Le journal (Hatin):Le Journal en 1880:Comment se fait un journal

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G. Baillière (p. 170-187).


COMMENT SE FAIT UN JOURNAL

La première opération, c’est la rédaction, le rassemblement et la coordination des articles qui doivent composer le numéro.

Chaque journal a un certain nombre de rédacteurs ordinaires, sous la direction d’un rédacteur en chef, qui imprime à la feuille son unité de doctrine, sa couleur, qui donne, pour ainsi dire, le la aux divers collaborateurs. Le plus souvent chacun des rédacteurs a son département. Celui-ci fait les premiers-Paris, celui-là l’appréciation des séances du Parlement, un autre l’article de fond sur la question du jour, un autre les entre-filets, un autre résume les correspondances étrangères. Des spécialistes traitent les questions militaires, ouvrières, sociales, les questions d’enseignement, de religion. Les tribunaux, les théâtres, la bourse, forment autant de départements ayant chacun un ou même plusieurs propriétaires. Enfin viennent les faits divers, les canards, qui affluent de toutes parts.

La plupart des journaux ont dans les principaux centres des correspondants particuliers qui les tiennent au courant du mouvement politique et social dans les divers États. Les nouvelles courantes sont apportées, à toutes les heures du jour et de la nuit, par le télégraphe. Elles aboutissent à certains centres d’information, à des agences diverses qui les livrent aux journaux moyennant un abonnement ; quelques journaux les reçoivent directement du bureau central des télégraphes par un fil particulier qui aboutit dans leurs bureaux, et gagnent ainsi un temps précieux, surtout pour les feuilles du soir, qui, paraissant vers cinq heures, ne peuvent donner qu'une partie des nouvelles du jour, et le commencement seulement des séances des Chambres, durant leur session.

Quant aux faits divers, qui sont devenus pour la masse des lecteurs la partie la plus attrayante du journal, ils sont fournis à la presse par les agences dont nous venons de parler, par la préfecture de police, et principalement, aujourd’hui, par le reportage, une institution anglaise importée depuis quelques années par les journaux qui ont pour principal objectif l'information, et qui, dans leur rivalité, la poussent trop souvent jusqu’à l’extrême limite de la vraisemblance, du possible.

Chez nos voisins l'information a toujours été le grand ressort du journalisme. Aussi toute une armée est-elle employée jour et nuit à alimenter ces gargantuas de la presse anglaise que nous connaissons, courant sans cesse les rues pour eux, en quête de nouvelles. On rencontre partout et à toute heure ces racoleurs de nouvelles, ces reporters, ou, pour leur donner le nom sous lequel ils sont populaires, ces penny-a-liners, écrivains à deux sous la ligne ; on les trouve au bureau des hôtels, à la porte des grands personnages malades, aux courses, aux combats de coqs, au pied de l’échafaud, dans tous les rassemblements, dans toutes les foules, allant d’une personne à l’autre, multipliant les questions, prenant des notes sur un carnet, et, si la presse est trop grande et qu’elle repousse les importuns, tenant bon et se faisant faire place en se réclamant de leur titre, en répétant qu'ils sont des « gentlemen de la presse ».

Nos reporters, qui ne le cèdent en rien à leurs confrères d’outre-Manche, sont munis d’une carte qui leur est délivrée par la préfecture de police, et qui leur facilite, dans certaines circonstances, l'exercice de leur profession. Il a été plusieurs fois question de leur retirer ce laissez-passer, et peut-être sera-ce chose faite quand ces lignes paraîtront. Dans tous les cas ils sauraient parfaitement s’en passer. Que faudrait-il, en effet, pour cela ? Du flair, de l’audace et de l'imaginative, et ces trois vertus théologales du reporter ne leur font généralement pas défaut.

Citons, à ce sujet, une anecdote peu connue, racontée dernièrement par les Débats, sur J.-J. Smith, qui vient de mourir à New-York, et qu’on appelait le roi des reporters américains. C'était lors des obsèques du général Barker. Le gouvernement avait voulu faire une niche à Smith et ne lui avait pas accordé de carte d’entrée pour la cérémonie. Smith trouva moyen de pénétrer par la cheminée dans la chambre mortuaire et de se faufiler parmi les assistants. Le clergyman avait déposé son chapeau sur un meuble. Dans ce chapeau se trouvait un rouleau de papier. Smith s’en empara et constata avec joie que c'était le discours que le ministre protestant devait lire sur la tombe. Lorsque le clergyman voulut prononcer l’adieu funèbre, il chercha son rouleau, et, ne le trouvant pas, il se vit forcé d’improviser une allocution. Pendant ce temps, le journal paraissait et donnait le texte exact et authentique du discours que lui avait envoyé son habile reporter.

Disons, du reste, puisque nous sommes sur ce chapitre, que la presse française tend de plus en plus à se transformer dans le sens de la presse américaine. Assurément il y a encore chez nous beaucoup de journaux de doctrine, qui traitent largement les grandes questions, mais la presse en général est devenue une presse d’information, de nouvelles.

Nous avons parlé des agences de publicité. Dans le nombre il en est une qui mérite une mention spéciale, parce qu’elle tient à notre sujet plus que toutes les autres, et par des côtés particulièrement curieux : c’est l'Agence Havas, que tous les lecteurs de journaux connaissent de nom. L’Agence Havas est l'organe de publicité le plus important qui ait jamais existé. Elle s’est assuré un service de renseignements télégraphiques de tous les points du globe, en établissant partout des succursales et des correspondances. Propriétaire ou associée de toutes les agences étrangères, son organisation est telle, qu’une nouvelle qui passe par son entremise est immédiatement communiquée à tous les journaux du monde entier. Ce n’est pas tout. Dans ces dernières années elle a inauguré pour les journaux de province une ingénieuse combinaison qui permet à la presse départementale de renseigner ses lecteurs plus rapidement et à meilleur marché que par le passé. Elle leur expédie tous les soirs par les trains-poste un cliché de six colonnes, comprenant les dernières nouvelles du jour même jusqu’à six heures et demie, avec le compte-rendu des séances des deux Chambres. Elle a même appliqué ce système aux feuilletons ; si bien qu'aujourd'hui le journal de province peut, s’il le veut, se borner à la composition des nouvelles locales. Ajoutons que l'Agence Havas exploite aussi les annonces ; on peut dire même qu’elle a la publicité exclusive, sous forme de fermage ou de régie, de la presque-totalité des journaux des départements et de l'étranger. On comprend, sans qu’il soit besoin d’insister, combien un pareil établissement est précieux pour les journaux.

Tous ces matériaux, toute cette copie, élaborée non seulement dans la salle de rédaction, mais un peu partout, au Palais-Bourbon, au Luxembourg, au Palais de Justice, dans les ambassades et les ministères, même dans les cabarets, pour nous servir de l'expression affectée dans ce milieu, vient se concentrer dans les mains du secrétaire de la rédaction, la cheville ouvrière du journal. Celui-ci coordonne cette masse d'éléments disparates, assigne la place que chaque article doit occuper, et marque le caractère dont il sera composé, suivant sa nature et son importance, suivant qu'il est politique ou littéraire, suivant qu'il doit figurer en entre-filets ou en fait divers. Cela fait, il remet le tout au chef de la composition, le metteur en pages, ainsi nommé pour des raisons que l’on verra tout à l'heure.

La composition d’un journal est exactement la même que celle d’un livre : seulement elle exige une beaucoup plus grande rapidité. Aussi les compositeurs de journaux sont-ils choisis parmi les plus habiles et les plus instruits. La composition d’un de nos grands journaux en exige une trentaine environ.

Pour rendre plus facilement compréhensible les phases de cette nouvelle opération, nous allons les suivre sur le vif dans les ateliers du Figaro, un des journaux les mieux outillés, en prenant pour guide M. Emile Mermet, qui a consacré à la fabrication de cette feuille célèbre, dans son Annuaire de la presse, un article technique des mieux compris, et dont je suis d'autant plus heureux de pouvoir m'aider, qu'il y a dans cette manipulation du journal des choses assez difficiles à exprimer pour quiconque n’est pas du métier.

Il est près de six heures du soir. Entrons dans la salle de composition, où, sur des pupitres placés en rangs parallèles, les casses attendent les compositeurs. La casse est un grand casier divisé en nombreux compartiments — cent cinquante environ — appelés cassetins, remplis de toutes les lettres, signes, chiffres, pièces de remplissage, nécessaires à la composition. — Sur un des côtés de la salle règne une table étroite, longue de plusieurs mètres, dont la tablette, en fonte dressée, brille comme la glace d’un miroir : c’est le marbre, où se fera plus tard la mise en pages.

Quelques ouvriers sont déjà au travail. Ce sont les compositeurs en retard, ceux qui ont négligé de garnir dans la journée leur casse des caractères dont ils vont avoir besoin pour la soirée. De la main gauche ils tiennent en équilibre quelques lignes de la composition qui a servi au journal de la veille ; de la droite ils saisissent coup sur coup un fragment de ligne, ils le lisent d’un coup d'œil, et, le promenant sur la casse, ils en désagrègent successivement chaque lettre, qui tombe avec une précision merveilleuse dans le cassetin à elle destiné. C’est ce qu’on appelle la distribution.

Aux six coups de l'horloge la salle se garnit ; le metteur en pages est à son pupitre, la partie prête de la copie est distribuée, chacun est à sa place : le feu commence. Les compositeurs sont debout devant leur casse ; de la main gauche ils tiennent une règle ou lame en fer coudée à angle droit dans toute sa longueur, et formant à l’une de ses extrémités une sorte de boîte carrée ouverte d’un côté : c’est le composteur, où les lettres, les mots, les lignes vont se succéder sans trêve pendant sept heures, apportés par la main droite, qui se promène des différents compartiments de la casse au composteur avec une rapidité que l’œil a peine à suivre. C’est véritablement chose merveilleuse que la dextérité avec laquelle les phrases de l’auteur, souvent illisibles et hiéroglyphiques, sont alignées à la dimension de la colonne du journal en beaux caractères métalliques, égaux et corrects.

Cent cinquante à deux cent mille de ces caractères déliés, fins, prismatiques, sont ainsi maniés journellement pour la composition d’un journal ordinaire, et journellement le même nombre de pièces se reclasse dans la casse après chaque tirage.

Cependant la copie ne cesse d'arriver, tantôt par articles complets, tantôt feuillet par feuillet. Pour s’y reconnaître, le metteur en pages cote tout cela, au crayon bleu, au crayon rouge, au crayon noir, taille, divise et distribue quelquefois les feuillets d’un même article en vingt mains différentes, 6, 8, 10, 12 lignes au plus par homme ; puis les ordres, les questions : « 2-A ? 3-A ? Qui a le 5-B ? Réunissez les D ! A-t-on fini la tête des C ? »

Voici un article terminé. Les tronçons en sont rassemblés suivant l’ordre de leur cote sur une planchette à rebord, la galée ; le paquet est ficelé et prêt pour l'épreuve. La presse attend, un vrai joujou, qui occupe une petite place à l'extrémité du marbre. Le rouleau en gélatine, chargé d'encre, passe sur l'œil de la lettre, un morceau de papier lui succède, la presse fonctionne, et l'épreuve en sort pour les correcteurs, qui la lisent et zèbrent ses marges de signes cabalistiques. Les compositeurs reprennent le paquet, exécutent les corrections ; puis, nouvelle épreuve, qui, cette fois, va aux rédacteurs. — Tout cela se fait en moins de temps qu'il n’en faut pour le raconter.

Lorsque la dernière correction est faite, les paquets sont placés en ordre sur le marbre en attendant que le moment soit venu de commencer la mise en pages.

Il est minuit, les dernières dépêches sont « en mains », tout est prêt, sauf les comptes-rendus des théâtres et les informations de la dernière heure. Le metteur en pages, une ficelle à la main, mesure tous les paquets, apprécie la longueur des articles, et fait son plan de bataille, qu'il va soumettre au secrétaire de la rédaction. Il a normalement trois pages à remplir, — la quatrième étant réservée aux annonces, qui même empiètent très souvent sur la troisième, — et la composition qui est là, sous ses yeux, en représente six. C’est l’écueil de tous les jours. On a composé toute la soirée, sans compter. Et le pouvait-on ? Savait-on à neuf heures les nouvelles qui viendraient à dix, à dix celles qu’onze heures apporteraient ? Maintenant il faut choisir, trier sur le volet. Enfin tout est vu, discuté, adopté : une colonne sera réservée aux théâtres, une et demie aux informations, etc : il peut se mettre à l’œuvre. Quatre grands cadres de fer, des châssis, sont sur le marbre. Placé devant le premier, il y dépose le titre et les différents articles qui doivent composer la première page. Les paquets sont là, en ordre, sous sa main, il n’a plus besoin de les lire ; à l’aide d’une grosse éponge, il les mouille, il les noie, pour que les milliers de petits cubes métalliques dont ils sont formés adhèrent un peu les uns aux autres ; la ficelle qui les maintient est défaite, et c'est par poignées de 30 à 40 lignes au moins qu’il y puise les éléments de ses colonnes, qu'une lame de cuivre destinée à servir de filet sépare les unes des autres. En un tour de main, la page est montée, puis serrée dans son châssis, de manière à former une masse compacte et résistante. Deux épreuves sont faites, une pour les, correcteurs, l’autre pour le rédacteur en chef, et en attendant leurs corrections le metteur en pages se met en mesure de bâtir la seconde, puis la troisième page, tandis que l’annoncier, qui a un département à part, achève l'édifice compliqué de la quatrième.

Enfin tout ce qui concerne la composition est terminé ; le bon à tirer est donné ; les compositeurs plient bagage ; les formes sont descendues dans l'enfer : c'est ainsi qu’on nomme, au Figaro, à cause de la chaleur infernale qui y règne, les sous-sols, où sont installées les presses et la clicherie.

Il est alors deux heures du matin ; à quatre heures les premiers courriers partent et les porteurs de journaux arrivent ; à cinq heures le nombreux bataillon des vendeurs se présente : comment arriver à livrer en temps utile les soixante, les cent mille exemplaires que réclament la vente et l'abonnement ? Voilà le problème à résoudre, sous peine de manquer une partie de la vente, ou de ne pas arriver pour le départ des chemins de fer. Rien de plus simple : il suffit d’avoir un nombre suffisant de presses. Le Figaro en a trois, de ces merveilleuses machines que tout le monde a pu voir fonctionner à notre dernière Exposition, imprimant, coupant, comptant, et, au besoin, pliant vingt mille feuilles à l’heure. Mais, pour alimenter ces trois presses, il faut trois planches, et les compositeurs n’en ont livré qu'une, de quatre pages, formant un journal ; de plus, cette planche type est plane, et les machines que nous avons sous les yeux n'offrent pas la plus petite tablette ; en dehors de celles où sont reçues les feuilles imprimées, tout y est cylindrique. Il va donc falloir, avant l'impression, tout à la fois, tripler et transformer les formes. Le clichage, procédé aussi simple qu’ingénieux, qui dispense de multiplier la composition, ce qui était long et coûteux, va donner en quelques instants ce double résultat.

Pénétrons dans la clicherie. C'est bien là l'enfer. Les courroies tournent, les moules gémissent, la matière en fusion lance de tous côtés ses gouttelettes ardentes. Des hommes demi-nus s’agitent frénétiquement dans ce milieu enflammé. Ils sont déjà ruisselants de sueur avant de commencer. La durée du travail est courte, pour ces hommes ; dans une heure ils auront fini, mais c'est une heure d'épilepsie dans une fournaise : devant eux les générateurs et les fourneaux, dont les vastes creusets sont remplis jusqu'aux bords de la lave métallique qu’ils doivent façonner, derrière eux les tables de moulage et les presses à sécher chauffées par de puissantes rampes de gaz. Tout ce qu’ils touchent est brûlant ! Voyons-les opérer.

Les formes sont sur les tables ; un homme étend sur elles le flan, carton spécial composé de feuilles de papier de soie alternant avec des couches d’un magma de colle de pâte, de blanc de Meudon et de dextrine. Ce flan est humide, et sous les coups répétés de deux hommes qui le frappent à tour de bras à l’aide de larges brosses, sa pâte pénètre dans la gravure des lettres et en prend une empreinte fidèle. En trois minutes le moulage est fait ; les formes sont alors poussées sous les presses chaudes, et six minutes après, montre en main, le chef clicheur lève les matrices, empreintes parfaitement sèches, sonores, qui, avec plus de souplesse cependant, ressemblent à des galettes de carton-pierre. D'un coup d'œil il vérifie la beauté du moulage, passe la matrice au talc et s'approche des moules chauffés à l’avance. Ces moules sont de grandes lingotières cylindriques en deux parties, l’une concave et l’autre convexe. Il glisse la matrice dans la partie concave dont il lui fait prendre la forme, la maintient par un cadre en fer à branches cintrées, rabat la partie convexe et relève le moule. On va couler. Le pochon dont on se sert est une boîte en fer de la contenance d'environ 60 kilogrammes ; deux hommes la saisissent par les poignées dont elle est armée, et jettent plutôt qu'ils ne versent dans les moules le métal en fusion qu’elle contient. On dirait une nappe d'argent qui s’engouffre sur les matrices. La coulée est à peine figée qu’elle est sortie du moule, la matrice enlevée, talquée à nouveau, et disposée pour une nouvelle épreuve. Répétée plusieurs fois, cette opération fournit autant de reproductions de l'épreuve première qu’on en peut désirer : on fond quelquefois jusqu’à dix pages dans la même feuille de carton sans altérer la finesse du moulage.

Pendant que nous suivions cette opération, le chauffeur avait donné issue à la vapeur emmagasinée sous les dômes de ses chaudières, les moteurs s'étaient ébranlés, et tout autour de nous les courroies couraient sur les poulies folles. Nous voyons les pages, non plus planes cette fois, comme les formes de composition, mais parfaitement cylindriques, se succéder sur la plate-forme de la scie à ruban, privées de leur jet, passer aux tours, où elles sont biseautées en tête et en pied, échoppées à grands coups de maillet, et, brûlantes encore, portées aux machines qui les attendent, et qui les reçoivent cinq minutes au plus après leur sortie du creuset !

Si la composition d’un journal est une merveille, son tirage en est une bien plus grande encore. Il y a cinquante ans à peine le tirage des journaux se faisait au moyen de presses à bras, qui donnaient à l'heure deux ou trois cents feuilles imprimées d’un seul côté ; avec beaucoup d'efforts et d’habileté, et en relevant plusieurs fois les pressiers, on arrivait à doubler ce tirage. On se voyait quelquefois obligé de faire deux, trois et jusqu’à quatre compositions, pour paraître en temps utile. C'est à un directeur du Times, M. Walter, qu’appartient l'honneur d’avoir mis la vapeur au service de l'imprimerie. Dès 1804 cet homme remarquable à plus d’un titre, et auquel le Times doit sa prodigieuse fortune, s'était convaincu de la possibilité de substituer cet agent infatigable aux bras des pressiers, et de donner au tirage de son journal une régularité et surtout une rapidité que sa prospérité croissante rendait nécessaires. Il se livra, dans cette pensée, à de nombreux et dispendieux essais, qu’il était obligé de faire dans le plus grand mystère, à cause de l'opposition déclarée des pressiers ; et c’est seulement après dix ans d'efforts et de sacrifices qu’il arriva à la solution du problème qu'il s'était imposé. Enfin le 29 novembre 1814, à six heures du matin, Walter put montrer à ses ouvriers et à Londres étonnés le premier exemplaire d’un journal imprimé à la vapeur. Ces premières presses, qui devinrent aussitôt une des curiosités de Londres, tiraient de 12 à 1,300 feuilles à l'heure. Il y a loin de là aux merveilleux engins de Marinoni tirant dans le même espace de temps 20,000 exemplaires d’un grand journal, 40,000 d’un petit.

Il y a quelques années encore, les machines qui servaient au tirage du Figaro étaient de véritables édifices à plusieurs étages, d’où les ouvriers envoyaient une à une les feuilles sur les formes qui les devaient imprimer. L'équipe de chaque machine comptait huit hommes.

Aujourd’hui, tout cela est changé. Trois petites machines légères, de vrais bijoux, aussi faciles à manier qu’à réparer, ont remplacé ces mastodontes de la mécanique. Chacune d'elles n’occupe que trois hommes, qui, une fois le tirage commencé, n'ont guère autre chose à faire que de les regarder tourner à toute vitesse. Plus de feuilles à fournir une à une ; le papier expédié de la fabrique en rouleaux de quatre à cinq mille mètres d’un seul tenant, se débite, se coupe, s’imprime et se compte sans le concours de l’homme. La bobine, qui peut fournir environ 8,000 exemplaires, est posée horizontalement sur un axe peu élevé au-dessus du plancher, et le papier, saisi par une pince, va s’enrouler successivement sur deux cylindres qui portent huit clichés, chaque page du journal s’y trouvant répétée deux fois. Ces clichés se chargent d'encre en roulant sur deux rouleaux ; l'un au-dessus du cylindre supérieur, l’autre au-dessous du cylindre inférieur.

En quittant ce double jeu de clichés, le journal est imprimé, double en largeur, sur un ruban de papier long de quatre mille journaux. Il s'agit de diviser ces numéros.

À cet effet, un couteau en forme de scie est placé horizontalement sur un troisième cylindre, de diamètre égal aux deux premiers, animé de la même vitesse, et qui par conséquent rencontrera le papier dans sa course, avec le tranchoir qu'il porte, juste après qu’un numéro tout entier aura été imprimé. Il le coupe donc en travers. Mais nous avons dit que le journal est double en largeur. Un autre couteau, perpendiculaire au premier et situé sur un cylindre plus petit, divise à son tour le papier dans l’autre sens.

À leur sortie des machines, les numéros du journal, comptés automatiquement par cent exemplaires, passent dans les mains d'employés chargés d’en contrôler le nombre. La portion réservée à la vente de Paris, et aux intermédiaires pour la vente de la province et de l'étranger, est livrée contre remise de bons devant servir de base aux règlements de comptes. Le service des kiosques et des librairies est fait par 40 porteurs, qui se mettent en route dès 4 heures du matin. Ensuite, les numéros destinés aux abonnés et aux correspondants directs du Figaro sont montés au moyen d’un ascenseur dans la salle de pliage et d’empaquetage, pour la mise sous bande et la confection des paquets. Le pliage, le collage des bandes, l'étiquetage et le classement des routes, sont faits par soixante plieuses, qui passent ensuite tous ces numéros aux employés chargés du battage et du ficelage des paquets. Tout le papier destiné aux abonnés et aux correspondants des départements et de l'étranger est mis en sacs et chargé sur des fourgons qui le transportent à la poste et aux gares de chemins de fer. Quant au service des abonnés de Paris, il est fait par soixante porteurs ayant chacun une portion de quartier à desservir. Les journaux leur sont remis à partir de quatre heures du matin, en commençant par les quartiers les plus éloignés et en finissant par ceux du centre. Chaque porteur n’a en moyenne que 200 exemplaires à distribuer, de façon que les abonnés soient servis avant même leur réveil.

Plus de 300 personnes concourent à cet ensemble d'opérations.

Par cette somme d'efforts que demande la mise sur pied d’un journal comme le Figaro, dont le tirage est, en moyenne de 75,000 exemplaires, qu'on juge de la prodigieuse activité qu’exige le fonctionnement du Petit Journal, qui tire aujourd’hui à près de 650,000 numéros, dont la moitié doivent être distribués dans Paris dès la première heure du jour.

On peut, d’après ces données, que je me suis efforcé de rendre aussi intelligibles que possible, se faire une idée de ce que demande de travail et d'argent la fabrication des géants de la presse anglaise et américaine. Je me bornerai à ce seul fait, que le Times emploie, ou du moins employait il y a quelques années, 125 à 150 compositeurs, qui, pour être admis, devaient passer un examen et prouver qu'ils étaient capables de composer par heure au moins 40 lignes de 56 lettres, soit de lever 2,240 lettres. Les correcteurs étaient au nombre de vingt-quatre, douze de jour et douze de nuit, et toujours occupés. Ce personnel, déjà si nombreux, n’a pu que s'accroitre depuis lors, mais sans arriver à répondre aux besoins de ce gargantua. La nécessité de publier dès les premières heures du jour les débats de la Chambre des communes, dont, comme on le sait, les séances se prolongent fort avant dans la nuit, lui imposaient des efforts extraordinaires. Donner vers une heure du matin, pour la première édition, l'analyse complète d'un discours, quelque important qu’il fût, présentait une très sérieuse difficulté, mais après deux heures la publication in extenso des débats devenait absolument impossible. Que faire ? Le nombre des compositeurs ne peut être augmenté à l'infini. Le lecteur aura pu remarquer, en effet, dans ce que nous venons de dire de la fabrication d'un journal, que, tandis que le mode de tirage avait fait des progrès qui ne laissaient plus rien à désirer, le mode de composition était resté à peu près stationnaire. Il fallait donc demander à la science quelqu'un de ces miracles dont elle est coutumière.

On n’était pas sans s’en être préoccupé, sans avoir songé à faire exécuter par des machines la plupart des opérations, toujours longues et coûteuses, confiées aujourd’hui aux compositeurs. Un premier essai avait été fait, il y a une cinquantaine d’années, par un imprimeur de Lyon, mais sans succès. Quelques années après, en 1844, on vit figurer à l’exposition un pianotype, qui fonctionna pendant quelques mois dans une imprimerie spéciale ; mais, comme cette machine ne réalisait aucun bénéfice, ni bénéfice d'argent, ni bénéfice de temps, elle fut abandonnée. D'autres tentatives encore étant demeurées sans résultat, le problème pouvait paraître insoluble.

Voici cependant que le Times, à force de persévérance, semble toucher au but. Une machine à composer introduite dans ses ateliers vers 1870, et successivement perfectionnée, en est arrivée à donner des résultats fort appréciables, et qui en promettent de plus grands encore. Tandis, en effet, que l’ouvrier le plus habile, posant les lettres à la main, ne peut généralement pas dépasser 40 lignes par heure, ou au plus 50 pendant de courtes périodes de presse extrême, la machine du Times, qui met elle-même les caractères en position, au moyen de touches que l’on frappe comme les touches d’un piano, permet à un ouvrier suffisamment exercé de composer en moyenne 100 lignes par heure, même quand il compose sur un manuscrit qu'il doit lire lui-même. Cette rapidité peut être doublée, ou à peu près, s'il est assisté par un lecteur et qu'il compose à la dictée. Or, depuis quelque temps, on a pris l'habitude de lui dicter les nouvelles étrangères de Paris, Vienne et Berlin, à mesure qu'elles arrivent. Par cette combinaison on a obtenu de remarquables facilités pour publier des articles qui viennent tardivement, et on a pu donner à la composition presque jusqu’au moment où l’on met sous presse.

Mais on ne s’en est pas tenu là.

La copie venant de la Chambre des communes était nécessairement retardée pendant que le reporter transcrivait ses notes et les transmettait au journal. Un temps précieux était par conséquent perdu. Pour y remédier, on a eu recours au téléphone comme moyen de transmission entre deux points éloignés. L'administration du Times a obtenu l'autorisation d'établir une nouvelle communication par des fils entre la Chambre des communes et son imprimerie au moyen d'un appareil du téléphone d’Eddison, placé à chacune des extrémités.

Cet arrangement a eu pour résultat de mettre le compositeur à la machine en communication directe avec le reporter, et de permettre d'imprimer chaque partie des débats d’une demi-heure à trois quarts d’heure plus vite que cela n’eût été possible auparavant. Les notes prises par le reporter à la Chambre sont lues directement au téléphone dans une galerie voisine du lieu des séances, soit par le reporter lui-même, soit par une autre personne chargée de ce soin, et elles arrivent à l'imprimerie avec la rapidité de l'éclair.

Le compositeur, de son côté, est également muni d'un instrument qui transmet sa parole, et, en plus, d'une cloche au moyen de laquelle, par des signaux très simples, consistant en un, deux, trois coups, il indique qu'il est prêt à recevoir le message, qu'il l’a reçu, qu'il l'a compris, etc. Si le message n’a pas été compris, un signal l'indique, et des explications sont données. Les noms propres peuvent être transmis lettre par lettre, s’il s'élève un doute dans la transmission.

La transmission téléphonique, dit l’article du Times qui nous donne ces curieux détails, est encore à son début, et des perfectionnements pourront sans nul doute la modifier sous beaucoup de rapports. Ce qu'on a obtenu déjà suffit, en tout cas, pour montrer que cette méthode est praticable, et qu’elle est susceptible de développements ultérieurs.

Il y a encore certains obstacles, provenant de la difficulté de protéger les fils téléphoniques contre quelques perturbations et contre les effets de certaines vibrations qui rendent confus les sons transmis. Mais ce sont là des détails auxquels on est en voie de remédier, et l'administration du Times espère pouvoir avant peu appliquer ses méthodes nouvelles même à la publication des discours prononcés dans une partie quelconque du Royaume-Uni, quand l'opposition de l’administration des postes, qui a cru devoir défendre son monopole pour la transmission du compte-rendu des reporters, aura été levée.