Le lutteur (Paquin)/06

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 11-12).

— III —


Quelques années ont passées. Depuis trois ans déjà Victor fait ses classes à la même petite école. C’est le chef de bande des enfants de la paroisse. Tous s’inclinent devant ses volontés.

Ils sentent en lui un chef véritable qui les rudoie parfois et pour qui, ils ont un respect qui va jusqu’à l’admiration. Il a quatorze ans maintenant. Il est fort, trapu, et solide plus que la moyenne de ses compagnons.

Ce printemps, il a « marché au catéchisme » que présidait Monsieur le vicaire et a fait sa première communion. Chez lui, on le considère déjà comme une espèce de petit grand homme. Il peut lire couramment les journaux et écrire plusieurs pages de suite.

Mais il est taciturne, souvent. Souvent aussi, il regarde un objet fixement, de longues minutes.

Le père, la mère, se perdent en conjectures sur le sens de ces rêveries.

C’est un jour clair de fin de juin. Un vent léger soulève la poussière de la route jaunie par la sécheresse. Des cigales crient. Les arbres chantent, là où se posent des oiseaux.

Victor a revêtu ses plus beaux habits. Il a des souliers, des bas de laine noire, des culottes qui descendent un peu en bas des genoux et un veston dont les manches sont trop courtes.

La mère, radieuse, sa capeline blanche sur la tête, un châle sur les épaules, chemine à côté de lui.

Ils s’en vont à la distribution des prix.

Dans l’école, il y a beaucoup de monde. Les notables de l’endroit sont là.

Sur une table, dans un coin, il y a des livres à couverture rouge, que les petits émerveillés mangent des yeux en cherchant dans ce lot, celui qui leur échoira.

On cause ; on discute. Les « bonjour Mame Chose » s’accompagnent des « bonjour Mame Machin »… Soudain, les bruits se taisent.

Le curé, son vicaire, l’inspecteur d’école, Monsieur le maire, M. le député Ernest Bourgeois viennent de faire leur apparition.

M. le député est accompagné d’une fillette très jolie, et qui a de beaux yeux. Ses yeux ensoleillent son visage.

Sur la nuque, les cheveux, presque blonds, tombent en plusieurs tresses. Elle doit avoir dix à douze ans, peut être plus. Elle est mise avec élégance. Elle semble, au milieu de ces campagnards, à une fleur fragile de serre, transplantée dans une nature fruste.

La maîtresse d’école, qui a vingt-trois ans, et serait peut-être plus jolie, sans les taches de rousseur qui parsèment sa figure, s’avance au bord du gradin. Un peu gênée par tout ce monde, la voix chevrotante, elle proclame le nom des élèves qui ont droit aux récompenses.

Ceux-ci, au fur et à mesure, vont recevoir des mains du curé, du député ou de leurs parents, les volumes qu’on leur octroie.

Victor, calme, attend son tour. Il sait que le plus méritant, c’est lui. Il sait que, dès le début de l’année, il s’est imposé le premier de sa classe, comme il s’est imposé le premier aux jeux.

Il a les yeux brillants. Il est fier, un peu pour lui-même, un peu aussi pour ses parents dont la pauvreté et l’humilité de conditions, le touche, l’apitoie, et le blesse tout à la fois…

L’on vient de mentionner son nom. Le silence se fait plus grand pour écouter l’énumération des premiers prix qu’il remporte… Il lui en vient une joie, qui fait monter le rouge à ses joues…

Il n’entend plus rien tout entier à sa griserie, si ce n’est, à la fin, ces mots : « …offert par Monsieur le député Ernest Bourgeois ».

Et d’avoir entendu cela lui gâte le plaisir de son succès. Il se sent petit, un être inférieur, de devoir à l’homme dont il envie la situation, la récompense de ses travaux scolaires.

Sans regarder personne, un peu honteux, il va recevoir des mains du bienfaiteur, les livres qu’il a gagnés.

Le député, d’un geste délicat, confie à sa fillette la couronne de feuilles vertes, pour qu’elle même la dépose sur la tête du lauréat.

Victor rougit davantage et se sent ridicule aux yeux de cette petite fille.

La tête baissée, il s’avance vers elle. Il reçoit les livres, balbutie un vague merci… et finalement lève ses yeux vers ceux de Germaine Bourgeois.

Elle lui sourit amicalement. Et ce sourire, c’est pour lui, la caresse du soleil sur les membres au printemps, la musique du vent dans les branches fraîches garnies, la splendeur des couchants majestueux, la douceur onctueuse de la nuit qui s’étend. C’est quelque chose de clair, de lumineux tellement, qu’il baisse la vue comme ébloui.

 

Longtemps, il devait se souvenir de ce moment-là.

Ce fut presqu’une date dans sa vie.