirant après eux les femmes à tour de bras. Le spectacle qu’ils contemplèrent alors n’était guère encourageant : l’iglou ne formait plus qu’un monticule blanc. Les effets, les attelages, les cométiques que l’on avait laissé au dehors étaient recouverts d’une neige dure et compacte de six pieds d’épaisseur. Handicapé par le manque d’outils convenables, l’on taillait cette neige avec de grands couteaux, les femmes jetant au loin les blocs ainsi descellés. Ce travail fatigant dura jusqu’au midi. La faim les tenaillait. Stoïques ils n’en soufflaient mot.

À un moment donné Koudnou s’écria : « kigmeng poilomit nanook tigligpouk » un ours avait volé un des chiens.

Attiré par la proéminence formée par l’iglou, l’ours s’en était approché sournoisement. Son odorat aidant, il avait gratté la neige recouvrant le pauvre animal, l’avait saisi et était allé s’en repaître. Le vol avait été si adroitement combiné qu’aucun autre chien n’en eut connaissance, la victime n’ayant pas même eu le temps de jeter un cri de détresse, ce qui eut éveillé les habitants de la cabane.

« Horresco referens » que leur fut-il arrivé, si au lieu de découvrir le chien, il se fut fait une ouverture dans le mur de l’iglou et fut tombé sur les dormeurs ?

Il fallait au plutôt s’approvisionner. Les chiens furent harnachés et les attelages conduits au large sur les glaces du golfe. L’expédition fut couronnée de succès, deux phoques furent pris. L’un fut distribué aux chiens et l’autre encore chaud de la chaleur animale procura aux humains un repas des plus substantiels. Hommes et femmes s’accroupirent sur la glace autour de l’animal éventré comme à une table chargée des mets les plus rares. D’un coup de couteau adroit l’on coupait un morceau de cette chair sanglante encore toute chaude, l’on y ajoutait un peu de gras, le tout s’engouffrant dans les estomacs vides. Quel apéritif que la faim ! Elle ne chipote pas sur la nourriture !

Le soleil était à son déclin, le repas terminé. Inutile de regagner la terre ferme, distante de six à sept milles. Ayant trouvé un banc de neige de l’épaisseur requise, une nouvelle hutte fut construite. Pour se protéger du froid, les interstices entre les blocs de neige furent calfeutrées avec de la neige meuble, l’huile fut extraite du blanc des loups-marins tués et les lampes allumées, donnant lumière, chaleur et bien-être. Les chasseurs, fatigués, repus, s’endormirent. Dans le silence de la nuit boréale, Théodore retrouva sa femme, lui murmurant à l’oreille des paroles de griseries. À ses sens apaisés le sommeil fut réparateur.


On est heureux le cœur s’endort tout doucement
Sans regrets, sans frisson ; et l’âme sans pensée
On songe vaguement aux forces dépensées,
Et l’on flotte en un vague anéantissement.

A. Dreux,


Le songe qu’il lui procura fut son salut et celui de ses compagnons. Sur les petites heures du jour son moi-inconscient habitait maintenant un pays ensoleillé, dont les chaudes effluves le caressaient. Pacca près de lui, radieuse, jouissait d’un spectacle si nouveau pour elle. Le clapotis d’une mer invisible tintait délicieusement à ses oreilles. Même il en sentait les humides baisers.

À ce moment ils se firent froids. Instinctivement il voulut éviter ce contact. Ce faisant il s’éveilla. L’eau s’était introduite dans l’iglou. Un cri de surprise éveilla ses compagnons. Horreur !

Une fissure s’était produite dans les glaces. La tempête des jours précédents avaient refoulé la banquise du centre du golfe vers le nord, laissant un immense lac. La marée venait d’en détacher un champ de plusieurs milles de superficie.

La brisure passait juste au centre de la hutte. À la hâte l’on ramassa effets et ustensiles et l’on se mit en sûreté. En quinze minutes la fissure atteignit dix pieds de largeur la moitié de l’iglou se trouvant sur la glace de grève, l’autre moitié s’éloignant avec la banquise en dérive. Dix minutes de plus sans s’éveiller et tous eussent été précipités dans les eaux glacées de la baie et probablement engloutis à tout jamais.

« Remercions Dieu, dit Pacca à son mari, de nous avoir préservés d’une aussi horrible mort. » Tous deux s’agenouillèrent dévotement sur la glace. De leurs âmes aimantes s’éleva vers le Dieu puisant un remerciement adorateur.

Koudnou, lui, prétendit que quelques personnes de la communauté avaient enfreint les tabous. Que Sedna, assoiffée de vengeances, le coupable n’ayant pas avoué sa faute, avait voulu les entraîner en son palais pour les y livrer à la fureur de son père. Pour contrecarrer ces noirs desseins et obtenir sa protection, il fit appel à l’esprit de son « tongwak ». Ses traits se marbrèrent, devinrent tendus. Sa volonté concentra sa pensée, comme le ferait un mathématicien aux prises avec un problème insoluble de calcul infinitésimal.

Il fallut alors assister à une séance de sorcellerie.

Assis à l’écart, Théodore et Pacca plaignait ce pauvre infortuné se démenant ainsi, luttant contre l’insaisissable. Quelles billevesées ! car après tout, il était réellement intelligent cet homme, très dévoué, et le véritable protecteur de tous les membres de la petite caravane.

À quelque chose malheur est bon. Encore une fois le proverbe a dit vrai. Les incantations de « l’anguécouk » n’avaient pas arrêté la marche des glaces. La banquise qui s’était détachée était déjà à une centaine de pieds du rebord où se trouvaient nos gens, laissant l’eau libre. Aubaine inespérée pour les loups-marins, qui n’ayant plus à rechercher leurs trous d’air s’en vinrent par centaines respirer à la surface de l’élément liquide. La caravane en profita pour se ravitailler. Une dizaine furent tués à la carabine. Tirés sur la glace ils furent dépecés, les quartiers s’amoncelant sur les traîneaux. Le blanc fut mis à part pour le chauffage.

Insouciants du danger couru, Koudnou, et Pioumictou rebâtirent un autre iglou, à quelques pieds seulement des ruines du premier. Théodore en profita pour répérer ses points d’attache, établit à nouveau sa position et régla ses instruments. Le lendemain il reprenait la continuation de son travail, forcément interrompu, ces trois derniers jours.