Le manoir de Villerai/004

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IV


Nous devons maintenant prier le bienveillant lecteur de quitter pour un moment l’agréable manoir, afin d’entrer avec nous dans la simple demeure de Joseph Lauzon, le père de notre jolie petite Rose.

Lauzon était un habitant à l’aise, dont la maison de pierre, grossière mais solide, avec des dépendances bien blanchies, toutes dans un ordre parfait, disait qu’il observait à la lettre au moins quelques-unes des règles de l’agriculture modèle. Nous ne prétendons pas que ses animaux pussent, aucunement faire concurrence à ces bêtes de grand prix qu’on voit maintenant dans nos expositions ; ou que ses moutons, petits et décharnés, donnassent l’espérance de devenir plus tard des brebis énormes de graisse et de chair ; mais au moins ils étaient tenus proprement et avec soin. L’intérieur de la ferme correspondait en tous points à cet extérieur confortable. La propreté la plus scrupuleuse régnait dans tous les détails ; depuis les bandes de catalogne ou tapis de fabrique domestique qui couvraient le plancher de la meilleure chambre, jusqu’au buffet qui en ornait un des angles, tous les articles reluisaient de netteté comme un miroir. Par une porte entr’ouverte, on apercevait un lit élevé, entouré de tentures d’une blancheur éclatante, tandis qu’en arrière de la maison, il y avait la grande cuisine, avec son plancher bien propre et bien frotté. On y voyait peu de meubles, une table, quelques chaises basses et l’énorme poêle double, invariable ornement de toutes les maisons d’habitant.

Assis tout auprès, fumant tranquillement sa pipe, était un homme âgé, dont les traits, quoique tristes et creusés par les chagrins, paraissaient pourtant avoir été autrefois d’une grande régularité. Vis-à-vis de lui était Rose Lauzon, s’efforçant avec patience d’adoucir et de consoler un criard marmot de treize mois. La tristesse empreinte sur la figure du père se reflétait en partie sur celle de la jeune fille.

— Ta vie est bien triste, pauvre petite. Oh ! pourquoi, pourquoi ai-je été si fou que de me remarier ?

Joseph Lauzon répétait, cette plainte tous les jours depuis six ans ; mais sa position ne s’était pas améliorée pour cela.

Rose secoua tristement la tête.

— C’est inutile, papa, de regretter le passé, il ne peut être réparé.

— Oui ! mais ce regret est pour moi un soulagement, une consolation, reprit le père avec énergie. Que deviendrais-je, si je n’avais cette satisfaction ? Que deviendrais-je si je ne pouvais de temps en temps soulager mon cœur, en te disant que ta belle-mère est une des femmes les plus méchantes et les plus insupportables qui existent ? Quelle vie nous fait-elle mener à tous deux ? C’est à peine si j’ose toujours parler dans ma maison comme il me plaît ; et ensuite, pourquoi serais-tu obligée d’avoir toujours soin et d’amuser continuellement cet insupportable enfant ? Pourquoi faut-il que tu sois toujours en butte à ses reproches et à ses gronderies tyranniques, depuis le matin jusqu’au soir ? Ah ! oui, j’ai bien raison de me demander pourquoi j’eus l’idée de me marier une seconde fois !

Il soupira profondément, reprit sa pipe et continua de fumer comme s’il eût été déterminé à jeter un défi au sort.

Cependant l’infatigable petit fardeau placé dans les bras de sa fille, à force de se démener, roula à terre et s’agita, jusqu’à ce que lui et sa délicate nourrice fussent littéralement épuisés.

— Pourquoi ne le frappes-tu pas, ne le pinces-tu pas ? demanda soudainement Lauzon, en ôtant la pipe de sa bouche, et la secouant violemment contre le poêle, pour en faire sortir la cendre inutile. Il ne pourra rien en dire. Ne te laisse donc pas fatiguer ainsi par lui.

Cette fois Rose sourit ; mais au lieu de suivre l’avis de son père, dont la charité chrétienne était plus que douteuse, elle flatta, consola et apaisa ce petit rebelle, jusqu’à ce qu’enfin il s’endormit.

— Dieu merci ! s’écria le fermier, comme Rose déposait doucement le marmot dans son simple ber de bois, telle mère, tel enfant ! On ne pourra jamais se méprendre sur celle à qui appartient cet enfant !

Dans son indignation, l’excellent homme semblait avoir presque oublié une grande vérité, c’est qu’il était le père bien légitime de ce jeune monsieur d’humeur si bruyante.

— Mais, dis-moi, Rose, continua-t-il, maintenant que nous pouvons avoir un instant de paisible causerie, on commence à dire qu’André Lebrun te trouve la meilleure et la plus jolie fille du village, et pense à t’établir maîtresse de sa belle ferme et de sa maison de pierre neuve. Si c’est vrai, quelle belle chance ne serait-ce pas pour toi, petite !

Ceci pourra paraître étrange, mais à ces paroles la physionomie de Rose prit une expression dédaigneuse, et elle reprit vivement :

— Je vous assure, cher papa, que je n’ai besoin ni d’André Lebrun, ni de sa ferme, ni de sa jolie maison.

— Rosa, ma chère, ne fais donc pas l’enfant. L’espoir d’une fortune aussi rare devrait te remplir de joie.

— Mais papa, vous qui avez trouvé le mariage si fatal à votre bonheur domestique, vous ne devriez pas m’engager à en essayer !

— C’est le second mariage, mignonne, qui m’a rendu si malheureux. Pendant mon premier mariage, j’ai été heureux comme le roi. Bien plus, ta méchante belle-mère est déterminée à te chasser de cette maison. Quelle satisfaction que de la laisser pour une autre bien plus belle que celle dont elle se dit la maîtresse !

Rose comprit qu’il était inutile de discuter les avantages probables ressortant de son mariage proposé avec Lebrun ; elle se contenta donc de répondre :

— Comment pourrais-je me résoudre à vous quitter, pauvre papa ? Qui vous consolerait et vous égayerait ? qui écouterait le récit de vos chagrins et de vos troubles quand je serais partie ?

— C’est vrai, bien vrai, murmura le vieillard. Notre âge, dit-on, est égoïste, et je suppose que c’est vrai, car je ne puis pas m’imaginer que je pourrais me passer de toi. Pourtant j’ai souvent regretté que tu aies refusé Charles Ménard. C’était un si brave garçon, qui se conduisait si bien, et qui était si amoureux de toi. Malheureusement, le pauvre garçon n’était pas riche, et comme tu passes pour la plus jolie fille de la paroisse, tu pouvais naturellement espérer un meilleur parti.

— Je n’ai pas refusé Charles parce qu’il était pauvre, cher papa. Oh ! non, mais parce que je ne l’aimais pas assez pour l’épouser. Je l’aimais cependant comme un frère ; je ne puis vous dire combien j’étais triste le matin où il m’a demandée pour être sa femme et où j’ai été obligée de le refuser.

— Oui, et maintenant qu’il est allé rejoindre l’armée, nous ne le reverrons plus, probablement. Mais, chut ! Voici la bonne femme. Que va-t-elle commencer par nous dire ?

Comme il parlait, la porte s’ouvrit et la redoutable madame Lauzon entra.

C’était une femme forte et bien prise, à l’extérieur grossier ; elle paraissait avoir trente ans, avait des yeux noirs et méchants et un teint hâlé par le soleil et les travaux du dehors, variant entre le brun et le jaune.

Avec un ton et des manières brusques, justifiant pleinement les incessants regrets de ce pauvre Lauzon sur son second mariage, elle se tourna vers Rose, en s’écriant brusquement :

— Qu’as-tu fait de ce pauvre petit Jacquot ? Tu l’as mis au lit, comme de raison. Oh ! oui, tu ferais n’importe quoi pour te délivrer du trouble d’en avoir soin. Et toi, continua-t-elle en s’adressant aigrement à son mari, comment peux-tu rester ici à jaser et à fumer ta pipe, quand tu sais qu’il n’y a pas deux morceaux de bois dans la maison ? Ne me dis pas qu’il y en a une pile à la porte, tu sais que je veux l’avoir entré dans la maison et cordé près du foyer.

C’est ainsi que, en grondant et en jetant de côté et d’autre tous les objets, elle passa dans sa chambre pour se dépouiller de ses vêtements de dessus. La conviction que son mari et sa belle-fille venaient de jouir ensemble d’une conversation paisible, dont elle avait peut-être elle-même formé le principal sujet, exaspérait outre mesure son caractère tyrannique.

Quelques instants après, elle revint avec deux livres à la main, qu’elle jeta sur la table, en s’écriant avec violence :

— Que veulent dire ces livres, mademoiselle Rose ? Encore des singeries affectées et insensées de tes supérieures. N’as-tu plus de laine à filer, plus de tricot, de lavage, de raccommodage pour occuper tes mains délicates, que tu puisses ainsi trouver le temps de faire la grande dame et de t’amuser avec des livres ?

— C’est monsieur le curé qui me les a prêtés dimanche dernier, répondit doucement la jeune fille.

— Oui, justement comme tous les autres ; il fait tout ce qu’il peut pour te tourner la tête, quoique je lui aie dit souvent que tu étais déjà assez gâtée. Pourquoi donc ne vas-tu pas au manoir, et là t’asseoir au milieu des belles dames, pour y faire des grimaces et des révérences ? Tu es trop grande demoiselle pour une pauvre maison comme celle-ci, et le plus vite tu la quitteras, le mieux ce sera, ajouta-t-elle sotto voce, en tirant la table au milieu de l’appartement et faisant d’autres bruyantes démonstrations, afin de paraître très occupée.

Que fit, ou que dit Rose pendant cette tirade imméritée ? Rien. Un frémissement involontaire de sa lèvre délicate, qui ne semblait faite que pour les sourires et les plaisirs, indiqua seul qu’elle avait tout entendu. Hélas ! une longue expérience lui avait cruellement appris qu’une silencieuse patience était sa meilleure et son unique ressource.

La virago de la ferme était encore à la plus haute note de son diapason, quand un coup frappé à la porte, immédiatement suivi de l’élévation de la clanche, interrompit sa harangue.

— Ah ! bonsoir, André Lebrun, s’écria-t-elle d’un ton amical, comme un jeune homme robuste et de bonne mine, vêtu d’un capot d’épaisse étoffe du pays, serré autour de la taille par une longue ceinture rouge, entrait dans l’appartement. Il y avait chez le nouvel arrivé un certain air de satisfaction, laissant voir qu’il n’avait aucune inquiétude touchant son importance et son mérite personnels ; aussi, il souhaita d’une manière aisée le bonsoir aux aînés de la famille, adressant en même temps à Rose ce qu’il appelait un salut et un sourire irrésistibles.

— Rien de nouveau, M. Lauzon ? demanda-t-il en s’approchant du poêle, et en allumant sa pipe, qu’il avait d’abord chargée de tabac pris dans une blague qu’il portait sur sa poitrine, pour toutes les occasions.

— Rien, André, répondit le vieux fermier, tandis que sa physionomie s’épanouissait à la pensée d’avoir un peu de paix ; car sa moitié avait ordinairement la bonne habitude de se taire quand il y avait des étrangers.

Une vive conversation s’engagea bientôt. Les propos de ferme, la rareté croissante des provisions, les projets et les plans pour le printemps suivant, tout fut tour à tour discuté ; chacun donnant son opinion, excepté Rose, pour qui seulement, comme il était facile de le voir, parlait l’un des interlocuteurs. Lebrun s’efforçait d’une manière habile, d’introduire de temps en temps dans la conversation des remarques indirectes, propres à faire ressortir sa fortune, son importance dans le village, l’état florissant de ses affaires, et, chacun de ces traits de haute diplomatie lancé, il jetait un regard furtif du coin de l’œil sur la jeune fille, qui était assise si tranquille, la tête silencieusement penchée sur son tricot.

Rien de toute cette manœuvre n’avait échappé à la clairvoyante hôtesse, qui, de son côté, était très habile ; et, un instant après, elle découvrit un message important que son mari devait porter immédiatement chez un voisin.

— Puis-je y aller, maman ? demanda promptement Rose, en se levant.

— Non, vraiment, répondit-elle aigrement. Reste où tu es, et achève ton ouvrage.

Le prétendu chef de la famille se leva avec soumission, et, après avoir pris son capot, partit, pour faire sa commission, tandis que le chef réel se retirait dans une chambre adjacente pour vaquer à quelques devoirs domestiques.

Lauzon, en mettant son pesant capot, avait été aidé comme d’ordinaire par sa fille ; et, plongé dans la plus grande admiration, le jeune fermier suivait attentivement chaque mouvement de cette gracieuse figure. Il pensait en lui-même, en voyant avec quel soin, quelle tendresse elle attachait, de ses jolis doigts, un épais foulard autour du cou du vieillard, quel bonheur il éprouverait d’être gardé et soigné par les mêmes mains. Certainement, sur ce point André Lebrun n’avait pas tort et faisait preuve de jugement et de bon goût.

Comme la porte se refermait sur son père, Rose reprit en silence son siège et son tricot. Pendant quelques minutes, Lebrun fuma avec une énergie extraordinaire ; déposant ensuite sa pipe subitement, il s’approcha de sa belle compagne et s’assit près d’elle. Le silence embarrassant qu’il espérait voir rompre par cette dernière continuait toujours ; et, après avoir toussé deux fois d’une manière désespérée, il entama la conversation avec une hardiesse que beaucoup d’hommes plus courageux auraient enviée dans de pareilles circonstances.

— Avez-vous pensé, mademoiselle, demanda-t-il, à ce que je vous ai dit l’autre soir, en revenant de l’épluchette chez Baptiste Préfontaine ?

La méchante petite Rose, sans lever les yeux, répondit avec le plus grand calme du monde :

— Vous m’avez dit beaucoup de choses, M. Lebrun ; je ne sais à laquelle vous faites particulièrement allusion en ce moment.

— Eh bien ! alors je vous le répéterai volontiers, mademoiselle. J’ai dit que j’étais propriétaire d’une jolie maison et d’une bonne ferme, mais qu’il me fallait encore un autre objet plus nécessaire à mon bonheur, et que c’était une… femme, mademoiselle. Vous devez vous rappeler ces paroles ?

— Oui, M. Lebrun, et je me souviens aussi de vous avoir dit qu’il y avait au village beaucoup de jolies et aimables jeunes filles, pouvant faire de bien bonnes femmes.

— C’est fort bien jusque-là, reprit le jeune fermier, un peu décontenancé par les froides manières de la jeune fille, mais encore incapable de supposer qu’elle resterait réellement indifférente aux avances du meilleur parti de Villerai, du cavalier par excellence du village, c’est fort bien jusque-là, mademoiselle Rose, et maintenant je puis aussi bien éclaircir tous les doutes sur ce sujet, en vous disant que vous êtes celle que je désire avoir.

— Je suis vraiment peinée, André Lebrun, répondit Rose, en agitant d’une manière nerveuse ses broches à tricoter, et se sentant un peu irritée contre son prétendant ; je suis très fâchée pour vous ; mais je ne pourrai jamais être votre femme.

— Quoi ! vous me répondez par un non aussi formel et aussi déterminé ? reprit son compagnon en se levant de sa chaise, tant était grand son étonnement. Vous refuserez de devenir madame Lebrun, avec la plus belle ferme et la meilleure maison de la paroisse ?…

Il était pour ajouter, avec le plus joli mari, mais elle l’interrompit brusquement :

— Oui, je dois refuser tous ces avantages, M. Lebrun.

— Est-ce là votre réponse finale, votre dernier mot, Rose Lauzon ?

— Oui, mon dernier, répondit-elle à voix basse et avec fermeté.

— Alors, auriez-vous la bonté de me dire, mademoiselle, s’écria-t-il, son chagrin se changeant en indignation, qui vous voulez avoir pour mari, si André Lebrun, l’homme le plus riche de Villerai, un marguillier, et, de plus, un magistrat, n’est pas assez pour vous ? Peut-être, pourtant, ajouta-t-il avec un sarcasme qui, suivant lui, devait entièrement anéantir sa froide compagne, mademoiselle Rose préfère-t-elle quelqu’un des beaux messieurs qui sont en ce moment en visite au manoir ? Je ne dois pas oublier qu’elle sait écrire, dessiner, et qu’elle est enfin une grande dame par son apparence et ses manières, bien supérieure à un simple habitant comme moi.

Ni ces paroles irritantes, ni le ton moqueur avec lequel il les avait prononcées, ne produisirent le moindre effet sur Rose.

D’une voix douce et calme elle reprit :

— Pourquoi vous fâchez-vous contre moi, André Lebrun ? Si je vous refuse, ce n’est pas que j’aie aucun sentiment de dédain pour vous ou pour les avantages que vous m’offrez, mais simplement parce que je ne désire pas me marier.

— Mais, qui aurait jamais songé à cela ? s’écria le jeune homme, considérablement ramené par cette douceur. Le village tout entier parle de la misérable vie que vous menez ici ; et moi, comme de raison, j’ai pensé tout naturellement que vous seriez heureuse de saisir une aussi bonne occasion de laisser cette maison.

— Oui, André, mais il me faudrait quitter mon vieux père, et mon amour pour lui contrebalance, vous le savez, toute la misère qu’il me faut endurer ici.

— Mademoiselle Rose, vous êtes un ange, s’écria avec force le jeune homme, dont les yeux se remplissaient de larmes malgré lui. Oui, et je suis déterminé à ne pas renoncer à vous aussi aisément. J’attendrai, et j’attendrai encore, et alors, quand la belle-mère vous aura rendu cette maison insupportable, vous saurez où aller pour en trouver une autre, et une meilleure.

Malgré l’obligeance et la bienveillance de cette dernière proposition du jeune homme, qui en l’exprimant ne faisait que manifester au dehors l’affection dont son cœur était rempli, Rose ne se sentit point reconnaissante. Toutefois, comme son admirateur persévérant prenait ici son chapeau pour partir, elle ne fit aucune réponse, mais accueillit avec sa douceur ordinaire son souhait de bonsoir un peu entaché de chagrin.

À peine avait-il quitté la maison que madame Lauzon, les traits bouleversés par la colère, arriva au milieu de la chambre.

— Qu’est-ce que je viens d’entendre là ? s’écria-t-elle en frappant avec colère le plancher du pied. Toi, pauvre misérable petite Rose Lauzon ; toi, tu as osé refuser un bon parti comme André Lebrun ! Es-tu folle ; ou le peu d’esprit que tu avais auparavant a-t-il été gâté par ces livres détestables que tu es toujours à lire quand tu peux en attraper la chance ? Me penses-tu assez bonne pour toujours te garder dans cette maison, surtout quand tu as une occasion favorable d’en sortir ? Réponds-moi, malheureuse.

Pauvre enfant ! Aucune réponse de sa part n’aurait pu conjurer cette tempête de colère et de haine qui venait d’éclater si soudainement sur sa tête dévouée ; elle demeura assise, silencieuse, effrayée et tremblante, les lèvres convulsivement jointes ensemble pour retenir les sanglots qui se pressaient dans son sein.

— Oui, continua cette femme tyran, sans s’apercevoir dans sa colère qu’elle trahissait son indigne rôle d’écouteuse : quelle farce, toi, petite figure de catin, créature inutile, toi, aller dire à André Lebrun que tu ne pourras jamais être sa femme, que tu ne peux laisser ton vieux père ! Comment oses-tu ?…

— Qu’est-ce que tout ceci, ma femme ? demanda Lauzon, qui venait justement d’entrer à temps pour entendre la dernière phrase.

Ce fut le signal d’une nouvelle explosion de colère, et Joseph, afin de protéger sa fille contre la violence, dit en toute hâte :

— Va vite, Rose, fermer la porte de l’étable que j’ai follement laissée ouverte ; les animaux peuvent sortir.

La jeune fille saisit avec reconnaissance ce prétexte de s’échapper, et, un instant après, elle était appuyée sur la porte de l’étable, qui n’était restée ouverte que dans l’imagination de son pauvre père. Elle ne s’apercevait pas, dans l’état fiévreux et excité de son esprit, qu’elle était exposée, presque sans vêtements, à l’haleine glacée d’un vent d’hiver froid et perçant. Cependant pas la moindre trace de passion ou de colère ne passa sur sa belle et jeune physionomie, pendant qu’elle se tenait là, le cœur agité, les mains étroitement jointes ensemble, et la poitrine fréquemment soulevée par son émotion concentrée ; mais il y avait sur sa figure une expression d’angoisse et de désespoir infiniment plus triste. Enfin ses lèvres pâles s’entr’ouvrirent, et, l’âme accablée et brisée, elle se dit involontairement :

— Oh ! est-ce que tout ne serait pas préférable à la vie que je mène ici ? Pourquoi, pourquoi ne deviendrais-je pas la femme d’André Lebrun ?

Et comme elle parlait encore, son regard tomba sur la gracieuse silhouette d’un cavalier qui passa à peu de distance du lieu où elle se trouvait.

Ce cavalier était Gustave de Montarville.

Reconnaissant Rose d’un premier coup d’œil, il ôta son chapeau et la salua avec une exquise politesse. La jeune fille le regarda longtemps aller jusqu’à ce qu’il fût hors de vue. Alors, en revenant lentement à la maison, elle secoua légèrement sa jolie tête, et murmura :

— Oh ! non, jamais, advienne qui pourra, jamais je ne pourrais, ni je ne voudrais épouser André Lebrun !