Le lutteur (Paquin)/17

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 47-48).

— IX —


Le lendemain matin, avant l’ouverture de la Bourse, il se dirigea rue St-François-Xavier, chez Boivin, Lauzon et Cie. Il demanda à parler à M. Boivin, qu’il connaissait déjà pour lui avoir vendu de l’assurance.

— Que puis-je faire pour vous, Monsieur Duval ?

— J’ai dix milles dollars à disposer. Que pensez-vous d’une spéculation sur la baisse de l’International Iron.

— C’est un stock qui agit bien…

— J’ai eu un tuyau qu’il était pour baisser. Je voudrais en profiter.

— À votre guise.

Il plaça donc toutes ses économies, les jouant, pratiquement à pile ou face.

La Bourse venait d’ouvrir. Quelques clients étaient déjà installés, qui surveillaient le tableau noir.

Le télégraphiste allait d’un bout à l’autre, inscrivant à la craie blanche les virements de fonds effectués.

Victor Duval prit place dans un fauteuil et son regard se porta sur la septième colonne à gauche qui portait comme en tête I. I.

Le télégraphiste y inscrivit 10 à 293¾.

Il courut à une autre colonne et revint bientôt à celle de l’International. 25 à 294 ; 60 à 294¼ ; 10 à 295.

L’appareil posé sur une table faisait un bruit monotone, énervant, trépidant. Tic et tic. Tic et tic et tic tac. Pour les uns cela signifiait un accroissement de fortunes, pour les autres c’était la ruine.

100 à 296.

— L’International monte encore observa un vieux monsieur à moustache blanche, au nez surmonté d’un lorgnon en or… Va pourtant falloir qu’il casse.

100 à 297.

Le vieux monsieur se leva, prit sur la table du centre, un petit morceau de papier jaune où se trouvait écrit : Sold, griffonna quelques mots et le remit au télégraphiste.

— Tic et tic, tic et tic et tic… fit la machine.

L’instant d’après, le tableau portait :

75 à 297½.

L’homme se frotta les mains, sa figure s’illumina. Il prit son chapeau, sa canne et sortit.

100 à 298… 200 à 298¼, 75 à 299.

Lucien Boivin parut sur le seuil de sa porte.

— Comment va le marché, demanda-t-il.

— L’International monte encore.

— Vous auriez mieux fait d’acheter, M. Duval.

— Peut-être. Vous croyez cela normal cette hausse-là ?

Le courtier se contenta de branler la tête et retourna à son bureau.

100 à 298, 75 à 297½.

— Tiens ! ça baisse.

Mais au même moment, une autre vente s’effectua :

25 à 298…

Elle fut suivie d’une autre.

60 à 299.

Chez les clients qui regardaient leur sort se jouer sur ce banal tableau noir, les figures étaient tendues, les unes tourmentées, souffreteuses, les autres contentes, joyeuses…

Et toujours le télégraphe faisait entendre sa même chanson monotone, énervante, et trépidante :

Tic et tic, tic et tic et tic, tic et tic et tac.

À midi la cote était de 299.

Victor Duval alla luncher légèrement et revint reprendre son poste d’observation.

À la fermeture, la dernière transaction enregistrait 300.

— Encore, trois points et je suis lavé, soupira-t-il. Je recommencerai. Tout sera dit.

Au dehors, il acheta les journaux. Il en ouvrit un à la page des finances.

En grosses manchettes, sur huit colonnes, se lisait :


L’INTERNATIONAL IRON EST À LA HAUSSE !


Et, plus bas, sous forme de nouvelle, un entre-filet annonçait que cette firme avait conclu un important contrat avec la Russie.

— La débâcle est proche, alors !

Un journaliste, de ses connaissances, très versé dans les économies politiques et expert en matières de Bourse lui avait conseillé de toujours prendre la contrepartie des nouvelles de journaux, lorsqu’il s’agit de spéculations.

Comme de fait les jours suivants, après une faible tendance à la hausse, les stocks de l’International se mirent à dégringoler.

Une véritable panique se produisit à la Bourse et chez les courtiers. De petits spéculateurs qui avaient joué sur marge se trouvaient lavés de leurs économies.

Les stocks baissaient, baissaient, baissaient.

Des gens entraient dans les bureaux et en ressortaient la tête basse, avec des larmes dans les yeux.

Pas plus il ne s’était laissé émouvoir la veille, pas plus Victor Duval se laissait émouvoir aujourd’hui.

À ceux qui le conseillaient de réaliser il répondait :

— Attendez ! Le Krack ne fait que commencer. C’est un coup d’argent pour certains agioteurs, il faut que la baisse s’accentue encore. Il faut que ça tombe plus bas que 238.

Une semaine plus tard, l’International était à 220.

Il toucha alors son bénéfice. Il s’élevait à $93 000, ce qui lui faisait plus le montant investi $83 000.

— Maintenant, monsieur Boivin, j’achète…

— Quel montant.

— Tout mon avoir $83 000.

— Vous êtes fou.

— Non. Il faut absolument que la réaction se produise. La loi de l’équilibre… Le marché va redevenir normal. Vous vendrez à 240.

Quelques jours après l’International reprit son assiette et Victor Duval valait en argent liquide une couple de cent milles dollars.

Deux financiers se suicidèrent ; un caissier de banque se sauva au Mexique.

L’on sut plus tard que cet agiotage était le fait d’un groupe puissant de capitalistes de Wall Street et qu’il était dirigé contre un gros industriel que l’on voulait accoté au mur.

L’on avait réussi, mais en semant combien de ruines !