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Le manchot de Frontenac/14

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 69-72).

XIV

GÉANT ET LUTIN


Qu’avait donc vu Hermine ?…

Une chose horrible : le corps inanimé de Cassoulet étendu sur les dalles de l’église, couché sur le dos, les bras en croix, la gorge ouverte et sanglante, la poitrine percée de coups, et sa rapière à lui brisée et noyée dans une mare de sang qui fumait encore !

Et voici ce qui s’était passé.

Après avoir quitté Hermine, Cassoulet était venu frapper les deux petits coups convenus dans la porte de la cathédrale. Un rayon de lumière à peine perceptible passait entre les vantaux de la porte, ce qui fit penser au jeune homme que le suisse l’attendait encore.

De l’intérieur la voix placide de Maître Turcot demanda :

— Est-ce vous, Monsieur Cassoulet ?

— Oui, Maître Turcot, ouvrez !

— C’est bien.

Cassoulet entendit les verrous glisser, une clef tourner… puis la porte s’ouvrit. Au pied d’un pilier une lanterne éclairait faiblement les dalles, et dans cette clarté diffuse se profila la haute stature du suisse. Cassoulet le devina plutôt. Maître Turcot s’effaça pour laisser entrer le jeune homme, puis il referma la porte, poussa les verrous, tourna la clef dans la serrure. Mais Cassoulet ne put voir le geste suivant de Maître Turcot qui mettait la clef dans l’une de ses poches. Comment aurait-il pu voir ? Il faisait presque aussi noir que dehors. Seulement, il remarqua que le suisse, toujours enveloppé dans son manteau rouge, s’appuyait du dos dans la porte, et il entendit un sourd ricanement et ces paroles étranges :

— Ah ! Monsieur Cassoulet, vous devez deviner pas mal pourquoi je vous ai donné ce rendez-vous ?

— Un peu, oui… sourit le lieutenant des gardes.

Cassoulet souriait, mais il était inquiet. Comment devait-il interpréter le ricanement de Maître Turcot ? Et puis, n’avait-il pas perçu un peu d’ironie dans les paroles du suisse ? Ah ! s’il avait pu voir distinctement le visage de Maître Turcot, il y aurait pu lire peut-être quelque chose qui l’aurait éclairé sur les pensées et les desseins du suisse. Mais la lanterne n’éclairait pas plus haut que les genoux du géant, tandis qu’elle éclairait presque toute la personne du lieutenant. Ah ! c’est que le pauvre Cassoulet n’était pas bien haut ! C’était bien un lutin à côté de la haute stature qui le dominait dans l’ombre. C’était la rencontre du lion et du moucheron… mais est-ce que le moucheron aurait l’avantage cette fois ? Est-ce que le géant n’allait pas d’un seul coup de dents croquer le lutin ?

Pourtant la voix de Maître Turcot était douce et naturelle quand il demanda :

— Comme ça, Monsieur Cassoulet, vous aimez ma fille ?

— Je l’aime et je l’adore ! répondit naïvement le lieutenant qui essayait de se persuader que le suisse était disposé à lui accorder la main d’Hermine.

— Naturellement, vous la voulez pour votre femme ?

— Oh ! Maître Turcot, je sens que je ne pourrai plus vivre sans Hermine à mes côtés ! Elle est dès à présent toute ma vie, tout mon bonheur !

— Je crois bien, sourit le suisse, car elle est bonne et belle, mon Hermine !

— C’est un ange… un ange… cria Cassoulet exalté par son amour.

— Un ange ? Vous l’avez dit, maître Cassoulet. Mais vous imaginez-vous quelle terrible responsabilité pèse sur moi en décidant de donner cet ange à un homme quelconque ?

— Certes, certes, Maître Turcot… bredouilla Cassoulet gêné sous les regards perçants du suisse. Car à présent les yeux du jeune homme s’étaient accoutumés à la demi-obscurité, et il voyait mieux le géant.

— Je sais bien que vous n’êtes pas un homme quelconque, se mit à rire sourdement le suisse. Mais je tremble pour ma responsabilité, quand je songe que je pourrais donner cet ange à un homme qui n’en serait pas digne.

— Oh ! Maître Turcot, croyez bien que j’en suis digne.

— Certes, certes, sourit cette fois avec ironie le suisse. Mais quand je songe aussi que je pourrais la donner à un homme qui ne serait pas un très bon chrétien…

— Je suis bon chrétien, Maître Turcot ! interrompit Cassoulet.

— Ou à un vilain… poursuivit le suisse.

— Je suis honnête, Maître Turcot !

— Ou à un vicieux…

— Je suis vertueux, Maître Turcot.

— Ou à un esprit malfaisant…

— Je suis probe, Maître Turcot.

— Ou à un traître…

— Je suis loyal, Maître Turcot.

— Ou à un lâche…

— Je suis brave, Maître Turcot.

— Ou à un truand…

— Je suis honorable, Maître Turcot.

— Ou à un manant…

— Je suis gentilhomme, Maître Turcot.

Le suisse éclata d’un rire énorme.

Cassoulet frémit, et, grave et digne, répliqua :

— Maître Turcot, je suis le chevalier Jacques de Cassoulet, fils unique de feu le Baron Pierre de Cassoulet, de Viviers, en Vivarais !

— Oui-dà ! maître de Cassoulet. Par la mitre et la crosse ! ne me faites pas rire !

Cette fois le lieutenant des gardes saisit l’ironie des paroles du suisse et le sarcasme de son rire. Alors, Cassoulet devina que ce géant lui en voulait encore, qu’il l’avait fait venir là dans la cathédrale déserte et noire pour le tuer peut-être.

Le jeune homme ne se troubla pas devant le danger ; au contraire, le danger ne l’intimidait jamais. Seulement, il se mit sur ses gardes. Doucement il glissa sa main droite vers la poignée de sa rapière, juste au moment où le suisse lui-même posait sa grosse main sur le pommeau de la sienne.

— Maître Turcot, dit le jeune homme sur un ton plus grave, je trouve étranges votre rire et vos paroles !

— Ah ! ah ! Maître Cassoulet, vous finissez par ouvrir les soupiraux de votre compréhension ! Ah ! ah ! vous finissez par penser que Maître Turcot n’est pas aussi benêt qu’il en a l’air ! Ah ! ah ! vous vous imaginez, à la fin, que je ne vous ai pas fait venir ici rien que pour rendre mes respectueux hommages à un lutin malicieux et infâme, à un gnome hideux, à un…

— Assez, Maître Turcot ! commanda d’une voix forte Cassoulet. En garde !

— Ah ! ah ! tu veux conquérir ma fille à la pointe de ton épée ?

— Je veux laver tous vos outrages dans votre sang !

— Ma fille te maudira !

— Je préfère ses malédictions à vos affronts… c’est assez !

Cassoulet ne pensait plus à ses amours ! À présent il sentait qu’il haïssait Maître Turcot, et il se doutait que s’il ne l’attaquait pas, que lui, le suisse, allait bondir l’épée haute.

Et aussi rapide que sa pensée, le jeune homme tira sa rapière et fonça contre Maître Turcot, qui para adroitement un coup droit.

Le combat était engagé.

Maître Turcot ricanait sourdement tout en ferraillant, et Cassoulet vit qu’il était habile à manier une lame. Mais il n’était pas un maître, loin de là… car Cassoulet le désarma à la troisième passe.

Le lieutenant aurait pu tuer le suisse dans la même minute ; mais Cassoulet n’était pas un meurtrier.

— Par l’épée de saint Louis ! cria-t-il, ouvrez cette porte ou reprenez votre lame !

Maître Turcot se mit à rire. Puis il ramassa sa rapière et engagea de nouveau le fer.

— Ah ! vous êtes donc décidé à périr, Maître Turcot ? demanda Cassoulet en lui portant un coup effrayant.

— Moi… je veux me défaire de toi, vermine maudite !

Mais à la seconde même la pointe de la rapière du jeune homme heurta un corps dur à la poitrine du suisse.

Le jeune homme bondit en arrière, et regarda le suisse avec stupeur.

Maître Turcot partit d’un grand rire.

Le lieutenant comprit.

— Ah ! dit-il avec colère, tu portes, suisse damné, sous ta veste plastron et cotte de mailles ! Tu n’es qu’un lâche !

Et, poussé par une rage insensée, Cassoulet bondit, se rua, et planta sa rapière avec une force redoutable dans la poitrine de Maître Turcot. Le choc fut si rude que le géant chancela et manqua de tomber à la renverse. Mais du même coup la rapière du lieutenant se brisa et l’un des tronçons tomba par terre. Cassoulet proféra un juron et lança l’autre tronçon à la face du suisse.

— Lâche ! meurtrier !… clama le jeune homme. Ah ! maître Turcot, vous êtes un maudit, vous êtes…

Sa voix expira dans un flot de sang : car Maître Turcot de sa rapière lui traversait la gorge.

— Par là où j’ai souffert de ta main ! hurla-t-il en même temps.

Cassoulet, la gorge traversée de part en part, roulait des yeux horrifiés et chancelait.

Le suisse retira brusquement sa lame ; le lutin tomba en proférant un soupir d’agonie.

Maître Turcot, non satisfait, se jeta sur lui et par trois fois enfonça un poignard dans sa poitrine. Le lutin ne bougea plus…

Livide, tremblant, suant, Maître Turcot le regarda un moment, prêt à se ruer et à frapper encore si la vie subsistait dans ce petit corps.

Rien… il n’y avait plus à ses pieds et sous ses yeux qu’un cadavre dans une mare de sang qui grandissait rapidement.

Maître Turcot essuya sa lame sanglante au manteau de sa victime, puis il se leva et rugit :

— Oh ! ma vengeance n’est pas finie ! Il reste Baralier… Baralier, qui m’a escamoté soixante-quinze écus ! Baralier, qui m’a trompé, qui m’a triché ! Baralier, qui m’a dénoncé au peuple ! Oh ! Baralier, tu mourras, ta femme mourra, ton fils mourra !… Enfer et ciel ! acheva-t-il, au moins le monde pourra dire que je suis bien vengé !

C’était affreux de voir ainsi cet homme, couvert de son manteau rouge, le visage crispé par la haine, les lèvres tordues par le blasphème ! Et lui, le misérable, n’avait pas conscience de ses actes, il n’entendait pas ses paroles, il ne voyait pas ce cadavre et ce sang sur les dalles de ce lieu sacré ! Il n’avait plus que sa haine et sa vengeance à satisfaire, tout le reste n’était rien ! Ce n’était plus un homme, plus un suisse de Monseigneur, plus même un chrétien… c’était un démon !

Il alla rapidement à la porte, l’ouvrit, jeta dehors et dans la noirceur un regard perçant et sortit.

Maître Turcot fut trois quart d’heure absent. Il revint essoufflé, frissonnant, et l’air plus fou. Il se mit à considérer avec un sourire atroce le cadavre de Cassoulet :

— Ah ! ah ! ricana-t-il, il est bien mort, et les autres aussi ! Demain, ajouta-t-il, j’irai chercher ma fille, et nous partirons ! Nous retournerons en France. Je suis assez riche à présent pour vivre tranquille le reste de mes jours. Oui, demain, nous partirons pour la France !

Et le suisse demeura longtemps plongé dans une sombre rêverie. Il ne parut pas entendre la ville sortir de son silence, des clameurs s’élever sur divers points. Mais peu après des cris terribles retentirent sur la Place de la Cathédrale, puis un vacarme infernal fit trembler le ciel et la terre.

Alors seulement, Maître Turcot tressaillit, puis il écouta.

Rapidement il souffla sa lanterne, et malgré l’obscurité épaisse, il courut à une fenêtre et regarda sur la place : il vit une quantité de torches et de falots que brandissait une foule agitée et furieuse.

Il entendit ce cri :

— Mort à Turcot !

L’épouvante s’empara de lui. Il quitta la fenêtre et à tâtons gagna l’escalier puis l’échelle qui conduisaient au clocher. C’est là que le suisse alla se blottir, croyant qu’il échapperait à ceux qui demandaient sa mort !