Le manoir de Villerai/023

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XXIII


Blanche et sa compagne trouvaient ample matière à leurs pensées et à leur conversation dans les revers qu’éprouvaient les armées françaises ; et, tout en suivant avec anxiété le cours des événements, elles tremblaient toutes deux secrètement pour la vie du vaillant de Montarville, dont les lettres disaient combien son cœur de patriote regrettait amèrement le triste sort de sa malheureuse patrie. Son nom, pourtant, était rarement prononcé par les deux jeunes filles, et quoique le teint ordinairement pâle de Rose se colorât visiblement, chaque fois qu’on apportait à mademoiselle de Villerai une lettre adressée de cette écriture si bien connue, cette dernière, fidèle à sa promesse, ne faisait aucune remarque, mais gardait le silence.

Blanche, devinant ou prenant en pitié cette profonde anxiété qui n’osait jamais s’exprimer ; ou bien écoutant peut-être les dictées d’une simple politesse, lisait ordinairement à haute voix les quelques détails que Gustave donnait sur la guerre, et puis fermait la lettre, en disant : Il est bien.

Quel soulagement ces paroles procuraient à Rose, toujours tourmentée par des craintes incessantes sur la vie de celui dont la sûreté, elle le sentait trop bien maintenant, lui était infiniment plus chère que la sienne propre. Combien aussi elle avait de reconnaissance pour Blanche, qui mettait si généreusement de côté tous petits sentiments de jalousie, pour lui donner des nouvelles après lesquelles elle soupirait tant.

Vers cette époque, l’espoir et le courage des colons furent considérablement relevés par les brillants succès qu’obtint le brave chevalier de Lévis à la seconde bataille des Plaines d’Abraham (28 d’août 1760), qui eut pour résultat de forcer les Anglais à s’enfermer dans Québec. Les Français firent le siège de la ville, tout en attendant les secours qu’ils avaient si instamment demandés à la mère patrie.

Ces secours ne vinrent pas ; au contraire, le printemps suivant, une flotte anglaise remonta le St-Laurent, et de Lévis n’eut d’autre alternative que de lever le siège et de retraiter sur Montréal, ce qu’il fit sans être inquiété.

Depuis cet instant, la cause française fut perdue pour toujours en Canada.

Trois puissantes armées se dirigeaient maintenant sur Montréal ; l’une de Québec, sous le général Murray ; une autre du lac Champlain, commandée par le général Haviland, et une troisième, la plus considérable de toutes, d’Oswégo, sous le général Amherst. Quoique la descente par les rapides fût remplie de dangers, ce dernier choisit cette route, de manière à ne laisser aucun moyen de s’échapper aux Français, qui avaient parlé de retraiter, si cela devenait nécessaire, au Détroit, et de là, à la Louisiane. Dans les rapides des Cèdres, il perdit 64 barges et 88 hommes, mais il gagna enfin le village de Lachine, neuf milles au-dessus de Montréal. Il débarqua, et marcha sans délai sur la ville, autour de laquelle les deux autres armées étaient déjà campées, attendant son arrivée. Montréal se trouvait ainsi entourée de 17,000 hommes bien armés et possédant une puissante artillerie.

Montréal, bâti sur la côte sud de l’Île du même nom, entre le Mont-Royal et le majestueux St-Laurent, était alors entouré d’un simple mur en pierre de deux ou trois pieds d’épaisseur, élevé dans le but de protéger la ville contre les attaques des sauvages, et pouvant à peine résister aux flèches et aux balles. Cette muraille, entourée d’un fossé, était défendue par six pièces de canon. Une batterie composée d’une autre demi-douzaine de pièces, rendues presque inutiles par la rouille qui les couvrait, couronnait une petite éminence située dans l’intérieur de la ville[1]. Telles étaient les fortifications qui protégeaient les débris de l’armée française, réduite à 3,000 hommes, en comprenant les habitants qui étaient encore sous les armes, outre 500 soldats défendant l’île Ste-Hélène. La ville elle-même ne contenait de provisions que pour une quinzaine, et des munitions que pour un engagement :

Pendant la nuit, le gouverneur de Vaudreuil réunit un conseil de guerre, et il fut unanimement décidé qu’une capitulation qui protégerait les intérêts de la population et l’honneur des troupes, était préférable à une résistance inutile et infructueuse. Dans la matinée, le colonel de Bougainville fut envoyé pour proposer aux assiégeants un mois d’armistice, mais cette demande fut immédiatement rejetée.

Il retourna alors offrir la capitulation dont nous venons de parler, et le général Amherst accorda presque tout ce qui avait été demandé, excepté la perpétuelle neutralité des Canadiens, et les honneurs de la guerre aux troupes. Ce dernier refus blessa profondément le brave et sensible chevalier de Lévis, et il demanda en grâce qu’on lui permît de se retirer sur l’île Ste-Hélène et d’y combattre jusqu’à la dernière extrémité ; mais le gouverneur lui ordonna de mettre bas les armes.

La capitulation fut signée le 8 de septembre, et par cet acte important, le Canada passa définitivement sous la puissance de l’Angleterre. Les couvents et les communautés religieuses, à quelques exceptions près, y furent maintenus dans leurs droits, privilèges et possessions ; les seigneurs eurent la permission de conserver leurs droits féodaux, et le libre exercice de la religion catholique fut garanti au peuple canadien.

C’était le soir. Blanche était assise seule dans le salon, trouvant l’obscurité croissante du crépuscule plus conforme à son humeur et à ses pensées que l’éclat d’une lampe. Subitement des coups répétés se firent entendre au marteau de la porte.

Un instant après une servante vint annoncer le capitaine de Montarville. Le cœur de Blanche battit violemment ; mais, maîtrisant tout signe extérieur d’émotion, elle reprit avec calme :

— Faites-le entrer.

— Vais-je apporter de la lumière, mademoiselle ?

— Non, pas encore. Il ne fait pas assez noir. Heureuse que cette entrevue qu’elle attendait depuis longtemps, eût lieu sous le demi-jour favorable du crépuscule, elle se rejeta dans son fauteuil, s’efforçant de se préparer le mieux possible à cette rencontre.

On monta les escaliers d’un pas rapide, la porte s’ouvrit brusquement, et avant qu’elle eût le temps de se lever pour le recevoir, elle se trouva dans les bras de de Montarville. Jamais il n’avait osé prendre une telle liberté ; jamais il n’avait manifesté une telle ardeur et une telle affection ; mais Blanche trouva dans sa propre nature l’explication de cette conduite, et supposa justement que l’ardeur qu’il montrait lui était plutôt inspirée par la sympathie et la compassion pour sa dernière maladie et ses souffrances, que par l’amour.

Elle se dégagea doucement, et prononça quelques bonnes paroles de bienvenue.

— Oui, Blanche, s’écria-t-il avec une profonde émotion, vous m’avez dit une fois, en plaisantant, que je ne pourrais vous réclamer comme mon épouse que quand la guerre serait finie. Eh bien ! cette époque est arrivée ; non pas, hélas ! dans les circonstances que nous aimions alors à anticiper tous deux. Si vous le permettez, je requiers l’accomplissement immédiat de votre promesse.

— La guerre finie ! reprit-elle vivement, sans faire attention à ses dernières paroles. Voulez-vous dire qu’il ne reste plus d’espoir, qu’il n’y a plus de chance à attendre ?

— Aucune, aucune, fit-il tristement. Montréal a capitulé, et à ce moment même l’étendard de l’Angleterre flotte sur nos têtes.

— Hélas ! murmura-t-elle, en se couvrant la figure de ses mains. Est-ce là le résultat de tous les pleurs qui ont été versés, de tout le sang qui a été répandu ? La lutte ne pouvait-elle pas être continuée, prolongée ?

— Oui, à la rigueur, elle aurait pu l’être ; mais, comme de raison, l’issue en aurait toujours été la même. On dit que le marquis de Vaudreuil a cédé si vite afin d’obtenir des termes de capitulation plus favorables. Le seul soulagement à notre tristesse et à notre profonde humiliation, c’est que les conditions de la capitulation sont excessivement honorables ; elles respectent non seulement les droits particuliers et les propriétés de nos compatriotes, mais aussi leur antique foi. À la vérité, moi et un grand nombre d’autres, partageant le sentiment du vaillant général de Lévis, nous eussions préféré résister jusqu’à la dernière extrémité ; mais nos chefs en ont décidé autrement. Déjà, le gouverneur de Vaudreuil, le général de Lévis, les officiers civils et militaires du service, ainsi que les troupes françaises et tous ceux qui ne veulent pas vivre sous le joug d’un pouvoir étranger, se préparent à partir pour la France. C’est là que je vais ; et c’est là que vous ne refuserez pas de m’accompagner, car je sais que votre cœur patriotique bat aussi fièrement que le mien contre toute domination étrangère. Écoutez-moi donc, je vous en prie, Blanche, et accordez-moi, sans délai, le titre de mari, pour vous aimer et vous protéger ! Vous ne parlez pas ; votre main reste froide et insensible dans la mienne. Faites-moi sentir une pression de ces doigts ; elle m’inspirera de l’espérance, et vaudra un consentement.

— Vous aurez ma réponse, Gustave, avant que vous ne me quittiez ce soir. Une demi-heure n’est pas trop pour les timides scrupules et l’hésitation d’une jeune fille.

— Certainement, ma bien-aimée, et vous êtes bien bonne d’écouter aussi volontiers ma demande impérieuse. Mais parlez-moi maintenant de vous-même. Vous avez été bien malade : et cette maladie a été causée par votre noble charité et votre généreux dévouement à la pauvreté et à la souffrance.

— Oui ; mais j’ai eu une excellente garde-malade, et si je suis revenue si vite à la santé, je le dois en grande partie à ses bons soins.

— Oh ! oui, mademoiselle de St-Omer est une excellente femme, et il faudra que je la voie et la remercie moi-même, ce soir, avant de partir.

— Mademoiselle de St-Omer a aussi été bien bonne pour moi, mais la garde-malade à qui je dois le plus, c’est certainement Rose Lauzon. Un jour ou deux après que je tombai malade, elle vint chez moi sans avoir été demandée ni sollicitée. Mais, comme votre main tremble, de Montarville, et comme elle est tout à coup devenue brûlante. Êtes-vous malade ?

— Non, du tout. Continuez, s’il vous plaît, reprit-il avec embarras.

— Bien ; elle est toujours restée avec moi depuis, me prodiguant nuit et jour les soins les plus dévoués, tellement que j’ai appris à l’aimer comme une sœur, si bien que je pense ne pouvoir jamais consentir à m’en séparer maintenant. Il faut que je vous fasse promettre de m’accorder une faveur, Gustave. Vous savez que je ne vous en demande pas souvent.

— Pourrais-je vous refuser quelque chose ? répondit-il tendrement.

— Eh bien ! c’est que, si je vous promets de ratifier immédiatement l’engagement solennel de notre enfance ; si je consens à vous accompagner en France comme votre femme, en retour vous permettrez que Rose Lauzon nous suive, et que notre demeure, dans l’avenir, soit aussi la sienne ?

— Jamais, Blanche ! répondit-il d’une voix étouffée, en se levant. Jamais ! Faites tous les arrangements que pourra vous suggérer votre amitié envers elle ; donnez-lui, si vous voulez, votre seigneurie de Villerai et tout ce que vous possédez ; mais elle doit chercher une autre maison que la nôtre.

— Pourtant, c’est précisément un chez soi qu’il lui faut, Gustave. Elle se trouve si isolée, sans aucun protecteur ; et avec cela si jeune et si belle ! Allons, vous allez consentir, il faut que vous consentiez ; surtout comme j’en fais la condition de mon acquiescement à votre prière.

— Blanche, vous êtes trop bonne, trop raisonnable pour faire cela, dit-il d’une voix presque dure à cause de l’émotion comprimée qui le dominait. Je ne puis vous donner mes raisons ; je ne puis encore permettre à votre égard de pénétrer dans les secrètes profondeurs de mon cœur ; mais je sais que vous n’insisterez pas davantage, quand je vous dirai que cela ne peut ni ne doit se faire.

— Bien, je vois qu’il faut que je commence à remplir mon devoir d’épouse, celui de céder, même avant le mariage, reprit-elle en souriant faiblement. Mais je vais faire venir des lumières : Fanchette nous a oubliés, je crois.

Elle sortit du salon avec cette démarche gracieuse d’autrefois ; son pas cependant, sans doute à cause de sa récente maladie, était moins dégagé qu’auparavant.

Comme la porte se refermait sur elle, de Montarville soupira profondément, et se dit à lui-même :

— Assurément elle possède tout ce qu’un homme peut désirer ; et pourtant ce cœur ingrat n’est pas satisfait.

Bientôt après la servante entra, portant deux candélabres d’argent dont chaque branche était garnie de bougies de cire et qu’elle plaça sur la table, tout près de la chaise sur laquelle Gustave s’était assis. Puis un instant après, la jeune maîtresse de la maison revint ; et, s’approchant de l’endroit où était son fiancé, elle se tint devant lui, justement en face de la lumière.

— Je vais remplir ce soir, Gustave, dit-elle d’une voix ferme, presque solennelle, la promesse que je vous ai faite de vous donner une réponse finale et définitive à cette question qui intéresse à un si haut degré notre bonheur futur. Mais, d’abord, regardez-moi bien attentivement ; voyez les ravages qu’une maladie terrible a faits sur mon teint et dans mes traits, les cicatrices profondes qu’elle a laissées dans cette figure, belle autrefois, et dites-moi sur votre honneur, désirez-vous encore que je sois votre femme ?

— Blanche, chère Blanche, reprit-il vivement avec tendresse et en l’attirant vers lui, pensez-vous que cela puisse changer mes dispositions ? Oh ! ne me jugez pas si défavorablement, si injustement ; mais croyez-en ma solennelle assurance : vous m’êtes plus chère aujourd’hui qu’il y a un an, alors que vous étiez dans tout l’éclat de la beauté et de la santé.

— Je vous crois, Gustave, répondit-elle en posant ses mains jointes sur son épaule avec une affectueuse liberté qu’elle n’avait jamais encore osé prendre depuis le temps qu’ils étaient engagés ; je vous crois, et ses yeux rencontrèrent les siens avec un regard ferme et profond dont il ne put toutefois comprendre l’expression. Oui, et de plus je vous estime à cause de votre loyauté, quoique certainement je ne me sois jamais attendue à autre chose de vous ; mais maintenant écoutez ma réponse. Nous serons l’un pour l’autre amis et confidents, frère et sœur, tout ce que vous voudrez, mais jamais mari et femme. Gustave, j’ai lu plus profondément que vous ne pensez dans votre cœur généreux ; j’ai compris ses luttes, ses souffrances et son noble dévouement. J’ai pénétré aussi les secrets d’un autre cœur, le plus noble qui ait jamais battu dans la poitrine d’une femme ; un cœur qui vous aime comme jamais femme n’a aimé ; plus, infiniment plus que je ne vous ai jamais aimé, ou que je ne pourrais jamais apprendre à vous aimer ; et qui, bien qu’inférieure à vous par la position et la richesse, peut seule, j’en suis convaincue, vous rendre heureux. Elle est, Gustave, l’épouse que je veux vous donner. Dois-je le dire ? Je parle de Rose Lauzon !

— Blanche ! ai-je bien entendu ? murmura-t-il, et sa joue devint tour à tour rouge et pâle à l’extrême, par les efforts qu’il faisait pour empêcher toute marque extérieure de la profonde émotion qui avait envahi son âme. Je ne sais que répondre… cette nouvelle si soudaine et si inattendue…

— Pour moi, elle n’est ni soudaine ni inattendue, reprit-elle doucement. Depuis ma dernière maladie, je me suis tranquillement résolue et préparée à faire la présente démarche, et chaque instant qui s’est écoulé depuis n’a fait que me confirmer dans la sagesse de ma décision. Aucune prière, aucune représentation de votre part ne me la fera modifier ; ainsi regardons-la comme une affaire faite et qu’il n’est plus en notre pouvoir de changer. Dites-moi maintenant, Gustave, comme vous le diriez à une sœur, car je veux désormais porter auprès de vous un titre aussi cher ; dites-moi, n’aimez-vous pas Rose Lauzon ?

De Montarville rougit aussi profondément qu’une jeune fille, et répondit à voix basse :

— Oui.

— Et de quelle époque date votre affection pour elle ?

— Presque depuis le jour où je l’ai d’abord rencontrée, répondit-il immédiatement. Oui, Blanche, je vais vous découvrir tous les secrets de mon cœur ; je vous dirai tout ; et quoique je sois convaincu que vous allez condamner, blâmer et même mépriser ma faiblesse, je sais au moins que vous me la pardonnerez.

Et là, debout en face de son ancienne fiancée, il lui dit tout, ne cachant rien, pas même ses demandes réitérées à Rose de devenir sa femme, ni la noble fermeté avec laquelle celle-ci, à cause de Blanche, avait toujours résisté à ses prières.

— Noble Rose ! murmura mademoiselle de Villerai, avec un doux sourire sur les lèvres, combien elle a été mal jugée, et pourtant je n’ai jamais pu me résoudre à la croire aussi coupable qu’elle le paraissait. Oh ! Gustave, en gagnant ce noble cœur, vous avez acquis un trésor précieux ; et vous n’êtes pas indigne d’elle ; vous n’avez aucun reproche à vous faire ; et même si vous en aviez, la générosité et le dévouement que vous venez de déployer dans l’entrevue actuelle, seraient plus que suffisants pour les faire oublier. Vous ne refuserez plus maintenant, dit-elle en souriant, d’amener Rose Lauzon avec vous en France, afin que votre futur domicile soit aussi le sien.

Le front de de Montarville se couvrit de nouveau d’une vive rougeur, causée par tant d’émotions à la fois ; mais tout à coup son regard et sa voix devinrent plus sérieux, et il dit à Blanche :

— Et vous, Blanche, que ferez-vous ? Ne viendrez-vous pas avec nous, pour être notre amie et notre sœur chérie ?

— Non, non, fit-elle en agitant légèrement la tête ; je pourrais sans doute le faire en qualité de sœur, comme vous le dites, et avec moins de danger que si c’eût été la jolie Rose ; mais je resterai en Canada, ma patrie, le lieu de ma naissance, quoique sous un joug étranger ; je ne suis qu’une femme et je pourrai aisément me soumettre à ce joug.

— Mais, Blanche, vous vous marierez, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec empressement et intérêt. Ah ! vous seriez plus heureuse ; et combien n’y a-t-il pas de cœurs dévoués qui vous honoreraient et vous aimeraient, si vous vouliez seulement le permettre ? Les changements dans votre beauté, dont vous avez parlé ce soir, existent plus en imagination qu’en réalité, et…

— La paix, s’il vous plaît, mon frère, dit-elle en l’interrompant doucement. Je sais bien que les domaines et la seigneurie de Villerai ne manqueront jamais d’admirateurs, ni leur maîtresse de prétendants, tant qu’elle les possédera ; par conséquent, quand je désirerai renoncer au célibat, je suppose que je pourrai le faire sans beaucoup de difficulté. Mais j’espère, Gustave, que vous ne partagerez pas, vous aussi, cette erreur vulgaire et banale, qu’une femme non mariée doit nécessairement être malheureuse. Pensez-vous que dans l’exercice de la charité et des bonnes œuvres, dans le commerce de l’amitié et d’une agréable société, dans les ressources de sa propre intelligence et des compagnes qu’elle peut choisir, il lui soit impossible de trouver de quoi passer son temps et remplir son âme ? Certainement, et je vais vous communiquer une de mes fermes résolutions, c’est que, bien que je puisse peut-être me marier dans la suite, si je trouve un homme que j’aime et que je respecte tout à la fois, je ne le ferai certainement jamais pour plaire aux autres et éviter le titre si redouté de vieille fille. Mais je vais maintenant vous envoyer Rose ; car je demande comme récompense d’avoir servi à faciliter l’accomplissement de vos vœux, le privilège de lui annoncer la première le bonheur qui lui est réservé.

Avec la tendresse et la douceur d’une sœur aînée ou d’une mère, Blanche, pénétrée de la noblesse et de la reconnaissance que la jeune fille lui avait si longtemps montrées, lui communiqua ce qui s’était passé dans sa dernière entrevue avec de Montarville ; et comme Rose répandait sur son sein des larmes de bonheur et de gratitude, elle lui murmura à l’oreille avec quel orgueil et quel plaisir elle ferait elle-même tous les préparatifs du mariage, et lui fit comprendre que peu de fiancées pourraient se vanter d’avoir un plus riche trousseau que Rose Lauzon.

Raconterons-nous l’entrevue de Rose et de son amant passionné ? Dirons-nous quels vœux ardents, quelles promesses et quelles énergiques protestations d’amour il fit, et comme elle, de son côté, pleura, sourit, écouta, doutant toujours si elle n’était pas sous l’influence d’un rêve de bonheur, d’où elle sortirait bientôt pour trouver, par le contraste, sa position plus misérable et plus isolée ?

Nous ferons mieux pourtant de résister à la tentation. Le lecteur, s’il est amateur du positif et des choses pratiques, tournera dédaigneusement les pages ; tandis que s’il est sentimental et romanesque, il imaginera probablement une scène infiniment meilleure que celle que nous pourrions nous-même raconter.


  1. La vieille citadelle (place Dalhousie). Il n’en reste aujourd’hui aucune trace.