Le livre du thé/Chap. 1

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Le livre du thé (茶の本, Cha no hon)
Traduction par Gabriel Mourey.
André Delpeuch (p. 23-40).

I

LA COUPE DE L’HUMANITÉ



Avant de devenir un breuvage, le thé fut d’abord une médecine. Ce n’est qu’au huitième siècle qu’il fit son entrée, en Chine, dans le royaume de la poésie, comme une des distractions élégantes du temps. Au quinzième siècle, le Japon l’ennoblit et en fit une religion esthétique, le théisme.

Le théisme est un culte basé sur l’adoration du beau parmi les vulgarités de l’existence quotidienne. Il inspire à ses fidèles la pureté et l’harmonie, le mystère de la charité mutuelle, le sens du romantisme de l’ordre social. Il est essentiellement le culte de l’Imparfait, puisqu’il est un effort pour accomplir quelque chose de possible dans cette chose impossible que nous savons être la vie.

La philosophie du thé n’est pas une simple esthétique dans l’acception ordinaire du terme, car elle nous aide à exprimer, conjointement avec l’éthique et avec la religion, notre conception intégrale de l’homme et de la nature. C’est une hygiène, car elle oblige à la propreté ; c’est une économie, car elle démontre que le bien-être réside beaucoup plus dans la simplicité que dans la complexité et la dépense ; c’est une géométrie morale, car elle définit le sens de notre proportion par rapport à l’univers. Elle représente enfin le véritable esprit démocratique de l’Extrême-Orient en ce qu’elle fait de tous ses adeptes des aristocrates du goût.

Le fait que le Japon s’est trouvé si longtemps isolé du reste du monde a aidé puissamment, en développant le goût de la vie intérieure, à propager le théisme. Nos maisons et nos habitudes, notre façon de nous vêtir et notre cuisine, notre céramique, notre laque, notre peinture, notre littérature même, tout, chez nous, a subi son influence. Personne ne peut l’ignorer qui connaît la culture japonaise. Il a pénétré aussi bien dans les maisons les plus nobles et les plus élégantes que dans les plus humbles demeures. Il a appris à nos paysans l’art d’arranger les fleurs, il a enseigné au plus simple travailleur le respect des rochers et de l’eau. Dans notre langage usuel l’on dit volontiers, en parlant d’un homme insensible aux épisodes sério-comiques du drame individuel, qu’il « manque de thé » ; et l’on flétrit, au contraire, l’esthète grossier qui, indifférent à la tragédie mondaine, s’abandonne sans mesure, en toute liberté, au courant de ses émotions, en disant qu’il a « trop de thé ».

Un étranger s’étonnera sans doute que l’on puisse faire à ce propos tant de bruit pour rien. « Quelle tempête dans une tasse de thé ! » dira-t-il. Mais si l’on considère combien petite est, après tout, la coupe de la joie humaine, combien vite elle déborde de larmes, combien facilement, dans notre soif inextinguible d’infini, nous la vidons jusqu’à la lie, l’on ne nous blâmera pas de faire tant de cas d’une tasse de thé. L’humanité a fait pis. Nous avons sacrifié trop librement au culte de Bacchus ; nous avons même transfiguré l’image ensanglantée de Mars. Pourquoi ne nous consacrerions-nous pas à la Reine des Camélias et ne nous abandonnerions-nous pas au chaud courant de sympathie qui descend de ses autels ? Dans le liquide ambré qui emplit la tasse de porcelaine ivoirine, l’initié peut goûter l’exquise réserve de Confucius, le piquant de Laotsé et l’arôme éthéré de Çakyamouni lui-même.

Ceux qui sont incapables de sentir en eux-mêmes la petitesse des grandes choses sont mal préparés à discerner la grandeur des petites choses chez les autres. Un Occidental quelconque, dans sa complaisance superficielle, ne verra dans la cérémonie du thé qu’une des mille et une bizarreries qui constituent pour lui le charme et la puérilité de l’Extrême-Orient. Il s’était habitué à considérer le Japon comme un pays barbare tant que l’on n’y pratiquait que les arts aimables de la paix ; il tient le Japon pour civilisé depuis qu’il s’est mis à pratiquer l’assassinat en grand sur les champs de bataille de Mandchourie. Que de commentaires n’a-t-on pas consacrés au code des Samouraï, à cet Art de la Mort auquel nos soldats font si joyeusement le sacrifice de leur vie ! mais personne n’accorde d’attention au théisme qui, pourtant, représente si bien notre Art de la Vie. Ah ! nous resterions volontiers des barbares si notre titre à la civilisation ne devait reposer que sur la gloire militaire et nous attendrions volontiers l’heure où serait accordé à notre art et à nos idéaux le respect qu’ils méritent.

Quand donc l’Occident comprendra-t-il, ou essaiera-t-il de comprendre l’Orient ? Nous sommes parfois épouvantés, nous autres Asiatiques, de l’étrange tissu de faits et d’inventions dont on nous a enveloppés. L’on nous représente vivant du parfum des lotus, quand ce n’est pas de souris et de blattes. Il n’y a chez nous que fanatisme impuissant ou sensualité abjecte. Le spiritualisme hindou n’est que de l’ignorance, la sobriété chinoise que de la stupidité, le patriotisme japonais que le produit du fatalisme ; et l’on a été jusqu’à dire que, si nous sommes moins sensibles à la douleur et aux blessures, c’est à cause d’une moindre délicatesse de notre système nerveux.

Pourquoi ne pas vous amuser à nos dépens ? L’Asie vous retourne le compliment. Vous ririez bien davantage si vous saviez tout ce que nous avons imaginé et écrit sur vous. Il y a là tout le charme de la perspective, tout l’hommage inconscient du merveilleux, toute la vengeance silencieuse du nouveau et de l’indéfini. L’on vous a chargés de vertus trop raffinées pour les envier et accusés de crimes trop pittoresques pour les condamner. Nos écrivains d’autrefois — hommes sages, et savants ! — nous ont appris, par exemple, que vous portiez des queues de bois cachées quelque part sous vos vêtements et qu’il vous arrivait souvent de dîner d’une fricassée d’enfants nouveau-nés ! Il y a pis encore : nous étions habitués à vous considérer comme le peuple le plus impratique de la terre, parce qu’on nous avait dit que vous prêchiez ce que vous ne pratiquiez pas.

Heureusement ces idées fausses commencent à se dissiper chez nous. Le commerce a mené bien des Européens vers les ports de l’Extrême-Orient ; les jeunes Asiatiques affluent vers les collèges occidentaux pour acquérir l’éducation moderne. Si nous n’approfondissons pas encore votre culture, du moins avons-nous la volonté de la connaître. Nombre de mes compatriotes ont adopté déjà bien trop de vos coutumes et de votre étiquette, avec l’illusion de croire qu’en achetant des cols raides et des chapeaux de soie ils acquéraient en même temps la connaissance de votre civilisation. Si douloureuses et si déplorables que soient de semblables affectations, elles prouvent en tout cas notre empressement à nous approcher avec respect de l’Occident. Malheureusement, l’attitude occidentale est peu favorable à la compréhension de l’Orient. Le missionnaire chrétien vient chez nous pour enseigner et non pour apprendre. Ses informations sont basées sur quelques pauvres traductions de notre immense littérature, quand ce n’est pas sur les anecdotes, peu dignes de foi, de voyageurs qui passent, et c’est bien rarement que la plume chevaleresque d’un Lafcadio Hearn ou d’un écrivain comme l’auteur du Tissu de la vie indienne éclaire les ténèbres orientales avec la torche de nos sentiments personnels.

Mais il se peut que je trahisse ma propre ignorance du Culte du Thé en me montrant si franc. L’essence de la politesse commande de ne dire que ce que l’on attend de nous, pas davantage. Tant pis si je passe pour un théiste impoli. L’incompréhension mutuelle du Nouveau Monde et du Vieux a déjà fait tant de mal qu’il n’y a pas à s’excuser de vouloir collaborer si peu que ce soit au progrès d’une compréhension meilleure.

Le commencement du vingtième siècle aurait épargné au monde le spectacle d’une guerre affreusement sanguinaire si la Russie avait condescendu à mieux connaître le Japon. Quelles conséquences terribles pour l’humanité comporte l’ignorance méprisante où elle est des problèmes orientaux ! L’impérialisme européen, qui ne dédaigne pas de pousser le cri absurde du Péril jaune, n’imagine pas que l’Asie puisse aussi un jour pénétrer le sens cruel du Désastre blanc. Vous pouvez rire de nous qui avons « trop de thé », mais ne pouvons-nous pas vous soupçonner, vous autres Occidentaux, de « manquer de thé » dans votre constitution ?

Empêchons les continents de se harceler ainsi d’épigrammes et soyons plus attristés, sinon plus assagis, du gain mutuel d’un demi-hémisphère. Nous nous sommes développés dans des sens différents, mais il n’y a pas de raison pour que l’un ne complète pas l’autre. Vous avez gagné en expansion au prix de l’absence de toute tranquillité ; nous avons créé une harmonie sans force contre une attaque. Le croiriez-vous ? L’Orient, à certains égards, vaut mieux que l’Occident !

N’est-il pas étrange, en tout cas, que de si loin l’humanité se soit rencontrée autour d’une tasse de thé ? Voilà le seul cérémonial asiatique qui emporte l’estime universelle. L’homme blanc a raillé notre religion et notre morale, mais il a accepté sans hésitation le breuvage doré. Le thé de l’après-midi est maintenant une fonction importante de la vie de société occidentale. Dans le bruit délicat des soucoupes et des tasses, dans le joli gazouillement de l’hospitalité féminine, dans le catéchisme, admis partout, de la crème et du sucre, nous avons autant de preuves que la Religion du Thé est maintenant au-dessus de toute contestation. La résignation philosophique de l’invité, au destin qui l’attend sous la forme d’une décoction souvent douteuse, proclame bien haut que, là du moins, l’esprit de l’Orient règne sans conteste.



La première mention écrite que l’on connaisse du thé en Europe se trouve, dit-on, dans le récit d’un voyageur arabe qui raconte qu’après 879 les principales sources de revenus de la ville de Canton étaient constituées par les droits sur le sel et sur le thé. Marco Polo parle de la déposition d’un ministre des finances de Chine en 1285 à cause d’une augmentation arbitraire des taxes sur le thé. C’est à l’époque des grandes découvertes que l’Europe commença à être un peu mieux renseignée sur les choses de l’Extrême-Orient. À la fin du seizième siècle, les Hollandais répandirent le bruit que l’on faisait en Orient une boisson délicieuse avec les feuilles d’un arbuste. Les voyageurs Giovanni-Battista Ramsio (1559), L. Almeida (1576), Maffeno (1588), Tareira (1610) font aussi mention du thé[1]. Dans cette dernière année, des bateaux de la Compagnie hollandaise des Indes orientales apportèrent en Europe le premier thé, qui fut connu en France en 1636 et parvint en Russie en 1638[2]. En 1650, l’Angleterre l’accueillit et en parle comme de « cette excellente boisson approuvée par tous les médecins chinois, que les Chinois appellent tcha et les autres nations tay, alias tee ».

Comme toutes les meilleures choses du monde, la propagande du thé ne fut pas sans rencontrer de l’opposition. Des hérétiques, comme Henry Saville (1678), la dénoncèrent comme une boisson impure. Jonas Hanway, dans son Essai sur le thé qui date de 1756, affirmait que l’usage du thé faisait perdre aux hommes leur stature et leur amabilité ; aux femmes, leur beauté. Le prix du thé à ses débuts (environ quinze à seize shillings la livre) l’empêcha de devenir une boisson de consommation courante et en fit « un régal pour les réceptions du grand monde, dont on ne fait présent qu’aux princes et aux grands ». Cependant, en dépit de ces inconvénients, l’usage du thé se répandit avec une extraordinaire rapidité. Dans la première moitié du dix-huitième siècle, les cafés de Londres étaient devenus, en fait, des maisons de thé et le rendez-vous des beaux esprits comme Addison et Steele, qui s’oubliaient eux-mêmes devant leur « plat de thé ». Le thé devint bientôt une nécessité de la vie et, par suite, une marchandise imposable. Rappelons, à ce propos, quel rôle important il a joué dans l’histoire moderne. L’Amérique coloniale a supporté l’oppression jusqu’au jour où la patience humaine se révolta devant les droits trop lourds dont on frappa le thé. L’indépendance de l’Amérique date de la destruction de caisses de thé dans le port de Boston.

Le goût de thé possède un charme subtil qui le rend irrésistible et particulièrement susceptible d’idéalisation ; aussi les humoristes occidentaux n’ont-ils point tardé à mêler son arôme au parfum de leur pensée. Le thé n’a pas l’arrogance du vin, l’individualisme conscient du café, l’innocence souriante du cacao. Déjà en 1711, le Spectator dit : « Je veux recommander particulièrement mes réflexions à toutes les familles bien menées qui consacrent une heure spéciale chaque matin au thé, au pain et au beurre et je tiens à les prier instamment, dans leur intérêt, d’exiger que ce journal leur soit ponctuellement servi et de le considérer comme faisant partie du service à thé. » Samuel Johnson, enfin, faisant son propre portrait, se représente sous les traits « d’un buveur de thé endurci et sans pudeur, qui pendant vingt ans n’a arrosé ses repas que d’infusions de la plante enchanteresse, que le thé a toujours amusé le soir, consolé à minuit et qui avec le thé a toujours salué la venue du matin ».

Charles Lamb, adepte déclaré du thé, a donné la vraie définition du théisme en écrivant que le plus grand plaisir qu’il connût était de faire une bonne action à la dérobée et de s’en apercevoir par hasard. Car le théisme est l’art de cacher la beauté que l’on est capable de découvrir, et de suggérer celle que l’on n’ose pas révéler. C’est là le noble secret de se sourire à soi-même, calmement mais entièrement, et c’est aussi l’humour même, le sourire de la philosophie. Tous les humoristes vraiment originaux peuvent être considérés comme des philosophes du thé, Thackeray, par exemple, et, par ailleurs, Shakespeare. Les poètes de la décadence — quand donc le monde n’a-t-il pas été en décadence ? — ont aussi, jusqu’à un certain point, par leurs protestations contre le matérialisme, ouvert la voie au théisme ; et il se pourrait bien aujourd’hui que ce fût grâce à notre faculté de contempler sérieusement l’Imparfait que l’Occident et l’Orient peuvent se rencontrer dans une sorte de consolation mutuelle.

Les Taoïstes racontent qu’au grand commencement du Non-Commencement, l’Esprit et la Matière se livrèrent un combat mortel. Enfin l’Empereur Jaune, le Soleil du Ciel, triompha de Shuhyung, le démon des ténèbres et de la terre. Le Titan, dans son agonie, frappa de sa tête la voûte solaire et fit éclater en morceaux le dôme de jade bleu. Les étoiles perdirent leurs nids, la lune erra sans but parmi les abîmes déserts de la nuit. Désespéré, l’Empereur Jaune chercha partout quelqu’un pour réparer les cieux. Il ne chercha pas en vain. De la mer orientale surgit une reine, la divine Niuka, avec une couronne de cornes et une queue de dragon, resplendissante dans son armure de feu. Elle souda les cinq couleurs de l’arc-en-ciel dans sa chaudière magique et rebâtit le ciel chinois. Mais l’on dit aussi que Niuka oublia de boucher deux petites crevasses dans le firmament bleu. Ainsi commença le dualisme de l’amour — deux âmes qui roulent à travers l’espace et ne se reposent jamais jusqu’à ce qu’elles se rejoignent pour compléter l’univers. Chacun doit rebâtir à nouveau son ciel d’espérance et de paix.

Le ciel de l’humanité moderne a été brisé dans la lutte cyclopéenne entre la richesse et la puissance. Le monde marche à tâtons dans les ténèbres de l’égoïsme et de la vulgarité. L’on achète la science avec une mauvaise conscience, l’on pratique la bienveillance par amour de l’utilité. L’Orient et l’Occident, comme deux dragons ballottés sur une mer en fermentation, luttent en vain pour reconquérir la pierre précieuse de la vie. Nous avons besoin d’une Niuka pour réparer le grand désastre ; nous attendons le grand Avatar. En attendant, dégustons une tasse de thé. La lumière de l’après-midi éclaire les bambous, les fontaines babillent délicieusement, le soupir des pins murmure dans notre bouilloire. Rêvons de l’éphémère et laissons-nous errer dans la belle folie des choses.


  1. Paul Kransel, Dissertations, Berlin, 1902.
  2. Mercurius Politicus, 1656.