Le manoir de Villerai/012

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XII


L’hiver parut long et triste à Gustave de Montarville ; ce n’était pas, cependant, que la bonne ville de Montréal, dans laquelle son régiment était stationné, fût morne ou inhospitalière. Il est vrai qu’à cette époque de nos annales, rien ne pouvait surpasser le complet isolement dans lequel l’hiver, avec ses rivières et ses lacs gelés, ses neiges profondes et ses immenses solitudes, jetait la colonie dès le commencement du mois de décembre. Il n’y avait alors aucune possibilité d’aller en Europe ; il n’existait alors aucune des nombreuses facilités que nous avons aujourd’hui pour voyager, et, hormis les chasseurs sauvages et ces hommes également hardis et aventureux, les voyageurs canadiens, personne n’entrait dans la colonie ni n’en sortait pendant les six mois que le froid régnait d’un empire absolu. Mais cet isolement même paraissait réveiller davantage les sentiments sociaux d’une population gaie, aimant les plaisirs ; aussi les bals, les soirées, les promenades en traîneau, les courses en raquettes se succédaient sans interruption, pour faire oublier, si c’était possible, la monotonie de la saison.

L’hiver dont nous parlons, à cause de l’état précaire de la colonie, menacée au dehors par un ennemi puissant et au dedans par la famine, fut bien moins gai que les précédents, lorsque le Canada était dans une situation plus prospère et plus paisible ; cependant, plusieurs citoyens riches, par goût ou par vanité, conservèrent l’ancien esprit de plaisir et l’habitude de la dissipation.

Les beaux officiers du régiment de Roussillon, auquel appartenait de Montarville étaient les habitués favoris des salons ; lui-même passait pour l’un des plus aimables cavaliers. Invité partout, pressé par la raillerie et les sollicitations de ses amis, d’accepter les invitations qu’on lui prodiguait de toutes parts ; il aurait pu faire trembler pour sa fidélité un cœur plus fier encore que celui de Blanche de Villerai. C’eût été sans raison ; car ni les brillantes et spirituelles filles des riches citoyens qui faisaient si bien l’hospitalité de leurs demeures ; ni les élégantes demoiselles de la vieille noblesse, dont les noms portés par les branches aînées brillaient alors dans les cours, dans les cabinets, sur les champs de bataille de l’Europe, n’eurent le pouvoir de faire oublier au cœur de Gustave le petit village de Villerai et ceux qu’il contenait.

Un soir, il y avait un grand bal au vieux château, résidence temporaire du marquis de Vaudreuil, devenue depuis l’école normale Jacques Cartier. Cette simple bâtisse, d’un extérieur fort humble, est cependant riche en souvenirs précieux pour celui qui étudie l’histoire du Canada ; et quoiqu’elle n’ait ni tours, ni bastions, ni fortifications, pas même une meurtrière pour pointer un canon, on jouit cependant de ses fenêtres, sur le côté est, d’une vue aussi magnifique que le talent d’un peintre en pourrait imaginer. L’île Ste-Hélène avec ses sombres ombrages, semble reposer pendant l’été sur les vagues à la couleur de saphir du St-Laurent, tandis qu’au loin, à l’est, apparaissent des plaines de verdure et de hautes montagnes qui se détachent sur un ciel limpide[1].

Ce château fut construit par Claude de Ramezay, gouverneur de Montréal, vers le commencement du dix-huitième siècle, et il réunit dans ses murs, à différentes périodes de sa longue durée, les plus illustres personnages et les officiers les plus distingués de la colonie. Les expéditions du Nord-Ouest, les conseils de guerre, les conférences avec les sauvages et les foires annuelles, attiraient à Montréal, non seulement le gouverneur-général, l’intendant, et leurs suites, mais une foule des personnages les plus remarquables du pays. Vendu en 1745, par les héritiers de Ramezay, à la compagnie des Indes, on s’en servit pendant quelque temps comme d’un magasin pour toutes espèces de marchandises, tandis que dans ses voûtes et dans ses caves on entassait les riches fourrures que les chasseurs indiens apportaient de leurs lointaines expéditions et vendaient à des prix très minimes, bien au-dessous de leur valeur. Acheté en 1750 par M. Grant, le château passa ensuite entre les mains du gouvernement et devint la résidence officielle du gouverneur de Montréal.

C’était donc dans cette maison, bien connue de la plupart de nos lecteurs, que M. de Vaudreuil tenait le grand lever auquel toutes les personnes de rang et toutes les beautés de la ville et des environs devaient assister. Ce qui rendait cet événement doublement intéressant pour le jeune de Montarville, c’est que Blanche de Villerai, qui venait d’arriver à la ville avec madame Dumont, devait être présentée, et faire son début dans le monde, dont elle pouvait si bien être un des plus beaux ornements.

Cette soirée importante arriva enfin. La résidence vice-royale était éblouissante de lumières, et quoique les carreaux fussent abondamment chargés de frimas brillants, les pesants rideaux cramoisis qui tombaient jusqu’à terre, donnaient à l’intérieur une apparence de chaleur agréable qui faisait un contraste frappant avec la rigueur de la température au dehors.

La scène était vraiment animée et brillante. Ici, de gais cavaliers murmuraient de douces flatteries aux oreilles de belles demoiselles qui écoutaient et souriaient ; là, de graves hommes d’État et des militaires distingués discutaient des sujets du plus grand intérêt, puisqu’ils touchaient la plupart à l’existence de la colonie elle-même.

Les officiers français, avec leurs brillants uniformes, paraissaient être les favoris des plus jeunes dames de la réunion ; mais tandis que la plupart d’entre eux se tenaient auprès de leurs belles compagnes et s’efforçaient de se rendre le plus agréables possible, trois ou quatre jeunes élégants, excessivement difficiles, se tenaient en groupe auprès d’une des portes, critiquant et commentant tout de la manière la moins flatteuse. Plusieurs des charmantes figures qu’ils voyaient autour d’eux auraient pu lutter avantageusement avec les beautés les plus renommées de la cour ; cependant ces jeunes gentilhommes ne trouvaient rien à admirer, et les mots : pas de goût, pas de manières, étaient continuellement dans leur bouche. Puis ils établissaient des comparaisons désavantageuses entre les belles canadiennes et quelque comtesse À **, ou duchesse de B **, que ces jeunes aristocrates avaient vues et admirées en France.

L’un d’entre eux surpassait tous les autres en insolence et en suprême vanité ; c’était Gaston de Noraye ; et comme il examinait tranquillement, le lorgnon à l’œil, les personnes qui étaient dans la salle, il fit connaître son intention arrêtée de ne pas danser ce soir-là, parce qu’en vérité il ne voyait pas de partenaire convenable. Il avait à peine prononcé ces mots, que Blanche de Villerai, mise avec une élégante simplicité, mais paraissant aussi noble et aussi gracieuse qu’une jeune reine, fit son entrée dans la salle.

— Ah ! voilà réellement de la beauté et du goût ! Qui est-elle donc ? s’écrièrent vivement les membres du groupe ; mais de Noraye, sans prendre le temps de leur répondre, les quitta immédiatement, et un instant après il était auprès de Blanche, demandant instamment sa main pour la prochaine danse. Elle répondit avec une grande dignité, qui ne déconcerta nullement Gaston, qu’elle était déjà engagée.

— Mademoiselle alors me favorisera-t-elle d’une promesse pour la seconde danse ?

Elle répondit affirmativement, et à peine l’eut-il quittée, que de Montarville vint la trouver, et bientôt Blanche et lui étaient à danser ensemble.

Les louanges que lui adressa le groupe que de Noraye vint immédiatement rejoindre furent unanimes ; et même cette froideur de manières et de regards, cet air de fière noblesse qui, suivant quelques-uns, rendaient mademoiselle de Villerai d’un accès difficile, formaient à leurs yeux son plus grand charme, surtout comme il était uni à une extrême jeunesse. Ensuite son titre de riche héritière et les nobles ancêtres de sa famille, ajoutaient encore à ses qualités, et l’on déclara unanimement que de Montarville était singulièrement favorisé par la fortune.

En un instant, mademoiselle de Villerai devint la belle à la mode : et l’ardeur et le dévouement de ses nombreux admirateurs ne furent égalés que par la froide indifférence avec laquelle elle recevait tous leurs hommages.

Vers minuit, Gustave, fatigué ou ennuyé, se tenait dans l’embrasure d’une fenêtre, suivant nonchalamment des yeux Blanche qui exécutait les figures d’une danse, quand le colonel de Bougainville passa près de lui. Il s’arrêta un instant auprès du jeune lieutenant, et remarquant la direction de ses regards, il lui dit en souriant :

— Vous surveillez votre conquête, M. de Montarville ? Vous faites bien, car c’en est une très belle, que plus d’un jeune galant vous enlèverait volontiers, je crois, s’il le pouvait.

Gustave tressaillit et rougit. Ce cœur bizarre ne pensait pas alors à Blanche de Villerai, ni au brillant spectacle qu’il avait devant lui, mais à une jeune paysanne dans son humble demeure, et qu’il est inutile de nommer…

Le brave colonel sourit de la confusion du jeune homme, qu’il interpréta mal ; et saluant poliment, il continua sa promenade.

Après cette soirée, il en vint d’autres ; et partout où mademoiselle de Villerai se montra, elle fut courtisée et admirée. Mais, ni les hommages qu’elle reçut, ordinairement si agréable à ceux qui possèdent la jeunesse et la beauté, ni la gaieté ou la nouveauté de ces scènes, ne purent remplir ni satisfaire ce cœur plein d’innocence, de fierté et de noblesse. C’était toujours avec un sentiment d’ennui qu’elle se préparait à ces scènes de plaisir que les personnes de son âge recherchent ordinairement avec tant d’ardeur, et après les premières semaines, ce ne fut que pour complaire aux désirs de madame Dumont qu’elle continua d’y prendre part. Elle ressentit donc une véritable satisfaction quand l’approche de cette époque de pénitence, le carême, lui fit entrevoir la fin de la brillante dissipation de l’hiver et un prompt retour à sa chère campagne.

Elle était assise, une après-midi, seule dans le salon de la jolie maison qu’ils habitaient à l’extrémité est de la rue Notre-Dame, alors le quartier le plus fashionable de Montréal, et regardait mélancoliquement par la fenêtre les branches nues des beaux arbres qui entouraient l’ancien collège des jésuites, lequel depuis longtemps a fait place au palais de justice. Elle soupirait ardemment après le jour où elle reverrait les silencieuses forêts et la profonde solitude de son cher village de Villerai. Elle fut très désagréablement interrompue dans sa rêverie par le nom d’un visiteur qu’on annonçait, le vicomte de Noraye.

Il se présentait certainement dans un moment défavorable ; mais ne s’imaginant pas qu’un cavalier aussi aimable pût jamais ne pas être le bienvenu auprès d’une jeune fille, il entra dans l’appartement, avec un sourire plein de la plus désagréable suffisance.

Après quelques instants de conversation banale, il demanda avec plus d’intérêt que sa fatuité ordinaire lui permettait souvent d’assumer :

— Est-ce bien vrai que mademoiselle de Villerai pense retourner à la campagne la semaine prochaine ?

— Oui, sans aucun doute.

— Mais, pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ? demanda-t-il vivement. Pourquoi mademoiselle de Villerai priverait-elle si vite ses nombreux amis du plaisir de sa présence ?

Blanche était si accoutumée à de pareils discours, que cette platitude ne fit que la fatiguer et elle ne daigna même pas y répondre. Mais son regard devint plus sérieux, quand le vicomte, après une préface ébouriffée et un peu extraordinaire, exprimant l’amour et l’admiration qu’il lui portait, finit par lui demander de partager son titre et sa fortune dans la belle France.

Le front de la jeune fille se couvrit d’une vive rougeur, et, d’une voix agitée par la surprise et le mécontentement :

— M. le vicomte ne sait donc pas, dit-elle, que je suis engagée à M. de Montarville ?

— Sans doute, reprit-il froidement ; mais j’osais croire que cette circonstance n’influencerait en rien la réponse favorable que j’espérais recevoir à ma demande.

Pendant un instant, l’indignation que Blanche ressentait la rendit silencieuse, et ensuite elle répondit avec un sourire de mépris :

— La simple mention de mon engagement est une réponse suffisante à votre offre, vicomte de Noraye.

— Mais, mademoiselle, si je ne me trompe, cet engagement est entièrement le fait de vos parents.

— Néanmoins, vicomte, jusqu’aujourd’hui, nous l’avons regardé comme sacré.

— Et vous refusez donc absolument de devenir comtesse de Noraye ? demanda le jeune homme, dont la physionomie balançait entre l’incrédulité et l’irritation. Vous voudriez sacrifier la brillante position que je vous offre, un titre honorable qui vous attirera l’estime même de la plus noblesse de France, et des richesses suffisantes pour satisfaire les désirs de l’héritière d’un millionnaire ? Si vous pensez que j’exagère, parlez-en au marquis de Vaudreuil ; il connaît bien tous les de Noraye, et il vous dira si l’héritier de leur maison est un parti à refuser pour la main d’un obscur lieutenant canadien. Prenez garde, mademoiselle, que toute belle et toute courtisée que vous êtes maintenant, vous n’éprouviez plus tard du regret d’avoir persisté dans votre refus.

L’amour-propre et le sang-froid sublime du vicomte amusèrent Blanche autant qu’ils lui causèrent de colère ; mais elle ne put s’empêcher de lui répondre :

— Pour être franche, je vous dirai que même si je n’étais pas la fiancée de M. de Montarville, je déclinerais cependant l’honneur de devenir la comtesse de Noraye.

— Tant pis pour vous, mademoiselle, répondit-il parfaitement à l’aise. Je vous ai offert une destinée que cette terre barbare, couverte de neige et de sauvages, ne pourra jamais vous procurer. Vous l’avez refusée. Je n’ai plus qu’à vous dire adieu et à vous souhaiter tout le bonheur qu’une humble union avec le lieutenant Gustave de Montarville peut vous apporter.

Le vicomte salua nonchalamment, mais avec grâce, et sortit ; et Blanche, sachant à peine si elle devait se sentir vexée ou amusée de cette aventure, reprit sa place à la fenêtre et continua de regarder les vieux arbres courbés et agités par le vent tiède de mars.

  1. M. l’abbé Verreau