Le lutteur (Paquin)/22

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 56-57).

V

LE JOUR VINT ENFIN OÙ VICTOR DUVAL…

— I —


Victor Duval resta longtemps étendu dans son fauteuil, à suivre intérieurement les étapes de sa vie. Il en était au chapitre capital. L’heure tant désirée sonnait au cadran de sa destinée.

D’avoir été remuée ainsi, ressassée, sa haine s’était avivée. Toutes les humiliations lui revenaient à l’esprit, lui laissant un goût amer de cendres.

Par les fenêtres le jour commençait de pénétrer dans la pièce. Sans qu’il y prit garde, il avait laissé les minutes passer et former des heures. Insensible au réel, il n’avait vécu durant cette nuit que du passé fini, bien fini. Il venait de rêver, éveillé. Maintenant il éprouvait un besoin d’action, de mouvement.

Il pensa que ce midi il dînerait en tête à tête avec elle. Il pensa aussi à son téléphone de la veille. Il eut honte de son attendrissement. Non ! il ne fallait pas l’envoyer chercher. Il fallait qu’elle vienne d’elle-même, qu’elle consente à cette démarche offensante pour sa dignité de venir quémander un peu de pitié comme lui autrefois l’avait quémandée. Il fallait lui conserver son attitude suppliante.

Son cabinet de travail était tout enfumé. L’atmosphère en était lourde, accablante. Il ouvrit la croisée et respira profondément. L’air matinal lui caressa la figure. Il regarda l’heure. Quatre heures et demie. Se coucher ! Il n’y fallait pas songer. Il était énervé, très énervé, pour la première fois dans sa vie. Il s’en aperçut à ses mouvements qui avaient quelque chose de saccadé, aux battements de son cœur qui étaient précipités. Il avait hâte, fébrilement hâte de l’avoir là, devant lui, à sa merci. Il avait peur, peur de lui-même, peur d’être faible. Si cette visite allait produire l’effet contraire ! Si au lieu d’assouvir un besoin de vengeance elle ne causait qu’une recrudescence de désirs.

Sur la table, autour de lui, par terre, sur les chaises gisaient les feuillets jaunis. C’était son passé, ce qui en restait de tangible, de palpable. Pour bien signifier qu’il était mort, ce passé de souffrance, de lutte et de frénésie, il ramassa toutes les feuilles éparses, les jeta dans la cheminée, y mit le feu.

Il prit son chapeau et sortit. Décidément, il était nerveux. La marche ne l’apaisait pas. Il aurait voulu courir…

Il erra ainsi plusieurs heures à l’aventure, puis revint chez lui.

Il prit le téléphone, appela malgré l’heure indue. Il n’était pas encore neuf heures. Il soupçonna que là-bas on ne dormait pas. Il avait raison. La voix qu’il voulait entendre chanta bientôt à son oreille. Mais ce n’était pas la voix claire, insouciante, gaie. Elle était voilée. Elle était triste… Elle commençait d’être suppliante.

— Allo ! Madame LeMoyne ?

— C’est moi !

— Victor Duval… Je ne pourrai envoyer mon chauffeur tel que promis. Je serai au bureau à deux heures probablement… Si je n’y suis pas, vous attendrez.

Il raccrocha le récepteur. Il avait débité ses phrases d’un ton bref et sec.

Il se frotta les mains d’aise… et le même sourire méchant de la veille tordit ses lèvres…

Minutieusement, il procéda à sa toilette. Il la soigna dans les moindres détails. À fréquenter le monde, il avait acquis une certaine élégance mâle. Il s’habillait bien. Il n’y avait rien de raffiné cependant dans son accoutrement. C’était une élégance sobre, sévère…

Il commanda son chauffeur, alla déjeuner en ville… fit une courte apparition au bureau, donna ordre à son secrétaire de faire entrer dans son bureau une visiteuse qui devait se présenter vers deux heures, en lui disant d’attendre.

Il retourna en ville faire différentes courses, arrêta au bureau de Janvier Brossard et l’amena luncher avec lui.

Dans l’état d’exaltation où il était, la solitude lui pesait.

Brossard fut tout étonné de le voir si nerveux dans ses gestes, si exubérant dans ses paroles…

À l’hôtel, en mangeant, il ordonna une bouteille de champagne, ce qui ne lui arrivait jamais.

— Mon vieux Brossard, dit-il en levant sa coupe, la vie est une belle chose.

Il vida la coupe d’un trait et s’en versa une seconde.

— En effet, tu m’as l’air bien gai… C’est la première fois que je te vois joyeux…

— N’ai-je pas raison de l’être…

Et pour la première fois dans sa vie, il se laissa aller aux confidences et conta à son compagnon, son histoire sentimentale.