Le lutteur (Paquin)/20
— XII —
Quelques années ont passé. Si Victor Duval n’a pas d’amis, par contre il a beaucoup de « créatures ». Il possède une influence très étendue. C’est un personnage avec qui il faut compter. Il est mieux d’être avec lui que contre lui. Il subventionne des journaux, finance l’élection des députés qu’il fait ensuite agir comme des pantins grâce à ses ficelles, rend des services aux gens mal pris qu’il tient à sa merci par des écrits soigneusement préparés.
Il est présentement président et gérant général de la compagnie de Navigation Canadienne.
Lors d’un récent voyage en Angleterre, il a acheté pour le prix de la « scrap » une dizaine de paquebots en bon état de service… une occasion unique qu’il a saisie aux cheveux. Il les a fait réparer, remettre à neuf.
Il dessert maintenant toute la rive sud jusqu’à la Gaspésie. Il va même jusqu’à Terre-Neuve.
Ses concurrents ont vu d’un œil anxieux l’incroyable expansion de son œuvre. D’aucuns lui ont fait la guerre. Il l’a acceptée avec joie, voire avec volupté.
Bien que ses affaires soient florissantes, Victor Duval n’est pas heureux. Il vient d’échouer dans une tentative criminelle, c’est vrai, mais qu’il lui tenait à cœur de voir se réaliser à cause du contrecoup qu’en aurait subi certaine personne.
Comme il passait un jour rue Ste-Catherine il rencontra un individu dont la figure ne lui était pas inconnue.
En cherchant au fond de sa mémoire, il se rappela le temps où il était « stoker ». C’était son compagnon de travail, celui-là même qu’une désespérance d’amour avait traîné à cette vie de forçat.
Il l’arrêta au passage, lui assénant une tape sur l’épaule. Pour être amicale, elle ne le fit pas moins ployer sur ses genoux.
— Tu ne me reconnais pas ?
L’homme chercha.
— Duval ?
— Lui-même ! Qu’est-ce que tu deviens ?
— Rien. Je continue… Je tue le temps en attendant que le temps me tue.
— Toujours chauffeur ?
— Non ! Je ne travaille pas.
Duval l’amena chez lui, lui remonta le moral, lui avança de l’argent. Il en avait besoin.
Paul Lauzon était encore dans la force de l’âge. Il pouvait être utile, grâce à son instruction et à sa misanthropie.
Il ne s’agissait que de lui redonner confiance en lui-même, le stimuler pour l’action ensuite, l’engager dans une œuvre qui le prendrait tout entier.
Victor Duval se leva de sa chaise et marcha vers lui. Il lui saisit les deux bras, qu’il serra. Il darda, dans ses yeux, ses yeux froids, énergiques, cruels. Dans son regard passa comme un courant électrique toute la haine accumulée depuis des années et l’implacable volonté de s’en venger, dut-il écraser, piétiner, anéantir.
— Toujours en amour avec ta chimère ?
Lauzon tressaillit. Il détourna la vue.
— Écoute-moi bien ! Toutes les femmes se valent… Ce ne sont que des… non !… Regarde-moi ! Es-tu prêt à n’importe quoi ? Pourvu que cela paie et Beaucoup… Réponds.
— Cela dépend !
Le regard se fit plus énergique, plus volontaire. Le front plissé par l’effort, Duval concentra toute sa puissance dans une tension violente de l’être pensant. Il voulait. Il voulait communiquer la réponse avant même que sa question ne fut formulée.
Les paupières de l’autre se baissaient, s’élevaient, se rabaissaient convulsivement.
— Es-tu prêt pour $1 000, $2 000 ou $3 000 à travailler une semaine dans une fonderie, plus longtemps, s’il le faut, à t’initier aux secrets, puis… Jure-moi que rien ne transpirera de ce que je dis. Sinon, je te ferais tuer comme un chien. Tu jures ? Bon ! je vais te faire obtenir de l’ouvrage à la Fonderie Dollard. Tu vas faire en sorte de paralyser les opérations. Le moyen ? Faire sauter le « plant », un soir après le départ des ouvriers.
Et toujours, les yeux gris, les yeux métalliques fouillaient la prunelle. Ils fouillaient jusqu’au cerveau pour y enlever toute la volonté latente.
— La réponse ?
— Compris ! Pour quelle raison ?
— Ça me regarde. Passe demain me voir.
Et le lendemain, Lauzon repassa.
Duval lui indiqua le moyen de se faire accepter par les fondeurs.
Ce qui fut fait.
Une semaine se passa, puis deux.
Lauzon revint.
— Ça ne va pas tout à fait bien. J’ai su que c’est Pierre LeMoyne qui gère maintenant toute l’entreprise. Le père s’est retiré des affaires. La concurrence que tu portes aux autres compagnies de navigation se fait sentir chez eux. Ils cherchent de nouveaux débouchés.
— Quand es-tu prêt à agir ?
— Ces jours-ci. Il me faut de l’argent pour me sauver ensuite.
— Combien ?
— Mille piastres avant et deux mille après. Si j’ai mon avance ce soir j’opère demain.
— Je n’ai pas cette monnaie sur moi.
Il consulta l’heure. Les banques étaient encore ouvertes. Il se rendit à une succursale, fit changer un chèque, remit dix billets de cents piastres à celui qu’il appelait mentalement son exécuteur des basses œuvres et retourna à son appartement rue Sherbrooke, où il demeurait depuis un an.
Le soir même, Lauzon se sauvait aux États-Unis.
Quand il apprit cette nouvelle, Duval entra dans une colère furieuse. De par l’habitude qu’il avait de se maîtriser, il la dompta sous peu, gardant simplement une espèce de rage de s’être fait rouler. Il ne regrettait pas son argent. Ce qu’il regrettait c’était sa confiance en Lauzon, surtout sa confiance en lui-même. Il s’était imaginé que Lauzon ne serait plus qu’un automate que sa volonté à lui, et seule sa volonté, ferait agir. La haine qu’il portait au ménage Lemoyne, le désir de vengeance qu’il nourrissait, qu’il chérissait et dont il vivait, obstruait chez lui le sens de la morale et de la justice. Pour se venger tous les moyens étaient bons. C’était son but ultime dans la vie, la volupté intense qu’il en espérait…
Un jour, il reçut une invitation ainsi libellée : Mme Lemoyne donnait un grand bal à sa résidence d’Outremont. Elle avait ajouté quelques mots de sa main où elle faisait une allusion discrète au passé et espérait le compter au nombre de ses amis.
Il refusa. Quelques jours auparavant une interview de lui paraissait dans la « Presse » où on le qualifiait de Napoléon de la finance. Il songea que, par snobisme, elle voulait l’attirer à son char, et le lancer au nombre de ses admirateurs, dans le sillage de son charme et de sa beauté.
Il répondit poliment mais froidement, refusa net. « Je ne suis ni assez célèbre ni assez cultivé pour vous. J’ai conscience de n’appartenir pas à votre monde. Que voulez-vous qu’un campagnard mal dégrossi aille faire dans votre salon ? »
Et il s’enferma plus avant dans son désir de revanche.