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Le lendemain de la révolution

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La Révolte - année 1 - numéro 28 (p. 2).

LE LENDEMAIN DE LA RÉVOLUTION

Une des principales objections que l’on fait aux idées anarchistes est celle-ci : c’est qu’il ne serait pas possible à une nation de vivre en anarchie, vu qu’elle aurait d’abord à se défendre contre les autres puissances coalisées contre elle et aussi à combattre les bourgeois qui tenteraient sûrement de ressaisir l’autorité afin de rétablir à nouveau leur domination. Que pour parer à cet état de choses il faudrait absolument conserver l’armée et un pouvoir centralisateur qui seul pourrait mener à bien cette besogne. C’est une période transitoire, disent-ils, qu’il faut absolument traverser car, seule, elle peut amener la possibilité aux idées anarchistes de s’implanter.

Si ceux qui font ces objections voulaient bien se rendre compte de ce que pourrait être, de ce que doit être une révolution sociale, ils verraient que leur objection tombe à faux et que les moyens transitoires qu’ils prêchent auraient justement pour effet d’enrayer cette révolution qu’ils auraient à charge de faire aboutir.

Etant donné toutes les institutions, tous les préjugés que la révolution sociale devra abattre, il est bien évident qu’elle ne pourra être l’œuvre de deux ou trois jours de lutte suivis d’une simple transmission de pouvoirs, comme l’ont été les révolutions politiques précédentes. Pour nous, la révolution sociale à faire se présente sous l’aspect d’une longue suite de luttes, de transformations incessantes qui pourront durer une période plus ou moins longue d’années, où les travailleurs, battus d’un côté, vainqueurs d’un autre, arriveront graduellement à éliminer tous les préjugés, toutes les institutions qui les écrasent et où la lutte, une fois commencée, ne pourra prendre fin que lorsque ayant enfin abattu tous les obstacles, l’humanité pourra évoluer librement.

Pour nous, cette période transitoire que les assoiffés de gouvernementalisme veulent à toute force passer pour justifier l’autorité dont ils prétendent avoir besoin pour assurer le succès de la révolution sera justement cette période de lutte qu’il faudra soutenir du jour où les idées ayant pris assez de force tenteront de passer dans le domaine des faits. Tous les autres moyens transitoires que l’on nous préconise ne sont qu’une manière déguisée de se raccrocher à ce passé que l’on fait semblant de combattre, mais que l’on voit fuir avec peine devant les idées de justice et de liberté.

En effet, il est bien évident que si la révolution éclatait en France, par exemple, — nous prenons la France puisque nous y sommes, mais la révolution peut tout aussi bien éclater ailleurs —, et qu’elle vienne à triompher, les bourgeois des autres pays ne tarderaient pas à forcer leurs gouvernements à lui déclarer la guerre, guerre cent fois plus terrible que celle déclarée par l’Europe monarchique à la France républicaine de 1789, et quels que soient l’énergie et les moyens dont pourraient disposer les révolutionnaires, ils ne tarderaient pas à succomber sous le nombre de leurs adversaires que la peur du ventre leur susciterait de toutes parts.

Il faut être absolument visionnaire pour supposer qu’il suffirait de se donner un gouvernement pour empêcher la sainte alliance des bourgeois menacés de perdre leurs privilèges. Ce gouvernement ne pourrait se faire accepter qu’à condition de renier son origine révolutionnaire et d’employer les forces dont il disposerait à mater ceux qui l’auraient porté au pouvoir. Ce qui arriverait infailliblement, tout gouvernement étant infailliblement rétrograde par le fait qu’il est la barrière que ceux du présent opposent à ceux de l’avenir.

Donc, c’est se faire fausse conception de la révolution sociale que de croire qu’elle puisse s’imposer d’un coup ; c’est s’en faire une bien plus grande que de croire qu’elle puisse se localiser et surtout — si cela se produisait — de croire qu’elle pourrait triompher.

La révolution sociale ne pourra triompher qu’à condition de se propager par toute l’Europe. Elle ne pourra empêcher l’alliance des bourgeois qu’à condition de leur donner à chacun assez d’ouvrage chez eux pour leur ôter l’envie de s’occuper de ce qui se passe chez leurs voisins. Les travailleurs d’une nationalité ne pourront triompher et s’émanciper chez eux qu’à la condition que les travailleurs voisins s’émancipent aussi. Ils ne pourront arriver à se débarrasser de leurs maîtres qu’à condition que les maîtres de leurs frères voisins ne puissent venir prêter la main aux leurs. La solidarité internationale de tous les travailleurs, voilà une des conditions sine qua nondu triomphe de la révolution. Telle est la rigoureuse logique des idées anarchistes que cette union idéale des travailleurs de tous les pays, qu’elles posent en principe, qu’elles reconnaissent comme vérité, se pose dès le début comme moyen de lutte aussi bien que d’idéal.

Donc, le premier travail des anarchistes, lorsqu’un mouvement révolutionnaire éclatera quelque part, devra être de chercher à en faire éclater d’autres plus loin. Non par des décrets auxquels devraient se soumettre ceux auxquels ils seraient adressés, mais en prêchant d’exemple, en cherchant à les intéresser dès le début au nouvel état de choses qui se produirait.

Ainsi, par exemple, si un essai de réalisation communiste anarchiste se tentait dans un grand centre quelconque, dès le début il faudrait chercher à y intéresser les travailleurs des campagnes environnantes, en leur envoyant de suite tous les objets nécessaires à l’existence : meubles, vêtements, instruments agricoles, objets de luxe au besoin et qui existent en nombre superflu dans les magasins des grandes villes ; car se contenter de leur envoyer des proclamations qui ne seraient suivies d’aucun effet, ce n’est pas ça qui les amènerait à la révolution. Mais si en leur disant de se révolter on leur envoyait les objets dont ils sont privés, nul doute qu’on ne les intéressât à la révolution et qu’on ne les amenât à y prendre part, car ils y trouveraient de suite une amélioration à leur sort et c’est alors qu’il serait possible de leur faire comprendre que leur émancipation n’est possible qu’avec celle des travailleurs des villes.

II est évident qu’envisagée de ce point de vue, la révolution sociale se présente à nous comme une longue suite de mouvements se succédant les uns aux autres, sans autre lien entre eux que le but à atteindre. Il pourra arriver que ce mouvement soit étouffé dans la ville avant que la campagne ait répondu aux avances des promoteurs du mouvement et se soit soulevée pour les soutenir, mais elle pourrait bien le faire lorsque les réactionnaires tenteraient de lui reprendre ce que les révolutionnaires lui auraient donné. Ensuite, l’exemple est contagieux. Ces actes, du reste, ne s’accomplissent que lorsque les idées sont dans l’air et disséminées partout. A un mouvement étouffé dans une localité, dix autres répondront le lendemain. Les uns seront vaincus complètement, d’autres obtiendront des concessions, d’autres encore surviendront qui s’imposeront et, de défaites en victoires, l’idée poursuivra son chemin jusqu’à ce qu’elle sera imposée définitivement. Il ne peut pas y avoir de période transitoire. La révolution sociale est une route à parcourir, s’arrêter en chemin équivaudrait à retourner en arrière. Elle ne pourra s’arrêter que lorsqu’elle aura accompli sa course et aura atteint le but à conquérir : l’individu libre dans l’humanité libre.