Le manoir de Villerai/Texte entier

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COLLECTION MAISONNEUVE




Droits réservés. Canada 1924, Copyright U. S. A. 1924
par Librairie Beauchemin, Limitée, Montréal.
N° 508 B


LE MANOIR DE VILLERAI














LE
MANOIR DE VILLERAI
ROMAN CANADIEN


PAR


Mme  LEPROHON


(Traduit de l’anglais)



MONTRÉAL
LIBRAIRIE BEAUCHEMIN, LIMITÉE
30, Rue Saint-Gabriel
1925



LE
MANOIR DE VILLERAI

I



I mi lecteur, la scène de cette histoire essentiellement canadienne, se trouve principalement placée sur les bords de cette belle rivière, si remarquable par le calme enchanteur de ses eaux et la fertilité des campagnes qui l’entourent, fertilité qui leur valut autrefois le nom de grenier du Canada, la rivière Richelieu ou Chambly. L’abondance et la richesse des moissons qui autrefois justifiaient ce titre, n’existent plus ; mais ses eaux sont encore aussi limpides, la verdure des arbres et des prairies qui bordent ses rives est aussi brillante qu’anciennement. Cependant, l’époque où commence notre récit n’est pas précisément la plus favorable pour montrer dans sa plus grande splendeur la belle nature dont nous venons de parler ; car c’est pendant une sombre après-midi d’hiver, vers la fin du mois de décembre 1756, que nous allons présenter notre héroïne au lecteur.

C’était une des premières tempêtes de neige de la saison, et le changement magique qui s’était opéré pendant les quelques heures que la neige était tombée si mollement, si légèrement et cependant si abondamment, était réellement merveilleux. Un tapis d’une éblouissante blancheur avait recouvert les routes et les forêts, depuis longtemps dépouillées de leurs ornements d’été, tandis que les arbres étaient légèrement courbés sous le poids de doux fardeaux, qui avaient revêtu leurs branches comme d’une draperie gracieuse et fantastique.

Dans les cours, les remises et autres bâtisses s’étaient transformées en tours et en fortifications flanquées de masses de neige. La charrette renversée, la porte cochère, ses montants couverts comme d’un duvet de cygne, même le puits de la ferme avec sa longue et menaçante brimbale, tout prenait une apparence inaccoutumée, quoique agréable et pittoresque. Le manoir de Villerai s’élevait, se dessinant nettement sur ce fond blanc. C’était une simple et vieille demeure, bâtie d’après l’ancien goût en pierre non taillée, et sans la moindre prétention aux beautés de l’architecture, auxquelles on pensait peu dans le temps. Elle avait cependant dans son extérieur grossier un air de solidité et de doux confort qui compensait pleinement tous ses défauts de symétrie et d’élégance. Les étroites croisées, placées dans un mur épais, étaient garnies de lourds volets de fer, et les portes étaient défendues de la même manière : prudente mesure de sûreté à cette époque dangereuse où les sauvages, les anciens propriétaires du sol, pouvaient venir, quand on les attendait le moins, exercer sur une maison isolée de terribles représailles pour tous les torts qu’ils avaient endurés.

Comme la plupart des maisons de campagne de cette époque appartenant à l’aristocratie, la première pièce était une grande salle carrée confortablement meublée de sofas et de fauteuils, et remplaçant ce que l’on appelle de nos jours le salon ou le parloir. Un énorme poêle double s’élevait au milieu de la pièce, et la lueur qui s’échappait d’entre ses plaques mal jointes, répandait sinon autant de lumière et de clarté, au moins infiniment plus de chaleur qu’une grille.

Une vieille dame à la physionomie douce et calme reposait dans un des fauteuils, à la portée de l’énorme chaleur qui s’échappait de la masse de métal rougi (et comme le remarque un de nos amis, à cette époque les poêles étaient vraiment des poêles faits pour durer). Pendant qu’elle se berçait lentement, son tricot, infaillible ressource des vieilles dames, était tombé sur ses genoux ; et d’un regard attentif et pensif elle considérait la figure d’une jeune fille qui se tenait immobile comme une statue dans l’embrasure d’une des profondes fenêtres.

La jeune fille en question était Blanche de Villerai, orpheline, seigneuresse du fief de Villerai, accordé par le gouvernement français à un de ses ancêtres comme récompense de ses faits d’armes. La fortune qui lui avait généreusement accordé la richesse, l’avait aussi favorisée de bien d’autres de ses dons ; car un profil d’une stricte élégance, joint à la plus grande délicatesse de traits, disait assez que mademoiselle de Villerai, outre son titre d’héritière, en possédait un autre non moins envié, celui d’une beauté parfaite. Quelques-uns peut-être auraient trouvé ses traits trop calmes, trop froids malgré leur exquise perfection : d’autres auraient pu dire aussi que son grand œil noir lançait quelquefois des regards trop fiers ; mais les critiques même les plus difficiles n’auraient pu s’empêcher d’avouer qu’elle était extrêmement élégante. Soit que la solitude calme et belle du spectacle qui se déroulait au dehors, et qu’elle contemplait d’un œil avide, influât sur son humeur en ce moment, soit que ses pensées secrètes ne fussent pas aussi gaies qu’ont coutume de l’être celles d’une jeune fille, il y avait sur sa jeune physionomie une ombre de tristesse qui semblait augmenter sa beauté au lieu de la diminuer. Sa rêverie fut enfin interrompue par cette subite exclamation de sa compagnie :

— Blanche, ma chère, que fais-tu donc ? Voilà trois quarts d’heure que tu te tiens silencieuse et immobile à cette croisée, lui dit-elle en jetant les yeux, comme pour corroborer sa remarque, sur une longue et vieille horloge qui tintait solennellement dans un coin. Oh ! je devine bien à quoi tu penses.

Une rougeur subite monta aux tempes de la jeune fille, et tout en se tenant tournée vers la fenêtre, elle répondit :

— Il n’est pas difficile de le deviner, chère tante, je pense à Gustave de Montarville.

— C’est parler comme tu as toujours coutume de le faire, franchement et ouvertement. Oui, vraiment, quel autre sujet pourrait occuper les pensées d’une jeune fille à la veille de revoir son fiancé après une absence de plusieurs années ? Mais te souviens-tu bien de lui, petite ? Tu n’étais qu’une enfant quand il partit pour la France, il y a six ans.

— Oui, chère tante, je me le rappelle comme il était alors ; mais il a sans doute beaucoup changé depuis.

— Oui, autant que toi-même, ma chère. Qui reconnaîtrait dans l’élégante jeune dame que j’ai devant moi, la pâle et timide enfant en costume de pensionnaire, qui faisait un adieu si indifférent et si guindé à un jeune garçon, son fiancé, dans cette même salle. Tu ne paraissais pas beaucoup t’occuper de lui alors, Blanche.

— Oh ! je l’aimais assez ; pas autant, pourtant, que ma bonne maîtresse, sœur Ste-Marie, ni quelques autres de mes jeunes compagnes ; mais aussi nous nous voyions si peu, alors.

— C’est vrai, c’est vrai, et tu étais toujours une petite fille si distante, si intraitable. Il faut espérer que tes sentiments envers lui acquerront bientôt un caractère plus amical.

— Je ne sais, ma tante. Cela dépend tout à fait de lui ; et, en parlant ainsi, son ton et son regard devinrent plus sérieux.

— Voyons donc, enfant ! reprit la tante quelque peu piquée. Si tu ne l’aimes pas, tu n’as pas d’autre chose à faire que d’apprendre à l’aimer. C’est l’époux que t’a choisi ton tendre père, quand tu n’étais encore, je puis le dire, qu’au berceau ; c’est le mari que désirait pour toi ta chère et bonne mère, qui, en te confiant à mes soins sur son lit de mort, me chargea solennellement de voir à ce que cet engagement sacré fût rempli. Sur un tel sujet, sans doute, il n’est pas une jeune dame bien élevée qui veuille faire sa propre volonté. Ses parents choisissent, c’est leur devoir ; le sien est d’obéir.

Blanche de Villerai ne répondit pas immédiatement ; mais la contraction involontaire de ses sourcils noirs exprima plus clairement que des paroles, qu’elle n’aimait pas beaucoup la doctrine arbitraire et exclusive de madame Dumont sur l’obéissance filiale. Il y eut une pause, puis la vieille dame reprit doucement :

— Mais es-tu certaine, petite, qu’il viendra aujourd’hui ? Le temps est devenu extraordinairement orageux ; et ce motif, ainsi que les chemins qui doivent être très pleins, car il poudre horriblement, pourra peut-être l’obliger de remettre sa visite.

Les lèvres légèrement serrées, la nièce reprit fièrement :

— Il m’a écrit, ma tante, qu’il serait ici aujourd’hui ; il faut donc qu’il soit ici aujourd’hui.

— Mon Dieu ! Blanche, s’écria la plus vieille dame en ôtant ses lunettes et en les replaçant aussitôt, tu es excessivement exigeante. Tu sais que notre bon curé t’a souvent fait entendre, d’une manière indirecte, qu’une demoiselle si sensible, si pieuse et si aimable que toi, ne devait pas succomber à des faiblesses, pour ne pas dire à des péchés d’orgueil comme ceux-là.

— Eh bien ! chère tante, répondit-elle moitié souriante, moitié indifférente, puisque je suis comme vous et M. le curé le dites, sensible, dévote et aimable, si je n’avais quelques défauts, je serais parfaite ; et l’on sait que la perfection n’a pas été donnée aux mortels.

La vieille horloge tinta ici bruyamment quatre heures, et un nuage encore plus sombre se répandit sur la physionomie de Blanche de Villerai, comme elle se tournait entièrement vers la croisée en appuyant sa tête dessus. La scène au dehors devenait de plus en plus orageuse, désolante, froide et triste. En plusieurs endroits, les clôtures et les inégalités du terrain avaient entièrement disparu sous les bancs de neige, ou, comme de petites pointes noires répandues sur une mer blanche et tourbillonnante, montraient çà et là leurs têtes. La longue barrière avait assumé la dignité d’une muraille de marbre de hauteur et de largeur raisonnables, à laquelle des sapins de courte taille, répandus sur l’un et l’autre côté, servaient comme de bastions. Le crépuscule augmentait peu à peu l’obscurité ; mais la neige silencieuse continuait toujours à tomber aussi doucement, aussi activement qu’auparavant.

— Blanche chérie, dit enfin madame Dumont, quitte donc cette solitaire croisée, et viens t’asseoir à côté de moi. Gustave est ou arrêté par l’orage dans quelque maison, ou bien il est resté dans ses quartiers à Montréal. Lis-moi à haute voix un chapitre ou deux de cet excellent livre, que M. Lapointe m’a prêté hier. Il nous intéressera, nous instruira et nous soulagera toutes deux, ma chère.

La jeune fille obéit instinctivement ; mais si la tante trouva à cette lecture aussi peu d’amusement que la nièce, ce fut du temps singulièrement mal employé.

Tout à coup Blanche s’arrêta brusquement. Son oreille attentive avait saisi le bruit de clochettes lointaines ; mais, craignant quelque désappointement, elle reprit sa lecture aussitôt.

Cependant le son des clochettes devenait de plus en plus rapproché et de plus en plus joyeux, tintant clairement au milieu d’une atmosphère glacée, et maintenant on ne pouvait plus ni douter, ni hésiter, car elles venaient de s’arrêter devant la porte. En toute hâte Blanche se leva, puis reprit son siège ; aux coups répétés du pesant marteau, elle céda à un sentiment naturel d’embarras, et s’échappa de la chambre.

Un instant après la porte de dehors s’ouvrit, et un jeune homme, grand, enveloppé d’un épais capot de peau d’ours, couvert de la tête aux pieds de neige fondue et de glace, entra dans la salle.

L’entrevue entre madame Dumont et Gustave de Montarville fut amicale, affectueuse ; et le nouvel arrivé, faisant ses excuses, se dépouilla promptement de son paletot.

— Nous vous aurions peut-être reçu ailleurs, Gustave, dit son hôtesse ; mais ici, dans cette même chambre où vous avez pris congé de votre fiancée et de votre future épouse, et dans laquelle vous vous êtes si souvent assis avec nous autrefois, je veux que vous la revoyiez encore. Dans un instant Blanche sera ici, ajouta-t-elle pour répondre aux regards inquisiteurs que jetait Gustave tout autour de lui ; mais si vous êtes trop impatient, excusez-moi pour une minute, je vais aller vous la chercher.

Nous espérons que nos lecteurs ne se hâteront pas de juger notre héros comme un fat, si nous leur disons que sa première action, quand il se vit seul, fut de se lever promptement et de s’approcher d’un miroir qui ornait la cheminée. L’image que réfléchit celui-ci eût suffi pour contenter les plus exigeants. Sa grande mais noble figure portait l’empreinte de l’énergie et de l’activité, et montrait qu’il était capable de braver courageusement les difficultés et de les surmonter heureusement. Ses cheveux noirs se roulaient autour d’une belle tête, et tous ses traits étaient aussi irréprochables que ceux de Blanche elle-même. Des dents éclatantes de blancheur et des yeux noirs et brillants complétaient l’ensemble d’une physionomie que plus d’une beauté parisienne aurait trouvée irrésistible.

— Comment me trouvera-t-elle, et comment la trouverai-je ? se dit-il à lui-même, en faisant disparaître les derniers restes de neige qui étaient demeurés dans sa chevelure. Parole d’honneur, c’est une entrevue diablement embarrassante. Que j’ai hâte qu’elle soit finie ; mais, courage, il faut en passer par là.

Il venait à peine de s’asseoir que madame Dumont entra, accompagnée de sa nièce.

Si Gustave était gêné, sa fiancée ne l’était nullement ; car, à part d’une certaine réserve en donnant la main, réserve qu’il trouva tout à fait admirable, il n’y avait plus la moindre trace de la contrainte guindée de la jeune pensionnaire ; de sorte que, peu de temps après son entrée, il se trouva conversant avec une facilité et un sang-froid qui lui paraissaient impossibles un instant auparavant. On peut s’imaginer le nombre et la variété des sujets qu’ils traitèrent. Sa mauvaise fortune qui l’avait tenu au lit au moment où son régiment, le Royal Roussillon, avec d’autres, quittait la France pour le Canada, sous les ordres du vaillant marquis de Montcalm ; les succès brillants qui les avaient accompagnés à la prise des forts George, Frontenac et Oswégo ; et ses regrets amers d’avoir manqué d’aussi bonnes occasions d’acquérir la gloire militaire et la renommée si enviée par le soldat ; puis il parla de son genre de vie en France, des succès et des défaites de collège ; et, sujet plus intéressant, de l’état précaire du Canada, balançant entre la crainte du pouvoir envahisseur de l’Angleterre, et l’espoir du puissant secours de la France, espoir que la suite justifia si peu.

Gustave possédait à un degré remarquable cet ardent et généreux amour de la patrie qui convient si bien aux âmes jeunes et braves, et en réponse à quelques remarques de madame Dumont, il reprit avec vivacité et d’un ton animé :

— Oui, chère amie ; lors même que je n’aurais pas eu une belle fiancée qui me rappelait au Canada, je serais venu en toute hâte vers ses forêts et ses neiges, afin de tirer mon épée pour sa défense.

Ici une légère rougeur se répandit sur la joue de sa jeune compagne, et l’éclat de ses yeux prouva encore mieux que ces nobles sentiments avaient trouvé un écho dans sa nature féminine, mais franche, ferme et intrépide. Le patriotisme ne se trouve pas seulement chez le sexe fort. L’homme ose, mais la femme endure. Ses affections, l’amour et la haine, meurent avec elle. Sa patience ne se lasse jamais, ses espérances ne déchoient jamais, son courage ne faillit jamais au moment du danger. Ni le feu ni l’eau ne peuvent arrêter les entreprises de la femme, quand son amour la pousse.

La soirée s’écoula rapidement, et madame Dumont, songeant à la sévérité du temps et à l’état impraticable des chemins, offrit à son jeune visiteur l’hospitalité pour la nuit, hospitalité qui fut aussitôt franchement acceptée.


II


Le lendemain matin, le lieutenant de Montarville descendit de bonne heure dans la salle d’entrée, et comme il l’avait espéré, il y trouva Blanche seule. Elle lui donna franchement la main ; mais quand il voulut l’approcher de ses lèvres avec une grâce courtoise, et une galanterie qui avait plus d’une fois été admirée dans les brillants salons de Paris, tout en accompagnant cet acte de quelque délicate flatterie, elle lui dit avec dignité :

— Vous n’êtes pas à Versailles, ni au faubourg Saint-Germain, M. de Montarville. Nous, Canadiens, nous avons des goûts plus simples que ceux de la nation galante et spirituelle de laquelle nous descendons, et nous tenons peu à la flatterie. Et puis, une autre chose, reprit-elle vivement avec naïveté, se voyant sur le point d’être interrompue, parce que nous sommes fiancés, il n’est nullement nécessaire que nous prenions l’un envers l’autre des manières exagérées et peu naturelles. Je vous dispense de ces flatteries quotidiennes et de ces compliments banaux, et, de votre part, vous serez aussi généreux et vous m’accorderez la même liberté.

Le jeune de Montarville, quelque peu décontenancé par ce langage ouvert et inattendu, se contenta de s’incliner en signe d’assentiment, et ajouta :

— Comme mademoiselle le désirera ; et il s’en alla vers la croisée, tenté de faire préparer sa carriole, et de braver la poudrerie et les montagnes de neige qui, pensait-il intérieurement, sont bien moins froides que ma belle fiancée.

Ce premier désir de Gustave ne se réalisa pas ce jour-là, et il resta encore toute une autre journée l’hôte volontaire du manoir. Blanche de Villerai avait été trop richement douée par la nature, pour être gagnée ou perdue à la légère ; et même dans ses moments de plus grande froideur, elle ne laissait pas que d’exciter l’admiration de son amant. Elle n’était pas, comme les jeunes filles de nos jours se piquent de l’être, très habile en musique vocale ou instrumentale ; mais sa plus grande ressource pour intéresser était dans sa riche intelligence ; et Gustave, écoutant sa conversation aisée et brillante, s’étonnait parfois que, dans le cours de quelques années, elle eût pu acquérir une aussi grande variété de connaissances.

C’était le troisième jour après son arrivée au manoir de Villerai, et, tandis que Blanche et lui étaient activement occupés à discuter un sujet intéressant, madame Dumont s’écria tout à coup :

— Dites-moi donc, Gustave, n’êtes-vous pas allé voir votre cousine, madame de Choiseul, depuis votre arrivée au Canada ?

Le jeune homme rougit ; et d’un ton fort embarrassé, il répondit négativement, ajoutant qu’il était venu directement de Montréal, et que les chemins étaient réellement si impraticables…

— Il n’y a pas deux lieues d’ici là, reprit mademoiselle de Villerai, avec un léger sourire ; et je crains que madame de Choiseul ne nous reproche de vous avoir retenu.

— Ne craignez rien sur ce point, répondit-il ; mais, beau temps mauvais temps, je partirai certainement cette après-midi.

La conversation n’avait pas encore repris sa première ardeur, interrompue par la question maladroite de madame Dumont, quand la servante, Fanchette, entra dans l’appartement pour annoncer que la petite Rose Lauzon désirait parler un instant à mademoiselle.

— Faites-la entrer, répliqua Blanche, tandis que Gustave, maudissant intérieurement cette nouvelle interruption, se jeta dans un fauteuil à peu de distance, et prit un livre, en songeant à ce que devait être cette petite paysanne canadienne.

Rose Lauzon entra, et Gustave, en la voyant, fut rempli d’étonnement et put à peine réprimer à temps l’expression d’admiration qu’il ressentit. Sa surprise était excusable, car la jeune fille qui se tenait devant lui, mise d’un mantelet de calicot à basques noires et de toile du pays, était aussi jolie que ce qui avait jamais pu frapper son regard. Rose Lauzon n’était ni aussi grande ni aussi blanche que mademoiselle de Villerai ; mais sa peau claire et transparente, à travers laquelle perçait une vive carnation, et les proportions exquises de sa fine, gracieuse et petite taille, ne laissaient aucune supériorité en attraits à la jeune seigneuresse. Elle possédait la main et le pied délicats qui sont communs chez la femme canadienne, même dans la basse classe ; et ses yeux bruns affectueux, ses longs cils, s’harmonisaient parfaitement avec ses cheveux noirs, si simplement mais si proprement retenus en arrière par la coiffure qu’elle portait. Tout cela en faisait une parfaite beauté que le négligé rendait encore plus charmante. Dans l’art comme dans la toilette même, la simplicité constitue la beauté. Le goût peut varier un peu suivant les personnes, les circonstances et les dispositions ; mais l’exagération est toujours un défaut. Il serait à souhaiter que les dames, jeunes et vieilles, se souvinssent un peu plus de cette vérité. Les bourses des papas seraient moins souvent invoquées, leur humeur serait plus longtemps égale ; il faudrait faire moins d’instances pour obtenir, mais aussi elles seraient plus efficaces.

— Oh ! quel malheur, pensa de Montarville, qu’une forme extérieure d’une aussi rare beauté ne renferme que l’intelligence ignorante d’une pauvre paysanne.

Et déjà, intérieurement, il pensait que tout le prestige de sa beauté serait dissipé par les accents d’un patois barbare, dont les bons habitants de Villerai devaient se servir pour exprimer leurs idées et leurs franches opinions. Il fut agréablement désappointé, quand la jeune fille répondit d’une voix douce et musicale, en bon français, à quelques remarques faites par mademoiselle de Villerai.

Elle était venue pour dire que madame Messier, la sœur du bon curé, qui, devenue veuve, demeurait avec lui et dirigeait l’intérieur de sa maison, était confinée dans sa chambre par un violent rhume, et désirait savoir si mademoiselle de Villerai consentirait à diriger Rose dans la décoration de l’église pour la messe de minuit.

Blanche exprima immédiatement son assentiment, et en même temps mit quelque argent dans la main de la messagère, afin d’acheter les objets nécessaires pour l’occasion. Le jeune de Montarville se leva aussitôt, et, demandant la permission de contribuer pour sa part à une aussi bonne œuvre, remit une pièce d’or à la jeune fille. Surprise, étonnée, elle leva sur lui ses yeux fascinateurs, mais les baissa aussitôt, tandis qu’une vive rougeur colorait sa joue. La profonde admiration peinte sur la figure du jeune lieutenant, ou peut-être la prévision d’une destinée future qui la frappa en ce moment, lui ôta toute contenance et toute fermeté, jusqu’à ne lui permettre que de prononcer une timide parole de remerciement et de s’échapper de la chambre.

— Est-ce que notre beauté villageoise, comme elle est appelée, ne mérite pas bien ce titre ? demanda Blanche.

— Sans aucun doute ; mais elle paraît être une personne tout à fait supérieure. Son langage et son accent sont presque aussi irréprochables que sa jolie et merveilleuse figure.

— Oui, et il y a chez elle un degré de délicatesse qu’on rencontre rarement chez les personnes de sa condition ; mais je puis en partie vous en expliquer la raison. Étant petite fille, elle fut emmenée dans cette maison, pour me servir de compagne dans mes jeux, et elle partagea ainsi les instructions de mademoiselle Rocrai, ma gouvernante. Quand j’allai au couvent, ma tante Dumont l’y envoya aussi pendant trois ans, faveur que M. Lapointe, notre bon curé, avait lui-même sollicitée pour elle, car Rose est une de ses grandes favorites. Au bout de ce temps, elle revint chez elle, possédant une éducation infiniment au-dessus de sa position dans le monde.

— Et la croyez-vous plus heureuse pour cela, mademoiselle ? demanda de Montarville.

— Je crains bien que non, répondit-elle pensive. Il y a quelques années, sa mère qui était une femme très douce et très aimable, mourut. Le père se maria de nouveau, et son second choix fut de nature à lui faire déplorer amèrement chaque jour la perte de sa première épouse. Pauvre petite Rose ! sa vie, je le crains, doit être misérable. Je la prendrais bien volontiers dans la maison, mais elle s’y refuse, soit qu’elle ne veuille pas occuper une position dépendante (car je ne pourrais plus maintenant convenablement m’en faire une compagne), soit qu’elle préfère, par amour filial, demeurer avec son pauvre père, dont elle fait tout le bonheur et toute la consolation.

Madame Dumont entra dans le moment avec une lettre qu’elle voulait faire parvenir à madame de Choiseul.

— Je vous attendrai la semaine prochaine, Gustave, dit-elle. Nous aurons plusieurs de nos amis pour passer les fêtes avec nous, et il faut que vous soyez des premiers sur la liste. Vous pourrez amener ce jeune Français de votre régiment, dont vous nous avez si souvent parlé. Quoiqu’il soit un peu recherché et affecté, il est étranger en Canada, et de plus il a été très poli pour vous, ce qui constitue deux raisons pour que nous lui offrions l’hospitalité.

De Montarville exprima ses remerciements, serra la main à madame Dumont et à sa fiancée, qui lui défendait en souriant, mais avec fermeté, une plus grande marque extérieure d’affection, et il partit enfin pour la demeure de sa cousine, madame de Choiseul.

— Eh bien ! Blanche, comment aimes-tu ton futur mari ? demanda madame Dumont, quelque temps après le départ de Gustave.

— Assez bien, d’après ce que j’ai pu en juger.

— Tant mieux. Il te sera plus facile de me donner une réponse définitive à une question que je crois de mon devoir de régler au plus tôt, à savoir : quand vos noces auront-elles lieu ? Le plus tôt, je suppose, sera le mieux pour les deux parties. Tu vas bientôt avoir tes dix-huit ans, sais-tu bien ?

— Je ne l’épouserai pas, chère tante, avant que j’aie appris à l’aimer, répondit Blanche avec calme et détermination.

— Que veux-tu dire, Blanche, en prétendant que tu ne l’aimes pas ? N’est-il pas ton fiancé, ton futur mari ?

— L’aimer, tante Dumont ! et la jolie parleuse sourit légèrement ; mais comment ? c’est à peine si je le connais !

— Bien, bien, reprit la vieille dame en essuyant les verres de ses lunettes d’une manière agitée et nerveuse, sa ressource habituelle quand elle était vexée ou troublée. Une jeune fille que moi-même j’ai élevée avec tant de soin, que j’ai si bien instruite de ses devoirs, parler de cette manière ! C’est absurde, inconcevable au plus haut degré, c’est tout à fait irritant !

Un sourire à peine sensible se répandit sur la physionomie de la jeune fille en entendant ces reproches un peu singuliers ; mais madame Dumont, trop remplie de son sujet pour s’en apercevoir, continua énergiquement :

— Oui, de mon temps, un parent ou une tante présentait un monsieur à une jeune demoiselle, en lui disant : « Voici, mon enfant, le mari qu’on vous a choisi, » et la demoiselle, si elle était modeste et bien élevée, osait peut-être lever les yeux jusqu’à la figure du jeune homme et murmurait : « C’est bien, je l’accepte, » et c’était une affaire finie ; tout était dit.

Malgré ses efforts, Blanche ne put s’empêcher de rire un peu.

— Ah ! répondit-elle, nous avons beaucoup dégénéré depuis cette époque, ma chère tante. Pourtant je pense que si le regard furtif jeté à la dérobée sur mon cher oncle, feu M. Dumont, vous l’avait montré avec une tournure repoussante ou désagréable, vous auriez peut-être hésité un instant avant de ratifier le contrat.

Madame Dumont, à moitié désarmée, sourit malgré soi. Toutefois, en se levant pour vaquer à ses nombreux devoirs domestiques, elle dit :

— Cela, petite, n’aurait fait aucune difficulté : j’étais trop bien élevée pour avoir un désir ou une volonté propre.

— Est-ce que je l’aime ? est-ce que je l’aimerai ? reprit doucement la jeune seigneuresse quand elle se trouva seule. La réponse ne vint pas ; et reposant la tête sur sa main, elle fut bientôt absorbée dans de profondes méditations.


III


Peu de temps après la première visite de de Montarville au manoir, une joyeuse société était réunie au dedans de ses murs hospitaliers : M. de Choiseul, seigneur d’une des paroisses voisines, et son aimable jeune femme ; le vicomte Gaston de Noraye, capitaine dans le Roussillon, jeune noble un peu fat, qui était débarqué au Canada avec la persuasion d’être arrivé aux dernières limites de la civilisation, illusion qu’il persistait à entretenir malgré les nombreux démentis reçus chaque jour ; mademoiselle de Morny, une des belles à la mode de Montréal, gracieuse mais frêle jeune fille, aux cheveux blonds pâles et aux yeux de ce bleu foncé qu’on rencontrait si rarement alors dans la colonie. Elle était très tranquille, pour ne pas dire insensible, et ne paraissait sortir de ses rêveries et n’attacher d’intérêt qu’aux sourires étudiés et au langage affecté de cet élégant Français. Il y avait encore plusieurs autres amis de la maison, des jeunes filles aux yeux noirs et pétillants, de galants cavaliers, mais comme ceux-là n’entrent aucunement dans le détail de notre récit, il est inutile de les spécifier davantage.

Tout en remplissant son rôle d’hôtesse avec une grâce merveilleuse, une rare habileté, et toujours avec cette fière réserve qui formait un des points les plus saillants de son caractère, Blanche de Villerai, sans le vouloir, remplit plus d’un cœur jeune et ardent d’admiration pour elle-même et d’envie pour de Montarville. Celui-ci paraissait tout à la fois heureux et fier de son sort. Toujours le premier dans toutes les parties de plaisir, entretenant continuellement l’esprit de gaieté dans la réunion par ses franches saillies et ses joyeux rires, il était vraiment la vie de l’assemblée. Si quelquefois un nuage semblait passer sur son front, c’était lorsque le jeune vicomte, de son air insouciant et langoureux, faisait des commentaires sur l’abominable climat, sur les coutumes incompréhensibles du singulier pays dans lequel il était venu. Ordinairement, ces lamentations que la compagnie avait le plaisir d’entendre plusieurs fois par jour, finissaient par une plaisanterie ou un rire universel des deux côtés ; mais il arriva un peu plus tard un événement qui faillit un instant avoir des résultats plus sérieux.

Gustave revenait au manoir sur le crépuscule d’une après-midi de décembre, quand, à la barrière d’une ruelle conduisant derrière la maison, il rencontra tout à coup le vicomte de Noraye. Celui-ci semblait vouloir empêcher la sortie d’une jeune fille, que, malgré les grandes dimensions du manteau et du capuchon qui la couvraient, de Montarville n’eut pas de peine à reconnaître pour la belle du village, Rose Lauzon.

— Mais je vous dis, ma belle, s’écriait sarcastiquement le vicomte, que vous ne passerez pas avec une précipitation si déraisonnable. Dites-moi au moins votre nom et le lieu de votre résidence, et alors non seulement je vous laisserai passer, mais même je porterai votre petit panier jusqu’à votre demeure.

La jeune fille semblait dans une extrême détresse et extraordinairement embarrassée ; mais dans son agitation elle paraissait dix fois plus séduisante.

— Je vous en prie, monsieur, murmurait-elle, laissez-moi passer, je n’ai pas de temps à perdre.

— Mais moi, j’en ai, jolie enfant, et, pour vous le prouver, je vais vous retenir ici jusqu’à ce que vous me fassiez connaître votre nom et votre demeure. Non, non, pas si vite, ajouta-t-il en saisissant sa petite main, comme elle s’efforçait de pousser la barrière. Maintenant vous êtes ma prisonnière, et je vais vous garder jusqu’à ce que vous deveniez plus obéissante.

Peu accoutumée à des marques aussi extraordinaires de galanterie, Rose, après un violent effort pour dégager sa main prisonnière, fondit en larmes, quand de Montarville, comme doit le faire un véritable héros, arriva à temps à son secours.

— Vous m’obligeriez, vicomte de Noraye en laissant passer cette jeune fille, dit-il avec raideur et un peu d’irritation.

— Et pourquoi le ferais-je, mon cher monsieur, avant que je ne m’y sente disposé ? répondit l’autre du ton le plus calme et le plus narguant.

— Simplement parce que mademoiselle de Villerai n’oubliera pas facilement toute insulte faite à une jeune fille qu’elle aime et qu’elle protège d’une manière particulière.

Cédant à la seule menace qui pouvait avoir de l’influence sur lui, car de Noraye, quoique vain et frivole, était brave comme un lion, il adressa à Rose quelques paroles d’excuse et se retira aussitôt en arrière pour la laisser passer. Elle le fit promptement, mais non sans que le regard pénétrant de de Montarville pût contempler de nouveau sa merveilleuse beauté, encore rehaussée par l’agitation qui couvrait sa joue d’une vive couleur.

— Assurément, cette belle créature à la tournure féerique n’est pas une simple paysanne, demanda le jeune vicomte, en suivant avec la plus grande admiration son profil qui disparaissait peu à peu dans le lointain.

— Quoi, est-il possible que vous puissiez l’admirer, vicomte ? répondit de Montarville en riant. Mais c’est une paysanne canadienne, et…

— Oh ! mon cher, c’est une houri, un ange, une déesse ! répondit le jeune Français avec enthousiasme. Elle me rappelle ces gracieuses Andalouses que nous voyons quelquefois représentées sur le théâtre à Paris.

— En toute amitié, je vous dirai, vicomte, répondit froidement de Montarville, que nos jeunes paysannes canadiennes diffèrent un peu des femmes que vous avez pu voir sur les théâtres en France. Suivez donc le conseil d’un ami, et ne troublez plus Rose Lauzon.

Il y avait dans ces paroles un air de calme menace qui, en tout autre temps, aurait certainement provoqué un cartel de la part de son fougueux compagnon, qui se contenta de dire :

— Bah ! mon cher, vous êtes jaloux. Je voudrais bien savoir comment la belle demoiselle de Villerai aimerait le profond intérêt que vous portez à sa jolie protégée. Retournons toutefois chez nos amis, car si nous restons ici davantage, nous allons finir par avoir une querelle, et la satisfaction inévitable qui s’en suit.

De Montarville accepta volontiers la branche d’olivier ainsi offerte, et ils s’en retournèrent au manoir, conversant amicalement ensemble.

Pourquoi Gustave fut-il si pensif, si silencieux pendant toute la soirée ? Pourquoi, malgré sa grande passion pour la musique, écouta-t-il les suaves accents de mademoiselle de Morny avec tant d’apathie et d’indifférence, indifférence que sa belle fiancée ne réussissait pas toujours à dissiper ? Peut-être n’aurait-il pas pu répondre lui-même d’une manière satisfaisante.

C’était la veille de Noël. La journée était excessivement froide, mais un soleil éclatant qui luisait sur la neige étincelante, en en faisant briller toutes les particules comme des diamants, tempérait pleinement l’air glacé de cette atmosphère. Les hôtes du manoir passaient leur temps à tout ce que leurs goûts individuels pouvaient leur suggérer, et jouissaient, par-dessus tout, de cet agréable sans-gêne, de ce parfait laisser-aller qui forme un des caractères distinctifs de la vie de nos maisons de campagne.

Madame de Choiseul et plusieurs autres étaient allés se promener en carriole, tandis que dans le salon, mademoiselle de Morny et le vicomte de Noraye exerçaient leur adresse au jeu de bagatelle ; la dame, peut-être, plus occupée à faire ressortir sa gracieuse taille et ses jolies mains, qu’intéressée au succès du jeu lui-même ; et son compagnon évidemment rempli de la même louable ambition. Une autre personne était avec eux dans la salle : c’était de Montarville ; mais peu occupé de ses compagnons, il regardait silencieusement par l’embrasure d’une fenêtre.

Tout à coup la porte s’ouvrit, et la jeune hôtesse, couverte de riches fourrures, entra dans le salon.

— Où allez-vous donc, chère Blanche ? demanda langoureusement mademoiselle de Morny, en la regardant d’un air ennuyé.

— À notre petite église, afin d’aider à faire les décorations pour la messe de minuit.

— Puis-je vous y accompagner ? demanda de Montarville, en s’approchant d’elle.

— Et moi aussi ? et moi aussi ? s’écrièrent le vicomte et sa compagne.

— Je suppose qu’il serait inutile de vous refuser, reprit Blanche en souriant ; mais si je me rappelle bien, vicomte, vous avez déclaré ce matin au déjeuner qu’il n’y avait que des ours ou d’autres animaux pareillement bien protégés par la nature contre le froid, qui pussent s’aventurer dehors par une telle température.

— Ah ! mais nous ne pouvons que suivre, quand mademoiselle de Villerai elle-même nous précède, quels que soient les dangers et les inconvénients de la route, répondit le vicomte avec le plus gracieux des saluts.

Blanche, sans faire attention à cette dernière phrase, suivant sa manière ordinaire de recevoir les compliments de M. de Noraye, dit à mademoiselle de Morny qu’elle lui donnerait le temps de faire sa toilette, si elle était réellement désireuse de l’accompagner. Comme de raison, mademoiselle de Morny répondit affirmativement, et après une demi-heure d’ennuyeuse attente, on la vit revenir, vêtue d’un sombre costume d’hiver faisant bien ressortir la blancheur de son teint.

Ils furent bientôt en route, le vicomte de Noraye se consolant lui-même en assurant à la belle Montréaliste, comme il nommait souvent mademoiselle de Morny, que le climat de la Sibérie était doux en comparaison de celui du Canada, et qu’il s’étonnait que la mère patrie n’eût pas choisi cette colonie comme lieu de détention pour ses criminels ; des motifs de miséricorde seuls, ajoutait-il, ont dû l’en empêcher.

Ils arrivèrent en peu de temps à la jolie petite église, déjà décorée de feuillages et de festons produisant un effet simple mais charmant. Près de l’un des autels latéraux, on avait formé une niche avec des branches de sapin, et c’est là que mademoiselle de Villerai, après une courte prière au maître-autel, dirigea ses pas. Le travail d’une main de femme habile et attentive l’avait sans doute précédée, car la petite alcôve était admirablement bien ornée de fleurs artificielles et de rubans aux gaies couleurs, tandis que dans une crèche de paille reposait une figure en cire de l’Enfant Jésus. C’est là que plus d’une pieuse mère de famille avait souvent emmené ses petits enfants ; et tandis que leurs jeunes yeux regardaient avec une respectueuse admiration la crèche de Noël, elle leur avait raconté tout bas la merveilleuse naissance de ce prodige d’amour, et surtout les ouvrages encore plus merveilleux de l’enfant de Bethléem.

La dernière main, toutefois, restait à donner aux décorations, et pendant que Blanche s’en occupait, de Montarville s’efforçait de se rendre aussi utile que le lui permettaient ses faibles connaissances en ces matières. Le vicomte de Noraye, au contraire, et sa belle compagne s’amusaient ensemble à examiner les échantillons extraordinaires de sculpture de bois que leur offrait la petite église, et à en rire. Il faut avouer que ces pièces n’étaient pas peu grotesques dans leur genre. On y voyait des chérubins aux yeux singulièrement ronds et aux joues énormément bouffies ; des saints aux traits implacables et menaçants, jurant d’une manière ridicule avec la placidité de leur caractère, et disant que si la piété et le zèle du sculpteur avaient été bien grands, son habilité au moins était en défaut.

Blanche de Villerai, toutefois, croyait avec raison que rien ne peut excuser l’irrévérence dans un lieu de prière, et après avoir enduré pendant quelques instants les chuchotements continus et les rires à moitié étouffés des deux critiques, elle se tourna subitement vers le vicomte et lui dit à voix basse :

— M. de Noraye aura la bonté de se rappeler qu’il est dans une église, et non dans un théâtre.

— Ciel ! quelle bigote ! souffla quelque temps après de Noraye à mademoiselle de Morny, qui lui fit connaître son assentiment en inclinant la tête silencieusement et en souriant. Ce sentiment un peu pénible qui commençait à se glisser dans le petit groupe, fut en partie dissipé par l’arrivée de la jolie villageoise, Rose Lauzon, portant dans sa main un bouquet de géraniums et d’autres humbles fleurs domestiques ; car le manoir ne pouvait se vanter de posséder une serre.

Rose s’approcha timidement, mais gracieusement, sans même jeter un regard sur aucun des membres du groupe distingué au milieu duquel elle se trouvait en ce moment ; mais avec une habileté et une promptitude qui montraient bien que les autres décorations de la niche lui étaient dues en grande partie, elle s’occupa d’entremêler ses fleurs avec le vert sombre des sapins. Une fois, en se penchant en avant, la fleur qu’elle tenait à la main tomba par terre. Prompt comme la pensée, de Montarville s’approcha pour la ramasser, et en la présentant à la jeune fille avec la même gracieuse courtoisie qu’il aurait déployée auprès de mademoiselle de Villerai elle-même, leurs yeux se rencontrèrent pour la première fois. Ah ! Rose, gentille et jolie petite Rose ! ne plongez pas trop souvent vos regards dans ces yeux noirs et avides, mais repoussez l’ardente admiration qu’ils expriment, car, que pouvez-vous avoir de commun avec l’illustre de Montarville, l’amant fortuné de la seigneuresse de Villerai ?

En quittant l’église, de Noraye, qui se ressentait encore du vif reproche de Blanche, et qui de plus se piquait d’être tant soit peu philosophe, s’écria d’un ton moqueur, déguisé sous le prétexte de s’instruire :

— De grâce, mademoiselle de Villerai, pourriez-vous me dire quelle intention on a eue en plaçant cette poupée de cire dans un lieu si apparent ? Est-ce pour répandre le goût des beaux-arts parmi le peuple, ou seulement pour le divertir innocemment ?

— Ni l’un ni l’autre, vicomte. Il faut que vous ayez entièrement oublié les leçons que, comme catholique, vous avez dû sans doute recevoir pendant votre enfance ; autrement vous ne manqueriez pas de vous ressouvenir que l’image dont vous parlez est un de ces simples symboles qui instruisent la jeunesse et même le cœur de l’homme mûr plus efficacement que ne le pourraient faire des heures de prédication. C’est le grand mystère du Fils de Dieu descendu du ciel pour se charger de nos fautes, et endurant pour nous des souffrances indicibles.

Silencieux, sinon convaincu, de Noraye ne répondit rien, tandis que de Montarville, évidemment en proie à une profonde préoccupation, ne pouvait s’empêcher d’admirer en lui-même le courage tout à fait chrétien et la foi vive de la jeune fille.

Mais nous n’en dirons pas davantage de la messe de minuit, quoique des artistes eussent aimé à contempler cette scène solennelle, étrange et touchante. La lueur tremblante des flambeaux, luttant contre une obscurité de minuit, une faible et douteuse lumière éclairant les coins et les angles obscurs du petit temple, et formant de beaux effets d’ombre et de demi-jour ; le maître-autel richement illuminé au milieu de nuages d’encens semblables à de légères vapeurs jouant autour de lui, emblème touchant des hommages qui s’élevaient alors de tous les cœurs vers l’homme de Galilée, qui, à la même heure, quelque dix-huit siècles auparavant, était né dans une étable pour enseigner l’humilité à l’homme déchu ; tel était le spectacle à la fois simple, sublime et artistique que présentait l’église paroissiale de Villerai.

Cette touchante cérémonie terminée, l’assemblée se dispersa aussitôt, et la scène au dehors devint aussi joyeuse et aussi animée que celle du dedans avait été sérieuse et solennelle.

C’était une de ces nuits magnifiques, éclairées par la lune et qu’on ne rencontre que dans les climats du Nord. Des myriades d’étoiles brillaient et scintillaient dans un ciel bleu d’azur ; tandis que, dans une autre partie des cieux, une aurore boréale déployait ses rideaux phosphorescents sans cesse en mouvement et d’où de vifs jets de lumière s’élançaient brusquement et s’étendaient d’une partie du firmament à l’autre. La réunion était aussi nombreuse qu’à l’office du dimanche matin, et toute la place devant l’église était remplie de carrioles et de traîneaux de toutes les formes et de toutes les couleurs imaginables. Les chevaux, recouverts d’une couche épaisse de frimas, hennissant et mordant leurs attaches, laissaient échapper de leurs naseaux des nuages de vapeur : tandis que leurs maîtres se donnaient mutuellement de chaleureuses poignées de main, ou échangeaient d’innocentes plaisanteries avec cette imperturbable gaieté qui semble être un droit de naissance chez l’habitant canadien, tant elle lui est naturelle. Et ce spectacle à minuit, à la lueur des étoiles, par un froid de 25° au dessous de zéro, exaspérait au suprême degré le vicomte de Noraye, tout transi et tout frissonnant, qui, avec un dédaigneux mouvement d’épaules, murmurait d’une voix tremblante :

— Quel singulier peuple ! Qui peut le comprendre ?

Mais ce qu’il comprit peut-être un peu mieux, ce fut la délicieuse collation ou réveillon de Noël qui les attendait à leur retour à la maison. Aussi, après avoir absorbé deux ou trois verres d’excellent bourgogne, il déclara hautement qu’après tout ce n’était pas une si mauvaise coutume, surtout comme elle ne revenait qu’une fois l’an.

Peu de jours après Noël, de Montarville proposa au déjeuner une promenade à la raquette. La croûte, disait-il, qui avait été formée par un léger dégel sur les chemins et les champs, rendait l’occasion excessivement favorable pour prendre cet exercice salutaire et fortifiant. De Noraye, comme d’ordinaire, sourit en signe de dédain, mais Gustave, sachant que la seule manière de le gagner ou de le faire taire, était de piquer son amour-propre, dit indifféremment :

— Oh ! je conseillerais au vicomte de Noraye de ne pas se joindre à nous, car toute simple et aisée que peut paraître à ceux qui l’ignorent la marche à la raquette, elle est cependant difficile et fatigante, sans être dangereuse, pour ceux qui n’y sont pas habitués.

— Difficile, mon cher, répéta le vicomte. Il faut certainement un effort d’imagination pour le croire. Quoi ! tout le secret consiste à se tourner les orteils en dedans, à prendre une démarche lourde, gauche et maladroite, à endosser un capot de couverte blanche et une singulière livrée. Mais j’en jugerai mieux par moi-même, si vous pouvez organiser l’expédition.

— Oh ! ce ne sera pas difficile, reprit un chœur de joyeuses voix. Nous en sommes tous.

Peu de temps après, on pouvait voir tous nos excursionnistes en face du manoir, les hommes agenouillés, comme de galants cavaliers doivent faire en pareilles circonstances, fixant et attachant les courroies des raquettes aux pieds des demoiselles délicatement chaussées de mocassins. Quelques-unes portaient des mitasses de flanelle blanche, garnies de franges rouges. Cet ornement, dans une telle occasion, paraissait tout à la fois confortable et pittoresque.

La matinée était magnifique. De superbes cumulus parsemaient le firmament. Le léger dégel qui avait eu lieu pendant la nuit précédente et le froid subit qui l’avait suivi, avaient produit plus de merveilles et plus de beautés que le génie arabe ne peut en concevoir avec ses impossibles talismans. Chaque arbre, chaque branche, chaque rameau était revêtu d’une couche inimitable de diamants étincelants, dans lesquels la lumière du soleil se réfractait en répandant de superbes rayons. Enchanteur et féerique était le spectacle que formaient les sombres et solitaires forêts qui s’étendaient au loin derrière le manoir. Leur longue et obscure perspective, leurs arceaux élevés, dont les rameaux ramassés étaient courbés sous le poids de brillants glaçons, paraissaient soulagés et adoucis à la vue par la teinte émeraude foncée des sapins. Pour les personnes même accoutumées à admirer ces spectacles, la scène était grande et belle à l’extrême, et plusieurs personnes de la petite troupe la contemplaient avec une admiration croissante, quand de Noraye remarqua d’un ton langoureux :

— Bien ! maintenant, il ne nous manque plus que la couverte et le tomahawk pour être de parfaits Canadiens. Comme il est beau de conserver ainsi les coutumes et les costumes traditionnels des maîtres aborigènes du sol !

Soit que la dernière partie de sa phrase fût dit par raillerie ou autrement, personne n’y fit attention, et le vicomte s’aperçut bientôt que tout ce qu’il pouvait faire était de suivre ses compagnons et de conserver son équilibre. Cet amusement lui paraissait de plus en plus abominable, et il pouvait à peine maîtriser son impatience, quand il entendait ses compagnons pousser des exclamations de plaisir.

Il s’étonna beaucoup de la facilité apparente avec laquelle la plus belle partie de l’expédition conservait le pas rapide pris dès le commencement ; et il ne put s’empêcher d’avouer que si ces jeunes filles paraissaient un peu moins gracieuses que les belles et élégantes Françaises qu’il avait jadis regardées comme le type le plus parfait de la femme, elles étaient infiniment plus charmantes, plus jolies et plus heureuses.

Nous pouvons faire remarquer ici en passant, avec beaucoup d’à-propos, que dans aucun temps et aucune saison, les rues de nos villes ne paraissent avec autant d’avantage que par une belle journée d’hiver. Le limpide azur des cieux éclatant de lumière ; les gracieuses carrioles se précipitant sur nos chemins de neige glacée, emportées par de rapides coursiers, au son de la joyeuse musique des clochettes ; la foule élégante qui couvre les trottoirs, tout nous laisse entrevoir une vie heureuse et animée. Et puis nos jolies dames canadiennes, combien ne paraissent-elles pas charmantes avec l’éclat du plaisir dans les yeux, et de vives couleurs sur les joues, couleurs appelées par la promenade rapide nécessitée par le froid ! Leur costume d’hiver même, si élégant dans sa sombre simplicité, avec ses riches fourrures brunes, leur donne encore un charme de plus, charme cependant bien inutile. Ce tableau semblât-il surchargé à quelqu’un de nos lecteurs, nous le prierons de passer, par une belle après-midi d’hiver, dans les grandes rues Notre-Dame ou Saint-Jacques à Montréal ; après quoi, il pourra nous critiquer, s’il le juge encore à propos.

Mais revenons à nos promeneurs. Tandis qu’ils côtoyaient la lisière d’un bois, le bruit lointain et étouffé d’une hache parvint à leurs oreilles ; et, après un instant de délibération, ils entrèrent dans un étroit sentier à peine frayé et parvinrent bientôt à une clairière, où deux bons habitants étaient à l’œuvre, travaillant à abattre de gros arbres destinés à des usages fort humbles, ceux de construire une grange et de faire du feu pendant l’hiver. L’un des hommes venait justement d’appliquer sa hache à un orme élevé, qui dépassait fièrement la plupart des autres arbres de la forêt, et tous nos amis se groupèrent silencieusement autour pour en attendre la chute. Bientôt une sorte de frémissement courut par tout le vieil arbre, dont le dôme menaçant répandait devant lui une ombre mourante ; puis avec majesté, sans résistance, il pencha sa tête en avant de plus en plus bas, et enfin, avec un craquement que répétèrent tous les échos de la forêt, il se précipita à terre, en écrasant tout dans sa chute.

Après quelques instants d’attente, la troupe revint sur ses pas, se défiant les uns les autres à une course à travers les champs. Ensuite elle s’arrêta un instant pour respirer, et les hommes s’exercèrent à sauter. Le vicomte de Noraye, qui ne pouvait jamais rester en arrière des autres, s’avança pour prouver son savoir-faire, et d’un bond vigoureux s’élança en avant ; mais, comme il partait, ses deux raquettes se prirent l’une dans l’autre, et il tomba dans un profond banc de neige avec une impétuosité telle que sa tête et ses épaules disparurent complètement. Il est inutile de dire que l’accident fut accueilli avec des éclats de rire inextinguibles, et pendant longtemps l’hilarité générale fut telle que personne ne songea à lui porter la moindre assistance. Bientôt, cependant, de Montarville vint au secours du vicomte et le tira de sa couche de neige ; mais comme il lui était encore entièrement impossible de réprimer son rire, il pardonna volontiers les imprécations nombreuses dont le vaillant Français accablait tout le monde et toutes les choses.

Après une heure d’agréable promenade, toute la troupe revint au manoir dans les meilleures dispositions du monde et avec des appétits magnifiques, comme disait Gustave. De Noraye se consola de sa malencontreuse aventure pendant l’expédition, en jurant que, comme c’était la première fois qu’il prenait part à cet amusement insensé et barbare de la raquette, ce serait aussi la dernière ; et il tint fidèlement parole.


IV


Nous devons maintenant prier le bienveillant lecteur de quitter pour un moment l’agréable manoir, afin d’entrer avec nous dans la simple demeure de Joseph Lauzon, le père de notre jolie petite Rose.

Lauzon était un habitant à l’aise, dont la maison de pierre, grossière mais solide, avec des dépendances bien blanchies, toutes dans un ordre parfait, disait qu’il observait à la lettre au moins quelques-unes des règles de l’agriculture modèle. Nous ne prétendons pas que ses animaux pussent, aucunement faire concurrence à ces bêtes de grand prix qu’on voit maintenant dans nos expositions ; ou que ses moutons, petits et décharnés, donnassent l’espérance de devenir plus tard des brebis énormes de graisse et de chair ; mais au moins ils étaient tenus proprement et avec soin. L’intérieur de la ferme correspondait en tous points à cet extérieur confortable. La propreté la plus scrupuleuse régnait dans tous les détails ; depuis les bandes de catalogne ou tapis de fabrique domestique qui couvraient le plancher de la meilleure chambre, jusqu’au buffet qui en ornait un des angles, tous les articles reluisaient de netteté comme un miroir. Par une porte entr’ouverte, on apercevait un lit élevé, entouré de tentures d’une blancheur éclatante, tandis qu’en arrière de la maison, il y avait la grande cuisine, avec son plancher bien propre et bien frotté. On y voyait peu de meubles, une table, quelques chaises basses et l’énorme poêle double, invariable ornement de toutes les maisons d’habitant.

Assis tout auprès, fumant tranquillement sa pipe, était un homme âgé, dont les traits, quoique tristes et creusés par les chagrins, paraissaient pourtant avoir été autrefois d’une grande régularité. Vis-à-vis de lui était Rose Lauzon, s’efforçant avec patience d’adoucir et de consoler un criard marmot de treize mois. La tristesse empreinte sur la figure du père se reflétait en partie sur celle de la jeune fille.

— Ta vie est bien triste, pauvre petite. Oh ! pourquoi, pourquoi ai-je été si fou que de me remarier ?

Joseph Lauzon répétait, cette plainte tous les jours depuis six ans ; mais sa position ne s’était pas améliorée pour cela.

Rose secoua tristement la tête.

— C’est inutile, papa, de regretter le passé, il ne peut être réparé.

— Oui ! mais ce regret est pour moi un soulagement, une consolation, reprit le père avec énergie. Que deviendrais-je, si je n’avais cette satisfaction ? Que deviendrais-je si je ne pouvais de temps en temps soulager mon cœur, en te disant que ta belle-mère est une des femmes les plus méchantes et les plus insupportables qui existent ? Quelle vie nous fait-elle mener à tous deux ? C’est à peine si j’ose toujours parler dans ma maison comme il me plaît ; et ensuite, pourquoi serais-tu obligée d’avoir toujours soin et d’amuser continuellement cet insupportable enfant ? Pourquoi faut-il que tu sois toujours en butte à ses reproches et à ses gronderies tyranniques, depuis le matin jusqu’au soir ? Ah ! oui, j’ai bien raison de me demander pourquoi j’eus l’idée de me marier une seconde fois !

Il soupira profondément, reprit sa pipe et continua de fumer comme s’il eût été déterminé à jeter un défi au sort.

Cependant l’infatigable petit fardeau placé dans les bras de sa fille, à force de se démener, roula à terre et s’agita, jusqu’à ce que lui et sa délicate nourrice fussent littéralement épuisés.

— Pourquoi ne le frappes-tu pas, ne le pinces-tu pas ? demanda soudainement Lauzon, en ôtant la pipe de sa bouche, et la secouant violemment contre le poêle, pour en faire sortir la cendre inutile. Il ne pourra rien en dire. Ne te laisse donc pas fatiguer ainsi par lui.

Cette fois Rose sourit ; mais au lieu de suivre l’avis de son père, dont la charité chrétienne était plus que douteuse, elle flatta, consola et apaisa ce petit rebelle, jusqu’à ce qu’enfin il s’endormit.

— Dieu merci ! s’écria le fermier, comme Rose déposait doucement le marmot dans son simple ber de bois, telle mère, tel enfant ! On ne pourra jamais se méprendre sur celle à qui appartient cet enfant !

Dans son indignation, l’excellent homme semblait avoir presque oublié une grande vérité, c’est qu’il était le père bien légitime de ce jeune monsieur d’humeur si bruyante.

— Mais, dis-moi, Rose, continua-t-il, maintenant que nous pouvons avoir un instant de paisible causerie, on commence à dire qu’André Lebrun te trouve la meilleure et la plus jolie fille du village, et pense à t’établir maîtresse de sa belle ferme et de sa maison de pierre neuve. Si c’est vrai, quelle belle chance ne serait-ce pas pour toi, petite !

Ceci pourra paraître étrange, mais à ces paroles la physionomie de Rose prit une expression dédaigneuse, et elle reprit vivement :

— Je vous assure, cher papa, que je n’ai besoin ni d’André Lebrun, ni de sa ferme, ni de sa jolie maison.

— Rosa, ma chère, ne fais donc pas l’enfant. L’espoir d’une fortune aussi rare devrait te remplir de joie.

— Mais papa, vous qui avez trouvé le mariage si fatal à votre bonheur domestique, vous ne devriez pas m’engager à en essayer !

— C’est le second mariage, mignonne, qui m’a rendu si malheureux. Pendant mon premier mariage, j’ai été heureux comme le roi. Bien plus, ta méchante belle-mère est déterminée à te chasser de cette maison. Quelle satisfaction que de la laisser pour une autre bien plus belle que celle dont elle se dit la maîtresse !

Rose comprit qu’il était inutile de discuter les avantages probables ressortant de son mariage proposé avec Lebrun ; elle se contenta donc de répondre :

— Comment pourrais-je me résoudre à vous quitter, pauvre papa ? Qui vous consolerait et vous égayerait ? qui écouterait le récit de vos chagrins et de vos troubles quand je serais partie ?

— C’est vrai, bien vrai, murmura le vieillard. Notre âge, dit-on, est égoïste, et je suppose que c’est vrai, car je ne puis pas m’imaginer que je pourrais me passer de toi. Pourtant j’ai souvent regretté que tu aies refusé Charles Ménard. C’était un si brave garçon, qui se conduisait si bien, et qui était si amoureux de toi. Malheureusement, le pauvre garçon n’était pas riche, et comme tu passes pour la plus jolie fille de la paroisse, tu pouvais naturellement espérer un meilleur parti.

— Je n’ai pas refusé Charles parce qu’il était pauvre, cher papa. Oh ! non, mais parce que je ne l’aimais pas assez pour l’épouser. Je l’aimais cependant comme un frère ; je ne puis vous dire combien j’étais triste le matin où il m’a demandée pour être sa femme et où j’ai été obligée de le refuser.

— Oui, et maintenant qu’il est allé rejoindre l’armée, nous ne le reverrons plus, probablement. Mais, chut ! Voici la bonne femme. Que va-t-elle commencer par nous dire ?

Comme il parlait, la porte s’ouvrit et la redoutable madame Lauzon entra.

C’était une femme forte et bien prise, à l’extérieur grossier ; elle paraissait avoir trente ans, avait des yeux noirs et méchants et un teint hâlé par le soleil et les travaux du dehors, variant entre le brun et le jaune.

Avec un ton et des manières brusques, justifiant pleinement les incessants regrets de ce pauvre Lauzon sur son second mariage, elle se tourna vers Rose, en s’écriant brusquement :

— Qu’as-tu fait de ce pauvre petit Jacquot ? Tu l’as mis au lit, comme de raison. Oh ! oui, tu ferais n’importe quoi pour te délivrer du trouble d’en avoir soin. Et toi, continua-t-elle en s’adressant aigrement à son mari, comment peux-tu rester ici à jaser et à fumer ta pipe, quand tu sais qu’il n’y a pas deux morceaux de bois dans la maison ? Ne me dis pas qu’il y en a une pile à la porte, tu sais que je veux l’avoir entré dans la maison et cordé près du foyer.

C’est ainsi que, en grondant et en jetant de côté et d’autre tous les objets, elle passa dans sa chambre pour se dépouiller de ses vêtements de dessus. La conviction que son mari et sa belle-fille venaient de jouir ensemble d’une conversation paisible, dont elle avait peut-être elle-même formé le principal sujet, exaspérait outre mesure son caractère tyrannique.

Quelques instants après, elle revint avec deux livres à la main, qu’elle jeta sur la table, en s’écriant avec violence :

— Que veulent dire ces livres, mademoiselle Rose ? Encore des singeries affectées et insensées de tes supérieures. N’as-tu plus de laine à filer, plus de tricot, de lavage, de raccommodage pour occuper tes mains délicates, que tu puisses ainsi trouver le temps de faire la grande dame et de t’amuser avec des livres ?

— C’est monsieur le curé qui me les a prêtés dimanche dernier, répondit doucement la jeune fille.

— Oui, justement comme tous les autres ; il fait tout ce qu’il peut pour te tourner la tête, quoique je lui aie dit souvent que tu étais déjà assez gâtée. Pourquoi donc ne vas-tu pas au manoir, et là t’asseoir au milieu des belles dames, pour y faire des grimaces et des révérences ? Tu es trop grande demoiselle pour une pauvre maison comme celle-ci, et le plus vite tu la quitteras, le mieux ce sera, ajouta-t-elle sotto voce, en tirant la table au milieu de l’appartement et faisant d’autres bruyantes démonstrations, afin de paraître très occupée.

Que fit, ou que dit Rose pendant cette tirade imméritée ? Rien. Un frémissement involontaire de sa lèvre délicate, qui ne semblait faite que pour les sourires et les plaisirs, indiqua seul qu’elle avait tout entendu. Hélas ! une longue expérience lui avait cruellement appris qu’une silencieuse patience était sa meilleure et son unique ressource.

La virago de la ferme était encore à la plus haute note de son diapason, quand un coup frappé à la porte, immédiatement suivi de l’élévation de la clanche, interrompit sa harangue.

— Ah ! bonsoir, André Lebrun, s’écria-t-elle d’un ton amical, comme un jeune homme robuste et de bonne mine, vêtu d’un capot d’épaisse étoffe du pays, serré autour de la taille par une longue ceinture rouge, entrait dans l’appartement. Il y avait chez le nouvel arrivé un certain air de satisfaction, laissant voir qu’il n’avait aucune inquiétude touchant son importance et son mérite personnels ; aussi, il souhaita d’une manière aisée le bonsoir aux aînés de la famille, adressant en même temps à Rose ce qu’il appelait un salut et un sourire irrésistibles.

— Rien de nouveau, M. Lauzon ? demanda-t-il en s’approchant du poêle, et en allumant sa pipe, qu’il avait d’abord chargée de tabac pris dans une blague qu’il portait sur sa poitrine, pour toutes les occasions.

— Rien, André, répondit le vieux fermier, tandis que sa physionomie s’épanouissait à la pensée d’avoir un peu de paix ; car sa moitié avait ordinairement la bonne habitude de se taire quand il y avait des étrangers.

Une vive conversation s’engagea bientôt. Les propos de ferme, la rareté croissante des provisions, les projets et les plans pour le printemps suivant, tout fut tour à tour discuté ; chacun donnant son opinion, excepté Rose, pour qui seulement, comme il était facile de le voir, parlait l’un des interlocuteurs. Lebrun s’efforçait d’une manière habile, d’introduire de temps en temps dans la conversation des remarques indirectes, propres à faire ressortir sa fortune, son importance dans le village, l’état florissant de ses affaires, et, chacun de ces traits de haute diplomatie lancé, il jetait un regard furtif du coin de l’œil sur la jeune fille, qui était assise si tranquille, la tête silencieusement penchée sur son tricot.

Rien de toute cette manœuvre n’avait échappé à la clairvoyante hôtesse, qui, de son côté, était très habile ; et, un instant après, elle découvrit un message important que son mari devait porter immédiatement chez un voisin.

— Puis-je y aller, maman ? demanda promptement Rose, en se levant.

— Non, vraiment, répondit-elle aigrement. Reste où tu es, et achève ton ouvrage.

Le prétendu chef de la famille se leva avec soumission, et, après avoir pris son capot, partit, pour faire sa commission, tandis que le chef réel se retirait dans une chambre adjacente pour vaquer à quelques devoirs domestiques.

Lauzon, en mettant son pesant capot, avait été aidé comme d’ordinaire par sa fille ; et, plongé dans la plus grande admiration, le jeune fermier suivait attentivement chaque mouvement de cette gracieuse figure. Il pensait en lui-même, en voyant avec quel soin, quelle tendresse elle attachait, de ses jolis doigts, un épais foulard autour du cou du vieillard, quel bonheur il éprouverait d’être gardé et soigné par les mêmes mains. Certainement, sur ce point André Lebrun n’avait pas tort et faisait preuve de jugement et de bon goût.

Comme la porte se refermait sur son père, Rose reprit en silence son siège et son tricot. Pendant quelques minutes, Lebrun fuma avec une énergie extraordinaire ; déposant ensuite sa pipe subitement, il s’approcha de sa belle compagne et s’assit près d’elle. Le silence embarrassant qu’il espérait voir rompre par cette dernière continuait toujours ; et, après avoir toussé deux fois d’une manière désespérée, il entama la conversation avec une hardiesse que beaucoup d’hommes plus courageux auraient enviée dans de pareilles circonstances.

— Avez-vous pensé, mademoiselle, demanda-t-il, à ce que je vous ai dit l’autre soir, en revenant de l’épluchette chez Baptiste Préfontaine ?

La méchante petite Rose, sans lever les yeux, répondit avec le plus grand calme du monde :

— Vous m’avez dit beaucoup de choses, M. Lebrun ; je ne sais à laquelle vous faites particulièrement allusion en ce moment.

— Eh bien ! alors je vous le répéterai volontiers, mademoiselle. J’ai dit que j’étais propriétaire d’une jolie maison et d’une bonne ferme, mais qu’il me fallait encore un autre objet plus nécessaire à mon bonheur, et que c’était une… femme, mademoiselle. Vous devez vous rappeler ces paroles ?

— Oui, M. Lebrun, et je me souviens aussi de vous avoir dit qu’il y avait au village beaucoup de jolies et aimables jeunes filles, pouvant faire de bien bonnes femmes.

— C’est fort bien jusque-là, reprit le jeune fermier, un peu décontenancé par les froides manières de la jeune fille, mais encore incapable de supposer qu’elle resterait réellement indifférente aux avances du meilleur parti de Villerai, du cavalier par excellence du village, c’est fort bien jusque-là, mademoiselle Rose, et maintenant je puis aussi bien éclaircir tous les doutes sur ce sujet, en vous disant que vous êtes celle que je désire avoir.

— Je suis vraiment peinée, André Lebrun, répondit Rose, en agitant d’une manière nerveuse ses broches à tricoter, et se sentant un peu irritée contre son prétendant ; je suis très fâchée pour vous ; mais je ne pourrai jamais être votre femme.

— Quoi ! vous me répondez par un non aussi formel et aussi déterminé ? reprit son compagnon en se levant de sa chaise, tant était grand son étonnement. Vous refuserez de devenir madame Lebrun, avec la plus belle ferme et la meilleure maison de la paroisse ?…

Il était pour ajouter, avec le plus joli mari, mais elle l’interrompit brusquement :

— Oui, je dois refuser tous ces avantages, M. Lebrun.

— Est-ce là votre réponse finale, votre dernier mot, Rose Lauzon ?

— Oui, mon dernier, répondit-elle à voix basse et avec fermeté.

— Alors, auriez-vous la bonté de me dire, mademoiselle, s’écria-t-il, son chagrin se changeant en indignation, qui vous voulez avoir pour mari, si André Lebrun, l’homme le plus riche de Villerai, un marguillier, et, de plus, un magistrat, n’est pas assez pour vous ? Peut-être, pourtant, ajouta-t-il avec un sarcasme qui, suivant lui, devait entièrement anéantir sa froide compagne, mademoiselle Rose préfère-t-elle quelqu’un des beaux messieurs qui sont en ce moment en visite au manoir ? Je ne dois pas oublier qu’elle sait écrire, dessiner, et qu’elle est enfin une grande dame par son apparence et ses manières, bien supérieure à un simple habitant comme moi.

Ni ces paroles irritantes, ni le ton moqueur avec lequel il les avait prononcées, ne produisirent le moindre effet sur Rose.

D’une voix douce et calme elle reprit :

— Pourquoi vous fâchez-vous contre moi, André Lebrun ? Si je vous refuse, ce n’est pas que j’aie aucun sentiment de dédain pour vous ou pour les avantages que vous m’offrez, mais simplement parce que je ne désire pas me marier.

— Mais, qui aurait jamais songé à cela ? s’écria le jeune homme, considérablement ramené par cette douceur. Le village tout entier parle de la misérable vie que vous menez ici ; et moi, comme de raison, j’ai pensé tout naturellement que vous seriez heureuse de saisir une aussi bonne occasion de laisser cette maison.

— Oui, André, mais il me faudrait quitter mon vieux père, et mon amour pour lui contrebalance, vous le savez, toute la misère qu’il me faut endurer ici.

— Mademoiselle Rose, vous êtes un ange, s’écria avec force le jeune homme, dont les yeux se remplissaient de larmes malgré lui. Oui, et je suis déterminé à ne pas renoncer à vous aussi aisément. J’attendrai, et j’attendrai encore, et alors, quand la belle-mère vous aura rendu cette maison insupportable, vous saurez où aller pour en trouver une autre, et une meilleure.

Malgré l’obligeance et la bienveillance de cette dernière proposition du jeune homme, qui en l’exprimant ne faisait que manifester au dehors l’affection dont son cœur était rempli, Rose ne se sentit point reconnaissante. Toutefois, comme son admirateur persévérant prenait ici son chapeau pour partir, elle ne fit aucune réponse, mais accueillit avec sa douceur ordinaire son souhait de bonsoir un peu entaché de chagrin.

À peine avait-il quitté la maison que madame Lauzon, les traits bouleversés par la colère, arriva au milieu de la chambre.

— Qu’est-ce que je viens d’entendre là ? s’écria-t-elle en frappant avec colère le plancher du pied. Toi, pauvre misérable petite Rose Lauzon ; toi, tu as osé refuser un bon parti comme André Lebrun ! Es-tu folle ; ou le peu d’esprit que tu avais auparavant a-t-il été gâté par ces livres détestables que tu es toujours à lire quand tu peux en attraper la chance ? Me penses-tu assez bonne pour toujours te garder dans cette maison, surtout quand tu as une occasion favorable d’en sortir ? Réponds-moi, malheureuse.

Pauvre enfant ! Aucune réponse de sa part n’aurait pu conjurer cette tempête de colère et de haine qui venait d’éclater si soudainement sur sa tête dévouée ; elle demeura assise, silencieuse, effrayée et tremblante, les lèvres convulsivement jointes ensemble pour retenir les sanglots qui se pressaient dans son sein.

— Oui, continua cette femme tyran, sans s’apercevoir dans sa colère qu’elle trahissait son indigne rôle d’écouteuse : quelle farce, toi, petite figure de catin, créature inutile, toi, aller dire à André Lebrun que tu ne pourras jamais être sa femme, que tu ne peux laisser ton vieux père ! Comment oses-tu ?…

— Qu’est-ce que tout ceci, ma femme ? demanda Lauzon, qui venait justement d’entrer à temps pour entendre la dernière phrase.

Ce fut le signal d’une nouvelle explosion de colère, et Joseph, afin de protéger sa fille contre la violence, dit en toute hâte :

— Va vite, Rose, fermer la porte de l’étable que j’ai follement laissée ouverte ; les animaux peuvent sortir.

La jeune fille saisit avec reconnaissance ce prétexte de s’échapper, et, un instant après, elle était appuyée sur la porte de l’étable, qui n’était restée ouverte que dans l’imagination de son pauvre père. Elle ne s’apercevait pas, dans l’état fiévreux et excité de son esprit, qu’elle était exposée, presque sans vêtements, à l’haleine glacée d’un vent d’hiver froid et perçant. Cependant pas la moindre trace de passion ou de colère ne passa sur sa belle et jeune physionomie, pendant qu’elle se tenait là, le cœur agité, les mains étroitement jointes ensemble, et la poitrine fréquemment soulevée par son émotion concentrée ; mais il y avait sur sa figure une expression d’angoisse et de désespoir infiniment plus triste. Enfin ses lèvres pâles s’entr’ouvrirent, et, l’âme accablée et brisée, elle se dit involontairement :

— Oh ! est-ce que tout ne serait pas préférable à la vie que je mène ici ? Pourquoi, pourquoi ne deviendrais-je pas la femme d’André Lebrun ?

Et comme elle parlait encore, son regard tomba sur la gracieuse silhouette d’un cavalier qui passa à peu de distance du lieu où elle se trouvait.

Ce cavalier était Gustave de Montarville.

Reconnaissant Rose d’un premier coup d’œil, il ôta son chapeau et la salua avec une exquise politesse. La jeune fille le regarda longtemps aller jusqu’à ce qu’il fût hors de vue. Alors, en revenant lentement à la maison, elle secoua légèrement sa jolie tête, et murmura :

— Oh ! non, jamais, advienne qui pourra, jamais je ne pourrais, ni je ne voudrais épouser André Lebrun !


V


Les jours s’écoulaient rapidement et gaiement au manoir ; mais enfin le moment arriva où ses hôtes durent penser à partir. Le lieutenant de Montarville vit avec des sentiments de regret et de satisfaction tout à la fois approcher le temps de rejoindre son régiment ; heureux de reprendre cette vie agitée et chevaleresque, si conforme à son caractère bouillant, et de plus excité par l’espérance d’acquérir la gloire militaire en vengeant une cause aussi sacrée que celle de sa patrie. Il se présentait des moments où il accusait les heures de s’écouler trop lentement. Quelquefois aussi il ne pouvait s’empêcher de penser, sans un profond regret, à la vie tranquille qu’il avait menée, et à la société de l’aimable Blanche de Villerai, dont il allait se séparer. L’image d’une jeune fille aussi élégante et aussi belle, n’avait-elle jamais passé dans son imagination ? Aucun souvenir de l’irréprochable beauté et des grâces timides de l’humble petite Rose, n’avait-il jamais pris place dans son âme, s’y jouant et s’y attachant, malgré tous les efforts pour le chasser ? C’est possible, mais le jeune homme n’osait se l’avouer, même dans le trouble de son âme.

C’était pendant une après-midi froide et neigeuse. Une carriole attendait en face du manoir, et de Montarville, bien enveloppé de fourrures, était auprès de sa fiancée, dans la même chambre où nous avons d’abord introduit le lecteur. Tous deux avaient l’air infiniment plus triste que de coutume.

De Montarville, rompant un silence déjà trop prolongé, s’écria : Je suis arrivé ici au milieu de la tempête et de la neige. Mais si encore mon départ excitait des sentiments plus affectueux dans un cœur bien connu, que mon arrivée n’a semblé le faire !

Blanche rougit et répondit :

— Je vous dirai cela quand vous reviendrez nous voir.

— Vous avez raison, Blanche, reprit aussitôt de Montarville avec un regard animé. Alors, je serai plus digne de vous, car j’aurai tiré, pour une noble cause, mon épée encore vierge. Quand même je reviendrais simple lieutenant comme je vous quitte, je serai plus digne à mes propres yeux et aux vôtres, j’ose l’espérer.

Blanche resta silencieuse, mais un instant après, plaçant sa main dans celle de son fiancé, elle lui dit doucement :

— Il est temps de partir, Gustave. Que le ciel vous protège et vous conserve. Adieu !

De Montarville déposa un prompt baiser sur la jolie main de Blanche ; et il s’éloigna, l’âme pleine de tristesse.

De même que la jeune fille était restée si longtemps à regarder par la croisée le jour de l’arrivée de son fiancé, ainsi demeura-t-elle, après son départ, à contempler la scène au dehors. Madame Dumont entra dans l’appartement un instant après, mais se garda bien de faire aucun commentaire sur l’évidente préoccupation de sa nièce, qui lui plaisait infiniment ; car elle semblait lui présager qu’elle verrait bientôt se réaliser le rêve constant de son cœur.

La douleur de de Montarville en quittant sa fiancée, fut bientôt oubliée au milieu des tracas et de l’activité militaires qu’il trouva au quartier général, à Montréal, lors de son arrivée. On faisait des préparatifs pour une expédition contre le fort William-Henry, à la tête, du lac George, ou Saint-Sacrement, comme il est aussi appelé.

En dépit du froid intense d’un hiver extraordinairement rigoureux, puisque le thermomètre se tenait continuellement entre 20° et 23°, un corps de 1,500 hommes, sous le commandement de Rigaud de Vaudreuil et du chevalier de Longueuil, se mit en marche le 23 de février. Les souffrances et les fatigues endurées par cette troupe héroïque ne peuvent se comparer qu’au courage immense avec lequel elles furent supportées. Elle traversa le lac Champlain et le lac George à pied, après avoir parcouru à la raquette un espace de soixante lieues, en tirant après eux leurs provisions sur des traîneaux. Un terrain glacé et couvert de neige formait leur unique couche pendant la nuit ; une tente de toile et une robe de buffle étaient leur seul abri contre le froid piquant de nos hivers septentrionaux.

Le 18 mars, l’armée se trouvait en face du fort William-Henry. M. de Rigaud, voyant que la place était à l’abri d’un coup de main, dut se contenter de détruire tous les magasins, moulins, vaisseaux, en un mot tout ce qui se trouvait aux environs. L’attaque commença dans la nuit du 18 et dura jusqu’au 22 sous le feu continuel des troupes anglaises. Alors les assaillants, ayant fait au fort tout le tort possible, se remirent en marche pour regagner leurs quartiers. Leur retour fut marqué du phénomène qui trompa plus tard l’armée de Napoléon en Égypte, et qui, malgré d’autres circonstances, venait probablement de la même source. Environ un tiers du détachement fut affligé sur la route d’une espèce d’ophtalmie causée, comme on le pensa, par l’éclatante blancheur de la neige ; et leurs compagnons, sensibles et remplis de pitié, durent les conduire par la main tout le reste du voyage. Heureusement pour eux, dès leur arrivée à Montréal, on leur prodigua des soins attentifs, et au bout de deux jours, ils recouvrèrent cette vue précieuse que plusieurs avaient crue perdue pour toujours.

Cependant la colonie attendait avec impatience et anxiété les secours si instamment demandés à la mère patrie ; mais celle-ci, ou plutôt ses ministres, étaient plus soucieux de fournir l’argent nécessaire à la honteuse prodigalité de la cour scandaleuse de Louis XV et de ses royales favorites, que de protéger leurs soldats, et leurs colons, qui combattaient si noblement pour l’indépendance d’une terre lointaine. La déclaration ridicule de madame de Pompadour, que le Canada, pays de déserts glacés et d’impénétrables forêts, avait déjà coûté plus qu’il ne valait, était suffisante pour engager un ministre esclave à abandonner ce malheureux pays à son triste sort.

On perdit du temps à attendre les secours demandés en France ; mais le général de Montcalm, voyant qu’ils n’arrivaient pas, et perdant tout espoir de ce côté, résolut de profiter du départ de lord London, général de l’armée américaine, pour tenter la fortune.

Ce dernier venait de quitter New-York avec une partie des troupes anglaises pour Louisbourg, et Montcalm crut le moment favorable pour renouveler son attaque sur le fort William-Henry.

En conséquence, il concentra pendant le mois de juillet suivant, 7,600 hommes à Carillon, qui devint plus tard l’importante forteresse de Ticondéroga[1]. Le 30 du même mois, l’expédition partit sous le commandement personnel du général de Montcalm. Parmi ceux qui l’accompagnaient étaient le renommé chevalier de Lévis, fait plus tard maréchal de France ; son brave aide-de-champ de Bougainville, devenu également cher à la science et à la gloire par ses découvertes et ses expéditions maritimes ; le colonel de Bourlamaque, qui fut si généralement estimé pendant la campagne de 1758, et enfin Rigaud de Vaudreuil, frère du gouverneur-général, homme peut-être plus distingué par la bonté de son cœur et par son généreux dévouement à la cause du Canada, que par ses talents militaires.

Le résultat de cette expédition est bien connu. Le 4 d’août, les troupes françaises arrivèrent devant le fort Henry, et le 9, le fort se rendit après une forte résistance. Les termes de la capitulation furent que la garnison abandonnerait le fort avec les honneurs de la guerre, emportant avec elle ses armes, ses provisions et ses munitions ; à condition, toutefois, que les soldats ne combattraient pas contre la France ou ses alliés pendant l’espace de dix-huit mois, et que tous les prisonniers, soit Français, soit sauvages, détenus dans les colonies anglaises, seraient renvoyés à Carillon.

Mais le malheureux événement qui avait eu lieu à la capitulation d’Oswégo, se répéta ici et ternit la gloire de ce brillant succès. Les alliés indiens, privés par les termes de la capitulation du pillage sur lequel ils comptaient pour se rémunérer, attaquèrent les Anglais dans leur retraite, en tuèrent brutalement plusieurs, dépouillèrent les autres, et firent un grand nombre de prisonniers. Quand le chevaleresque de Montcalm fut informé de ces atrocités, il s’efforça aussitôt de les arrêter. Il obligea ses féroces alliés de rendre leurs prisonniers, les conduisit lui-même au fort Henry, et, après leur avoir donné de nouveaux habits, les renvoya dans leur pays sous bonne escorte. Deux cents prisonniers furent emmenés à Montréal par les indiens, et le marquis de Vaudreuil, les ayant rachetés à des prix exorbitants, les renvoya de la même manière aux États-Unis. Le fort William-Henry fut rasé et l’armée se rembarqua pour Carillon.

Le régiment auquel appartenait de Montarville, le Royal Rousillon, avait pris une part active à tous ces événements. Quoiqu’il fût difficile de se faire distinguer par sa bravoure, au milieu de tant de braves, le jeune Canadien pourtant fut assez heureux pour attirer sur lui la bienveillante attention du vaillant de Bougainville, qui trouvait peut-être dans le courage aveugle et impétueux de Gustave, un écho aux nobles impulsions de son propre cœur. Le jeune de Montarville était très aimé tant par les officiers que par les soldats du régiment. La gaieté légère de son caractère, les dispositions naturellement remarquables de son cœur, sa douceur, son courage, et une générosité qui mettait sa bourse, ordinairement bien garnie, à la disposition de ses amis, en faisaient le favori de tout le monde.

Sur ces entrefaites, il arriva un événement qui rappela vivement à son souvenir tous les amis qu’il avait laissés à Villerai.

Un soir, il était assis dans sa tente, à Carillon, quand un soldat vint lui dire qu’un jeune volontaire canadien grièvement blessé désirait ardemment le voir. Aussitôt, il mit son shako et suivit le messager. Arrivé au lieu désigné, il jeta sur la figure jeune et pâle du malade un regard qui suffit pour lui montrer que celui-ci lui était parfaitement inconnu. Il s’assit cependant au chevet de son lit et, lui prenant doucement la main, il lui demanda quel service il pouvait lui rendre.

Pendant longtemps le blessé le regarda avec anxiété, puis, apparemment encouragé par l’expression de douceur et de compassion peinte sur son visage, il le remercia faiblement, et ajouta :

— On m’a dit que non seulement monsieur connaissait mademoiselle de Villerai, mais que même il lui était fiancé. Est-ce vrai ?

Surpris de cette question, de Montarville répondit affirmativement.

— Ce n’est pas pour vous parler d’elle, monsieur, que je vous ai envoyé chercher ; mais pour vous dire un mot d’une personne qui m’est aussi chère que cette dame vous l’est sans doute. Au manoir, n’avez-vous jamais rencontré une jeune fille appelée Rose Lauzon, ou n’en avez-vous jamais entendu parler ?

Gustave tressaillit involontairement en répondant oui.

— Eh bien ! quand vous retournerez à Villerai, fier et heureux, pour réclamer votre fiancée, serait-ce trop vous demander que de chercher Rose Lauzon et de lui dire comment Charles Ménard est mort, en pensant à elle et en la bénissant à son dernier soupir ? Oh ! M. de Montarville, je ne suis qu’un pauvre paysan ignorant ; mais aucun monsieur n’a jamais aimé la petite Rose avec plus de sincérité et plus de dévouement que moi.

— Et vous aime-t-elle en retour ? demanda Gustave avec une expression indéfinissable de compassion dans ses grands yeux noirs.

— Hélas ! non, monsieur. Si elle m’avait aimé, je travaillerais maintenant tranquille sur ma terre à Villerai ; car ce n’est pas la gloire, ce n’est pas l’amour de la vie militaire qui m’a fait soldat. Mais quand j’ai demandé à Rose d’être ma femme, elle m’a répondu qu’elle ne le pourrait jamais ; elle me l’a dit pourtant bien doucement, bien amicalement, car elle est un ange dans tout ce qu’elle fait. Oh ! alors, je suis devenu désespéré, j’ai vendu tout ce que je possédais, et, pour couper court, me voici.

Avec une compassion et une tendresse croissante, de Montarville prit la main du pauvre malade, et la serra dans la sienne en disant :

— Courage, mon ami ; vous guérirez !

— Ah ! non, le docteur Le Bert m’a dit que cette blessure de mon côté ne laissait aucun espoir, et je ne veux pas qu’il en soit autrement. Rose ne sera jamais à moi, et sans être lâche, je ne m’occupe ni de la guerre ni de la gloire. Pourquoi donc vivrais-je ? Donnez-lui, bon monsieur, cette petite cassette. Ce n’est pas beaucoup, les quelques francs de ma paie que j’ai ménagés ; mais dites-lui de penser à moi, et de prier pour moi de temps en temps.

Des larmes roulaient dans les yeux du pauvre Ménard, qui porta vivement sa main faible et tremblante pour les essuyer ; mais il ne devait pas avoir honte de son émotion, car des pleurs brillaient aussi dans les yeux de de Montarville, quand il prit le paquet, en promettant solennellement de le remettre avec soin à son adresse, comme le mourant l’avait désiré.

— Et maintenant, monsieur, continua le jeune Ménard, recevez les sincères remerciements d’un homme dont vous avez réjoui et consolé les derniers instants. Je vous ai déjà retenu trop longtemps.

— Mais non, mon pauvre ami, reprit de Montarville avec douceur. Si vous voulez me le permettre, je vais rester avec vous davantage. Je vous ferai une lecture si vous le désirez ? Et en même temps, il prit un livre de prières posé sur le lit.

— Oh ! je vous remercie, monsieur. Ce bon M. Larue est déjà venu ici me préparer à mon long et dernier voyage ; pourtant je serais très content d’entendre de nouvelles prières.

Après avoir lu pendant quelque temps d’une manière sentie et solennelle, Gustave mit de côté le volume, craignant de fatiguer son auditeur, dont les pensées commençaient évidemment à devenir un peu incohérentes. Le sujet auquel il revenait le plus souvent dans son délire était Rose Lauzon ; et il cita à l’auditeur attentif placé auprès de lui plus d’une anecdote et plus d’un trait de caractère tendant à prouver que ce n’était pas seulement la beauté de la jeune fille qui avait gagné l’amour de ce cœur tendre et fidèle. Graduellement, cependant, sa voix devint plus faible, ses yeux fixes se ternirent ; la sueur glacée de la mort coula bientôt de son front pâle, et entre minuit et une heure, cette heure si solennelle pendant laquelle les grands changements de la vie arrivent si souvent aux hommes, il s’endormit paisiblement dans le profond sommeil de l’éternité.

Gustave, qui avait toujours continué à le veiller avec soin et tendresse, lui ferma les yeux ; et, après une courte mais fervente prière auprès du cadavre du brave soldat, il se rendit à son quartier, accablé de sentiments pénibles, de pensées tristes et de sérieuses réflexions. Longtemps il ne put garder son cœur tranquille, ni empêcher son âme de se rappeler continuellement cette scène solennelle et touchante : les doux souvenirs, l’immortel amour du pauvre Charles Ménard, et l’aimable, mais, hélas ! infortunée jeune fille qui l’avait inspiré.


VI


Le général de Montcalm aurait volontiers continué les succès obtenus au fort Henry en faisant une attaque sur le fort Edouard ; mais dans l’état actuel de la colonie la chose devenait impossible. La famine s’était déjà fait sentir depuis quelque temps, et sa main impitoyable s’appesantissait chaque jour davantage sur ce malheureux peuple. La moisson de l’année précédente avait complètement manqué dans plusieurs parties du pays. Aussi, en raison de ces circonstances et de la négligence avec laquelle la France expédiait les provisions qu’on lui demandait si instamment, tous les vivres s’élevèrent à un prix fabuleux. Pour remédier à ces malheurs autant que possible, la milice fut licenciée après la prise du fort Henry, et les hommes renvoyés chez eux pour aider aux travaux de la moisson. Des pluies incessantes tombèrent pendant toute la belle saison, détruisant les dernières espérances des infortunés colons ; enfin, pour comble de malheur, la récolte fut encore plus mauvaise que celle de l’année précédente.

La situation du Canada, malgré les succès qui accompagnaient généralement ses armes, devenait chaque jour de plus en plus triste et désespérée. Quand l’hiver arriva, l’armée fut dirigée sur l’intérieur ; et à cause de l’extrême cherté des provisions, et des reproches qu’on ne cessait de faire au gouvernement, reproches qui devenaient encore plus vifs par le honteux système de pillage et de péculat exercé sous l’autorité de l’intendant Bigot, de Montcalm ne put entrer en campagne, pour suivre les mouvements des troupes anglaises, que très tard l’année suivante.

De Montarville, peu de temps après l’arrivée de son régiment à Montréal, obtint un congé et partit pour Villerai ; certain d’avoir, après les heureux résultats de la dernière campagne, un bienveillant accueil de la part de patriotes aussi ardentes que mademoiselle de Villerai et sa tante. En réalité, il désirait secrètement, en route, avoir reçu quelque égratignure ou coup de sabre, pour mériter encore davantage leur sympathie. Cependant, se disait-il à lui-même en souriant, j’aurai encore beaucoup de temps et d’occasions d’obtenir l’un et l’autre, avant que la guerre finisse.

Son arrivée fut comme un rayon de soleil pour les habitants du manoir. Car les bruits contradictoires et les rapports que l’on ne cessait de fabriquer et de répandre chaque jour, joints aux souffrances des habitants causées par la rareté croissante des provisions, qui commençaient déjà à se faire grandement sentir dans les districts ruraux, avaient répandu dans ces murs ordinairement si joyeux, un nuage de tristesse qu’ils n’avaient peut-être jamais connu.

Blanche reçut son amant avec une vive amitié, doublement flatteuse à cause de son caractère ordinairement si réservé ; et de Montarville ne cessait de se demander ensuite, autant peut-être pour s’accuser lui-même secrètement que pour se féliciter : Ne dois-je pas être extraordinairement heureux de posséder l’amour et l’estime d’un cœur si noble ?

Cependant, il n’avait pas oublié sa promesse à Charles Ménard ; et le lendemain de son arrivée, il se rendit au salon avec l’intention de demander à madame Dumont le lieu où demeurait Rose. À sa grande surprise, le premier objet qu’il vit fut Rose elle-même, l’aiguille à la main et agenouillée au pied du fauteuil de Mme Dumont, occupée à renouveler la couverture en damas de son coussin.

En entendant la porte s’ouvrir, elle tourna la tête et reconnut Gustave. Un regard de surprise anima sa figure, et ses joues et son front devinrent cramoisis. Qu’elle s’en voulait à elle-même pour cette preuve involontaire de son émotion ! Combien elle blâmait, elle maudissait l’agitation qui faisait trembler ses petits doigts, de manière à lui rendre presque impossible la continuation de son ouvrage ! Sa confusion augmenta encore quand de Montarville s’approcha d’elle et commença le récit du message que lui avait confié le pauvre Ménard. Elle écouta, les yeux baissés, sans oser les lever une seule fois ; mais quand il vint à raconter la mort édifiante du jeune soldat, et qu’il lui eut répété ses paroles touchantes, des pleurs coulèrent le long des joues de la jeune fille et se répandirent comme de brillants diamants sur le damas qu’elle tenait encore à la main.

Que de Montarville trouva fascinatrice cette jeune et douce figure ! Avec quelle exactitude, avec quelle attention il observait les différentes émotions qui la troublaient, sans s’apercevoir de l’expression de profonde admiration peinte sur sa propre physionomie.

Tout à coup la porte s’ouvrit, et Blanche de Villerai apparut avec un joyeux sourire sur le visage ; mais la gaieté de ce sourire diminua instantanément. Pourquoi ? Avait-elle attribué à son amant les pensées et les sentiments peints sur sa figure ? Ou bien seulement son air attentif et profondément admirateur pendant qu’il se tenait auprès de Rose, avait-il frappé douloureusement sa fiancée ? On ne sait, mais la contenance de cette dernière devint plus sérieuse, et elle s’assit sans regarder davantage ni l’un ni l’autre de ses compagnons, de Montarville, un peu déconcerté, s’arrêta, et Rose, croyant le récit achevé, le remercia timidement ; et souhaitant le bonjour à Mlle de Villerai, elle quitta le salon, son ouvrage à la main. Comme elle passait près de Blanche, celle-ci jeta sur elle un regard vif et inquisiteur. Il n’y avait dans ce coup d’œil ni jalousie ni dédain, mais seulement une expression de curiosité qui n’aurait pas manqué d’étonner grandement Rose, si elle s’en fût aperçue.

Malgré tous les efforts de mademoiselle de Villerai, il y eut pendant quelque temps une légère froideur dans ses manières vis-à-vis de de Montarville. Celui-ci, non seulement s’en aperçut, mais avec la singulière faiblesse de certaines gens en pareille occasion, il la ressentit profondément. Cependant il commença aussitôt le récit de son aventure avec Charles Ménard ; et sous l’influence de ces tristes pensées, le nuage qui pesait sur le front de Blanche se dissipa bientôt. La transition de ce sujet aux scènes de danger et de courage par lesquelles il venait de passer, était facile ; et pendant plus d’une heure, il occupa l’attention de sa compagne par des récits et des anecdotes auxquels sa manière agréable de raconter ajoutait un charme particulier. Ensuite graduellement, imperceptiblement il en vint à un sujet plus délicat, et fit allusion, sans en parler expressément, aux liens si sacrés et si forts qui devaient un jour les unir l’un à l’autre.

Blanche de Villerai ne trahit que fort peu d’embarras, encore moins d’émotion, en écoutant dans un complet silence les brûlantes paroles de de Montarville ; et quand enfin il lui demanda passionnément de fixer elle-même le temps où les promesses qui les unissaient seraient rendues irrévocables par la bénédiction de l’Église, elle leva ses beaux yeux et lui demanda avec calme :

— Pensez-vous que nous nous connaissons assez, bien plus, que nous nous aimons suffisamment pour en venir là ? Oui, assez, assez, en levant la main comme pour arrêter le torrent de protestations prêtes à s’échapper des lèvres de son amant. Nous sommes tous deux bien jeunes, Gustave, et nous avons devant nous tout le temps nécessaire pour réfléchir et sonder nos cœurs, avant d’entreprendre témérairement une démarche que nous pourrons peut-être regretter plus tard, mais sur laquelle nous ne pourrons jamais revenir.

De Montarville, piqué, reprit avec un calme contrastant singulièrement avec l’ardeur qu’il venait de déployer :

— Mais ne pensez-vous pas, Blanche, que les désirs de nos parents défunts, qui souhaitaient si vivement notre union, devraient être sacrés pour nous ?

— Oui, jusqu’à un certain point. Si, à l’expiration d’une période assez longue pour nous permettre de nous connaître l’un l’autre parfaitement, nous trouvons qu’un amour mutuel nous anime, nous réaliserons alors les désirs sacrés dont vous parlez ; mais si c’est le contraire, nous serons réellement et définitivement libres.

— Et, Blanche, quelle sera la longueur de ce temps d’épreuve ? demanda-t-il en s’efforçant vainement de cacher la peine et le désappointement que trahissaient tout à la fois sa physionomie et sa voix.

— Cela dépendra des circonstances, reprit-elle avec un sourire indéfinissable. Peut-être jusqu’à la fin de la guerre.

— Peut-être mademoiselle de Villerai compte-t-elle sur la chance que j’ai de me faire tuer dans la prochaine campagne : cela déciderait d’une manière prompte et péremptoire la malheureuse question de notre union.

Blanche sourit :

— Si j’avais fait le moindre calcul, Gustave, répondit-elle, ce que je nie complètement, ç’aurait plutôt été sur les chances que vous avez d’un prompt avancement ; de devenir, par exemple, major ou colonel de votre brave régiment.

— C’est vrai, mademoiselle, reprit-il avec une froide gravité. Je ne dois pas oublier combien un pauvre lieutenant comme moi a peu de droits à la main de la seigneuresse de Villerai. Et avec une vivacité qu’on remarquait quelquefois dans son caractère, il salua sa fiancée et sortit de la chambre.

Un instant après, il marchait rapidement sur un chemin glacé et couvert de neige, en se disant :

— Eh bien ! peu importe ce qui arrivera maintenant, le blâme en retombera sur elle. Je voulais sincèrement presser notre mariage, tandis que je puis encore répondre de mon cœur et de mes affections ; elle a refusé, obstinément refusé ; à présent, arrive qui peut, ce sera sa faute.

Il aurait pensé bien autrement et avec beaucoup moins de précipitation s’il avait pu voir Blanche, dans la chambre où il venait de la quitter, la tête tristement appuyée sur la main.

— Oui, oui, murmurait-elle en soupirant, j’ai agi pour le mieux. Qu’il étudie son cœur encore indécis, et qu’il s’éprouve lui-même avant de prononcer un vœu irrévocable et terrible. Mieux vaut pour moi être maintenant un peu blessée dans mon amour-propre, et même dans mes affections, que de souffrir plus tard cruellement et continuellement, épouse dédaignée et peut-être négligée.


VII


C’était pendant une froide nuit d’hiver ; mais, dans la chaude maison de Joseph Lauzon, il régnait un esprit de gaieté rarement toléré par la maîtresse du logis, vrai despote féminin. C’était l’anniversaire de son mariage avec le malheureux Joseph, ce mariage que tous les jours il regrettait si amèrement. Cependant, malgré le peu de bonheur que les deux époux y avaient trouvé, madame Lauzon persistait à fêter chaque année cet anniversaire avec une grande pompe, montrant par là un défaut de jugement inexprimable, qu’on rencontre souvent même chez des personnes d’un rang plus élevé dans la société.

Tout allait pour le mieux. Les danseurs déployaient une vigueur de jarrets infatigable, digne des fameux derviches trembleurs ; tandis que l’orchestre, composé d’un unique violon un peu asthmatique, se montrait également puissant. On avait fait bonne justice du souper ; les talents culinaires de l’hôtesse avaient été vantés de manière à satisfaire la vanité la plus exigeante, et la digne femme, pleine d’importance et de sourires, car elle savait feindre la douceur quand elle le voulait, allait d’un convive à l’autre, adressant à chacun une plaisanterie ou un mot d’amitié.

Une heure venait justement de sonner. Le petit groupe placé autour du poêle, recevait à chaque instant du renfort de ceux qui quittaient la danse. Le cercle qui commençait ainsi à s’agrandir si promptement au détriment des autres amusements, était enveloppé d’un nuage de fumée de tabac qui le tenait caché au reste de la société.

Pourtant ni la force du narcotique canadien, capable de rivaliser avec celui de la Virginie, ni l’immense chaleur émise par l’énorme poêle double, ne paraissaient le moins du monde incommoder les membres même les plus délicats de l’assemblée ; car c’est l’atmosphère à laquelle le Canadien est accoutumé dès le berceau.

Dans le petit cercle que nous venons de mentionner, on remarquait facilement un homme de haute taille et qui paraissait être d’une force herculéenne. Son épaisse barbe noire, extraordinairement crépue et mêlée, ses longs cheveux raides et lisses, son teint bruni par le soleil et s’approchant beaucoup de la couleur basanée des aborigènes ; enfin un certain air farouche et demi-sauvage empreint sur toute sa physionomie, le faisaient immédiatement reconnaître comme appartenant à cette classe d’hommes renommés, les voyageurs canadiens. De larges anneaux d’or ornaient ses oreilles ; il était chaussé de mocassins indiens, décorés de rassades de différentes couleurs avec une étrange profusion.

Cet invididu remarquable, dont le nom était Baptiste Dufault, surpassait tous ses semblables en trois points. Il était le plus infatigable fumeur, le plus impassible buveur et le meilleur conteur de la paroisse. Ses récits étaient aussi excentriques que grotesquement terribles, et les histoires merveilleuses qu’il avait entendu raconter par ses compagnons pendant ses voyages sur les rivières du Nord-Ouest, ou en fumant la pipe autour du feu des chantiers, étaient soigneusement logées dans sa mémoire, prêtes à paraître au jour à la première occasion.

Quand le cercle dont il était le membre le plus important, fut fatigué de discuter les chances de succès de la prochaine campagne, et, ce qui les touchait de plus près, la famine qui, après avoir accablé d’une manière impitoyable les habitants des villes et des grands centres, commençait à se faire sentir parmi eux, Baptiste Dufault fut pressé par plusieurs du groupe de faire diversion aux amusements de la veillée, en leur racontant une de ses histoires merveilleuses.

— Oui, oui, père Baptiste, s’écria l’un des jeunes gens. Et, je vous en prie, donnez-nous-en une aussi merveilleuse et aussi terrible que les deux dernières, l’une à propos du chasseur sauvage sans tête sur les bords de la rivière Rouge, et l’autre touchant ce chien fantôme qui avait suivi à la nage le canot d’un voyageur pendant toute une nuit.

Baptiste Dufault n’avait pas coutume de se faire prier : aussi, après avoir jeté sur le dernier qui venait de parler un regard fixe, ressemblant autant à une menace qu’à un signe d’assentiment, il posa sa pipe ; et, passant la main dans la ceinture rouge qui lui ceignait les reins, il commença par annoncer à son auditoire attentif que l’aventure qu’il allait raconter, tout incroyable qu’elle pouvait paraître, lui avait été contée par un sien oncle, un vieux voyageur, qui en avait été lui-même le héros, et dont la véracité avait toujours été considérée comme irréprochable. Trouvant cette manière de parler plus forte et plus dramatique, et voulant aussi imiter davantage le récit original qui lui en avait été fait, Baptiste s’exprima à la première personne, supposant toujours, comme de raison, que c’était le héros lui-même qui parlait :

« C’était par une belle soirée du mois de mai ; l’hivernement était terminé. Nous venions de laisser l’Ottawa et nous entrions dans la rivière des Prairies : nous n’étions qu’à quelques milles de chez mon père, où je me proposais d’arrêter un moment, avec mes compagnons, avant d’aller à Québec, où nous descendions plusieurs canots chargés des plus riches pelleteries et d’ouvrages indiens que nous avions eus en échange contre de la poudre, du plomb et de l’eau-de-vie. Comme il n’était pas tard et que nous étions passablement fatigués, nous résolûmes d’allumer la pipe à la première maison et de nous laisser aller au courant jusque chez mon père.

À peine avions-nous laissé l’aviron, que nous apercevons sur la côte une petite lumière qui brillait à travers trois au quatre vitres, les seules qui n’avaient pas encore été remplacées par du papier. Comme habitant de l’endroit et le plus jeune de la troupe, l’on me députe vers cette petite maison pour aller chercher un tison de feu. Je descends sur le rivage et je monte à la chaumière.

Je frappe à la porte ; on ne me dit pas d’entrer ; cependant j’entre. J’aperçois sur le foyer, placés de chaque côté de la cheminée, un vieillard et une vieille femme, tous deux la tête appuyée dans la main, et les yeux fixés sur un feu presque éteint qui n’éclairait que faiblement les quatre murs de cette maison, si toutefois l’on peut appeler cela maison. Je fus frappé de la nudité de cette misérable demeure. Il n’y avait rien, rien du tout, ni lit, ni table, ni chaise.

Je salue aussi poliment que me le permettait mon titre de voyageur des pays d’en haut, ces deux personnages à figure étrange et immobile : politesse inutile, on ne me rend pas mon salut, on ne daigne seulement pas lever la vue sur moi.

Je leur demande la permission d’allumer ma pipe et de prendre un petit tison pour mes compagnons qui sont sur la grève ; pas plus de réponse, pas plus de regard qu’auparavant. Je ne suis ni peureux, ni superstitieux ; d’ailleurs, j’avais déjà eu des aventures de cette sorte dans le Nord ; eh bien ! n’eût été la honte de reparaître devant mes compagnons, sans feu, eux qui avaient vu et qui voyaient encore la petite fenêtre éclairée, je crois que j’aurais gagné la porte et que je me serais enfui à toutes jambes, tant était effrayantes l’immobilité et la fixité des regards de ces deux êtres.

Je rassemble, en tremblant, le peu de force et de courage qui me restait, je m’avance vers la cheminée, je saisis un tison par le bout éteint et je passe la porte. Chaque pas qui m’éloignait de cette maudite cabane, me semblait un poids de moins sur le cœur. Je saute dans mon canot avec mon tison et le passe à mes compagnons, sans souffler mot de ce qui venait de m’arriver : on eût ri de moi.

Chose étrange ! Ce feu ne brûlait pas plus leur tabac que si c’eût été un glaçon.

— Nom de Dieu ! dit l’un d’eux, qui l’avait tenu plusieurs instants sur sa pipe, mais sans succès, que signifie cela ? ce feu-là ne brûle pas !

J’allais leur raconter ma silencieuse réception à la cabane, sans craindre de trop faire rire de moi, puisque le feu que je rapportais ne brûlait pas, du moins le tabac, lorsque tout à coup la petite lumière de la cabane éclate comme un incendie, disparaît avec la rapidité d’un éclair et nous laisse dans la plus profonde obscurité. Au même instant on entend des cris de chat épouvantables ; deux énormes matous, aux yeux brillants comme des escarboucles, se jettent à la nage, grimpent sur le canot, et cela, toujours avec les miaulements les plus effrayants. Une idée lumineuse me traverse la tête : Jette-leur le tison, criai-je à celui qui le tenait ; ce qu’il fait aussitôt. Les cris cessent, les deux chats sautent sur le tison et s’en retournent à la cabane, où la petite lumière reparaît aussitôt[2]. »

Ici, Baptiste termina brusquement son récit, il reprit sa pipe, montrant par là que l’histoire était finie. Il y eut un court intervalle de silence ; mais tout à coup André Lebrun, l’amant malheureux de la jolie Rose, s’écria avec vivacité :

— C’est une assez bonne histoire, père Baptiste, mais un peu difficile à croire. Pour ma part, je dois avouer qu’elle me paraît suspecte.

Le vieux voyageur ôta sa pipe de sa bouche, et mesurant avec calme le jeune paysan d’un regard de profond mépris :

— Comme de raison, André Lebrun, répondit-il, comment pourrais-tu croire cela, toi dont les plus grandes aventures n’ont jamais été probablement que le meurtre de quelque veau récalcitrant, pour le marché, ou la chasse d’une misérable corneille ravageant tes champs ?

Des éclats de rire accueillirent cette brusque réponse, tandis que André Lebrun, la figure aussi rouge que le fameux tison de l’histoire, murmurait son opinion à l’oreille d’une jeune fille qui était à ses côtés.

— Quand l’oncle de Baptiste, disait-il tout bas, a vu ces merveilles, il était probablement sous l’influence de nombreuses libations de rhum ou d’eau-de-vie, dont les voyageurs d’alors ne se privaient guère.

Les commentaires que l’on fit sur le dernier conte, furent très nombreux. Quelques-uns laissaient entrevoir leur incrédulité, d’autres déclaraient gravement qu’il était souvent arrivé des choses plus étranges et plus terribles, et qu’il en arriverait encore bien d’autres ; tandis qu’un troisième parti, craignant prudemment de se compromettre, se contentait de faire des inclinations de tête qui pouvaient tout aussi bien se prendre pour des signes d’assentiment que de dissentiment.

À la fin, l’un des vrais croyants s’écria avec énergie :

— Diantre ! pourquoi ne serait-ce pas vrai ? Moi aussi, je puis vous raconter une histoire, mais une histoire véritable, aussi effrayante que celle de Baptiste.

— En étiez-vous le héros, M. Michel ? demanda coquettement une jeune fille aux cheveux noirs, dont les lèvres souriantes étaient loin d’exprimer une croyance sincère dans ces merveilles.

— Non, mademoiselle Marie ; mais je l’ai entendu raconter par le fils de celui à qui l’aventure est arrivée ; et j’espère que c’est là une autorité suffisante pour une petite fille comme vous. Eh bien ! mon histoire est au sujet d’un loup-garou.

À ce nom effrayant, la plupart des auditeurs devinrent involontairement plus sérieux ; car de toutes les étranges fictions qu’a créées l’imagination superstitieuse des paysans canadiens, il n’en est pas de plus accréditée ni de plus redoutée que celle du loup-garou ; et il y a quelques années elle était universellement adoptée. Aujourd’hui même, dans certaines paroisses, mentionner ce nom le soir suffit pour faire pâlir.

— Mais, dites-nous donc, M. Michel, demanda à son voisin une tranquille petite fille de quinze ans, assise à côté de l’homme aux cheveux gris, qu’entendez-vous réellement par loup-garou ?

— Un loup-garou, mon enfant, comme chacun ici le sait, c’est un homme qui s’est abandonné à toutes sortes de crimes et de vices pendant sept ans, sans jamais penser à Dieu. Au bout des sept années, le diable acquiert sur lui un certain pouvoir et le change en une bête effrayante, condamnée à errer pendant la nuit dans des lieux solitaires, jusqu’à ce qu’il recontre quelqu’un qui ait le courage de le délivrer, en le blessant assez pour le faire saigner. Mais pour commencer mon récit, plusieurs d’entre vous, mes amis, avez été à Montréal, n’est-ce pas ?

Plusieurs signes de tête répondirent affirmativement.

— Eh bien, vous connaissez ce chemin sauvage et solitaire, qui conduit par la Côte-des-Neiges à St-Laurent[3]. Près de l’endroit où il commence au pied de la montagne, il y a une petite maison en ruines ; les ronces et la mousse y séjournent librement, rarement foulées par quelques touristes indiscrets qui peut-être, comme moi, ont entendu raconter cette histoire.

En 1706, cette maison n’était guère en meilleur état qu’elle n’est aujourd’hui : portes, fenêtres, contrevents, tout était fermé. Les voyageurs la croyaient abandonnée, et en effet, elle en avait bien l’air. Mais les voisins se rappelaient que cette maison avait eu autrefois des habitants à l’aise, à en juger par leur manière de vivre. Depuis quatre ans déjà, on n’y voyait plus de signe de vie que de temps à autre, pendant la nuit. Parfois une lumière incertaine, vacillante, paraissait à une fenêtre. Tout le monde s’éloignait de cette maison maudite ou enchantée. Le cavalier qui allait passer la veillée avec sa blonde, faisait un long détour, en chantant à tue-tête, et hâtait le pas quand il se trouvait vis-à-vis de cette maison. Quelques-uns, plus hardis que les autres, avaient osé s’approcher à quelques pas de la maison, mais c’était pour la première et la dernière fois ; le bruit des chaînes, les cris plaintifs, les miaulements, que sais-je enfin ? leur avaient fait prendre la fuite.

Les voisins commençaient à devenir rares comme les justes dans Sodome, tant ce voisinage était terrible, effrayant, Vingt fois on tenta de se rendre à la maison, vingt fois la terreur fit abandonner un projet aussi insensé.

Un jour, pourtant, un cultivateur de St-Laurent, bien dévot au patron de sa paroisse, passait par la montagne, vers trois heures de l’après-midi. Le soleil dardait ses rayons les plus ardents sur le sol brûlant et poussiéreux. Notre voyageur, fatigué, prit le parti de faire une halte dans la montagne, à la première maison qu’il trouverait sur sa route. C’était justement chez un des voisins de la maison terrible. Il frappe à la porte, il entre, il salue, et va s’asseoir tranquillement après avoir demandé l’hospitalité. Deux hommes assis dans un coin de la maison conversaient en fumant.

— Dis donc, Pierre, disait l’un d’eux, sais-tu que tu n’es pas prudent de demeurer si près de la… tu sais ?

— J’y ai déjà pensé, Baptiste ; je commence à avoir peur. Chaque soir, j’entends des bruits étranges autour de ma maison ; puis, il y a deux jours, j’ai vu… à vingt pas de ma porte… à minuit… une bête noire… mais curieuse : tu n’en as jamais vu comme ça.

— À ta place, Pierre, je m’en irais. Sais-tu ce que je pense, moi, Pierre ? je pense que c’est un revenant qu’il y a là. Il y a des revenants, va, je t’assure.

— Mais alors, Baptiste, pourquoi ne pas y aller une bonne fois, avec des fusils, une bande de vingt hommes, par exemple ?

— Pauvre Pierre, que veux-tu faire avec des fusils contre des revenants ? C’est inutile ; quand on est mort, c’est pour toujours. Leurs esprits reviennent, mais pas leurs corps. Un de mes oncles est mort de même ; il avait essayé de tirer son fusil comme ça, sur un revenant : le fusil a viré bout pour bout, et le coup lui a porté dans l’estomac. Pauvre oncle ! c’était un bon homme, mon oncle, comme ils sont rares aujourd’hui.

Le voyageur avait écouté cette conversation avec une inquiète curiosité. Dix fois, il avait tenté de les interrompre : enfin, n’y tenant plus : Excusez, mes amis, sans vous interrompre, il y a longtemps que j’entends dire qu’il y a quelque chose de même dans la montagne ; est-ce bien loin d’ici, cette maison ?

— Non, c’est la troisième.

— Est-ce qu’on ne pourrait pas y aller ?

— Ah ! oui, je voudrais bien… fiez-vous-y ; il y en a bien d’autres que vous qui ont déjà essayé, mais si vous saviez…

— Cette bête dont vous parlez, est… noire ? est-elle grande, cette bête-là ?

— Comme un homme à quatre pattes, à peu près.

— Je gage que c’est un loup-garou !

— Un loup-garou !

— Oui, un loup-garou, c’est fait de même ; c’est noir, et c’est comme un homme à quatre pattes. J’en ai vu deux, et j’en ai délivré un par chez nous.

— Ah ! mon Dieu, puisque vous connaissez ça, vous pouvez nous rendre un grand service !

— J’en ai délivré un, et un dur, allez, qui l’était depuis dix ans.

Les trois hommes se dirent encore quelques mots, et tout fut convenu.

— À minuit, donc ! dit le voyageur ; c’est toujours à minuit qu’il faut les délivrer. Allons nous coucher, et à minuit nous partirons.

Notre voyageur s’endormit d’un profond sommeil, les deux autres ne purent fermer l’œil. À onze heures et demie ils étaient debout.

— Un couteau ! il me faut un couteau ! Vous allez me suivre tous les deux à distance, et ne faites pas de bruit… au moindre bruit… vous entendez ? il ne faut pas souffler.

Tous trois partirent à pas de loup, le voyageur en apparence sans émotion, et les deux autres tremblant de tous leurs membres. Un clair de lune magnifique, comme il est toujours dans la montagne, allait éclairer une scène terrible.

Quand ils furent à cinquante pas de la maison :

— Je n’avance plus, dit Baptiste.

— Moi non plus, dit Pierre.

— Avancez, avancez !

Et les deux peureux, fascinés par une voix impérieuse, avancèrent en tremblant.

À vingt pas de la maison, le voyageur s’arrête, et d’un ton solennel :

— Restez ici ; ne bougez plus, attendez-moi, tout sera bientôt fini.

Alors il tire de sa poche un long couteau, et passe son pouce sur la lame, pour s’assurer qu’elle était bien aiguisée.

Il avance, il marche le plus légèrement possible : on eût dit qu’il ne portait pas sur la terre. Il arrête… penche la tête, regarde… rien. Il avance de nouveau, s’arrête encore…

— Qu’entends-je ? s’écrie-t-il.

Un bruit affreux se fait entendre, des cris, des blasphèmes, des miaulements, des hurlements, des gémissements, répétés par mille voix criardes, plaintives, infernales. Son sang se glace… il faiblit… Reprenant courage, il avance encore, et se trouve en face de la maison ; il se bouche les oreilles pour ne pas entendre le sabbat des démons. Une sueur froide comme celle de la mort coule de son front ; il s’appuie sur un vieil arbre. La lune jetait sur la maison une clarté douteuse ; mille fantômes effrayants se présentaient à son imagination…

Après deux minutes d’attente, il entend un bruit de pas ; il lève la tête, il regarde ses compagnons qui ne bougeaient pas. Il tourne la tête, et il aperçoit, à l’un des angles de la maison, quelque chose de noir, d’une forme singulière. Rassemblant toutes ses forces, il examine de nouveau son couteau, court, tête baissée, sur l’objet qu’il vient d’apercevoir, fait un grand signe de croix, et lance son couteau de toutes ses forces. Un bruit épouvantable se fait entendre dans la maison, et s’apaise aussitôt. Une voix crie : Minuit ! merci ! et en même temps un homme se précipite dans les bras de son sauveur.

— Ah ! Michel !

— Ah ! Jacques !

C’était un ami d’enfance, loup-garou depuis six ans, que notre voyageur venait de délivrer.

Quand Michel eut fini son conte, les incrédules, s’il y en avait, gardèrent prudemment en eux-mêmes leurs pensées de doute ; un seul osa demander ce qui serait arrivé si l’étranger eût failli dans sa courageuse tentative.

— Eh bien ! je suppose que le loup-garou l’aurait dévoré.

Ici madame Lauzon, trouvant que la compagnie commençait à devenir trop sérieuse, pour un jour aussi joyeux, pria l’un des jeunes gens de chanter une chanson bien connue de tous, et à laquelle la plus grande partie de la compagnie répondit gaiement, sinon très harmonieusement.

Et maintenant, le lecteur qu’aura intéressé notre gentille Rose, demandera peut-être où elle se tint pendant toute la soirée, et pourquoi nous n’avons pas prononcé son nom une seule fois.

Nous devons avouer franchement que madame Lauzon, singulièrement jalouse de ses droits d’unique maîtresse de la maison, l’avait laissée là où elle aurait toujours voulu la voir, si c’eût été possible, en arrière des autres, ne se distinguant de toutes les jeunes filles qui l’entouraient que par la rare amabilité de ses manières et l’exquise douceur de son regard et de sa voix. Malgré toutes ces précieuses qualités, elle était généralement regardée comme très fière, non seulement par les jeunes gens, dont elle écoutait les gros compliments avec une grande froideur, mais aussi par ses jeunes compagnes, qui ne trouvaient pas en elle un goût bien prononcé pour les cancans féminins et les interminables discussions touchant les mérites et les défauts des cavaliers du village. Pauvre enfant ! elle était bien en dehors de sa sphère : de telles scènes, de telles conversations, de tels sujets étaient loin de convenir à sa belle âme ; aussi elle alla se reposer, ce soir-là, la tête malade et le cœur bien triste.


VIII


Les jours se succédaient assez paisiblement au manoir, sans rien amener de nouveau. Cependant un œil observateur aurait deviné que sous ce calme apparent il y avait des éléments de discorde prêts à éclater. Blanche, tranquille et calme, vaquait comme d’ordinaire à ses occupations domestiques, tandis que son fiancé, agité et préoccupé, était parfois d’une humeur irritable. Soit que son esprit naturellement actif se révoltât contre la complète inaction dans laquelle il était plongé, soit que son orgueil fût blessé de la réserve, un peu froide de mademoiselle de Villerai ; ou enfin soit qu’un autre sentiment secret, connu seulement de son propre cœur, le dominât, Gustave n’était certainement plus aussi gai ni aussi joyeux que pendant cette sombre après-midi de décembre où nous avons fait sa connaissance.

Telle étant son humeur, il n’est pas difficile de comprendre comment, malgré sa position en apparence digne d’envie, il vit la fin de son congé approcher sans de grands sentiments de regret. Il n’était plus maintenant qu’à deux jours de cette époque, et par une belle après-midi, Blanche étant retenue à sa chambre par une violente migraine, il partit pour faire une longue marche, heureux d’échanger la conversation un peu monotone de madame Dumont et la température excessivement élevée que cette digne dame affectionnait tant, contre la solitude et l’air pur et frais des plaines couvertes de neige.

Pour se préserver du froid, il marchait d’un pas très rapide, et en arrivant à un espace étroit où le sentier solitaire qu’il suivait était coupé par un autre, il se trouva tout à coup, contre toute attente, en face de Rose Lauzon.

Il l’accosta immédiatement, en souriant, avec une politesse pleine de déférence, et continua de marcher à ses côtés, prenant plaisir à considérer ses yeux baissés, sa joue d’un vif incarnat, son trouble, et l’évidente contrariété qu’elle éprouvait d’être ainsi accompagnée.

Avec cette manière gracieuse et aimable qui lui était particulière, Gustave lui parla de son père, d’elle-même, de sa position ; ensuite il fit allusion à son prochain départ, rappela le triste sort du jeune Ménard, en un mot il toucha à tous les sujets qui pouvaient lui fournir un prétexte de prolonger l’entretien. Sa satisfaction cependant était loin d’être partagée par sa compagne, dont l’embarras augmentait à chaque instant. Enfin, incapable de maîtriser davantage son trouble, elle lui dit timidement :

— Pardon, monsieur, mais quoique vous soyez assez bon pour ne pas considérer que je ne suis qu’une pauvre fille de campagne, moi, je ne dois pas l’oublier. Il faut nous séparer ici, et elle s’arrêta brusquement, attendant qu’il prît les devants.

— Non, Rose, reprit-il amicalement de sa voix la plus douce : c’est pousser trop loin l’humilité ; c’est être particulier au delà des limites. Quel mal fais-je ici ?

— Il n’est pas convenable, monsieur, reprit-elle avec une fermeté qui ne lui était pas ordinaire, que M. de Montarville, le riche et noble fiancé de mademoiselle de Villerai, marche et converse avec une pauvre fille comme moi, comme si j’étais son égale.

— Pensez-vous, Rose, que je vous regarde comme une inférieure ? reprit-il avec vivacité, surpris de se voir oublier son sang-froid ordinaire. Remarquant, toutefois, le regard étonné et inquiet qu’avait causé sa dernière exclamation, il ajouta doucement :

— Nos positions dans la vie peuvent être différentes, mais certainement la nature humaine est la même dans toutes les classes ; et il nous est permis d’échanger des marques de courtoisie, et d’avoir de la sympathie l’un pour l’autre, sans déroger en aucune manière à ce qui est dû à nos positions respectives dans l’échelle sociale.

Mais l’esprit pur et droit de la jeune villageoise n’était pas sophistique, et elle reprit avec plus de conviction qu’auparavant :

— M. de Montarville, laissez-moi passer. Je ne comprends pas peut-être tout ce que vous venez de me dire, mais je sais qu’il n’est pas bien de votre part de me retenir ainsi. Je vous en prie, laissez-moi !

— Bien ; qu’il soit fait comme vous désirez, reprit-il. Pour tout au monde, gentille enfant, je ne voudrais vous affliger, ni vous troubler.

— Trop tard ! trop tard ! murmura la jeune fille d’une voix de détresse ; et en même temps, une jolie carriole traînée par un cheval canadien des plus petits, mais des plus vigoureux, vint rapidement de leur côté.

C’était le curé du village. En apercevant les deux jeunes gens, il montra un vif étonnement, mais revenant aussitôt, il répondit au salut respectueux de de Montarville par une légère et froide inclination de tête, et jetant un regard inquiet et sévère sur Rose, il continua rapidement son chemin.

— Oh ! M. de Montarville ! s’écria tristement la jeune fille, les yeux remplis de larmes ; voyez ce que vous avez fait ! Que dira, que pensera de moi M. le curé ?

— Comment, Rose ? mais c’est de l’enfantillage, cela, reprit vivement Gustave, irrité contre le bon curé, qu’il regardait comme la seule cause de son chagrin. J’irai moi-même au presbytère, de suite, et je lui expliquerai tout, si vous le désirez ; mais je dois avouer que si cette bagatelle peut vous faire tort dans l’estime de M. Lapointe, je suis réellement étonné de l’étroitesse de son esprit.

— Oh ! je ne vous demande rien, sinon que vous me quittiez tout de suite, reprit-elle tout agitée.

— C’est bien, Rose ; mais assurez-moi d’abord que vous me pardonnez franchement le trouble et la peine que je viens de vous causer. Pour preuve, donnez-moi la main et dites-moi adieu, car je quitte Villerai demain. Si, comme le pauvre Ménard, je succombe pendant la guerre, je sais que votre bon cœur vous inspirera un souvenir pour moi dans vos prières, comme vous avez fait pour lui.

Avec une vive émotion Rose plaça sa petite main dans celle de Gustave, qui, cédant à l’impulsion du moment, la pressa affectueusement sur ses lèvres. Avant qu’elle eût le temps de le prévenir, il était déjà loin, se précipitant à travers la neige profonde aussi rapidement que si une fortune eût dépendu de la vitesse de sa marche.

Tout à coup il s’arrêta en s’écriant :

— Suis-je donc insensé pour en agir ainsi ? Pourquoi, pourquoi n’ai-je pas tout d’abord rencontré cette créature angélique ? ou plutôt, pourquoi suis-je lié à une autre par des liens d’honneur aussi forts ?


IX


Le soir du jour où eut lieu cette rencontre, de Montarville parut plus préoccupé que ne l’avait encore vu sa fiancée. Son regard inquiet, et l’agitation que l’on remarquait dans ses gestes et ses manières, disaient clairement qu’il était sous l’influence d’une très forte émotion. Madame Dumont, sincèrement convaincue que la prochaine séparation de Gustave d’avec sa jolie fiancée en était la seule et unique cause, se montra pleine de prévenance et de compassion, se hasardant parfois à dire qu’elle espérait que le temps viendrait bientôt où il n’y aurait plus de ces cruelles séparations. Blanche, plus incrédule ou plus pénétrante, ne paraissait pas partager les conjectures de sa parente, et elle jeta plus d’un regard scrutateur sur son futur, quand il se tenait dans l’embrasure de la fenêtre, regardant le paysage glacé qui allait toujours s’assombrissant, ou lorsqu’il était silencieusement assis, étudiant d’un air distrait les dessins bizarres du tapis.

Le matin du départ le soleil se leva clair et brillant ; c’était un de ces jours qui nous font aimer le froid hiver, un de ces jours où les petits oiseaux blancs voltigent si longtemps autour de nos demeures, tandis que dans la cour des fermes le bétail, fatigué de l’ennuyeuse et obscure étable, se délasse un instant au dehors en tournant de tous côtés des yeux étonnés, éblouis par l’éclatante blancheur de la neige.

Nos deux jeunes gens, Blanche et son fiancé, étaient seuls dans le salon, et se comportaient, il est inutile de le dire, avec un aussi sévère décorum que si cette reine des duègnes, madame Dumont, eût présidé en personne à leur entrevue. Les conjectures sur les résultats de la prochaine campagne et sur les mouvements probables des troupes formaient, tout naturellement, le sujet principal de la conversation. Tout à coup madame Dumont entra, et après des remarques peu importantes, se tourna vers sa nièce en disant :

— N’oublie pas, Blanche, de donner à Gustave ce que tu lui as promis il y a longtemps, ces jolies esquisses des paysages environnants, et aussi un porte-montre en rassades et en chenille.

Blanche répondit par une simple affirmation, tandis que de Montarville se confondait en protestations de reconnaissance et en remerciements.

— Va les chercher, ma chère, continua la vieille dame. Quelques-uns des dessins sont parmi ta musique dans le salon ; et écoute, Blanche, continua-t-elle, comme la jeune fille se levait pour partir, envoie l’une des filles dire à Rose Lauzon que je veux lui parler au sujet de couture, cette après-midi.

— Enverrai-je Fanchette, ma tante ?

— Non, chère, elle se dit malade ce matin. Voyons, qui enverrons-nous ? Elles ont toutes eu une dispute, sur un sujet ou sur un autre, avec cette insupportable madame Lauzon.

Elle s’arrêta un instant et jeta sur ses compagnons un regard interrogateur, comme pour leur demander leur avis, quand le jeune de Montarville lui dit :

— Si vous me le permettez, madame Dumont, je serai très heureux de porter votre message.

Une rougeur très légère passa sur la joue de Blanche, à cette proposition, mais elle ne fit aucune remarque, et comme madame Dumont répondait sans aucun soupçon : Merci, cher Gustave, vous êtes toujours complaisant, toujours prêt à obliger, elle quitta tranquillement la chambre.

De Montarville, sans être tout à fait à l’aise avec sa conscience pour s’être ainsi exposé à la tentation, partit pour remplir sa mission ; mais tous les reproches qu’il put s’adresser à lui-même, furent bientôt oubliés dans l’anticipation du plaisir de rencontrer encore une fois la jeune fille qui, sans qu’il se le fût encore avoué à lui-même, occupait déjà une si grande part de ses pensées. Un seul mot lui suffit pour lui indiquer le lieu de la résidence de Rose, car il se souvenait encore de l’avoir vue auparavant dans le voisinage de sa maison, un jour qu’il était allé faire une promenade à cheval.

Il avait refusé la voiture de madame Dumont, et, sur la route, il se demandait à lui-même dans quelle humeur il trouverait la gentille belle du village. Montrerait-elle à sa vue de la joie, de l’embarras, ou du déplaisir ? Il lui était impossible de le deviner. Mais il était également bien préparé à la rencontre de ces trois différents sentiments ; pourtant, comme nous allons le voir bientôt, il ne l’était nullement aux circonstances dans lesquelles il devait la trouver.

Il frappa à la porte de la maison de Lauzon, mais ne recevant aucune réponse, il suivit la coutume universellement établie dans la campagne, et entra sans plus de cérémonie. Le premier appartement était vide ; mais il s’aperçut immédiatement que le second ne l’était pas, car son oreille fut péniblement frappée par le bruit le plus désagréable du monde, les accents aigres, perçants et élevés d’une femme en colère. D’abord sa figure ne laissa voir qu’une expression de simple désagrément et de dégoût, mais tout à coup elle fit place à la plus grande indignation ; car un ou deux mots pleins de douceur, prononcés par la gentille voix de Rose, et immédiatement suivis d’un déluge de violents reproches de la part de sa vilaine compagne, lui montrèrent que Rose elle-même était l’objet de cette explosion de rage féminine.

— Ne me dis pas que tu ne peux pas aimer André Lebrun, ou que tu ne veux pas l’épouser ! continua la marâtre, d’une voix que l’intensité de la colère rendait de plus en plus perçante. Quel droit as-tu de prendre des airs et des manières comme si tu étais une dame, toi, inutile, bonne à rien, et misérable créature ? Tu devrais être bien fière qu’un homme de moyens comme Lebrun daigne te regarder, au lieu de choisir quelqu’une des autres bonnes et fortes filles de la paroisse, qui serait pour lui un secours au lieu d’être un embarras. Je t’ai déjà dit assez clairement que je ne voulais pas toujours te garder dans ma maison, et si tu persistes à refuser ainsi toutes les chances qui s’offrent de la laisser honorablement, je saurai bien te la rendre assez insupportable ; pour cela, je te le promets.

Incapable de maîtriser davantage sa colère, de Montarville poussa violemment la porte, et après avoir mesuré madame Lauzon d’un regard de dédain qu’elle ne put manquer d’apprécier à sa juste valeur, il se tourna vers sa jeune compagne qui se tenait à quelque distance, les yeux remplis de larmes.

— Madame Dumont voudrait vous voir au manoir, cette après-midi, mademoiselle Rose. Pourrez-vous y venir ? demanda-t-il avec une respectueuse déférence qui irrita doublement madame Lauzon, à cause du contraste frappant avec la manière dont le jeune homme l’avait auparavant elle-même regardée.

— Pouvez-vous y aller, mademoiselle Rose ? Vraiment ! répéta-t-elle, ironiquement, quelle importance nous venons tout à coup d’acquérir. Quoi ! tu seras bientôt aussi grande dame que mademoiselle de Villerai elle-même.

— Silence, femme ! s’écria le jeune de Montarville d’une voix de tonnerre, et presque aussi irrité que madame Lauzon elle-même.

— Un tel langage, à moi, dans ma propre maison ! répondit-elle en supportant sans broncher les regards étincelants du jeune homme. Et qui êtes-vous donc, mon jeune monsieur, pour parler ainsi à madame Lauzon, sous son propre toit ? Un fat, un petit lieutenant, une simple recrue ? Vous n’êtes pas encore notre seigneur, Dieu merci, et vous ne le deviendriez jamais si mademoiselle de Villerai pensait comme moi.

De Montarville, à peine capable de maîtriser davantage sa colère, fit un pas vers elle, et la profonde indignation peinte sur sa figure fit tout à coup cesser l’étonnante volubilité de la virago.

Intimidée, mais non vaincue, elle tourna un regard malin sur sa belle-fille, et s’écria d’un ton sarcastique :

— Ah ! mademoiselle Rose, j’ai donc trouvé à la fin la raison secrète pour laquelle vous avez refusé tous vos humbles prétendants. Quand on a un beau monsieur de la ville sur lequel on compte, on ne peut pas regarder d’un bon œil de pauvres habitants ignorants. Mais prends garde, ma belle, que ta délicate figure de poupée ne t’apporte plus de trouble que de bien.

Ce reproche poussa à bout la patience de Gustave, et avant qu’elle eût fini sa tirade, il la saisit de sa main de fer et la porta jusqu’à la porte du tambour, au travers de laquelle il la poussa sans cérémonie, avec une rapidité et une facilité que l’indignation seule pouvait lui donner, car madame Lauzon n’avait ni la taille ni le poids d’une sylphide. Frappée d’une crainte salutaire, car, se disait-elle, puisqu’il a porté la main sur moi, jusqu’où ne peut pas le pousser sa colère ? et croyant trouver une vengeance plus sûre et plus cruelle qu’en recommençant la dispute, elle saisit un grand châle accroché près de la porte, et s’en couvrant, elle se précipita dans la direction du manoir, afin d’y raconter ses chagrins.

De Montarville ne se trouva pas plus tôt seul avec Rose, que se tournant vers la jeune fille, toute tremblante et toute agitée, qui sanglotait sur son siège, il lui dit d’une voix remplie d’une profonde et tendre sympathie : — Oh ! ma pauvre et gentille enfant, quelle triste vie vous menez ici ! Pouvez-vous, voulez-vous supporter plus longtemps de tels tourments ?

Encore trop émue, elle ne fit aucune réponse, tandis qu’il pensait intérieurement, avec un pénible serrement de cœur, que le seul moyen qu’avait la jeune fille d’échapper à sa triste situation était d’épouser l’un des grossiers prétendants qui recherchaient sa main. La pensée fut terrible, le combat intérieur fut effroyable ; mais avec un suprême effort, se ravisant tout à coup, il s’écria avec passion :

— Rose, vous si belle et si accomplie, oh ! non, vous n’êtes pas faite pour une telle destinée ! Espérez, ayez confiance en moi, et mon amour vous protégera maintenant et toujours contre les peines et les chagrins de la vie !

Étonnée au delà de toute expression, la jeune fille se leva soudainement, repoussa de Montarville avec fermeté, mais en pâlissant.

De Montarville, cependant, saisissant sa petite main, continua avec la même tendresse passionnée :

— Oui, vous m’écouterez et personne ne viendra nous interrompre. Je vous emmènerai avec moi dans la belle France, n’importe où, pourvu que vous soyez uniquement à moi. Parlez, ma bien-aimée, n’en sera-t-il pas ainsi ?

Mais Rose avait maintenant retrouvé sa voix, et d’un ton d’angoisse mêlé de reproche, elle murmura :

— Qu’ai-je fait, M. de Montarville, pour m’outrager et m’insulter de cette manière ? Ah ! je n’attendais pas cela de vous !

— Outrage ! insulte !… répéta-t-il avec étonnement ; mais aussitôt, comprenant ce qu’elle voulait dire, il murmura, de sa voix la plus douce :

— Ah ! pensez-vous, Rose, que je pourrais chercher à faire injure, ou à causer du chagrin ou de la honte à une personne que j’aime tant ? Ah ! non ; vous m’êtes trop chère, et je vous demande d’être mon épouse aimée et honorée, unie à moi devant Dieu et devant les hommes.

La jeune fille leva ses grands yeux noirs, et les tint pendant un instant fixés sur le jeune homme, comme pour lire jusque dans son âme ; mais l’expression de franchise et de noblesse répandue sur toute la physionomie de Gustave, fit comprendre à Rose qu’il n’y avait là ni tromperie, ni moquerie ; et alors, baissant son regard, pendant qu’une vive rougeur colorait sa figure auparavant blanche comme le marbre, elle reprit :

— Ah ! vous ne devriez pas me parler ainsi. N’êtes-vous pas le fiancé de la bonne et noble demoiselle de Villerai ?

— Oh ! ne me parlez pas d’elle, Rose ! reprit-il avec force. Je ne l’ai pas recherchée, je ne l’ai pas choisie pour être ma femme. Nous avons été fiancés l’un à l’autre à notre insu pendant notre enfance ; faut-il qu’un caprice de nos parents soit la cause de notre malheur pendant tout le cours de notre vie ?

— Mais vous ne pourriez faire à une vertueuse et noble dame l’affront de l’abandonner pour une misérable paysanne comme moi, reprit-elle à voix basse.

— Elle ne s’occupe pas de moi, Rose, elle a remis indéfiniment notre mariage, lorsque mon cœur était assez libre pour me permettre de l’épouser.

— Mais elle ne vous a jamais refusé, M. de Montarville, et jusqu’à ce qu’elle le fasse, votre engagement mutuel est aussi sacré que peut le rendre la parole d’un gentilhomme.

— Oh ! vous me rendez fou, Rose, avec vos raisonnements froids et cruels ! Vous ne savez pas combien je vous aime, combien je vous estime. Depuis le premier moment où mon regard s’est fixé sur vous au manoir, vous avez rempli mon cœur. J’ai combattu énormément, avec l’énergie du désespoir, pour bannir votre pensée du lieu que vous aviez gagné, sans aucun effort, sans aucun désir de votre part ; mais en vain, Rose, c’est la destinée qui le veut ! Il faut que vous soyez à moi, et vous serez à moi ! Je sais que vous m’aimez, vous aussi. Autrement vos lèvres ne trembleraient pas ainsi, votre teint ne serait pas aussi mobile. Répondez-moi, n’est-ce pas vrai ?

— Oui, je vous aime vraiment trop, noble et généreux M. de Montarville, reprit doucement la jeune fille, pour vous permettre de vous précipiter ainsi dans une démarche qui ferait votre malheur. Ah ! l’ivresse d’un moment de bonheur serait amèrement expiée par toute une vie de regrets !

— Mais, Rose, si vous n’avez pas pitié de moi, ayez au moins pitié de vous-même. Quel espoir de paix ou de bonheur pouvez-vous entrevoir dans l’avenir si vous continuez à demeurer sous le même toit que cette femme maudite ? Et ensuite quelle terrible alternative ! Vous, dont la beauté et l’esprit pourraient être enviés par les personnes les plus aimables, vous profaneriez les dons de Dieu en épousant l’un des grossiers valets qui aspirent à votre main ?

— M. de Montarville, répondit-elle doucement, mais avec fermeté, je préférerais me marier avec l’un d’eux, malgré toute ma répugnance, plutôt que de rendre votre vie malheureuse, en acceptant la main que vous daignez m’offrir. En épousant un pauvre paysan comme moi, je serais au moins certaine de ne pas faire plus tard son malheur, et de causer du chagrin et de l’amertume à la noble et distinguée jeune dame qui a été ma plus douce amie et ma meilleure protectrice ; elle à qui je dois principalement les légers avantages que vous semblez tant apprécier en moi.

Il y avait un tel air de fermeté, d’assurance dans sa douce voix et son aimable figure, tempéré par une telle tendresse féminine, que de Montarville comprit qu’il n’y avait pas d’espoir pour lui, et il répondit tristement :

— Vous êtes donc déterminée, Rose, à sceller mon malheur ainsi que le vôtre ?

— Oh ! non, reprit-elle en fondant en larmes ; votre bonheur et celui de mademoiselle de Villerai me sont plus chers que tout le reste, et en l’assurant j’assure aussi le mien. Écoutez-moi, M. de Montarville, et cédant au généreux enthousiasme qui l’élevait dans le moment au-dessus de toute autre considération, elle ajouta :

— Je vais vous dire ce que vous avez à faire. Vous allez épouser la noble demoiselle qui, sans aucun doute, doit vous aimer beaucoup, quoique sa réserve l’empêche de le montrer ; vous réparerez votre faiblesse momentanée d’aujourd’hui, par plus d’amour et plus de dévouement, et la religion et le monde souriront à votre union.

— Et vous, Rose, que ferez-vous ? demanda-t-il tristement.

— Moi, je ne me marierai jamais, murmura-t-elle à voix basse, tandis qu’une vive rougeur couvrait ses joues et son front.

— Jamais ? demanda-t-il avec anxiété.

— Jamais ! fut la réponse ferme et claire. Je promets de la manière la plus solennelle de ne jamais changer de nom.

Cette exquise délicatesse innée chez des natures privilégiées avait-elle inspiré à cette simple enfant de la campagne, que la promesse qu’elle venait de faire si solennellement, était la seule qui pût calmer l’esprit agité de de Montarville ? Il est certain qu’une expression plus calme se répandit sur les traits de celui-ci, et quand enfin elle le pria de s’en retourner chez madame Dumont et de dire qu’elle serait au manoir dans l’après-midi, il pressa sa main sur ses lèvres et quitta aussitôt la maison.

Longtemps la jeune fille demeura à la fenêtre, le suivant du regard, tandis que sur sa figure brillait une expression de doux triomphe. Elle s’éloigna enfin de la fenêtre, en murmurant : Oh ! c’est trop de bonheur, c’est vraiment une illusion ; lui, il m’a aimée, il m’a demandée pour être sa femme ! Noble et chevaleresque de Montarville, je vous ai fait une promesse qui seule pouvait égaler votre amour et votre générosité. Moi, me marier ! Oh ! non, jamais ! Même quand il sera l’heureux époux de mademoiselle de Villerai, peut-être habitant une autre contrée, le souvenir de cette glorieuse journée sera pour moi un talisman, et m’aidera à supporter les misères et les tristesses que me réserve l’avenir !


X


Le lieutenant de Montarville revint lentement au manoir, en pensant à la triste scène qu’il venait de voir. Au moment même où il se décidait à obéir aux conseils de Rose, et à réparer sa froideur passée auprès de mademoiselle de Villerai par plus de tendresse et d’affection, il ne pouvait s’empêcher de voir toujours dans son âme l’image de la jeune fille abîmée de douleur. Et au moment où il prenait la résolution de ne plus penser à Rose, il sentait bien qu’elle lui était plus chère que jamais. Une profonde admiration de la noblesse de caractère qu’elle venait de montrer ; une grande compassion pour le triste sort que lui réservait la destinée ; un pressentiment que son propre amour n’était pas sans retour, et enfin le souvenir de cette promesse solennelle qu’elle lui avait faite, promesse dont il se réjouissait dans son égoïsme ; telles furent les pensées qui occupèrent son esprit et son cœur en se rendant au manoir.

Il entra dans la chambre où était madame Dumont, avec un sentiment d’embarras qu’il essaya vainement de dissimuler. Son trouble et son embarras auraient beaucoup augmenté, s’il avait su que madame Lauzon venait de quitter la maison, après avoir raconté avec des couleurs exagérées, et, comme de raison, d’une manière très partiale, à mademoiselle de Villerai et à sa tante la scène qui venait de se passer à la ferme. En toute autre circonstance, Blanche aurait ri d’un tel récit ; mais l’intérêt que son amant semblait porter à Rose, depuis quelque temps, ne lui avait pas échappé, et tout en écoutant l’histoire de madame Lauzon dans un complet silence, ce récit n’en blessa pas moins profondément son cœur. Ne voulant pas voir Gustave dans les dispositions où elle se trouvait, elle allégua une migraine ; et priant sa tante de l’excuser auprès de leur hôte, elle gagna sa chambre, qu’elle se mit à parcourir, le teint animé, et portant sur sa figure l’expression d’une femme blessée dans sa dignité plutôt que dans son affection.

Madame Dumont cependant ne pensait pas ainsi ; car dès que la porte fut refermée sur sa nièce, elle murmura, en hochant la tête : Mal de tête, oui, c’est bien plutôt le mal du cœur, pauvre petite ! Eh bien ! voilà le résultat de ces mariages ajournés suivant les caprices insensés des jeunes filles ou des jeunes gens !

Quand de Montarville entra dans l’appartement où la digne dame était assise, il n’aurait pas manqué de remarquer, s’il avait été moins préoccupé, la froideur inaccoutumée de ses manières. Il donna la réponse de Rose, qui fut reçue en silence ; puis tout à coup, comme s’il eût été incapable de contenir plus longtemps l’indignation qui le surmontait :

— Quelle vilaine mégère, s’écria-t-il, que cette femme Lauzon ! Comme elle tyrannise affreusement sa belle-fille !

Madame Dumont ne donna d’autre réponse qu’un froid monosyllabe ; mais Gustave, sans remarquer cette réserve inaccoutumée, entra dans une longue narration de la scène à laquelle il venait d’assister. Bien lui en prit, car, s’il eût gardé le silence sur l’affaire, il aurait certainement confirmé la fausse relation de madame Lauzon. Graduellement la physionomie sévère de l’hôtesse s’adoucit, et quand enfin il décrivit la manière sommaire dont il avait jeté ce despote féminin hors de son domaine, la tante, tout à fait satisfaite de cette explication, rit de grand cœur.

Il faut que Blanche entende cela, s’écria-t-elle en laissant la chambre.

Un instant après elle revint accompagnée de sa nièce : celle-ci était plus pâle que ne l’avait jamais encore vue Gustave. Cette circonstance, jointe aux sentiments de remords que les réflexions de Rose avaient soulevés dans son cœur, imprima à ses adieux une douceur, une tendresse qu’il n’avait pas montrées depuis longtemps dans ses manières. Cependant il y avait entre eux un nuage, un vague sentiment inexprimable, qu’on rencontre rarement chez deux jeunes cœurs que remplit un amour honnête, sanctionné et permis.

Le joyeux bruit des clochettes de la carriole qui emportait de Montarville, s’était à peine éteint dans le silence qui régnait au dedans et autour du manoir, que madame Dumont, comme poursuivant une idée intérieure, dit tout à coup :

— Ce n’est pas lui que je blâme, Blanche, c’est elle.

— Voulez-vous dire Rose, ma tante ? demanda sa jeune compagne avec une vivacité qui montrait que ses pensées erraient aussi sur le même sujet.

— Oui, justement, cette timide, réservée et trompeuse petite créature. On sait que les jeunes gens ne peuvent s’empêcher d’exprimer leur admiration quand ils rencontrent une jolie fille, mais ils ne doivent pas recevoir en retour l’encouragement qu’elle paraît avoir donné à Gustave. Bien, bien, qui l’aurait jamais pensé ? Réellement, je n’ai pas la patience de la voir cette après-midi, je lui en dirais peut-être trop. Va t’habiller, Blanche ; une promenade en voiture te fera du bien, et moi je vais charger Fanchette de dire à mademoiselle Rose, comme l’appelle cérémonieusement Gustave, que nous sommes trop occupées pour la recevoir.

XI


Soutenue par le courage et la force que lui inspirait l’amour de M. de Montarville, Rose écouta en silence les reproches remplis de colère que lui adressa sa belle-mère, à son retour de chez madame Dumont. Lorsque cette méchante langue fut enfin lassée, Rose se hâta de remplir tous ses devoirs domestiques, puis elle s’habilla et partit pour le manoir. Il lui fallait passer devant le presbytère, et en jetant un regard dans cette direction, elle vit le curé à sa fenêtre, son bréviaire à la main.

Il lui fit signe d’entrer, et pour la première fois la pauvre Rose sentit son courage défaillir. Elle obéit toutefois immédiatement ; et en se rendant au petit salon, si proprement tenu, un coup d’œil lui suffit pour remarquer sur la figure du bon curé une expression de froideur et de tristesse inaccoutumée.

Après l’avoir priée de s’asseoir, il lui demanda subitement, tout en se tenant lui-même debout :

— Que veulent dire, Rose, tous les rapports que j’entends sur vous et le jeune de Montarville ? Votre belle-mère est venue ici aujourd’hui, et elle m’a fait un rapport qui m’a rempli de tristesse et de surprise, pour ne pas dire davantage.

— Assurément, monsieur, vous ne croyez pas tout ce qu’elle dit de moi ? demanda Rose, les yeux remplis de larmes.

— Dans cette circonstance, je crains d’être obligé de le faire, au moins en partie. Mes propres observations, je regrette de l’affirmer, tendent à confirmer ce que l’on dit. Une modeste jeune fille qui, pour plus grande richesse, porte un nom intact, doit-elle demeurer sans raison à causer pendant une demi-heure, sur un chemin isolé, avec un jeune gentilhomme gai et élégant ? Ah ! Rose, prenez garde que cette beauté qu’une tendre Providence vous a donnée, et cette éducation que mes pressantes sollicitations vous ont obtenue de madame Dumont, ne soient pour vous des dons fatals, et ne tournent plus tard à votre malheur.

Ce reproche de la part du bienveillant curé, qui n’avait jamais eu auparavant occasion de montrer à Rose même de la froideur, la blessa au vif dans la sensibilité de son innocence, et presque involontairement elle leva les yeux vers lui en disant :

— Mais monsieur le curé, qu’ai-je donc fait pour mériter ces reproches ?

— Écoutez-moi, Rose, je n’ai pu jeter qu’un regard, hier, sur vous et M. de Montarville, lorsque vous vous teniez tous les deux dans le chemin, vers le commencement du crépuscule. Mais de ce seul regard j’ai pu lire sur sa figure l’admiration, la passion ; et sur la vôtre, l’embarras et la timidité. Est-ce convenable chez une jeune fille qui pousse la réserve avec les jeunes gens de son rang jusqu’à refuser de marcher ou de converser avec eux ? Je ne vous ferai qu’une question, et si vous pouvez y répondre négativement, j’oublierai tous mes soupçons et je vous en demanderai même pardon. M. de Montarville ne vous a-t-il jamais parlé en des termes d’amour ou d’admiration ?

Aucune parole ne pourrait exprimer la vive rougeur qui se répandit alors sur la figure de la jeune fille, et ne sachant comment se disculper sans compromettre M. de Montarville, elle garda le silence, la tête inclinée, les yeux baissés, paraissant aussi coupable que madame Lauzon elle-même aurait désiré la voir.

Avec plus de gravité et de froideur qu’auparavant, M. Lapointe reprit :

— Rose, vous m’avez répondu ! Malheureuse enfant ! vous en êtes déjà rendue là ? La réserve qui convient à votre caractère de jeune fille, votre reconnaissance pour mademoiselle de Villerai, n’ont-elles pu vous préserver des pièges dans lesquels votre vanité vous a fait tomber ? Vous ai-je surveillée depuis votre enfance, vous dirigeant, vous conseillant, vous encourageant, pour éprouver une pareille déception ?

La voix d’abord sévère du bon prêtre devint insensiblement plus douce, et quand il acheva, ses accents étaient empreints d’une vive émotion. Rose n’hésita plus. Elle savait que son secret demeurerait sacré avec lui, et elle se sentait incapable de rester sous le coup de désapprobation du tendre ami et du bon protecteur de son enfance.

Ce fut donc les joues brûlantes, la voix tremblante, et avec plus d’une pause embarrassée, qu’elle raconta tout ce qui s’était passé entre elle et Gustave de Montarville, depuis leur première rencontre.

Sans doute, elle ne fit pas entrer dans son récit les vœux passionnés et les protestations d’affection du jeune lieutenant ; mais elle en dit assez pour montrer que le noble amour du jeune homme ne le cédait en rien à la noblesse de sa propre abnégation si pleine de générosité, et de son dévouement reconnaissant au bonheur de mademoiselle de Villerai.

Plein de joie, le digne prêtre écouta attentivement la narration de la jeune fille et quand elle eut fini, il lui dit, fier de son innocence :

— Vous avez bien agi, mon enfant, et Dieu vous bénira ; cependant, je crains que si vous persistez à ne communiquer ce secret à personne autre, le souffle de la calomnie ne laisse pas votre réputation longtemps intacte. Vous avez été vue hier avec M. de Montarville. Si encore j’étais le seul ! mais André Lebrun, qui passait alors dans les champs, à peu de distance du chemin du roi, vous a aperçus tous les deux, et il est venu ici ce matin de bonne heure, m’en dire un mot ; ensuite votre belle-mère fait le rapport le plus exagéré de la visite du jeune lieutenant chez vous. Le monde est bien porté à croire le mal qu’on dit des autres.

— Il croira tout ce qu’il voudra, dit en soupirant la jeune fille, mais je ne puis ni ne dois le contredire. Pensez-vous, monsieur, que mademoiselle de Villerai, qui a l’âme si fière, regarderait jamais son fiancé, si elle savait ce qui s’est passé entre nous ? Pensez-vous que M. de Montarville lui-même ne regretterait pas amèrement, avant peu, la belle et noble jeune femme dont il se serait aliéné les affections par une passion d’un instant ? Et ensuite, cette bonne madame Dumont, tout son désir est de voir réussir ce mariage. Oh ! non, mon bonheur ne doit pas être mis dans la balance avec celui de mes bienfaitrices ; malgré ce que j’aurai à souffrir, je vois parfaitement quel est pour moi le chemin du devoir. Vous avez eu la bonté de me promettre le secret, M. le curé ?

— Oui, mon enfant ; et si vous persistez, je tiendrai ma parole ; mais ne croiriez-vous pas assurer davantage votre bonheur, Rose, et imposer en même temps silence aux méchants cancans que l’on répandra sur votre compte, si vous épousiez un jeune homme respectable de votre rang ?

— Mais qui voudrait de moi maintenant, monsieur, après tout ce qui s’est passé ? demanda sérieusement la jeune fille en baissant les yeux.

Un sourire passa sur la figure du prêtre, comme s’il eût un peu douté de l’apparente humilité de la jeune fille ; lui surtout qui savait comment elle avait toujours refusé les prétendants qui s’étaient présentés. Il reprit avec gravité :

— Il n’en est pas ainsi, ma fille. Ce matin même, André Lebrun, en m’informant de votre aventure d’hier, ajouta que la seule manière convenable de vous garder des assiduités du jeune officier serait de vous marier avec un bon habitant. Il s’offrit généreusement lui-même, et me pria d’user de mon influence auprès de vous pour obtenir votre assentiment.

La figure de Rose prit un air très boudeur, et elle répondit avec fermeté :

— Jamais ! jamais ! M. le curé ! Veuillez dire à M. André Lebrun que je ne l’épouserai jamais ; ni lui, ajouta-t-elle mentalement, ni aucun autre.

— Assez, mon enfant ; je ne vous presserai pas davantage. Le ciel dans le temps arrangera tout pour le mieux. C’est un lourd fardeau que celui dont vous venez de vous charger. Puissiez-vous avoir la force de le porter dignement !

Plein d’une vive émotion, le bon prêtre lui dit adieu, et la vit partir avec le secret qui devait lui apporter de si longues heures de tristesse, et causer tant d’amertume à son jeune cœur.

En arrivant au manoir, elle trouva les dames absentes, mais Fanchette lui dit de revenir le lendemain, et qu’elle les trouverait alors à la maison.

Avec le pressentiment d’un prochain chagrin, Rose entra timidement, le jour suivant, dans le salon où madame Dumont et sa nièce étaient assises. La réception qu’on lui fit justifia pleinement ses frayeurs, car aussitôt qu’elle fut entrée, madame Dumont lui dit avec sévérité :

— J’ai quelque chose à vous communiquer, Rose Lauzon, et quelque chose qui me peine beaucoup.

En même temps, Blanche qui avait toujours coutume de l’accueillir avec un bienveillant sourire, se pencha sur sa broderie, affectant de ne pas remarquer la présence de son ancienne compagne.

— Il y a de singuliers rapports qui courent par le village sur vous et monsieur… de Montarville.

Ce fut avec un certain effort que la vieille dame prononça ce dernier nom, comme si sa vanité eût été blessée d’avoir à mentionner le fait.

Une vive rougeur monta à la figure de Blanche, qui devint aussitôt après d’une grande pâleur ; et regardant fixement la physionomie agitée de Rose, elle s’écria :

— Parlez, Rose, dites que tout cela est faux ! Je le sais. Vous que j’ai toujours traitée comme une égale, une sœur, vous n’avez pu ainsi conspirer contre mon honneur et ma tranquillité.

Oh ! que ce touchant appel émut profondément la jeune fille jusque dans les plus profonds replis de son cœur ! Qu’il lui était pénible, lorsqu’elle sacrifiait toutes les espérances, tous les sentiments les plus doux de sa jeunesse à son amitié pour mademoiselle de Villerai, d’être obligée de paraître aux yeux de celle-ci pour une vile ingrate, une hypocrite intrigante. Elle sentit vivement toute l’amertume du calice qu’elle s’était engagée à boire dans son noble oubli d’elle-même ; et incapable d’imaginer une réponse, elle fondit en larmes.

— Oh ! je m’y attendais ! s’écria madame Dumont, la figure irritée. Des pleurs, des pleurs ! vraiment, c’est une excellente réponse quand on n’en a pas de meilleure à donner ; mais elles ne peuvent m’expliquer, ni excuser votre longue promenade quasinocturne avec M. de Montarville, que j’ai apprise aujourd’hui de source certaine, ni votre entrevue avec lui, hier, dans la maison de votre mère.

— Ayez patience un moment, ma tante, interrompit Blanche, dont les lèvres pâlissaient d’émotion. Parlez sans crainte, Rose, expliquez tout si vous le pouvez. Dites-nous que ce n’est pas vous qui avez essayé de m’arracher mon fiancé, mais que c’est lui qui vous a recherchée, qui a suivi vos pas pour vous faire entendre, malgré vous, ses vœux et ses promesses. En un instant je puis lui rendre sa liberté, s’il la désire.

C’était là ce que Rose avait redouté ; joignant les mains, elle répondit :

— Oh ! mademoiselle de Villerai, je n’ai rien à dire. Ne me questionnez pas davantage sur ce malheureux sujet.

— Je vous l’avais dit, ma nièce, s’écria triomphalement, madame Dumont en se tournant vers Blanche, qui avait écouté cette confession implicite avec plus de chagrin que de colère : je vous l’avais dit, mais vous n’aviez pas voulu me croire. Oui, c’est justement comme je l’avais pensé. Cette sotte petite fille, s’enorgueillissant de sa jolie figure, a fait d’énormes efforts pour attirer l’attention d’un jeune gentilhomme dont le rang dans la société aurait dû exclure toute pensée de cette nature, et qui aurait dû être entièrement à l’abri des attaques de sa vanité, parce qu’il était, comme elle le savait bien elle-même, le fiancé de la bienfaitrice de son enfance. Allez, indigne enfant, et n’osez jamais rentrer sous ce toit dont vous avez si mal reconnu l’hospitalité. Allez, mais prenez garde que cette beauté que vous estimez peut-être maintenant au-dessus de tout, ne soit pour vous une cause de malédiction !

Rose sortit en sanglotant, et le souvenir de toute la reconnaissance qu’elle devait à de Montarville et à Blanche, suffit à peine pour l’aider à supporter cette cruelle épreuve. Pauvre enfant ! ce n’était là que le prélude de bien d’autres disgrâces ; car sa réception au manoir fut bientôt connue dans le public, grâce à Fanchette, qui avait toujours été secrètement jalouse de la préférence affectueuse accordée par la jeune seigneuresse à la belle du village.

Cet incident suffit pour confirmer toutes les fausses histoires et tous les mauvais cancans que la calomnie et l’envie s’étaient plu à répandre sur sa tête désormais sans défense. Les jeunes filles s’éloignèrent d’elle, les cavaliers du village, dont la vanité avait été si souvent blessée par sa froideur, l’évitèrent ouvertement ; tandis que sa demeure, la maison paternelle, vraie moquerie d’un titre aussi sacré, lui devint plus insupportable que jamais. C’était vraiment assez pour lui faire regarder le jour où elle avait d’abord rencontré Gustave de Montarville comme le plus malheureux de sa vie. Mais le fit-elle ? Non ! enfant éprise d’un rêve, le souvenir de son amour fut pour elle maintenant la plus chère réminiscence de son existence passée : d’autant plus précieuse qu’elle lui avait causé plus de douleurs ; et comme certaines pierres précieuses dans les profondeurs d’une mine obscure, cette pensée illuminait la sombre tristesse dont son cœur était rempli.

Mais deux amis lui restèrent fidèles au milieu de tous ceux qui étaient devenus froids ou indifférents. Son pauvre père, qui, sans explications ni excuses, ne pouvait douter de son innocence ; et le pieux curé, qui par sa bienveillance toujours croissante, s’attira plus d’une remarque méchante sur son dangereux aveuglement et son invincible obstination à continuer de traiter Rose avec la même affection qu’auparavant.


XII


L’hiver parut long et triste à Gustave de Montarville ; ce n’était pas, cependant, que la bonne ville de Montréal, dans laquelle son régiment était stationné, fût morne ou inhospitalière. Il est vrai qu’à cette époque de nos annales, rien ne pouvait surpasser le complet isolement dans lequel l’hiver, avec ses rivières et ses lacs gelés, ses neiges profondes et ses immenses solitudes, jetait la colonie dès le commencement du mois de décembre. Il n’y avait alors aucune possibilité d’aller en Europe ; il n’existait alors aucune des nombreuses facilités que nous avons aujourd’hui pour voyager, et, hormis les chasseurs sauvages et ces hommes également hardis et aventureux, les voyageurs canadiens, personne n’entrait dans la colonie ni n’en sortait pendant les six mois que le froid régnait d’un empire absolu. Mais cet isolement même paraissait réveiller davantage les sentiments sociaux d’une population gaie, aimant les plaisirs ; aussi les bals, les soirées, les promenades en traîneau, les courses en raquettes se succédaient sans interruption, pour faire oublier, si c’était possible, la monotonie de la saison.

L’hiver dont nous parlons, à cause de l’état précaire de la colonie, menacée au dehors par un ennemi puissant et au dedans par la famine, fut bien moins gai que les précédents, lorsque le Canada était dans une situation plus prospère et plus paisible ; cependant, plusieurs citoyens riches, par goût ou par vanité, conservèrent l’ancien esprit de plaisir et l’habitude de la dissipation.

Les beaux officiers du régiment de Roussillon, auquel appartenait de Montarville étaient les habitués favoris des salons ; lui-même passait pour l’un des plus aimables cavaliers. Invité partout, pressé par la raillerie et les sollicitations de ses amis, d’accepter les invitations qu’on lui prodiguait de toutes parts ; il aurait pu faire trembler pour sa fidélité un cœur plus fier encore que celui de Blanche de Villerai. C’eût été sans raison ; car ni les brillantes et spirituelles filles des riches citoyens qui faisaient si bien l’hospitalité de leurs demeures ; ni les élégantes demoiselles de la vieille noblesse, dont les noms portés par les branches aînées brillaient alors dans les cours, dans les cabinets, sur les champs de bataille de l’Europe, n’eurent le pouvoir de faire oublier au cœur de Gustave le petit village de Villerai et ceux qu’il contenait.

Un soir, il y avait un grand bal au vieux château, résidence temporaire du marquis de Vaudreuil, devenue depuis l’école normale Jacques Cartier. Cette simple bâtisse, d’un extérieur fort humble, est cependant riche en souvenirs précieux pour celui qui étudie l’histoire du Canada ; et quoiqu’elle n’ait ni tours, ni bastions, ni fortifications, pas même une meurtrière pour pointer un canon, on jouit cependant de ses fenêtres, sur le côté est, d’une vue aussi magnifique que le talent d’un peintre en pourrait imaginer. L’île Ste-Hélène avec ses sombres ombrages, semble reposer pendant l’été sur les vagues à la couleur de saphir du St-Laurent, tandis qu’au loin, à l’est, apparaissent des plaines de verdure et de hautes montagnes qui se détachent sur un ciel limpide[4].

Ce château fut construit par Claude de Ramezay, gouverneur de Montréal, vers le commencement du dix-huitième siècle, et il réunit dans ses murs, à différentes périodes de sa longue durée, les plus illustres personnages et les officiers les plus distingués de la colonie. Les expéditions du Nord-Ouest, les conseils de guerre, les conférences avec les sauvages et les foires annuelles, attiraient à Montréal, non seulement le gouverneur-général, l’intendant, et leurs suites, mais une foule des personnages les plus remarquables du pays. Vendu en 1745, par les héritiers de Ramezay, à la compagnie des Indes, on s’en servit pendant quelque temps comme d’un magasin pour toutes espèces de marchandises, tandis que dans ses voûtes et dans ses caves on entassait les riches fourrures que les chasseurs indiens apportaient de leurs lointaines expéditions et vendaient à des prix très minimes, bien au-dessous de leur valeur. Acheté en 1750 par M. Grant, le château passa ensuite entre les mains du gouvernement et devint la résidence officielle du gouverneur de Montréal.

C’était donc dans cette maison, bien connue de la plupart de nos lecteurs, que M. de Vaudreuil tenait le grand lever auquel toutes les personnes de rang et toutes les beautés de la ville et des environs devaient assister. Ce qui rendait cet événement doublement intéressant pour le jeune de Montarville, c’est que Blanche de Villerai, qui venait d’arriver à la ville avec madame Dumont, devait être présentée, et faire son début dans le monde, dont elle pouvait si bien être un des plus beaux ornements.

Cette soirée importante arriva enfin. La résidence vice-royale était éblouissante de lumières, et quoique les carreaux fussent abondamment chargés de frimas brillants, les pesants rideaux cramoisis qui tombaient jusqu’à terre, donnaient à l’intérieur une apparence de chaleur agréable qui faisait un contraste frappant avec la rigueur de la température au dehors.

La scène était vraiment animée et brillante. Ici, de gais cavaliers murmuraient de douces flatteries aux oreilles de belles demoiselles qui écoutaient et souriaient ; là, de graves hommes d’État et des militaires distingués discutaient des sujets du plus grand intérêt, puisqu’ils touchaient la plupart à l’existence de la colonie elle-même.

Les officiers français, avec leurs brillants uniformes, paraissaient être les favoris des plus jeunes dames de la réunion ; mais tandis que la plupart d’entre eux se tenaient auprès de leurs belles compagnes et s’efforçaient de se rendre le plus agréables possible, trois ou quatre jeunes élégants, excessivement difficiles, se tenaient en groupe auprès d’une des portes, critiquant et commentant tout de la manière la moins flatteuse. Plusieurs des charmantes figures qu’ils voyaient autour d’eux auraient pu lutter avantageusement avec les beautés les plus renommées de la cour ; cependant ces jeunes gentilhommes ne trouvaient rien à admirer, et les mots : pas de goût, pas de manières, étaient continuellement dans leur bouche. Puis ils établissaient des comparaisons désavantageuses entre les belles canadiennes et quelque comtesse À **, ou duchesse de B **, que ces jeunes aristocrates avaient vues et admirées en France.

L’un d’entre eux surpassait tous les autres en insolence et en suprême vanité ; c’était Gaston de Noraye ; et comme il examinait tranquillement, le lorgnon à l’œil, les personnes qui étaient dans la salle, il fit connaître son intention arrêtée de ne pas danser ce soir-là, parce qu’en vérité il ne voyait pas de partenaire convenable. Il avait à peine prononcé ces mots, que Blanche de Villerai, mise avec une élégante simplicité, mais paraissant aussi noble et aussi gracieuse qu’une jeune reine, fit son entrée dans la salle.

— Ah ! voilà réellement de la beauté et du goût ! Qui est-elle donc ? s’écrièrent vivement les membres du groupe ; mais de Noraye, sans prendre le temps de leur répondre, les quitta immédiatement, et un instant après il était auprès de Blanche, demandant instamment sa main pour la prochaine danse. Elle répondit avec une grande dignité, qui ne déconcerta nullement Gaston, qu’elle était déjà engagée.

— Mademoiselle alors me favorisera-t-elle d’une promesse pour la seconde danse ?

Elle répondit affirmativement, et à peine l’eut-il quittée, que de Montarville vint la trouver, et bientôt Blanche et lui étaient à danser ensemble.

Les louanges que lui adressa le groupe que de Noraye vint immédiatement rejoindre furent unanimes ; et même cette froideur de manières et de regards, cet air de fière noblesse qui, suivant quelques-uns, rendaient mademoiselle de Villerai d’un accès difficile, formaient à leurs yeux son plus grand charme, surtout comme il était uni à une extrême jeunesse. Ensuite son titre de riche héritière et les nobles ancêtres de sa famille, ajoutaient encore à ses qualités, et l’on déclara unanimement que de Montarville était singulièrement favorisé par la fortune.

En un instant, mademoiselle de Villerai devint la belle à la mode : et l’ardeur et le dévouement de ses nombreux admirateurs ne furent égalés que par la froide indifférence avec laquelle elle recevait tous leurs hommages.

Vers minuit, Gustave, fatigué ou ennuyé, se tenait dans l’embrasure d’une fenêtre, suivant nonchalamment des yeux Blanche qui exécutait les figures d’une danse, quand le colonel de Bougainville passa près de lui. Il s’arrêta un instant auprès du jeune lieutenant, et remarquant la direction de ses regards, il lui dit en souriant :

— Vous surveillez votre conquête, M. de Montarville ? Vous faites bien, car c’en est une très belle, que plus d’un jeune galant vous enlèverait volontiers, je crois, s’il le pouvait.

Gustave tressaillit et rougit. Ce cœur bizarre ne pensait pas alors à Blanche de Villerai, ni au brillant spectacle qu’il avait devant lui, mais à une jeune paysanne dans son humble demeure, et qu’il est inutile de nommer…

Le brave colonel sourit de la confusion du jeune homme, qu’il interpréta mal ; et saluant poliment, il continua sa promenade.

Après cette soirée, il en vint d’autres ; et partout où mademoiselle de Villerai se montra, elle fut courtisée et admirée. Mais, ni les hommages qu’elle reçut, ordinairement si agréable à ceux qui possèdent la jeunesse et la beauté, ni la gaieté ou la nouveauté de ces scènes, ne purent remplir ni satisfaire ce cœur plein d’innocence, de fierté et de noblesse. C’était toujours avec un sentiment d’ennui qu’elle se préparait à ces scènes de plaisir que les personnes de son âge recherchent ordinairement avec tant d’ardeur, et après les premières semaines, ce ne fut que pour complaire aux désirs de madame Dumont qu’elle continua d’y prendre part. Elle ressentit donc une véritable satisfaction quand l’approche de cette époque de pénitence, le carême, lui fit entrevoir la fin de la brillante dissipation de l’hiver et un prompt retour à sa chère campagne.

Elle était assise, une après-midi, seule dans le salon de la jolie maison qu’ils habitaient à l’extrémité est de la rue Notre-Dame, alors le quartier le plus fashionable de Montréal, et regardait mélancoliquement par la fenêtre les branches nues des beaux arbres qui entouraient l’ancien collège des jésuites, lequel depuis longtemps a fait place au palais de justice. Elle soupirait ardemment après le jour où elle reverrait les silencieuses forêts et la profonde solitude de son cher village de Villerai. Elle fut très désagréablement interrompue dans sa rêverie par le nom d’un visiteur qu’on annonçait, le vicomte de Noraye.

Il se présentait certainement dans un moment défavorable ; mais ne s’imaginant pas qu’un cavalier aussi aimable pût jamais ne pas être le bienvenu auprès d’une jeune fille, il entra dans l’appartement, avec un sourire plein de la plus désagréable suffisance.

Après quelques instants de conversation banale, il demanda avec plus d’intérêt que sa fatuité ordinaire lui permettait souvent d’assumer :

— Est-ce bien vrai que mademoiselle de Villerai pense retourner à la campagne la semaine prochaine ?

— Oui, sans aucun doute.

— Mais, pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ? demanda-t-il vivement. Pourquoi mademoiselle de Villerai priverait-elle si vite ses nombreux amis du plaisir de sa présence ?

Blanche était si accoutumée à de pareils discours, que cette platitude ne fit que la fatiguer et elle ne daigna même pas y répondre. Mais son regard devint plus sérieux, quand le vicomte, après une préface ébouriffée et un peu extraordinaire, exprimant l’amour et l’admiration qu’il lui portait, finit par lui demander de partager son titre et sa fortune dans la belle France.

Le front de la jeune fille se couvrit d’une vive rougeur, et, d’une voix agitée par la surprise et le mécontentement :

— M. le vicomte ne sait donc pas, dit-elle, que je suis engagée à M. de Montarville ?

— Sans doute, reprit-il froidement ; mais j’osais croire que cette circonstance n’influencerait en rien la réponse favorable que j’espérais recevoir à ma demande.

Pendant un instant, l’indignation que Blanche ressentait la rendit silencieuse, et ensuite elle répondit avec un sourire de mépris :

— La simple mention de mon engagement est une réponse suffisante à votre offre, vicomte de Noraye.

— Mais, mademoiselle, si je ne me trompe, cet engagement est entièrement le fait de vos parents.

— Néanmoins, vicomte, jusqu’aujourd’hui, nous l’avons regardé comme sacré.

— Et vous refusez donc absolument de devenir comtesse de Noraye ? demanda le jeune homme, dont la physionomie balançait entre l’incrédulité et l’irritation. Vous voudriez sacrifier la brillante position que je vous offre, un titre honorable qui vous attirera l’estime même de la plus noblesse de France, et des richesses suffisantes pour satisfaire les désirs de l’héritière d’un millionnaire ? Si vous pensez que j’exagère, parlez-en au marquis de Vaudreuil ; il connaît bien tous les de Noraye, et il vous dira si l’héritier de leur maison est un parti à refuser pour la main d’un obscur lieutenant canadien. Prenez garde, mademoiselle, que toute belle et toute courtisée que vous êtes maintenant, vous n’éprouviez plus tard du regret d’avoir persisté dans votre refus.

L’amour-propre et le sang-froid sublime du vicomte amusèrent Blanche autant qu’ils lui causèrent de colère ; mais elle ne put s’empêcher de lui répondre :

— Pour être franche, je vous dirai que même si je n’étais pas la fiancée de M. de Montarville, je déclinerais cependant l’honneur de devenir la comtesse de Noraye.

— Tant pis pour vous, mademoiselle, répondit-il parfaitement à l’aise. Je vous ai offert une destinée que cette terre barbare, couverte de neige et de sauvages, ne pourra jamais vous procurer. Vous l’avez refusée. Je n’ai plus qu’à vous dire adieu et à vous souhaiter tout le bonheur qu’une humble union avec le lieutenant Gustave de Montarville peut vous apporter.

Le vicomte salua nonchalamment, mais avec grâce, et sortit ; et Blanche, sachant à peine si elle devait se sentir vexée ou amusée de cette aventure, reprit sa place à la fenêtre et continua de regarder les vieux arbres courbés et agités par le vent tiède de mars.

XIII


Le printemps, annoncé par les glaçons tombant des toits, par des traces noirâtres répandues sur la blancheur de la neige, par les zéphirs agitant mollement tout ce qu’ils rencontraient et annonçant les rayons d’un soleil réchauffant et les doux parfums des fleurs ; le printemps, dis-je, arrivait rapidement. Dans notre climat, où pendant six longs mois de l’année on ne voit que rivières glacées, que collines et plaines couvertes de neige, le retour du printemps est un événement qui remplit de joie le cœur le plus indifférent ; qui oblige l’amateur le plus enthousiaste de l’hiver à reconnaître qu’il est temps que sa saison favorite fasse place à une autre. En effet, avec quelle joie nous saluons le chant du rossignol, même les rauques croassements du corbeau ; avec quel plaisir nous remarquons les arbres qui bourgeonnent, la jeune herbe qui pousse, la violette qui s’épanouit ; avec quelle avidité nous contemplons l’azur des eaux profondes des lacs et des rivières, coulant doucement sous les ardeurs d’un soleil vivifiant ; de quel œil dédaigneux nous regardons les glaces et les neiges qui restent encore çà et là sur les rivages, sachant bien que dans quelques jours ces derniers vestiges de l’hiver vaincu auront aussi disparu.

Dans son agréable maison de campagne, Blanche de Villerai se distrayait de sa solitude en suivant tous ces changements de la nature ; contrairement à bien d’autres jeunes filles de son âge, elle ne se fatiguait jamais d’admirer un beau ciel de printemps, ou d’étudier les progrès d’une terre verdoyante.

Sa séparation de son fiancé pour retourner à Villerai avait été calme et sans démonstration affectée ; car son sang-froid ordinaire ne la quittait jamais un instant, de Montarville, désireux de réparer le passé et d’accomplir la promesse qu’il avait faite à Rose, montra beaucoup plus d’émotion qu’il n’avait jamais fait auparavant. Il pensait secrètement, en revenant à ses quartiers, après la visite d’adieu à Blanche, que ce qui pouvait leur arriver de plus heureux et de plus avantageux, à tous deux, pendant la prochaine campagne, serait qu’il reçut une bonne balle, qui, en terminant sa vie, mettrait aussi fin à tous ses doutes et à tous ses combats intérieurs. De nombreuses occupations toutefois, la meilleure des panacées contre la peine du cœur et l’agitation de l’esprit, allaient bientôt s’offrir à lui. Car au commencement de l’été, le marquis de Vaudreuil reçut avis qu’un corps considérable de troupes anglaises, sous le commandement du général Abercromby, se rassemblait à Albany, dans le but de faire une attaque sur la place importante de Carillon, ou, comme on l’appelait aussi, Ticondéroga.

Aussitôt donc, un grand nombre de soldats, comprenant une partie du régiment de Gustave, furent réunis, et par un beau jour d’été, ils partirent. En avant de la flottille, il y avait les bateaux qui portaient les provisions, les munitions, les pièces de canon, tandis que les soldats français et les volontaires canadiens suivaient dans des canots d’écorce, que les sauvages leur avaient appris à diriger avec une dextérité égale à celle même des peaux rouges.

Quel voyage solitaire mais magnifique ils commençaient ! Avec quelle vive et incessante admiration de Montarville et plusieurs de ses compagnons contemplaient les beaux paysages et les lieux enchanteurs par lesquels ils passaient : cette grande et silencieuse rivière sur laquelle ils naviguaient ; les magnifiques contrées qui bordaient ses rives, avec leurs profondes forêts, riches de toutes les plus vives couleurs de leur feuillage d’été ; les hautes montagnes couvertes de pins toujours verts, dominant des plaines ornées de la verdure du commencement de juin. Mais il ne faut pas croire que le silence n’était jamais interrompu ; le doux chant du rossignol, les cris sauvages du geai bleu, le bruit monotone du brillant pique-bois, perçant le tronc de quelque puissant roi de la forêt, tous ces bruits, tous ces sons si bien en harmonie avec les scènes qu’ils voyaient passer sous leurs yeux, ajoutaient un charme toujours nouveau à leur long et pénible voyage. Les difficultés même de la route qui se présentaient quelquefois, comme des rapides bouillonnants, des passages dangereux qui obligeaient les troupes à débarquer et à marcher sur le rivage, étaient agréables à ces esprits jeunes et aventureux. Enfin le 12 juin, ils arrivèrent sans encombre au lieu de leur destination.

Le 1er juillet[5], le marquis de Montcalm envoya en avant le colonel de Bourlamaque, avec trois régiments français, tandis que lui-même s’avançait avec ceux de la Sarre, de Languedoc et de Roussillon jusqu’aux chutes, où ils campèrent. Le lendemain, le colonel de Bourlamaque alla reconnaître les montagnes qui étaient à la gauche du camp et envoya deux compagnies en avant pour surveiller l’approche de l’armée anglaise, qui se trouvait alors à l’extrémité du lac George. Le 6 juillet, on aperçut l’avant-garde des Anglais, et Bourlamaque se replia sur Montcalm, qui s’était emparé des hauteurs. Le commandant du génie, Ponlevoy, y avait construit des retranchements et fait un fort abattis d’arbres. Dans la retraite de Bourlamaque, un détachement français s’égara et fut rencontré par une troupe d’Anglais sous le commandement de lord Howe, jeune noble de talent, qui le défit avec des pertes considérables et prit un grand nombre de prisonniers. Ce léger avantage fut chèrement acheté par la mort de lord Howe, qui fut tué au commencement même de l’action. L’État de Massachusetts, avec une louable libéralité, a érigé un monument à sa mémoire, à Westminster Abbey.

Le 8 de juillet, par une chaleur brûlante, le général Abercromby, avec ses 15,000 hommes de troupes bien disciplinées, s’avança contre le fort de Carillon, comptant déjà sur la victoire. Le général de Montcalm, obligé de suppléer autant que possible au petit nombre de ses soldats par une disposition plus habile, confia la défense du fort à trois cents hommes choisis, tandis que le reste de son armée était au dehors, pour défendre les retranchements. Le vaillant chevalier de Lévis, arrivé le matin même, reçut le commandement de l’aile droite, et M. de Bourlamaque, celui de la gauche ; de Montcalm se réserva celui du centre, dans lequel se trouvait le régiment de Gustave, le Royal Roussillon.

À midi et demi[6] les gardes avancées rentrèrent dans les lignes en soutenant une fusillade avec les troupes légères anglaises. Un coup de canon tiré du fort donna aux troupes le signal de se déployer en avant des retranchements : l’ennemi s’ébranlait.

Le général Abercromby forma son armée en quatre colonnes pour attaquer sur tous les points à la fois, et les grenadiers et l’élite des soldats, choisis pour conposer la tête des colonnes, eurent ordre de s’élancer contre les retranchements, la baïonnette en avant, et de ne tirer que quand ils auraient escaladé les retranchements de l’ennemi. En même temps, un certain nombre de soldats devait descendre la rivière à la chute pour menacer le flanc gauche des Français. À une heure les colonnes anglaises se mirent en mouvement, entremêlées de troupes légères, parmi lesquelles il y avait des indiens, qui, cachés derrière les arbres, firent le feu le plus meurtrier. Les colonnes sortirent du bois, descendirent dans la plaine en avant des retranchements et s’avancèrent avec une assurance et un ordre admirables, les deux premières contre la gauche des Français, la troisième contre leur centre et la dernière contre leur droite, en suivant le pied du coteau où se trouvaient les Canadiens. Le feu commença par la colonne de droite des assaillants, et s’étendit graduellement d’une colonne à l’autre jusqu’à celle de gauche, qui chercha à pénétrer dans les retranchements par le flanc droit des troupes du chevalier de Lévis. Cet officier, voyant leur dessein, ordonna aux Canadiens de faire une sortie et d’attaquer en flanc cette colonne composée de grenadiers et de montagnars écossais.

Les Canadiens étaient divisés en quatre brigades, commandées chacune respectivement par MM. de St-Ours, Raymond, de Gaspé, de Lanaudière, et elles réussirent à rejeter les assaillants sur la droite. Pendant trois heures, les Anglais continuèrent à charger avec la plus grande bravoure ; mais enfin, après des prodiges de valeur des deux côtés, le général Abercromby, voyant qu’il n’y avait plus pour lui d’espoir de succès et voulant prévenir une défaite complète, prépara la retraite de son armée, qui put se retirer en bon ordre, après avoir eu cependant beaucoup d’hommes tués et blessés, entre autres un grand nombre d’officiers[7]. Abercromby ne voulant pas demeurer dans le voisinage de l’armée victorieuse, rembarqua ses troupes et retourna à son camp sur le lac George. M. de Bourlamaque fut blessé grièvement. La conduite de Montcalm lui attira beaucoup de louanges. La disposition qu’il avait prise et les retranchements qu’il avait élevés, avaient prouvé ses talents et son jugement, et lui avaient mérité l’approbation de son souverain et les remerciements de son pays.

Mais qu’était devenu Gustave de Montarville, dont nous avons à peine prononcé le nom en racontant tous ces événements ? S’il avait occupé une position importante, il n’y a pas le moindre doute que l’histoire nous aurait transmis son nom, afin d’en conserver le souvenir ; mais, par malheur, quoiqu’on ne vît jamais un cœur plus brave et plus dévoué battre dans la poitrine d’un soldat, il n’était qu’un simple lieutenant, et tous ses actes de courage sont destinés à rester dans une obscurité relative. Et encore paya-t-il chèrement sa part aux glorieux événements de cette journée ; car quand les troupes d’Abercromby revinrent pour tenter une dernière attaque contre les lignes françaises, le feu terrible qu’ils firent fut cruellement ressenti par leurs adversaires, et Gustave de Montarville se trouva parmi ceux qui tombèrent blessés. Une balle partie du mousquet d’un soldat anglais traversa son bras, se logea dans son épaule, et soit à cause de la douleur ou de la perte de sang, au bout de quelques instants, il chancela et tomba par terre. Quelques hommes de sa compagnie le relevèrent aussitôt et l’éloignèrent du lieu du combat.

Sur la route, ils rencontrèrent le chevalier de Lévis ; ses yeux tombèrent sur la figure pâle du jeune lieutenant, et une expression de peine profonde passa sur ses traits.

— Il n’est pas mort ? demanda-t-il à la hâte.

— Non, monsieur, répondit respectueusement l’un des hommes, il n’est qu’évanoui.

— Tant mieux ! Il en reviendra, et alors, ajouta-t-il en s’éloignant rapidement, j’aurai soin qu’on se souvienne de lui comme il le mérite.

Le lendemain, quand on fut certain de la retraite définitive du général Abercromby, la plus grande joie régna dans le camp français ; mais Gustave, en proie à la souffrance et rongé par la fièvre sur sa couche de douleur, ne put participer à cette gaieté universelle. De Lévis, au milieu de tous les sujets importants qui occupaient son temps et ses pensées, se souvint du brave jeune homme, dont la belle figure et le mâle courage l’avaient si vivement intéressé ; et, aussitôt qu’il put trouver un moment de loisir, il demanda où était la tente de de Montarville, et il s’y rendit.

En entrant, il trouva le chirurgien du régiment qui se tenait près du lit du blessé.

— Eh bien ! docteur, avez-vous bon espoir ? demanda-t-il en examinant la physionomie animée mais défaite de Gustave.

— Oui, chevalier ; mais la forte fièvre qui accompagne la blessure, me rend moins assuré que je ne le serais autrement. Dans tous les cas, il n’aura pas d’autre occasion de gagner des lauriers pendant cette campagne, car sa guérison sera longue et pénible ! Oh ! s’il revient jamais, ce sera bien déjà suffisant ; car il est assez jeune pour perdre un an ou deux ; et de plus, j’aurai soin que la vaillance qui lui a coûté si cher, soit connue là où elle doit l’être. Pauvre enfant ! et il rangea doucement les cheveux épars qui, trempés par la sueur, couvraient négligemment les tempes de Gustave.

— Il y a un jeune cœur que je connais et que la mort de ce jeune homme aurait bien affligé, peut-être brisé.

— Ah ! oui, reprit le chirurgien ; dans le paroxisme du délire, le nom de Rose était toujours sur ses lèvres.

— Rose, répéta avec une vive surprise le chevalier, car sa mémoire fidèle lui disait bien que ce n’était pas là le prénom de Mlle de Villerai. Bien, il est heureux pour lui, pensa-t-il intérieurement, que pendant sa maladie il ne soit pas veillé par sa belle. Assurément, l’héritière de Villerai est une meilleure prise que toutes les Roses du monde.

Après avoir instamment recommandé de Montarville aux soins particuliers du médecin, il prit congé de lui, pensant intérieurement à l’étrange légèreté du cœur humain.

Des soins habiles et une constitution naturellement forte mirent bientôt Gustave hors de danger ; mais pendant de longs mois bien ennuyeux, il resta aussi faible qu’un enfant, tandis que son bras en écharpe ne promettait guère de devenir bientôt utile. Le sort, toutefois, ne lui fut pas entièrement défavorable, et sa promotion au grade de capitaine, qu’il apprit quelque temps après, servit à compenser un peu les longs jours de souffrance et d’ennui qu’il avait éprouvés.

Les limites de notre récit ne nous permettent pas de suivre en détail les succès ou les défaites des armes françaises, mais nous pouvons mentionner brièvement quelques-unes des vicissitudes qu’éprouva la colonie.

L’un des résultats les plus importants que l’on espérait obtenir de la dernière victoire, était l’influence qu’elle aurait probablement sur la puissante confédération sauvage appelée les cinq nations, pour obtenir sa neutralité, si non même son appui. Le chevalier de Longueuil fut donc chargé de remplir sans délai cette mission importante. On leur avait d’abord envoyé une quantité de présents, pour assurer une réception favorable à ses propositions. Ses démarches furent couronnées d’assez de succès, car les indiens dans leur réponse l’assurèrent de leur attachement et de leurs sentiments amicaux.

Peu de temps après la dernière victoire, les Anglais, sous le colonel Bradstreet, s’emparèrent du fort Frontenac. Après l’avoir détruit ainsi que beaucoup d’autres bâtisses environnantes, ils traversèrent de nouveau le St-Laurent et s’en retournèrent à Albany. De Montcalm toutefois envoya un détachement, avec le commandant du génie Ponlevoy, pour rebâtir le fort ; et en même temps un autre parti, sous la direction du capitaine de Montigny, fut dirigé sur Niagara pour en renforcer la garnison et prêter secours à M. de Lignières au fort Duquesne, s’il en avait besoin.

Après la soumission du fort Frontenac arriva bientôt celle du fort Duquesne, dont le nom fut changé en celui de Pitt ou Pittsburg par le vainqueur, le général Forbes, qui, après y avoir établi une puissante garnison, retourna à Philadelphie.

La misère et la disette qui régnaient alors dans la colonie, devinrent finalement si grandes[8], que l’intendant donna ordre de tuer des chevaux pour la subsistance des troupes et des habitants à Québec et à Montréal. Un officier de distinction fut de plus envoyé à la cour de France afin de faire connaître exactement les terribles souffrances des colons et demander instamment les secours nécessaires. Quoiqu’il ne partît que très tard en automne, et malgré les vents contraires et les tempêtes, il parvint heureusement sur les côtes de France.


XIV


La misère qui pesait si lourdement sur les habitants des villes, mettait dans une complète indigence et remplissait de tristesse plus d’une pauvre chaumière, dans laquelle on aurait trouvé, un an ou deux auparavant, le confort et l’abondance.

Parmi celles-ci était la maison de Joseph Lauzon.

Pendant longtemps il avait été rangé parmi les plus riches habitants de la paroisse, et on pensait que sa fille Rose n’apporterait pas pour dot à son mari que sa rare beauté. Mais les récoltes ayant manqué pendant les deux ou trois années précédentes, la situation avait grandement changé.

Vers la fin de l’hiver, le pauvre Joseph fut atteint d’une maladie dont il ne guérit jamais. Après de tristes efforts pour lutter contre la faiblesse et l’épuisement, qui, augmentant de jour en jour, minaient lentement mais sûrement sa constitution, il fut obligé d’abandonner complètement la culture des champs. Il n’avait pas de fils pour le remplacer, et il était presque impossible de trouver des travailleurs dans un temps où l’armée avait pris une si grande partie de la population rurale, ou bien le prix en était trop exorbitant ; de sorte que la terre de Lauzon demeura inculte, excepté quelques arpents que des voisins charitables labourèrent et ensemencèrent pour lui. Pendant deux mois le pauvre homme avait été retenu au lit, et maintenant il n’attendait plus, comme il le disait lui-même, que l’ordre final du ciel de partir pour son long et dernier voyage.

Sa fille, Rose, comme un bon ange, était toujours à ses côtés, le calmant dans les moments de douleurs physiques, l’amusant dans les heures de tristesse, et répandant un rayon de bonheur sur ce passage de la vie à la mort, qui aurait été bien triste sans son amour plein de dévouement.

La pauvreté et la misère, loin d’adoucir le caractère tyrannique de madame Lauzon, ne l’avaient rendue que plus violente, plus méchante qu’auparavant ; et Rose, le principal objet de ses accès de colère, aurait depuis longtemps quitté cette demeure malheureuse, si l’amour filial et la pitié ne l’avaient retenue aux côtés de son père affaibli. Pour l’amour de lui elle attendit patiemment et souffrit tout.

Devinant bien la force de cet amour filial, madame Lauzon en profita avec bassesse en reprochant presque chaque jour à sa malheureuse belle-fille de continuer à être un fardeau pour leur pauvreté. Ceci était excessivement injuste, car Rose, possédant parfaitement toutes les connaissances domestiques pour bien conduire une maison et bien administrer la laiterie et la basse-cour, savait se rendre très utile. Madame Lauzon, presque toujours occupée à veiller ses quatre enfants mal élevés et incommodes, reconnaissait souvent cette vérité en secret. Les petites sommes d’argent que Rose continuait à gagner par ses travaux d’aiguille, étaient toujours employées à acheter quelques douceurs capables de tenter le faible appétit de son père malade.

C’était par une magnifique après-midi d’octobre, ce mois pendant lequel nos forêts se montrent à l’œil de l’artiste avec une splendeur sans rivale et une richesse de couleurs incroyable, quand les teintes cramoisies et dorées du ciel semblent se réfléchir dans les arbres. Rose Lauzon revenait d’un pas rapide du Village où elle avait été porter un message. Toute sensible qu’était ordinairement son imagination aux scènes de la belle nature, le spectacle magique qui l’entourait ne toucha pas, ce jour-là, son cœur attristé. Les rayons brillants du soleil inondant la terre de lumière, les bois richement colorés bordant le petit sentier qu’elle parcourait, n’attirèrent pas même un seul de ses regards. Ses yeux doux et tristes ne virent que les feuilles mortes à ses pieds.

Elle atteignit bientôt la demeure de son père, et ouvrit doucement la porte. Comme les yeux du pauvre malade, qui, plein d’anxiété, avait attendu le retour de sa fille, brillèrent quand elle entra ; et quel tendre amour, quelle douce reconnaissance et quel orgueil paternel exprima le regard qu’il porta sur elle, quand elle s’approcha et s’assit à côté de son lit !

— Voyez, cher papa, lui dit-elle en tirant d’un petit panier qu’elle tenait à son bras de magnifiques grappes de raisin : voyez ce que madame Dubuc, la femme du notaire, m’a donné pour la petite couture que je lui ai faite cette semaine. Et ceci aussi, ajouta-t-elle en plaçant une petite pièce d’argent à côté des fruits. Vous vous souvenez, papa, d’avoir dit l’autre jour que des raisins apaiseraient un peu la soif brûlante dont vous vous plaignez si souvent ; mangez-en maintenant, tout de suite.

Combien Rose parut heureuse en voyant le plaisir que ressentit son père en goûtant de ces fruits depuis si longtemps désirés ! quels doux sourires ornèrent cette bouche sur laquelle depuis longtemps on n’en voyait que si rarement, pendant qu’il parlait du bien que ces fruits lui faisaient, et de la chance qu’elle avait eue de se procurer un tel régal ! Mais ce doux entretien fut brusquement interrompu par madame Lauzon qui poussa rudement la porte.

— Ah ! te voilà enfin, en regardant Rose avec colère. Où as-tu été depuis une demi-heure ? au village, sans doute ? Est-ce que tu n’as rien de mieux à faire que de t’amuser à courir de côté et d’autre, comme tu fais ? N’as-tu pas de pain à boulanger, pas de beurre à faire ?

— J’ai tout fini ce matin, répondit Rose avec douceur.

— Oui, sans doute, tu es très prompte quand tu veux ; mais il y a dans la maison d’autres choses à faire, auxquelles tu n’as pas touché, et qui resteront ainsi, si tu continues à faire comme tu as commencé. Des grappes de raisins, vraiement ! dit-elle avec dépit, en jetant un regard sur le panier et la partie du contenu qui était sur le couvercle ; des grappes ! tandis que moi et mes enfants, nous pouvons à peine trouver du pain sec à manger. Va dans le jardin, voir si tu ne pourrais pas arracher quelques légumes, avant que la gelée de la nuit leur fasse tort. Comme nous n’avons pas de raisins pour nous nourrir il faut voir aux autres moyens de subsistance qui nous sont laissés.

Un vif regard de sympathie s’échangea entre le père et la fille, comme cette dernière, obéissant au rude commandement de sa belle-mère, quittait la chambre ; et la lueur de bonheur que la présence de Rose avait répandue sur la physionomie de son père, disparut à son départ, pour laisser voir les terribles ravages de la maladie et les signes précurseurs de l’approche de ce visiteur qu’il ne craignait plus, la mort.

Plein d’espérance, Lauzon voyait venir sa fin avec calme. Sa vie avait été honnête et sans reproche ; et maintenant, supporté par sa foi, encouragé par les fréquentes visites du bon curé, bien peu de craintes ou de regrets assiégeaient son lit de douleur. La tyrannie de sa femme était plus que compensée, croyait-il, par l’infatigable amour de sa douce enfant ; et sa grande confiance dans les soins miséricordieux de la Providence, soulageait son âme des inquiétudes qui, autrement, l’auraient troublé touchant le sort futur de sa fille bien-aimée.

Le beau mois d’octobre tirait à sa fin ; puis vint le triste et ennuyeux novembre, qui commence si justement par le plus mélancolique des jours, le jour des morts. L’aurore s’était à peine montrée au milieu des nuages et de la pluie, et le cœur le plus gai s’était senti attristé à la vue de ce ciel gris, de ces champs et de ces jardins désolés, et de ces arbres dépouillés, auxquels pendait çà et là une feuille jaunie, triste reste de la beauté de l’été disparu.

Plus triste encore se fit entendre le glas funèbre que l’on sonne à de courts intervalles, le jour de ce triste anniversaire, pour rappeler aux vivants le souvenir de ceux qui sont partis avant eux, et qu’ils doivent peut-être suivre bientôt. Plus d’un cœur fut rempli de chagrin ce jour-là au village de Villerai ; bien des yeux se mouillèrent de larmes en entendant le son solennel du bronze qui s’échappait du clocher de l’église. Des enfants se souvenaient tristement de vieux parents aux cheveux gris qu’ils avaient portés en terre l’année précédente ; un mari pensait à sa jeune femme qui occupait une place dans le paisible cimetière ; le cœur de la mère pleurait le jeune homme idolâtré enlevé à la fleur de l’âge, ou le petit enfant qui, subitement, avait passé de ses bras amoureux dans le lit étroit d’un cercueil.

Faible, mais distinct, l’écho de cet appel à prier pour le repos des morts pénétrait dans l’intérieur de la maison de Joseph Lauzon ; et en l’écoutant, les yeux à moitié fermés, ses mains amaigries jointes ensemble, il ne laissait voir sur sa physionomie aucun air de tristesse. Son esprit était alors activement occupé ; il pensait au paisible tombeau dans lequel dormait, depuis de longues années, sa première femme, la belle et douce mère de l’aimable Rose. Ah ! quel lieu de repos serait cette bière pour son corps fatigué et accablé ; quelle joyeuse rencontre que celle de son âme avec l’âme de son épouse défunte !

Cette pensée lui fit un bien inexprimable, et dans le bonheur qu’il ressentait, il ne s’aperçut pas d’une étrange sensation de torpeur et d’engourdissement qui s’emparait insensiblement de lui. Un léger bruit de pas traversant la chambre attira son attention, et il murmura :

— Rose !

— Oui, cher papa, et elle fut aussitôt près de lui, pressant tendrement ses mains dans les siennes. Sa figure était excessivement pâle, et ses yeux rouges et enflés portaient les traces de larmes récentes.

— Où est ta mère, petite ?

— À l’église, papa ; elle reviendra bientôt.

Quoique madame Lauzon fût souverainement indifférente quant à la pratique des préceptes de sa religion, elle tenait cependant, avec une inconséquence étrange mais assez commune, à en observer la plupart des devoirs extérieurs.

— Et où sont les enfants, chère ?

— Ils sont chez la voisine, papa. Vous savez, vous les avez embrassés et bénis ce matin, et je viens justement de les laisser là, afin que leur tapage ne vous cause aucune migraine.

— C’est maintenant à peu près inutile ; mais viens et assieds-toi près de moi, ma chère. Je me sens si tranquille et si bien.

La pauvre Rose obéit, sans oser parler, car sa voix l’aurait trahie. M. Lapointe, qui avait administré les derniers sacrements à son père le jour précédent, et le docteur Deschamps, lui avaient tous deux fait entendre, le plus doucement possible, que la fin du pèlerinage terrestre de son père allait bientôt arriver. Le cœur abîmé, elle l’avait veillé depuis lors, et quelques instants auparavant, quand elle avait remarqué cette étrange langueur qui s’emparait de lui, et la sueur froide qui coulait de son front, elle s’était hâtée de conduire les enfants ailleurs, afin que les derniers moments de son père ne fussent pas troublés, et que ces jeunes cœurs ne fussent pas attristés par la scène lugubre qui allait sitôt avoir lieu.

L’un et l’autre parlèrent peu ; Rose par intervalle lisait à haute voix des prières appropriées à la circonstance, ou bien humectait ses pauvres lèvres desséchées, qui semblaient toujours insatiables de soulagement.

Une heure venait de s’écouler paisiblement dans ces soins, quand madame Lauzon, trempée jusqu’aux os et de très mauvaise humeur, entra dans la maison. Un regard irrité autour de la chambre, suivi d’une brusque demande où étaient les enfants, fut son premier bonjour.

Rose répondit à voix basse qu’ils étaient chez le voisin, chez Ovide Blois.

— Et pourquoi chez le voisin ? s’écria-t-elle vivement. Tu sais bien que là, ils seront toujours à courir au dehors et au dedans de la maison, et qu’ainsi ils prendront des rhumes dangereux. Mais qu’est-ce que cela te fait, à toi ? continua-t-elle en apostrophant dédaigneusement Rose ; je suppose que s’ils étaient tous morts, tu serais bien plus satisfaite que triste.

— Silence, Sophie ! s’écria tout à coup le malade, d’une voix qui, quoique basse et faible, avait cependant le ton de l’autorité.

Madame Lauzon, étonnée, jeta un regard de surprise sur son mari, car elle n’était pas habituée à entendre chez lui la voix du commandement ; mais revenant bientôt, elle reprit avec un peu moins d’acrimonie qu’auparavant :

— Assurément, Lauzon, j’ai le droit de parler ; si votre méchante fille, Rose, met mes enfants hors de ma propre maison, je puis au moins demander où ils sont. Va chercher immédiatement les deux plus jeunes, et n’ose jamais dorénavant prendre une telle liberté.

Avec un violent effort, le malade secoua pour un moment l’engourdissement indéfinissable qui s’emparait de lui de plus en plus, et il dit de la même manière qu’il s’était exprimé d’abord :

— Rose ne me quittera pas tant qu’il me restera un souffle de vie ; et toi, Sophie, éloigne-toi, sinon reste tranquille. Si tu ne m’as pas permis de vivre tranquille, au moins, laisse-moi mourir en paix.

La figure de madame Lauzon devint un peu plus pâle, et elle s’écria vivement :

— Joseph, ce n’est qu’une faiblesse, et cela t’alarme ; essaye de prendre une goutte de bouillon. Mais il se contenta de secouer la tête, et retomba dans son premier état, silencieux et rêveur.

Cette femme, cette virago, une fois convaincue que son mari allait bientôt quitter la terre, l’accabla de soins et d’attention, elle arrangea ses oreillers, humecta ses lèvres et laissa échapper par intervalles de bruyantes explosions de chagrin. Écartant Rose, dont la figure éplorée confirmait ses propres terreurs, elle l’empêcha formellement de rendre aucun service au mourant et insista à tout faire elle-même.

Cette âme prête à s’éteindre exprima une dernière pensée ; et murmurant, mais si bas et si faiblement que ses paroles étaient presque inintelligibles : Rose, il pressa la main de sa fille penchée vers lui, et tournant ses yeux mourants vers madame Lauzon, il lui dit :

— Femme, laisse-la avec moi jusqu’à la fin.

Ô étrange perversité du cœur humain ! Même dans l’affreuse solennité de cette heure suprême, le cœur de cette femme se remplit de sentiments de colère et de jalousie ; mais elle n’osa pas s’opposer à la volonté d’un mourant. Et lorsque, quelques heures plus tard, le bon Joseph Lauzon passa au repos éternel, c’était sur le bras de sa fille que sa tête reposait.


XV


C’était le jour des funérailles de Joseph Lauzon. Ce matin-là, ses restes mortels avaient quitté sa chambre pour une demeure encore plus étroite et plus pauvre. Rose, assise près du lit vide, le front courbé sur le coussin où la tête de son père avait si longtemps reposé, était bien triste. Elle était vraiment plongée dans une immense désolation ; et, dans l’amertume de sa douleur, elle demandait instamment au ciel de partager bientôt avec son père le repos du paisible cimetière.

Mais le bonheur de s’abandonner tranquillement à sa peine ne lui fut pas longtemps accordé. Bientôt la porte de la chambre s’ouvrit, et la nouvelle veuve lui demanda brusquement :

— Vas-tu bientôt préparer le déjeuner de ces pauvres enfants, ou bien entends-tu passer toute la journée à pleurer ?

Essuyant les larmes qui roulaient dans ses yeux, la malheureuse fille se leva, et, sans prononcer une parole, elle passa dans une autre chambre. Les yeux de la belle-mère, cependant, étaient restés fixés sur elle avec un air de surprise, car Rose était vêtue d’une robe noire, qui, sans être entièrement neuve, était cependant d’un tissu et d’une coupe bien supérieure à ce que portaient ordinairement les personnes de son rang.

D’une voix empreinte d’une profonde jalousie qu’elle ne put maîtriser, madame Lauzon demanda où Rose avait eu une si belle robe.

— La servante de madame Deschamps ma l’a apportée ce matin de la part de cette dernière. Elle m’a dit que c’était en paiement de la couture que je lui ai faite.

— Tu as fait vraiment, dit-elle d’un air de moquerie, beaucoup de couture pour gagner une aussi belle robe de mérinos, bordée d’aussi larges garnitures de crêpe, et qui, je suis sûre, n’a pas été portée deux mois. Il est bien convenable que tu sois habillée comme une dame, tandis que moi, la veuve de ton père, je n’ai qu’une misérable robe de calicot blanc et noir à porter.

Rose était trop triste, trop fatiguée pour répondre à de tels reproches, qu’elle avait d’ailleurs à peine compris. Aussi, elle continua de vaquer à ses devoirs domestiques machinalement, mais aussi habilement que d’habitude.

Le lendemain matin, à son heure accoutumée, la gentille et malheureuse souffre-douleur de la maison était levée. Elle remplit, d’une manière irréprochable, pendant tout ce jour, qui lui parut bien long et bien ennuyeux, sa tâche fatigante ; elle supporta patiemment tous les caprices tyranniques des enfants mal élevés de sa belle-mère ; et quand enfin, avec le soir, vint un moment de répit, après avoir endormi la jeune famille et tout arrangé proprement dans la maison, elle se rendit promptement au cimetière pour dire une courte prière sur la tombe de son père.

Elle n’osa s’absenter bien longtemps : mais son absence, quelque courte qu’elle fut, parut suffisante pour irriter l’esprit impérieux de madame Lauzon, déjà piquée par le cadeau de la robe. Lorsque Rose rentra à la maison, la belle-mère qui était occupée à bercer un vigoureux enfant de trois ans, le plus jeune de la bande, l’apostropha rudement.

— Où as-tu été, mademoiselle ? réponds-moi tout de suite.

— Au cimetière, fit-elle doucement.

— Au cimetière ! Tu en es donc encore revenue à ton ancien jeu, d’imiter les grandes dames ! Tu n’as donc rien à faire, si ce n’est que d’aller au cimetière et montrer partout ton nouveau deuil, me laissant toute seule à la maison, et abandonnant ce pauvre petit qui criait à en mourir.

Pour rendre justice à Rose, nous devons dire que ce pauvre petit dont on parlait avec tant de pitié, était celui que nous avons vu tantôt reposer sur les genoux de sa mère, et que la patiente jeune nourrice avait endormi avant de laisser la maison. La jeune fille ne fit aucune réponse, mais d’un air de suprême lassitude et presque d’indifférence, elle s’en alla se débarrasser de son chapeau et de son châle.

Cette manière d’agir de la jeune fille exaspéra souverainement madame Lauzon, qui, frappant violemment du pied, s’écria de sa voix la plus aigre et la plus perçante :

— Reviens ici de suite, insolente enfant, et réponds-moi.

Rose revint et se plaça, sans rien dire, devant son tyran.

— Combien de temps ce jeu-là va-t-il durer ? demanda furieusement la belle-mère. Penses-tu que je vais te garder ici dans ma maison, à manger le pain de mes enfants, sans que tu ne fasses rien pour le gagner ? Penses-tu que je vais être la servante et toi la maîtresse, la grande dame ?

Rose garda encore le silence ; mais la profonde pâleur qui avait d’abord couvert sa figure se changea subitement en une vive rougeur.

— Qui es-tu, toi, continua la marâtre, pour prendre de tels airs ? Une créature inutile que personne maintenant ne penserait à prendre pour femme. Tu n’as pas eu une seule demande, depuis tes ridicules avances à ce jeune fat d’amoureux de mademoiselle de Villerai. Chassée honteusement du manoir, abandonnée par tes anciens amants, évitée par les autres jeunes filles respectables du village, il te convient bien, réellement, de prendre des airs pareils !… Pourquoi restes-tu ainsi à me regarder avec tant d’insolence et de malice ? Va à ton ouvrage de suite, si tu n’as pas de meilleure réponse à me donner.

— Oui ! madame Lauzon, reprit Rose d’une voix ferme dont les premiers accents causèrent une vive surprise à sa compagne, tant ils étaient différents de son ton ordinairement humble et timide ; oui, j’ai une réponse ; mais je n’en ai qu’une à vous faire à tout ce que vous venez de me dire, à toutes les injustices, à toutes les cruautés dont vous m’avez abreuvée depuis que vous êtes venue sous ce toit, il y a sept ans, comme la femme de mon père. La voici : c’est que je vais sortir avec joie de votre maison, aujourd’hui, à l’instant même, pour n’y jamais rentrer, pour ne jamais me retrouver, même pendant une heure, sous le même toit que vous.

Rose eût subitement présenté un pistolet au visage de madame Lauzon, que cette matrone déterminée n’aurait pas été plus stupéfaite et plus confondue qu’elle ne le fut alors. Pendant les premières années de son mariage, elle avait réellement fait tout son possible pour chasser Rose de la maison ; car, avec cette petitesse de sentiments propre aux esprits comme le sien, elle était excessivement jalouse de l’entière confiance et de la profonde affection qui régnaient entre son mari et Rose. Cependant, depuis que la pauvreté et la maladie s’étaient introduites dans leur ménage, augmentant l’ouvrage de la maison en les privant de l’aide d’une servante, la présence de Rose devint aussi nécessaire à madame Lauzon qu’elle avait auparavant été désagréable ; et si les admirateurs et les amoureux avaient si subitement abandonné la belle du village, madame Lauzon pouvait reconnaître dans ce résultat le succès de ses paroles et de ses malicieuses remarques. Elle s’était flattée naguère de la certitude que Rose, entièrement rejetée par ses anciens amis du manoir et abandonnée par tous ceux qui l’avaient recherchée en mariage, et trop fière pour entrer en service dans une maison étrangère, resterait toujours dans sa maison, l’esclave soumise de ses enfants et l’objet de toutes leurs mauvaises humeurs. La nouvelle subite, donc, qu’elle allait perdre si brusquement et si inopinément l’aide précieuse qu’elle sentait bien, même dans ce moment de vive colère, ne pouvoir jamais remplacer, la dérouta complètement pendant un instant.

Reprenant cependant, par un violent effort, son extérieur composé, elle dit d’un air de moquerie :

— Et pourras-tu aussi me dire où tu vas aller te retirer ? ce que tu te proposes de faire ? Souviens-toi, ma fille, avant de quitter une maison qui t’a abritée pendant tant d’années, que tu n’en as pas d’autre pour te recevoir. Les mauvais traitements dont tu te plains si hautement, tu les as supportés longtemps et tu peux encore les supporter, en échange de la situation respectable et décente que tu as ici.

— Et pensez-vous, demanda Rose d’une voix pleine d’amère mélancolie et qu’aucune expression ne pourrait rendre avec justesse ; pensez-vous que j’ai sacrifié tant et de si belles années de ma jeunesse pour la misérable nourriture et les pauvres habillements que vous me donnez ? Pensez-vous que j’aurais supporté ce que j’ai supporté, et demeuré même une seule année ici, si ce n’eût été pour mon pauvre et malheureux père, dont le bonheur m’était encore plus cher que le mien propre. Oh ! non, et maintenant que ma tâche fatigante est achevée, je m’en vais sans l’ombre d’un regret, et bien plus, joyeuse autant que vous devez l’être vous-même de ce que le fardeau de mon entretien, dont vous vous plaignez tant, ne pèsera plus désormais sur vous.

Madame Lauzon demeura silencieuse pendant quelque temps ; la rage et les regrets lui avaient presque coupé la parole ; mais en voyant sa belle-fille rattacher son châle, elle lui dit, pleine de colère :

— Mais tu ne partiras pas ainsi, ingrate enfant ! Mon respect pour ton défunt père m’ordonne de veiller sur toi et de te protéger contre la misère ou les disgrâces que tu te prépares à rencontrer.

— Je sais bien, madame Lauzon, et vous devez aussi le savoir, que partout où j’offrirai les services que j’ai rendus ici, ils me feront toujours obtenir au moins autant que j’ai reçu de vous. Je n’ai donc aucune crainte sur ce point, et maintenant laissez-moi aller sans plus de discussion.

— Quoi ! ai-je bien entendu ? demanda madame Lauzon avec un dédain emphatique. Ainsi, la délicate Rose, avec sa jolie figure et toute son instruction, elle qui était la compagne et même la rivale de la seigneuresse de Villerai, va aller s’engager comme servante, à tant par mois ! C’est là certainement un rude coup à ta vanité ; mais tu ne m’as pas dit où tu allais, continua-t-elle, remarquant que sa belle-fille avait fini d’attacher son chapeau. Tu répondras au moins à cette question ?

— N’importe où, n’importe où, dit Rose en soupirant ; pourvu que je sois en paix. Et murmurant un mot d’adieu, elle passa pour toujours le seuil de cette maison dans laquelle, comme elle venait de la dire elle-même, tant d’années de sa jeunesse avaient été sacrifiées.

La triste jeune fille n’hésita pas longtemps avant de savoir où elle dirigerait ses pas. Le vénérable ami qu’elle avait toujours été trouver dans ses moments d’épreuve, qui seul avait connaissance du secret qui avait causé tant de chagrin à sa jeunesse, se présenta naturellement à ses pensées, et elle dirigea immédiatement ses pas vers le presbytère.

Sans la moindre colère, sans la moindre émotion, et comme si elle eût parlé d’une personne qui lui eût été étrangère, elle raconta la plus grande partie de ce qui s’était passé entre sa belle-mère et elle.

M. Lapointe écouta tout avec une attention pleine de sympathie ; et quand, elle eut fini, il reprit doucement :

— Ma chère enfant, j’avais prévu tout cela et je m’y attendais. Je vous crois parfaitement justifiable, maintenant que Dieu a retiré votre père du monde, de chercher une autre demeure où vous puissiez être plus heureuse. Le lendemain de la mort de votre père, j’écrivis à une vieille dame de Montréal, aussi riche que bienveillante, que je connais depuis de longues années. Je lui racontai toutes les circonstances exceptionnelles dans lesquelles vous vous trouvez, et la priai de vous recevoir chez elle, au moins pour quelque temps. Votre habileté dans les ouvrages d’aiguille, qui vous rendrait utile partout, et la parfaite connaissance que vous avez en lecture et en écriture, vous rendront pour elle une acquisition infiniment précieuse. La réponse, j’en suis assuré d’avance, sera affirmative, car la charité de madame de Rochon est aussi active et prompte qu’illimitée ; elle arrivera probablement demain ou après-demain, et d’ici là, ma bonne sœur Marie partagera avec vous sa chambre et fera tout son possible pour vous rendre heureuse.

La pauvre Rose, remplie de reconnaissance et d’émotion, pouvait à peine exprimer ses remerciements ; mais mademoiselle Marie entra sur ces entrefaites très à propos, et après quelques paroles bienveillantes, déclara qu’elle arrivait justement à point pour l’aider à faire ses pâtisseries du samedi, qu’elles commenceraient dès que la jeune fille serait prête.

Tandis que Rose et sa bonne hôtesse étaient occupées à peler les pommes et à confectionner d’excellents pâtés, dans la cuisine si propre et si simple du presbytère, M. Lapointe disait tranquillement son bréviaire dans une bonne vieille berceuse à l’ancienne mode placée près d’une fenêtre commandant la vue sur l’étroite allée bordée de dahlias qui conduisait à la porte de la maison.

Tout à coup, cependant, la physionomie gaie et satisfaite du bon pasteur s’altéra extraordinairement, en apercevant une femme à la démarche masculine, qui s’avançait en jetant des regards vifs et scrutateurs vers les croisées garnies de rideaux blancs du presbytère.

— Il n’est pas étonnant que la pauvre Rose ait peur d’elle ! pensa le prêtre, en fermant son livre précipitamment et s’agitant sur sa chaise. J’avoue que cette entrevue m’est rien moins qu’agréable.

Son courage, toutefois, s’éleva bientôt à la hauteur de la circonstance ; et quand madame Lauzon, la figure animée, la voix tremblante, non pas certainement de timidité ou d’inquiétude, lui souhaita le bonsoir, ses manières furent pleines de calme et de dignité.

— Je suis venue, monsieur le curé, commença-t-elle un peu brusquement, abordant de suite le sujet de sa visite, pour vous parler de cette petite ingrate et hypocrite, ma belle-fille, Rose, et pour vous faire connaître tout ce qu’elle m’a fait souffrir.

Puis avec une volubilité, une emphase et une quantité d’adjectifs que peu de personnes de son sexe auraient pu imiter, elle commença un récit circonstancié de sa dernière entrevue avec Rose. Quoique la proportion de véracité et de fausseté dans son histoire fût comme une goutte d’eau dans l’Océan, M. Lapointe ne l’interrompit pas. Il l’écouta patiemment pendant qu’elle déclamait contre l’ingratitude de Rose, contre sa duplicité et ses innombrables mauvaises qualités ; jusqu’à ce qu’enfin, à bout d’haleine, elle fût obligée de se taire.

Alors il reprit tranquillement :

— De sorte que cette ingrate jeune fille vous a quitté, à ce qu’il paraît ?

— Oui, monsieur, avec une méchanceté et une insolence sans pareille.

— Alors, ma bonne madame Lauzon, permettez-moi de vous féliciter ; car si elle est seulement la moitié aussi mauvaise que vous venez de me le dire, ce doit être pour vous une bénédiction que d’en être débarrassée.

Soit que madame Lauzon soupçonnât l’ironie cachée sous l’apparence amicale des paroles du bon prêtre, ou que les consolations qu’il tâchait de lui donner irritassent sa colère au lieu de l’apaiser, elle reprit avec un regard trahissant une tempête intérieure.

— Cela peut être, monsieur ; mais quelque méchante qu’elle soit, il est cependant de mon devoir de veiller sur elle, et de voir à ce qu’il ne lui arrive aucun mal. Puis-je donc vous demander respectueusement si vous savez où elle est à présent ?

— Certainement, ma bonne femme, cette sollicitude de votre part est très louable, si vous y êtes poussée par de bons motifs. Elle est actuellement sous mon propre toit ; et tant qu’elle y sera ; je réponds de sa bonne conduite.

Madame Lauzon pâlit d’abord, puis rougit ; mais par un effort suprême, elle reprit avec calme :

— Alors, monsieur le curé, vous allez sans doute lui ordonner de revenir immédiatement à la maison avec moi, et de s’efforcer de réparer, par sa soumission et son obéissance, son opiniâtreté et ses caprices passés.

Le prêtre tira lentement sa tabatière d’écaille de tortue, se régala solennellement d’une prise, puis répondit avec une grande tranquillité :

— Eh bien, non, madame Lauzon, je ne le lui dirai pas.

— Comment monsieur ? et sa voix devint aussi perçante qu’une trompette de bataille ; est-il possible que vous l’encouragiez dans une révolte coupable contre ma juste autorité ? est-il possible que vous qui prêchez du haut de la chaire, presque à chaque troisième ou quatrième dimanche, sur l’importance sacrée du commandement qui dit :

« Père et mère tu honoreras,
Afin de vivre longuement, »

est-il possible que vous donniez raison, contre sa mère, à une fille de dix-huit ans ingrate et emportée ?

Soit que M. Lapointe sentît que son adversaire l’avait ici cruellement blessé, ou que sa patience commençât à se lasser, il reprit avec sévérité :

— Oui, femme arbitraire, et vous m’avez aussi entendu prêcher bien souvent sur les devoirs qu’ont à remplir les parents envers leurs enfants, devoirs sacrés que cette céleste, la charité, leur enseigne si fortement et si constamment. Permettez-moi de vous demander comment vous avez rempli ces devoirs. Quel amour, quelle tendresse maternelle avez-vous eue pour cette patiente jeune fille, qui, pendant tant d’années, a été votre véritable servante, sans jamais se plaindre, et qui a trouvé en vous non pas une mère, mais une sévère et implacable marâtre ? Elle ne retournera pas chez vous, à moins qu’elle ne le veuille bien, et si parfois sa main aussi habile qu’active, son industrie patiente et persévérante vous font défaut, souvenez-vous qu’à vous, et à vous seule en est la faute.

— C’est très bien, très amical de votre part, monsieur le curé, reprit la femme avec indignation. Maintenant, je ne suis plus qu’une pauvre veuve sans défense, que chacun peut mépriser, insulter, repousser ; mais on ne m’aurait pas traitée ainsi, si le pauvre Joseph avait vécu.

Il est bien heureux pour lui qu’il ne vive pas, pensa intérieurement le curé ; mais la charité chrétienne et la prudence l’empêchèrent d’émettre ce sentiment, et d’une voix plus calme, il reprit :

— Je n’hésite nullement à vous dire ce qui suit, attendu que cela pourra apaiser tous vos scrupules touchant vos devoirs envers votre belle-fille : c’est que votre mari, quelques jours avant sa mort, me pria de lui chercher une autre demeure, m’assurant qu’il était persuadé qu’elle ne pourrait jamais être heureuse avec vous.

— Le vieux radoteur, murmura sotta voce cette inconsolable veuve, et sentant maintenant qu’elle était défaite sur tous les points, elle sortit avec un salut glacial, en rappelant au prêtre que lui seul désormais serait responsable du bien-être spirituel et temporel de la jeune fille, ainsi que des disgrâces que sa beauté et son opiniâtreté pourraient lui attirer.

M. Lapointe lui souhaita avec calme le bonsoir, et comme la porte se refermait, il se laissa tomber dans son fauteuil, en se frottant les mains et souriant de son triomphe.

C’était vraiment en effet une victoire dont il pouvait à bon droit être fier. Il avait combattu, défait et réduit au silence la virago du village, et cela sans oublier une seule fois la dignité convenable à son caractère sacré et la courtoisie due au beau sexe.

XVI


Dans le salon vaste, quoique bas, d’une bonne maison de pierre sur la Place d’Armes, à l’endroit où s’élève maintenant un splendide édifice public, une vieille dame mise avec la simplicité d’une religieuse, était assise, occupée à confectionner des vêtements dont le tissu grossier, mais chaud et durable, montrait qu’ils étaient destinés aux pauvres.

Il y avait dans l’appartement un singulier mélange de luxe et de simplicité. Un simple tapis de droguet couvrait le plancher, de sombres rideaux voilaient les fenêtres ; mais des peintures à l’huile d’une exquise beauté et d’une grande valeur ornaient les murailles. Les sujets, cependant, en étaient tous religieux, de même que ceux des gravures suspendues au-dessus de la cheminée, dont les seuls ornements étaient un crucifix d’ivoire d’un travail délicat, et deux groupes en albâtre, la sainte Famille et la Nativité. Il y avait aussi quelques livres richement reliés ; mais un amateur de littérature légère, qui aurait voulu s’en servir en guise d’amusement, aurait été excessivement trompé, car les sujets, ainsi que les peintures, en étaient tous sérieux et pieux.

Madame de Rochon (nos lecteurs ont probablement déjà deviné que c’est là l’excellente femme dont avait parlé M. le curé), s’arrêta tout à coup dans son travail et jeta un regard vers la pendule.

— Presque onze heures, dit-elle. Ma jeune amie de la campagne va bientôt être ici. Pauvre enfant ! Il faut que je m’efforce de la rendre heureuse.

Ces bonnes paroles, prononcées d’une voix tendre et douce, augurèrent bien en faveur de Rose, et quand celle-ci arriva bientôt après, et entra en présence de sa nouvelle patronne, toute tremblante de timidité, quelques mots encourageants la rassurèrent bien vite et apaisèrent les battements agités de son cœur.

Après plusieurs questions touchant M. Lapointe, madame de Rochon se leva en disant :

— Venez avec moi, petite, je vais vous montrer votre chambre.

L’appartement était simple, mais très confortable ; et des peintures religieuses, des statuettes et des livres étaient partout abondamment répandus.

— Voici votre chambre, Rose ; vous prendrez toujours vos repas avec moi, et vos devoirs seront de m’accompagner dans mes visites aux pauvres, de m’aider quand je couds pour eux, de répondre aux lettres et aux demandes que je reçois presque chaque jour, et de lire pour moi à haute voix de temps en temps, car ma vue commence à baisser. Trouvez-vous votre tâche trop forte, ma chère ? fit-elle en caressant doucement la riche chevelure de sa jeune compagne.

— Comme Dieu a été bon pour moi ! reprit celle-ci en pressant sur ses lèvres la main de madame de Rochon. Dans mes rêves les plus ambitieux, je n’ai jamais souhaité une telle position, une retraite comme celle-ci.

— Mais savez-vous, Rose, que je vous attendais depuis longtemps. Il y a quelques mois, quand la maladie de votre père commença à prendre une mauvaise tournure, mon bon ami, M. Lapointe, m’écrivit, me racontant votre histoire, et me priant, si j’avais besoin d’une jeune personne pour remplir la place que vous venez de prendre, d’attendre jusqu’à ce que vous fussiez libre. Il sut m’intéresser si vivement en votre faveur, que malgré ma vue excessivement faible et mes nombreuses occupations, je vous ai attendue depuis ce moment, ne voulant pas prendre une autre protégée, à laquelle j’aurais pu peut-être m’attacher et qu’il m’aurait été dur ensuite de renvoyer. Vous avez rempli noblement envers votre père vos devoirs d’enfant affectueuse, et un secret pressentiment me dit que ma patience va être maintenant récompensée. Je vous donne la journée pour vous installer et prendre possession de votre nouvelle chambre. Voici la servante avec votre malle, et dans cette commode vous trouverez différentes étoffes, dont, avec votre habileté dans la couture, vous pourrez vous faire un commencement de garde-robe.

Comme le cœur de la jeune fille se remplit de reconnaissance à cette nouvelle preuve de la prévoyance et de la bonté de sa nouvelle amie ; avec quel plaisir elle admira une pièce de toile d’une blancheur éclatante, une autre de flanelle toute neuve, et une jolie étoffe de deuil. Gants, collets, tabliers même, tout y était ; et quoique la simplicité qui régnait dans toute la maison, eût aussi présidé au choix de ces articles, la qualité et la texture en étaient irréprochables. Comme aussi l’exquise simplicité qu’on remarquait partout, la scrupuleuse ponctualité et le soin avec lesquels les repas étaient toujours servis, tout s’accordait parfaitement avec le caractère de Rose. Le riche damas, le brillant cristal, la vieille porcelaine, tout était digne de recevoir les bonnes choses qu’on leur donnait souvent à contenir ; car madame de Rochon, quoique rigide observatrice des abstinences prescrites par l’Église, ne poussait jamais l’ascétisme plus loin que ne le commandait la loi, et sa table était servie d’une manière que peu d’épicuriens auraient dédaignée. Le soir, Rose faisait la prière à haute voix, dans le salon d’entrée ; et les domestiques, toujours mis avec la simplicité qui distinguait leur maîtresse, y assistaient avec recueillement.

La vie que notre jeune amie commençait à mener, était vraiment pour elle pleine de charmes. Quelques heures de loisir lui étaient accordées tous les matins, et d’après l’avis de madame de Rochon, elle les passait dans la bibliothèque, nourrissant son esprit des chefs-d’œuvre anciens et modernes, rangés sur les rayons.

Aucune jeune fille amatrice du romanesque et d’un vain pathétique ; aucun jeune homme admirateur de l’audacieuse immoralité de l’école de Sue et de Balzac n’y aurait rencontré un seul volume de son goût : mais les ouvrages d’hommes tels que Fénelon, Racine, etc., qui ont employé leur génie à l’instruction de leurs semblables, et à la gloire de Celui qui le leur avait donné, étaient là à profusion, indiquant quel était l’esprit et le cœur de celle qui les avait choisis.

Quelques jours après son arrivée, Rose lisait à haute voix à sa bienfaitrice dans le petit salon, qu’elles avaient coutume d’occuper, quand le frôlement subit d’une robe de soie dans le passage, suivi d’une toux légère et affectée, annonça l’arrivée d’une dame. Un instant après, une jeune personne de vingt ans élégamment mise entra dans l’appartement et se laissa tomber sur un sofa avec un soupir langoureux, comme si l’effort de monter les escaliers était presque au-dessus de ses forces.

— Comment es-tu, chère Pauline ? demanda affectueusement madame de Rochon, en interrompant son tricot et souriant amicalement à la nouvelle arrivée.

— Assez bien, ma tante, reprit faiblement celle-ci ; mais vraiment, si je ne vous aimais pas autant, je me priverais complètement du plaisir de venir vous voir ; vos escaliers me font mourir.

Ici Rose, surprise, jeta un regard furtif sur la dame, car dans sa taille bien arrondie et dans ses yeux brillants, elle ne voyait aucune preuve extérieure d’une telle faiblesse.

Soit que madame de Rochon fût accoutumée à ce langage exagéré, soit qu’elle ne voulût point blesser la susceptibilité de sa nièce, elle ne fit voir ni surprise ni incrédulité, mais elle demanda seulement si M. de Nevers était bien.

— Oh ! papa est très bien, reprit-elle nonchalamment ; mais il souffre toujours comme d’ordinaire de son rhumatisme. Je ne saurais vous dire combien je suis fatiguée de ses douleurs, car papa ne parle pas d’autre chose toute la journée.

— Sans doute, ma chère ; mais c’est parce qu’il souffre énormément, reprit gravement madame de Rochon. Crois-moi, les migraines et les langueurs dont tu te plains si souvent, sont loin de faire souffrir autant que la pénible maladie de ton père.

— Je ne crois pas cela, ma tante, et mademoiselle de Nevers détacha son élégant chapeau et le mit négligemment sur une table voisine. Les hommes sont si peu accoutumés à souffrir, qu’ils font un vacarme ridicule pour la moindre bagatelle.

-— Bien ; nous ne discuterons pas davantage cette question, fit la bonne dame en souriant. J’espère seulement que tu ne deviendras jamais capable de juger par ta propre expérience de la différence entre les deux maladies. Mais qu’as-tu donc fait toute la semaine dernière, Pauline ?

— Je suis allée aux soirées et aux bals ; j’ai fait des conquêtes et blessé des cœurs.

— Les cœurs, ma chère nièce, doivent être vraiment bien faibles pour se laisser prendre aussi facilement.

— Que dites-vous là, ma tante ? s’écria la jeune fille d’un air boudeur. Tenez, il y a, par exemple, le capitaine Frémont, qui jurait de se tuer ou de se noyer de désespoir quand je le refusai l’été dernier ; et je pourrais en nommer une douzaine d’autres.

— Oui, mais il ne l’a pas fait, mon enfant. Il vit encore, aussi joyeux et aussi content qu’auparavant. Ah ! Pauline, sois certaine que la fortune dont tu dois hériter un jour, augmente considérablement le nombre et le dévouement de tes admirateurs.

— Vraiment, tante Rochon ? fit-elle un peu piquée ; vous êtes bien franche ce matin. Pensez-vous qu’une brillante jeunesse, des regards fascinateurs et des manières distinguées ne comptent pour rien auprès des hommes ?

— Oui, mon enfant, tout cela a une certaine influence, mais l’argent et la fortune en ont souvent beaucoup plus, particulièrement dans la classe de ces oisifs soupirants, pardonne-moi le mot, qui t’entourent.

— Pourquoi donc, s’il vous plaît, mon oncle Rochon vous a-t-il épousée, alors ? Vous n’étiez pas riche.

— Certainement non, ma chère ; et je n’avais pas, non plus, des regards fascinateurs, ni des manières distinguées ; aussi je laisse à ta propre ingénuité le soin de résoudre ce problème. Prenons à présent un autre sujet plus intéressant.

— Eh bien ! réellement, ma tante, c’est quelque chose de difficile, car il y a si peu de sujets qui nous soient communs à toutes deux. Vous ne vous occupez que d’aller à l’église, faire la charité et toutes espèces de choses pieuses en général ; mes goûts sont tout à fait différents, et je ne pense qu’au plaisir, à la mode, à la gaieté. Ce qui m’intéresse ne peut nullement vous toucher, vous, ma tante.

— Et cependant, Pauline, reprit gravement la vieille dame, nous avons toutes les deux été mises sur la terre dans le même but ; nous tendons vers la même fin. Nous avons toutes deux la mort et l’éternité devant nous.

— Oh ! Seigneur, ma tante ; si vous commencez à me faire une telle morale, je vais être littéralement obligée de m’enfuir ; et la frivole enfant plaça sur ses oreilles ses jolis doigts couverts de riches anneaux. Savez-vous bien que je me sens toujours nerveuse et triste, après un de vos sermons.

— Pourtant tu ne détruis pas souvent la sérénité de ton âme en venant les écouter, dit madame de Rochon en souriant ; mais avoue-moi franchement, est-ce que tu ne rencontres jamais dans la joyeuse vie que tu mènes, des contrariétés et des désappointements qui t’attristent autant même que mes sermons peuvent le faire ?

— Sans doute, très souvent, fit-elle vivement. Ainsi maintenant, par exemple, je me trouve, au moins pour la cinquantième fois, absolument en désespoir d’amour.

— Pauline ! Pauline ! s’écria madame de Rochon avec un air de reproche et regardant en même temps Rose, qui dès l’arrivée de la jeune dame s’était mise à broder activement un collet. Elle était, dans le moment, courbée sur son ouvrage, la figure plus colorée que d’ordinaire ; elle avait probablement trouvé dans les vaporeuses paroles de la jeune fille mondaine, quelque chose qui avait touché une corde secrète de son cœur.

Pauline de Nevers fit un dédaigneux signe de tête, faisant comprendre par là que celle qu’on indiquait lui était entièrement étrangère, et elle continua sur le même ton :

— Oui, vraiment, ma tante, je vous dis la pure vérité. Vous savez que je ne deviens jamais amoureuse, excepté dans des cas absolument désespérés et où je ne saurais rencontrer une affection mutuelle. Je suis dans des dispositions tout à fait malheureuses ; aussitôt que je vois mon attachement éprouvé également par celui qui en est l’objet, de suite mon amour s’évanouit en fumée. Tenez, par exemple, il y avait ce joli garçon, le jeune d’Albert, qui était pauvre, mais aussi beau qu’Adonis. Bien, vous savez que j’ai été tellement engouée de lui, que papa avait presque oublié ses rhumatismes dans la crainte de me voir enlever. Mais à l’instant où ce malheureux jeune homme commença à me faire la cour, à m’envoyer des bouquets, mon affection se changea en indifférence ; et enfin, quand il me demanda en mariage, je commençais à le haïr.

— Eh bien ! alors, Pauline, espérons que son rival actuel te guérira de la bonne manière.

— Oh ! il n’y a pas de danger ! fit avec un soupir la vaine jeune fille, et en prenant un air pensif, presque mélancolique. Il est non seulement très indifférent envers les femmes, mais il ne veut pas même les courtiser. Il est de plus fiancé à une autre.

— Alors, cette circonstance devrait empêcher les jeunes demoiselles de chercher à s’amuser avec lui, et surtout d’en devenir amoureuses.

— Bah ! chère tante, vous vous connaissez bien peu en ces matières. Car cette circonstance-là même est suffisante pour rendre une personne tout à fait irrésistible ; mais celui qui possède mes affections n’a pas besoin de ce titre accidentel pour augmenter son pouvoir. N’importe quelle femme trouverait Gustave de Montarville excessivement aimable.

Rose rougit jusqu’à la racine des cheveux, lorsqu’elle entendit le nom de celui qu’elle aimait d’un amour aussi ardent que secret ; heureusement sa tête était inclinée sur son ouvrage, et sa confusion échappa à ses compagnes.

— Gustave de Montarville ! n’est-ce pas ce jeune Canadien appartenant au Royal Roussillon et qui s’est si bien conduit au siège de Carillon ?

— Oui, ma tante ; il a été blessé, et ensuite on l’a promu en récompense de sa bravoure. Vous ne pouvez vous imaginer quel air charmant et intéressant lui donne son bras en écharpe et cette jolie pâleur de convalescent sur sa joue brune. Je vous assure que je ne suis pas la seule à l’aimer.

— Je pense que vous devriez toutes laisser ce soin à sa fiancée, dit madame de Rochon en souriant.

— Oh ! elle, c’est un vrai glaçon, une statue de marbre, enfin une belle créature sans sentiments. Vous avez sûrement entendu parler de la froide et fière demoiselle de Villerai ?

— J’ai entendu parler, Pauline, d’une demoiselle de Villerai ; mais elle m’était représentée comme une noble et religieuse jeune fille, qui ajoutait encore par ses vertus un nouveau lustre à sa naissance et à sa fortune. Celui qui me l’a décrite ainsi doit bien la connaître ; c’est le curé de Villerai.

— C’est possible, fit-elle avec indifférence. En effet, elle est peut-être bien bonne sous un rapport ; mais pendant tout l’hiver dernier, qui a été sa première saison dans le monde, elle a passé pour être aussi hautaine que belle. Je voudrais seulement que vous entendiez de Noraye parler d’elle.

— Le vicomte de Noraye ? demanda madame de Rochon avec un sourire particulier.

— Justement, ma chère tante, dit la jeune fille en arrangeant nonchalamment son bracelet. Le même qui a su régner pendant quelque temps sur mon cœur inconstant. Son règne a duré six semaines et trois jours. Quoique mon amour soit presque éteint, je n’ai pas entièrement fini avec lui. Il occupe le premier rang parmi mes adorateurs.

— Il n’a donc pas répondu suffisamment à ta préférence, pour changer ton amour en haine ?

— Non ; il n’a jamais placé encore son nom et sa fortune à mes pieds, quoiqu’il dise souvent que son cœur y soit. S’il en venait maintenant à ce point, ce qu’il fera probablement bientôt, il est inutile pour moi de dire quelle réponse je ferais. Ce n’est pas une chose à dédaigner que d’être comtesse, pas une comtesse avec un mince revenu de quelques mille francs, à peine suffisant pour payer mes gants et mes rubans, mais comtesse, maîtresse de terres, de forêts et de châteaux. Pour en revenir cependant à ce que je disais tantôt, vous ne pouvez vous imaginer quels commentaires et quelle mordante critique de Noraye fait de mademoiselle de Villerai ; et il m’a assuré (c’est vrai qu’il est bien méchant, mais qu’importe), il m’a affirmé qu’ils ne s’aiment nullement, apportant pour raison la singulière manière dont leur mariage est remis d’époque en époque, malgré tous les efforts et toutes les représentations de la tante de la fiancée, la vieille madame Dumont.

— Ce n’est tout cela que scandale et jalousie, Pauline. Ils sont deux assez jeunes pour attendre encore quelque temps ; mais, Rose, vous pouvez aller dans la bibliothèque et vous amuser là pendant une heure.

Celle-ci obéit promptement, et comme la porte se refermait sur elle, madame de Rochon s’écria d’un ton de reproche :

— Il faut réellement que je te défende, Pauline, de parler dorénavant d’une manière aussi insensée et aussi frivole devant cette jeune fille. Cela peut lui faire du tort.

— Eh ! du tout, ma tante. Dans sa position, il n’y a, comme de raison, rien de semblable. Quoi ! je suis certaine qu’elle n’a pas même compris ce que je disais, tant notre vie est différente de la sienne. Mais, je vous en prie, dites-moi, d’où vient-elle ? où l’avez-vous rencontrée ? Elle me paraît excessivement jolie pour sa position.

La vieille dame ne put s’empêcher de sourire et reprit :

— Mais tout en étant jolie, elle peut parfaitement remplir ses devoirs, tandis qu’il m’est tout aussi agréable d’avoir vis-à-vis de moi sur ce fauteuil sa jolie et brillante figure, qu’une physionomie commune et maussade.

— Non, non, ma tante, vous vous trompez grandement, et vous vous en apercevrez bientôt. Elle va toujours être occupée à se regarder dans le miroir, quand elle emportera votre couture dans sa chambre ; et au lieu de s’appliquer, elle sera continuellement à s’arranger les cheveux, à se faire des boucles et des coiffures. Je vous le répète encore, vous n’avez pas été sage en prenant à votre service une fille si jeune et si jolie.

— Eh bien ! comme je suis la seule à en souffrir, tu peux m’épargner, Pauline, de nouvelles prophéties. Je prendrai soin que ma protégée ne perde pas trop de temps devant son miroir ; et toi, de ton côté, tu auras bien le soin de ne pas être devant elle aussi légère et aussi frivole que tu l’as été ce matin. Elle a dû sans doute être bien étonnée de ta conduite.

— Alors, quand je reviendrai vous voir, ma tante, faites éloigner votre demoiselle de compagnie, car je ne me troublerai certainement pas jusqu’à faire de son extrême innocence la règle de ma conversation.

— Eh bien ! oui, Pauline, il en sera ainsi dorénavant ; mais pars-tu ?

— Oh ! oui, chère tante, reprit-elle en attachant son chapeau ; j’ai un grand nombre d’affaires aujourd’hui : deux robes neuves à acheter, une robe de bal et une autre pour sortir, outre des gants, des fleurs et beaucoup d’autres choses. Ensuite il faut que j’arrête chez ma modiste, ainsi que chez le bijoutier pour voir si mon collier de rubis est réparé.

— Dis-moi, Pauline, interrompit madame de Rochon en plaçant doucement sa main sur le bras de la volage enfant, dis-moi, as-tu été voir, comme tu me l’avais promis, cette pauvre famille dans la rue Perthuis ?

— Eh bien ! non, ma tante, reprit la jeune fille un peu embarrassée. J’avais réellement l’intention d’y aller, mais ce de Noraye m’a effrayée en me disant qu’il y avait eu dernièrement plusieurs cas véritables de petite vérole parmi les pauvres.

— Les avis de de Noraye, Pauline, ne te conduiront jamais à Dieu. Fasse le ciel que tu ne suives pas trop souvent ses conseils !

— Bon, bon, ma tante, ne vous attristez donc pas pour cela. Tenez, prenez ceci, et elle plaça quelques pièces d’or dans la main de sa compagne. Envoyez-leur cet argent, ça leur fera autant de bien qu’une visite de ma part.

— Oui, mais à toi, ça ne t’en fera pas autant ; cependant je l’accepte avec reconnaissance ; et maintenant, dis-moi, combien de chapitres as-tu lus dans le livre que je t’ai prêté la semaine dernière ?

— Un chapitre, ma tante. Mais ciel ! il était si terriblement ennuyeux, que j’ai été obligée ensuite de lire dix chapitres d’un roman, pour me remettre dans mon état normal.

Pauvre madame de Rochon ! toute autre personne moins patiente et moins bonne aurait depuis longtemps abandonné de désespoir l’instruction morale de la fille volage et indifférente qui était devant elle ; mais elle se contenta de répondre doucement :

— Eh bien ! Pauline, rends-moi mon livre, car je ne veux pas te donner un prétexte de lire ces publications insensées et immorales, qui finiront par pervertir tout ce qu’il y a de bon et de noble en toi.

— Là, là, tante Rochon, ne devenez donc pas si triste et si sérieuse. Je vais vous dire ce que je ferai ce soir. Je lirai un autre chapitre de ce livre (ô mon Dieu ! quelle pénitence), et je me garderai complètement de l’antidote. Au revoir ! et déposant un léger baiser sur le front de madame de Rochon, Pauline descendit rapidement les escaliers.

— Pauvre enfant égarée ! s’écria la vieille dame quand elle fut seule. Parfois mon courage et mes espérances sont sur le point de s’évanouir complètement ; cependant, je ne puis et ne dois pas cesser tous mes efforts. Puisse le ciel les bénir !

Le profond intérêt que portait madame de Rochon à la jeune fille se comprendra facilement quand on saura que C’était la plus proche parente qu’elle possédait au monde. Enfant unique d’une sœur décédée, mariée avec un riche gentilhomme de la colonie, la petite fille avait été privée des soins de sa mère dès l’âge de quatre ans. Vainement madame de Rochon avait plusieurs fois demandé au père de lui confier l’enfant. Il avait toujours refusé, prétendant que sa belle-sœur était trop sévère dans ses idées religieuses, et qu’elle rendrait l’enfant plutôt propre à entrer dans un couvent qu’à conduire une maison. On a vu quels résultats il avait obtenus. L’enfant grandit, vaine, égoïste et frivole, indifférente envers son père, ne vivant que pour elle-même, ne pensant qu’à elle-même. Cependant, madame de Rochon, comme un bon ange, veillait toujours sur elle, supportant ses propos insensés, ses impertinences, afin d’avoir l’occasion de lui souffler à l’oreille quelque bonne parole, quelque grande mais sérieuse vérité. Assurément, de cette manière, elle fit plus pour la gloire de son Maître, que si elle avait éloigné de son cœur cette enfant du monde bien vaine, mais peut-être pas encore complètement perdue.


XVII


L’existence de Rose Lauzon sous le toit hospitalier de madame de Rochon était donc calme et heureuse ; et chaque jour, à chaque instant, pleine de reconnaissance, elle comparait son genre de vie actuel, si doux et si tranquille, avec les labeurs incessants et les misères sans nombre qui l’avaient accablée dans son ancienne demeure. Sa gratitude et son affection pour sa bonne bienfaitrice étaient sans bornes ; tandis que madame de Rochon sentait que le sentiment de simple bienveillance qu’elle avait d’abord éprouvé pour sa jeune compagne, se changeait peu à peu en un amour presque maternel.

Le seul contretemps qu’éprouvait Rose au milieu de son bonheur, était l’indifférence pleine de mépris avec laquelle mademoiselle de Nevers affectait invariablement de la traiter, ne lui accordant jamais même un salut, un mot bienveillant, et résistant à toutes les sollicitations de sa parente, qui la priait de montrer un peu plus d’amitié et de considération à la pauvre orpheline qu’elle avait reçue dans sa maison. Mais Rose avait été trop rudement élevée à l’école du malheur pour attacher une grande importance à une pareille bagatelle. Et quoiqu’elle soupirât quelquefois involontairement quand mademoiselle de Nevers, brillante de soiries et de dentelles, passait brusquement devant elle, sans lui accorder un regard, même après plusieurs mois de résidence chez madame de Rochon ; ou bien lorsqu’elle disait subitement à sa tante, en entrant dans le salon, qu’elle voulait être seule avec elle, faisant ainsi comprendre à Rose qu’elle était de trop, celle-ci, cependant, ne s’en fâchait pas et ne s’en plaignait jamais ; son bon sens naturel et sa douceur l’en empêchaient.

Un jour d’avril, Rose était assise près de sa fenêtre, son ouvrage à la main, regardant par moment la confusion et le désordre général que la pluie venait de causer parmi les promeneurs qui étaient sur la place, quand elle entendit tout à coup le bruit du marteau de la porte d’entrée, suivi aussitôt d’éclats de voix et de rires dans les escaliers.

— Là ! entrez dans cet appartement, ennuyeux que vous êtes, dit une voix qu’elle reconnut pour celle de mademoiselle de Nevers. Non, non, vous ne pouvez pas venir avec moi.

C’était évidemment là une réponse à une demande formulée par une voix masculine ; mais Rose n’en put saisir les paroles.

— Il faut que j’aille arranger mon chapeau et mes cheveux, qui sont tout défaits. C’est votre faute, aussi, vous qui prétendiez qu’il ne pleuvrait pas ; ainsi entrez là dedans et faites pénitence tout seul, jusqu’à ce que je redescende.

La porte s’ouvrit, et Rose hésitait encore sur ce qu’elle devait faire, quand le vicomte de Noraye entra dans la chambre.

En apercevant Rose, il s’excusa avec grâce, et ôta son chapeau avec cette aisance et cette courtoisie qui lui allaient si bien quand il voulait ; mais tout à coup l’expression de sa figure marqua un profond étonnement, et il dit à Rose, avec une certaine familiarité :

— Quoi, est-il possible ? oui, vraiment, mademoiselle, nous nous sommes déjà rencontrés. Oserais-je prendre la liberté de demander quel est votre nom ?

— Rose Lauzon, répondit-elle avec embarras.

— Oh ! je le pensais. Quel est celui qui, après avoir vu les traits enchanteurs de la belle de Villerai pourrait jamais les oublier ? quoique mademoiselle soit devenue encore dix fois plus jolie, depuis que j’eus le plaisir de la rencontrer pour la première fois près de la barrière du manoir.

La familiarité du vicomte et ses regards d’admiration déplurent à Rose au point de la faire sortir de sa douceur naturelle, et elle répondit fermement en se dirigeant vers la porte :

— Cette rencontre a été si désagréable pour moi, vicomte, que je n’aime pas à me la rappeler.

— Ah ! il est encourageant pour moi, belle enfant, que vous vous souveniez de tout cela ; mais je prendrai la liberté de faire ce que j’ai fait alors, c’est-à-dire que je vous retiendrai ici jusqu’à ce que j’obtienne de vous soit un petit sourire, soit une bonne parole de votre belle bouche.

— Vous ne prenez pas le bon moyen, vicomte, d’obtenir l’un ou l’autre, reprit Rose, la figure animée autant par la perplexité que par le déplaisir, car de Noraye s’était promptement placé en sentinelle au-devant de la porte, et il la regardait avec une admiration croissante.

Rose n’avait jamais paru si jolie. Le vif carmin de ses joues ; ses yeux expressifs qui tantôt brillaient d’irritation, tantôt s’abaissaient délicieusement devant le regard hardi et ardent fixé sur elle, donnaient à toute sa physionomie une fascination que le blasé de Noraye trouva presque irrésistible.

Oubliant pour un moment son langage indolent et son affection ordinaire, il s’écria subitement avec énergie :

— Ma foi ! Rose Lauzon, vous êtes merveilleusement belle !

Ce compliment sincère irrita doublement celle qui en était l’objet, au lieu de l’adoucir, et elle reprit vivement :

— Merci, vicomte de Noraye, mais ce n’est pas la première fois que vous m’insultez ! Voulez-vous me laisser sortir de cette chambre ?

— Non, pas avant que nous nous soyons compris l’un l’autre. Prétendez-vous, ma belle, que dire à une femme qu’elle est jolie, ce soit l’insulter ? Si vous le croyez, vous connaissez moins le monde que je ne pensais. Mais dites-moi, petite, pourquoi donc êtes-vous si gentille, qu’un anachorète même ne pourrait vous laisser passer sans vous complimenter sur vos charmes ?

— Tout gentilhomme, monsieur, cesserait ses flatteries, quand il verrait qu’elles ne sont ni agréables ni bien accueillies.

— Mais, Rose, vous êtes aussi spirituelle que belle. Enfant, enfant, vous allez me mettre tout à fait hors de moi-même, si vous continuez ainsi à devenir de plus en plus charmante. Mais venez, nous allons discuter raisonnablement la chose. Tout dépend de ma propre magnanimité. Il n’y a pas ici de preux chevalier, de vaillant de Montarville, pour venir à la rescousse.

À ce nom, le sang monta à la figure de Rose, et elle ne put dissimuler son émotion à l’œil clairvoyant de son interlocuteur.

— Ah ! reprit-il sarcastiquement, pourquoi mademoiselle ne m’a-t-elle pas dit plus tôt qu’elle avait des préférences ; que les sourires si sévèrement refusés à l’un, sont réservés à un autre ? Assurément de Montarville est né sous une heureuse étoile ; car non seulement il réclame comme sienne la riche seigneuresse de Villerai, mais les sourires de la belle du village lui reviennent aussi ! Oh ! passez, maintenant, jeune fille ; Gaston de Noraye ne prétend nullement régner sur un cœur divisé ; et avec un profond salut plein d’une déférence affectée et complètement contredite par le rire moqueur dessiné sur sa bouche, le vicomte se rangea de côté, permettant à Rose de sortir.

Cela fut fait juste à temps, car au moment où Rose sortait, mademoiselle de Nevers entra dans la salle.

— Veuillez donc me dire avec qui le vicomte de Noraye passait son temps à converser si amicalement, fit-elle en souriant ironiquement.

— Avec une personne dont la beauté, quelque merveilleuse qu’elle soit, devient insignifiante quand elle est comparée à celle de mademoiselle de Nevers, reprit de Noraye, se sentant légèrement embarrassé pour la première fois de sa vie.

— Merci, vicomte, de votre prétendu compliment, reprit la jeune fille en se retirant en arrière avec un air de suprême hauteur. Mademoiselle de Nevers n’est pas habituée à se voir comparer avec les servantes de sa tante, quoiqu’il puisse en résulter pour elle-même un banal compliment.

— Ah ! ma charmante demoiselle de Nevers, répondit le jeune Français, en reprenant sans effort sa physionomie composée ordinaire, l’homme s’incline toujours devant la beauté, soit qu’il la rencontre dans une duchesse ou une servante, une reine ou une paysanne. Pensez-vous, par exemple, que si la nature avait injustement ordonné que vous, au lieu de porter un ancien et noble nom, fussiez née dans l’humble position de Rose, pensez-vous, je le répète, que j’aurais pu passer devant vous sans vous adresser un regard flatteur ou une parole bienveillante ?

Le compliment était adroitement tourné, et Pauline se mordit la lèvre pour arrêter le demi-sourire qui commençait à se répandre pour sa figure ; mais elle résolut de ne pas lui pardonner aussi facilement, et elle reprit :

— Vous n’avez pas mis de temps, vraiment, à connaître le nom de votre déesse. Dites donc, est-ce la première fois que vous la rencontrez ?

La question avait été faite sans intention. Mademoiselle de Nevers n’avait jamais songé à une réponse affirmative ; mais à sa grande surprise, de Noraye répondit avec indifférence qu’il croyait avoir rencontré cette jeune fille, mais qu’il ne se souvenait pas précisément où ni dans quelle circonstance.

C’était là vraiment une grande découverte pour mademoiselle de Nevers. Quoi ! la simple, modeste et timide Rose, devant qui madame de Rochon lui avait presque défendu de parler, de crainte que son léger badinage ne blessât sa candeur, connaissait ce gai et brillant jeune Français, qui savait son nom, et louangeait sa beauté avec enthousiasme. C’était certainement une bonne occasion de triompher sur madame de Rochon, qui lui avait souvent reproché son manque de politesse envers cette même Rose. La satisfaction que lui causa cette pensée, lui rendit complètement ses sourires et sa bonne humeur.

Le lendemain matin, de meilleure heure que de coutume, Pauline de Nevers, dont la figure d’ordinaire nonchalamment élégante, était plus animée que d’ordinaire, faisait son entrée dans la chambre de madame de Rochon ; et la trouvant seule, elle commença immédiatement à lui raconter, avec plus d’une malicieuse remarque, l’incident de la veille.

L’hôtesse était sceptique, incrédule. Quelle valeur, disait-elle, faut-il attacher aux paroles d’un homme tel que Gaston de Noraye ?

— Eh bien ! vous lui demanderez au moins, ma tante, si elle ne l’a jamais rencontré auparavant ; et cela, de suite, en ma présence, à moins que vous ne craigniez que la réponse ne soit pas aussi satisfaisante que vous le désirez.

Cette remarque décida madame de Rochon immédiatement, et elle reprit avec un certain air de reproche :

— Prends patience, et ta curiosité peu charitable va être satisfaite. Rose sera ici dans l’instant. Celle-ci arriva bientôt après, son ouvrage à la main ; mais, en voyant Pauline, elle hésita, sachant bien que celle-ci tolérait rarement sa présence. Elle allait s’en retourner, quand sa bienfaitrice lui dit doucement :

— Asseyez-vous, Rose, ma nièce n’a pas de secrets à me communiquer ce matin.

Rose obéit, et pendant quelques minutes Pauline de Nevers, silencieuse, l’examina soigneusement. Rien n’échappa à ce regard perçant, et plus elle la considérait, plus elle s’étonnait de la rare beauté et de la grâce remarquable de la jeune villageoise. Il n’est pas étonnant, pensait-elle en elle-même, qu’une telle figure ait pu tourner la tête à de Noraye ; et comme une réflexion désagréable se présentait tout naturellement à son esprit, elle se mordit la lèvre de dépit.

— Voulez-vous me dire, demanda-t-elle tout à coup avec brusquerie, où vous avez fait la connaissance du vicomte de Noraye ?

C’était la première fois que la hautaine demoiselle de Nevers s’adressait ainsi directement à Rose ; et celle-ci, confondue autant par cette circonstance que par la question elle-même, rougit et dit :

— À Villerai, mademoiselle.

— Sans doute ; mais pourrais-je de plus vous demander dans quelles circonstances particulières une connaissance entre personnes de rangs aussi différents a d’abord été formée ?

Aussitôt se présenta à la mémoire de Rose le souvenir de cette rencontre avec de Noraye à la porte du manoir, quand de Montarville l’avait si généreusement délivrée des importunités insolentes du vicomte, et la pensée de cet événement, qui était si profondément gravée dans sa mémoire, couvrit sa joue d’une vive rougeur.

— Eh bien ! allez-vous satisfaire notre curiosité, mademoiselle ? persista la jeune fille en prononçant ce dernier mot avec une emphase remplie de mépris.

La répugnance que Rose éprouvait à rapporter cette rencontre, augmenta sa confusion ; cependant elle reprit à voix basse :

— Mademoiselle de Nevers devra m’excuser, car il m’est impossible de la satisfaire.

Pauline se rejeta en arrière sur sa chaise, et regarda la petite paysanne avec un mélange d’insolence et de moquerie qui aurait presque anéanti cette dernière, si elle l’eût remarqué. Heureusement, les yeux de Rose étaient baissés sur son ouvrage, et Pauline dut se contenter de cette exclamation sarcastique :

— Ainsi mademoiselle refuse de nous satisfaire ! Mon Dieu, que peut-il donc y avoir de si secret et de si important dans la première rencontre d’une pauvre paysanne et d’un gentilhomme comme le vicomte de Noraye ? Ah ! bonne tante, la vanité et l’intrigue ne demeurent pas toujours au milieu de la soie et de l’or ; on les rencontre aussi souvent sous la serge de laine et le calicot du paysan.

Madame de Rochon, prenant en pitié l’extrême détresse peinte sur la figure de Rose, dit doucement :

— Comme mademoiselle de Nevers est avec moi, vous pouvez aller vaquer aux devoirs du matin qui vous attendent ailleurs.

— Maintenant, ma tante, s’écria mademoiselle de Nevers d’un air de triomphe, quand elles furent seules, que pensez-vous de cette petite hypocrite à figure trompeuse ? N’est-ce pas justement comme je le pensais, comme je l’avais prédit ? Oh ! je savais bien qu’une beauté comme la sienne, chez une servante, ne produirait rien de bon.

— Elle n’est pas ma servante, Pauline, mais ma compagne, quoique elle soit de naissance obscure ; et quant à sa beauté, elle est ce que la Providence l’a faite. Vraiment, ma nièce, tu es trop sévère, trop soupçonneuse.

— Et vous, ma tante, vous êtes trop faible et trop indulgente. Oh ! vraiment, je perds toute patience avec vous ! Est-ce que la rougeur et l’embarras de cette fille, son refus insolent de répondre à la simple question que je lui posais, ne vous ont pas fait ouvrir les yeux à la vérité ?

— J’ai encore à apprendre, mon enfant, que la confusion accompagne toujours le crime. Pour ma part, je trouve qu’elle est très souvent une preuve d’innocence.

— Puisse-t-il en être ainsi, ma tante. Entretenez vos propres opinions aussi fermement que vous voudrez, jusqu’à ce qu’une preuve nouvelle et plus frappante de la duplicité de votre protégée vous oblige de reconnaître enfin la vérité de mes représentations et l’aveuglement de votre faiblesse et de votre incrédulité.

— Ma bonne nièce Pauline, tu commences à devenir trop animée dans la discussion ; mais je t’excuserai, en pensant charitablement que ton ardeur vient entièrement de l’intérêt que tu me portes, et non de ta haine pour Rose Lauzon. Mais laissons là ce sujet pour le présent, et prenons-en un plus gai… Comment est ton pauvre père, ce matin ?

— Appelez-vous cela un sujet plus gai ? demanda la jeune fille avec une certaine irritation. C’est justement le plus désagréable que vous puissiez choisir. Papa, avec un égoïsme et une obstination incroyables, persiste à me refuser sa permission de donner un grand bal ou un dîner, avant que les officiers du Roussillon ne partent pour Québec.

-— Mais ce n’est pas répondre à ma question, Pauline ; comment est réellement ton père ?

— Oh ! comme de raison, il souffre toujours de son rhumatisme ; mais ce n’est rien de nouveau. Ce n’est pas une excuse, certainement, pour se refuser à ma juste demande. Il pourrait s’asseoir dans son fauteuil, bien enveloppé.

— Pauline ! Pauline ! interrompit gravement sa compagne ; tu n’as jamais dû sentir par expérience ce que c’est qu’une douleur réelle, autrement tu ne parlerais pas ainsi. Comment ton pauvre père, brisé par les souffrances, pourrait-il reposer tranquille au milieu du bruit et de la gaieté d’une fête qui se prolongerait plusieurs heures ?

— Là, là, tante, c’est assez ! Je crois vraiment que vous vous êtes tous ligués contre moi depuis peu ; mais, réellement, vous n’avez pas besoin de prendre si chaudement la part de papa, car il disait l’autre jour que la manière dont vous prodiguiez vos richesses en vaines charités, encourageait la paresse, favorisait l’oisiveté, et était absurde et insensée au dernier degré. Mais, tenez, je me sens tellement impatientée et hors de moi-même, qu’il faut que je vous dise adieu de suite.

— Sans être fâchée, j’espère, Pauline.

— Non ; qui pourrait être fâchée contre vous ? vous êtes trop patiente pour en donner l’occasion, même au caractère le plus irascible : mais je reviendrai vous voir demain ; seulement tenez loin de cette chambre cette affreuse petite hypocrite, tant que je serai avec vous.

Madame de Rochon était accoutumée depuis l’enfance de Pauline à de telles conversations ; aussi reprit-elle avec calme ses occupations ordinaires. Rose vint la rejoindre, dès qu’elle se fut assurée du départ de mademoiselle de Nevers ; et après quelques moments de silence, la vieille dame lui dit avec tranquillité :

— Avez-vous aucune objection, Rose, à me donner les renseignements que vous avez peut-être refusés justement aux interrogations indiscrètes de ma nièce ?

La jeune fille rougit, mais immédiatement, quoique avec une légère hésitation dans le ton, elle raconta sa rencontre avec de Noraye près du manoir, et la généreuse intervention de M. de Montarville.

— Justement comme je pensais, ma chère enfant ; vous êtes parfaitement exempte de tout blâme, de sorte que nous éloignerons de nous le souvenir de ce fait et nous oublierons ceux qui l’ont accompli. Lisez-moi donc un chapitre dans notre livre de lecture ; ça fera une agréable diversion à nos pensées.

XVIII


Vers les quatre heures d’une belle après-midi, un jeune officier portant l’uniforme du Royal Roussillon, parcourait lentement la rue Notre-Dame, d’une démarche languissante qu’on aurait aussi bien pu attribuer à l’affectation et à l’ennui qu’à la maladie. Il semblait être un personnage de quelque importance, au moins pour le beau sexe, à en juger par les doux sourires et les gracieux saluts que lui prodiguaient les dames qu’il rencontrait. Mais assurément, le régiment Roussillon, renommé pour être aussi galant en amour que vaillant à la guerre, ne comptait pas d’officier plus stoïque et en apparence plus indifférent aux charmes féminins que notre héros.

En vain de jeunes beautés avec qui Gustave de Montarville (car c’était, lui) avait peut-être dansé la nuit précédente, levaient en passant leurs doux yeux noirs, comme pour l’inviter tacitement à venir les escorter ; en vain quelques coquettes lui prodiguaient leurs sourires ; en vain même la brillante, éblouissante demoiselle de Nevers rougit jusqu’aux tempes et lança un sourire irrésistible au jeune officier quand il porta la main à son chapeau pour la saluer. Ce jour-là au moins il était à l’épreuve de tout.

Depuis un an, Gustave avait beaucoup changé ; cependant, quoique amaigri par les effets de sa longue maladie, sa figure et toute sa personne avaient merveilleusement gagné en grâce et en beauté viriles. Ces remarques pourront peut-être excuser sinon justifier la grande admiration qu’il excitait parmi le beau sexe.

Après des demandes réitérées, il avait obtenu du chirurgien de l’armée, quelques jours auparavant, la permission d’aller rejoindre son régiment à Québec, et il attendait avec une impatience fiévreuse le jour du départ, depuis si longtemps désiré. Son engagement avec Blanche de Villerai existait toujours, mais elle avait reculé leur mariage d’une autre année, désir auquel il s’était rendu sans rien dire. Madame Dumont, à cette occasion-là, s’était beaucoup fâchée et avait beaucoup grondé ; mais Blanche était restée inflexible devant les reproches comme devant les prières.

Quelles que fussent les pensées de de Montarville durant cette après-midi, pendant qu’il se promenait sur le pavé inégal de la rue Notre-Dame, elles devaient certainement être bien tristes, à en juger par l’expression de sa figure.

Tout à coup, cependant, sa joue se colore, son œil s’anime, et toute sa contenance, comme par magie, se change entièrement… Quel événement extraordinaire et inattendu a pu causer ce changement subit ?

Son regard était accidentellement tombé sur le profil délicat d’une jeune fille mise en noir, qui, d’une démarche légère, le dépassa rapidement. L’objet qui attirait son attention était voilé avec soin, mais à travers les plis épais de son voile, il avait reconnu la beauté irréprochable de Rose Lauzon.

Sa première pensée fut de s’élancer vers elle et de lui adresser la parole ; mais se rappelant subitement sa fermeté et sa résolution dans ce qu’elle nommait le chemin du devoir, il résolut de ne pas l’aborder avant d’avoir connu, si c’était possible, le lieu de sa résidence. Il la suivit donc tranquillement à une distance considérable, jusqu’à ce qu’enfin elle s’arrêtât devant la porte de madame de Rochon.

Il ne connaissait cette dame que de réputation ; il savait qu’elle appartenait à une des plus anciennes familles du pays, et qu’elle s’était rendue remarquable par sa généreuse charité et son active bienfaisance. Supposant que Rose n’était entrée là que pour porter un message, il résolut d’attendre qu’elle sortît.

Pendant donc qu’il se tenait à son poste, il cherchait en lui-même les raisons probables qui avaient pu amener la jeune fille à Montréal ; et il bénissait l’heureux hasard qui lui avait procuré l’occasion de rencontrer celle qui, en dépit de tous les obstacles, régnait encore en souveraine sur son cœur.

Trouvant, après une demi-heure, que Rose retardait encore, il était sur le point de traverser le chemin pour entrer dans la maison, quand la porte s’ouvrit, et une vieille dame mise simplement, qu’il pensa justement être madame de Rochon, descendit les marches. Cette circonstance le décida à rester encore quelque temps à sa place, et il attendit que la dame eût traversé la rue et eût disparu sous le portique de l’église paroissiale[9].

Il monta aussitôt rapidement l’escalier et fit retentir le lourd marteau.

— Mademoiselle Lauzon est-elle ici ? demanda-t-il avec une certaine hésitation à la servante qui vint lui ouvrir.

— Oui, monsieur, elle est en haut ; et les yeux noirs et ronds de la fille examinèrent avec curiosité l’extérieur du bel officier qui s’informait de l’humble demoiselle de compagnie de sa maîtresse,

— Je désirerais la voir un instant, dit vivement de Montarville, qui sentait, en répondant, qu’il aurait volontiers sacrifié toutes ses espérances de gloire et d’avancement au plaisir de lui parler.

— Je vais le lui dire, monsieur, fit-elle avec le même air de profond étonnement, en le conduisant au salon. Qui annoncerai-je ?

— Dites seulement à mademoiselle Lauzon que l’on désire la voir.

Comme les moments semblèrent longs à de Montarville. Que ferait-il si Rose, soupçonnant, à la description que la servante ferait de lui, quel était ce visiteur, refusait de le recevoir, ou bien attendait le retour de sa protectrice avant d’entrer dans le salon ?

Ces doutes désagréables s’évanouirent bientôt, car la porte du salon s’ouvrit doucement, et Rose, dans toute sa fraîcheur et sa beauté, Rose, telle qu’il l’avait souvent vue dans ses rêves, non pas vêtue de sa pauvre robe de paysanne, mais mise d’un costume plus conforme à la délicatesse et à la douceur de ses traits, Rose était devant lui.

Sa joue devint plus pâle que le marbre, quand son regard tomba sur le visiteur, et, tremblante, agitée, elle se laissa tomber sur un siège, en prononçant son nom.

— Oui, Rose, c’est moi, moi qui vous ai demandée, qui vous ai cherchée pendant des mois, au point que j’avais presque perdu tout espoir de vous revoir.

— Et pourquoi désirez-vous qu’il en soit autrement ? demanda-t-elle d’une voix agitée. Qu’est-ce que Rose Lauzon peut jamais avoir de commun avec vous, capitaine de Montarville ?

— Ah ! vous êtes encore Rose Lauzon ! dit-il vivement. Dieu merci au moins pour cela.

— Ne vous ai-je pas dit, reprit-elle avec un certain air de reproche, que je ne changerais jamais ce nom ?

— Oh ! oui, Rose, s’écria-t-il avec impétuosité en saisissant sa petite main et la pressant dans la sienne. Vous l’échangerez contre le mien, contre celui de Montarville. Je vous dis qu’il est impossible d’en vouloir autrement ! J’ai fait tout en mon pouvoir pour vous oublier. J’ai cherché au milieu des occupations actives et nombreuses, au milieu des plaisirs, de bannir votre image de ce cœur sur lequel vous refusez si obstinément de régner ; et maintenant que vous voilà devant mol, je sens que vous y êtes plus fermement établie que jamais.

— Et votre fiancée ? vos promesses à mademoiselle de Villerai ?

— Je vous répéterai ce que je vous ai déjà dit, Blanche de Villerai ne m’aime pas. Si elle m’aimait, aurait-elle encore reculé notre mariage d’une année, quand il avait été fixé à ma prochaine promotion ?

— Et si elle l’a fait, M. de Montarville, à qui la faute ? Elle a dû remarquer de la froideur, du changement chez vous ; elle a dû entendre des propos indiscrets (oh ! comme ma joue brûle à cette pensée) touchant votre passion pour une inférieure, une créature de son ancienne bonté. Pensez-vous qu’une noble jeune dame comme mademoiselle de Villerai, qui peut choisir son époux parmi les plus nobles de ce pays, voudrait s’imposer à un fiancé froid et indifférent ?

— C’est inutile, Rose, c’est inutile ! murmura-t-il. Je sens la vérité de tout ce que vous dites, je respecte, j’estime mademoiselle de Villerai, mais je n’aime que vous, que vous seule. Ah ! la fermeté avec laquelle vous, ordinairement si douce, résistez à toutes mes raisons ; la noble générosité avec laquelle vous mettez de côté toute pensée d’intérêt personnel, toute idée d’avancement mondain, par dévouement pour une autre, ne fait que fortifier davantage les liens qui m’attachent à vous. Et vous aussi, vous avez à lutter contre cette influence à laquelle j’ai depuis longtemps cédé ; car vous m’aimez, Rose ! Ne vous étonnez pas tant, ne me regardez pas avec cette froideur factice ; car, je vous dis que si vous-même, de vos lèvres, vous vouliez me faire entendre cette douce vérité, je n’en serais pas plus persuadé que je le suis maintenant.

La jeune fille écoutait en silence, sa joue variant tour à tour entre la rougeur la plus vive et la pâleur la plus profonde, et quand il eut fini, elle reprit :

— Eh bien ! c’est vrai, je l’avoue ; mais sachez que plus sera grande l’affection que j’aurai pour vous, plus aussi vous serez loin de l’accomplissement de vos désirs. Une carrière brillante et glorieuse comme celle qui s’ouvre maintenant devant vous, ne sera jamais anéantie par le froid égoïsme d’une pauvre et obscure villageoise. Pensez, M. de Montarville, aux conséquences de la mésalliance que vous voulez contracter ; pensez à tous vos amis, qui vous repousseront, et vous rejetteront ; pensez à vos ennemis qui riront et triompheront ; pensez au monde qui se moquera de vous ! Pensez enfin à l’alliance de votre fiancée avec ses nobles et puissantes familles que vous offenserez en l’offensant elle-même. Et Blanche de Villerai, cette belle et généreuse jeune personne, qui serait digne d’être l’épouse d’un prince, elle, être rejetée, mise de côté, à cause de moi ! — Oh ! non, jamais, jamais ! Et maintenant, capitaine de Montarville, nous devons nous séparer ; je ne suis déjà restée ici que trop longtemps. Que dirait, que penserait madame de Rochon, si elle revenait et me trouvait ici avec vous ?

— Une seule question, Rose, répondez à une seule question ; et ensuite je vous laisserai en paix. Demeurez-vous réellement ici, et en quelle qualité ?

— Humble compagne de la plus douce, de la meilleure des femmes.

— Ah ! comment pourrait-elle être autrement avec vous, ma bien-aimée ? dit-il en la regardant tendrement. Et pourtant j’oublie votre infâme belle-mère ! Ah ! combien je déteste, combien je hais cette femme ! Accordez-moi encore un instant, Rose, et je vous raconterai la dernière entrevue que j’ai eue avec elle. Le chirurgien m’ayant ordonné d’aller à la campagne dès que ma blessure me permettrait de faire le voyage, j’acceptai les pressantes et incessantes invitations de madame Dumont, et je me rendis à Villerai. Pendant que j’étais là, je fis des recherches indirectes sur votre sort, mais sans résultat. J’appris seulement que votre père était mort, et que la cruauté de votre belle-mère vous avait forcée, peu de temps après, à quitter la maison. Les gens à qui je m’adressai ne purent me dire où vous étiez allée ; mais ils m’assurèrent que monsieur le curé pourrait certainement m’en instruire. Je prévoyais bien la manière dont le bon prêtre recevrait probablement mes questions sur votre compte ; mais vu l’affreux état d’incertitude dans lequel je me trouvais, et ne sachant si vous n’étiez pas exposée aux épreuves et aux dangereuses tentations de la pauvreté, je devins presque insensé, et je me présentai courageusement au presbytère. M. Lapointe, quoique d’abord peut-être un peu froid, fut excessivement poli ; mais il refusa de me donner le moindre renseignement sur le lieu de votre résidence, et se contenta de m’assurer solennellement que vous étiez parfaitement à l’abri du besoin et des mauvais traitements. Cette certitude me suffit pendant quelque temps ; mais bientôt mon ancien désir de savoir où vous étiez, ou pour vous parler franchement, Rose, de vous voir encore une fois, se fit sentir plus fort que jamais, et, la veille de mon départ de Villerai, je me rendis à la résidence de votre belle-mère, résolu, soit en la flattant, soit en la menaçant, d’obtenir les renseignements que je désirais. Ah ! Rose, quelle entrevue ! quel aperçu j’ai eu de tout ce que vous avez souffert, souffrances, hélas ! que je vous ai causées, je le crains bien, par ma propre irréflexion. Vous, Rose, qui avez refusé de devenir ma femme aimée et honorée, vous décriée, accusée… Mais je ne blesserai pas votre délicatesse en vous répétant toutes les calomnies de cette femme infâme. Il suffira de dire que je revins à Montréal le découragement et le désespoir dans l’âme, abandonnant l’espérance de jamais découvrir le lieu de votre retraite ; quand, si heureusement et contre toute attente, je vous rencontrai aujourd’hui, et vous suivis. Mais vous paraissez agitée, inquiète ; êtes-vous fatiguée de moi ? Bien, je vais partir, et c’est probablement notre dernière entrevue d’ici à longtemps. Dans deux jours je vais rejoindre mon régiment à Québec, où peut-être nous ne tarderons pas à avoir de l’ouvrage. Mais ne devenez pas si pâle, Rose. Parce que je dois rejoindre mon régiment, il ne s’en suit pas que je cours du danger.

— Mais, vous êtes encore malade.

— Ah ! Rose, si j’étais à moitié aussi bien de cœur que je le suis de corps, il n’y aurait pas de plus fort et de plus gai soldat que moi sous les drapeaux du roi Louis ; mais il faut que je vous dise adieu. Je ne sais si nous devons bénir ou regretter le jour où nous nous sommes d’abord rencontrés, mais assurément que nous n’avons apporté l’un à l’autre que du chagrin et de la peine. Dites-moi, Rose, dites-moi seulement un mot. Si c’était en votre pouvoir, effaceriez-vous ce jour de votre vie et de votre mémoire ?

Penché vers elle, il contemplait avec anxiété sa douce figure rougissante ; et quand elle murmura : — Non ! il pressa sa main avec passion.

— Merci, mille fois merci, même pour ce seul mot ! Ah ! quoiqu’il arrive maintenant, ce jour a été le plus beau, le plus cher de mon existence !

Encore une ardente parole d’adieu, mille baisers sur ses mains, puis il avait disparu. Il était parti, laissant un vide profond dans ce jeune cœur, qui même avec la persuasion d’un devoir accompli, ne fut jamais rempli par l’enthousiasme de la reconnaissance et du sacrifice de soi-même.

Madame de Rochon rentra environ une demi-heure après, et ne trouvant pas Rose dans le salon, elle alla la chercher dans sa chambre. Elle la trouva couchée sur un sofa, le visage très pâle, tandis que ses yeux étaient rouges et gonflés de larmes.

— Êtes-vous malade, petite ? demanda-t-elle avec bienveillance, en prenant dans ses mains les mains brûlantes de la jeune fille, négligemment jointes ensemble, contre son habitude. Voyons, dites-moi, Rose, si c’est une douleur mentale ou physique.

Celle-ci ne répondit que par un sanglot étouffé, et madame de Rochon la regarda un instant avec un intérêt rempli d’une anxiété chagrine.

— Ma chère enfant, dit-elle enfin en prenant sa main, je ne veux pas vous forcer à me faire vos confidences ; mais puis-je vous demander le nom de ce jeune officier qui est venu vous voir il y a un instant ?

— Gustave de Montarville, répondit Rose en hésitant ; et en même temps, la pensée de tous les soupçons que ce nom exciterait dans l’esprit de madame de Rochon, la fit profondément rougir.

Malgré sa théorie, que la rougeur est souvent une preuve d’innocence, théorie développée quelques jours auparavant à Pauline de Nevers, nous devons avouer qu’en cette occasion madame de Rochon parut presque aussi incrédule que sa nièce elle-même ; car d’un ton de froide surprise, elle répéta :

— Le capitaine de Montarville, le fiancé de mademoiselle de Villerai ?

Un sanglot fut la seule réponse de Rose.

— Rose ! Rose ! continua gravement madame de Rochon, je n’aime pas cela. Qu’est-ce que le capitaine de Montarville peut-il avoir d’assez important à vous communiquer pour vous retenir avec lui pendant presque une heure, et vous quitter ensuite tout émue, toute sanglotante ? Assurément, mon enfant, les soupçons de Pauline de Nevers ne peuvent être vrais : vous n’êtes pas une coquette intrigante, une hypocrite pleine d’artifices, comme elle voudrait me le faire croire. Et pourtant, que dois-je penser ? Quant à de Noraye, je n’y ai pas même songé une seconde fois ; car je ne doutais pas qu’il ne se fût présenté à vous que par accident ou dans une circonstance analogue. Mais le capitaine de Montarville, en venant aujourd’hui vous voir, vous a demandée par votre nom, et vous l’avez reçu. Je renouvelle la question que ma nièce vous a posée l’autre jour, à propos du vicomte de Noraye : où avez-vous rencontré Gustave de Montarville ? À Villerai, dites-vous. Oh ! Rose, Rose, si vous ne voulez pas être mal jugée, si vous voulez dissiper le trouble de mon esprit, dites-moi ce que vous a communiqué ce brillant homme du monde, qui vous a tant émue, jusqu’à quel point s’étendent vos relations ensemble.

Cette émotion secrète qui l’avait si cruellement saisie, lorsque dans une autre occasion Blanche de Villerai elle-même l’avait si instamment conjurée de parler et de prouver son innocence, lui perça de nouveau le cœur. Pourquoi, pourquoi fallait-il qu’elle, si irréprochable dans ses actions comme dans ses pensées, parût toujours coupable à ceux à l’estime et à l’affection desquels elle tenait le plus ? Pourtant, que pouvait-elle dire ? Même pour Blanche, même pour celui qu’elle aime plus tendrement que jamais, elle doit garder le silence.

— Vous ne voulez pas, ou n’osez pas parler ? fit madame de Rochon d’une voix plus sévère qu’auparavant.

— Oh ! ma douce, ma noble bienfaitrice ! s’écria tout à coup la jeune fille en larmes, prenant la main de madame de Rochon dans les siennes avec un regard suppliant, je sais que les apparences sont contre moi ! je sais qu’il y en a assez pour attirer sur moi des soupçons et du blâme ! mais, oh ! croyez-moi, je suis innocente même de l’ombre d’une faute. Je vous dirais volontiers tout ; je vous ouvrirais volontiers mon cœur ; mais, hélas ! je possède aussi les secrets d’un autre, et je dois les tenir pour sacrés.

Madame de Rochon garda un instant le silence. L’excuse, si toutefois elle méritait ce nom, était moins que satisfaisante ; mais le ton en était si éloquent, la voix si touchante, et le cœur de la dame si bon et si tendre, qu’elle reprit enfin :

— Bien, qu’il en soit comme vous désirez, Rose. Je ne vous interrogerai plus sur le passé, et j’oublierai les événements de ce jour ; mais à condition que vous me promettiez solennellement, en retour, de ne jamais rencontrer ni recevoir le capitaine de Montarville.

— Je vous fais volontiers cette promesse, et si jamais j’y manque, ma bienveillante protectrice, je ne ferai pas entendre le moindre murmure, même si vous me chassez de ce toit, sous lequel se sont écoulés les plus heureux jours de ma vie.

— Pauvre enfant, reprit madame de Rochon en caressant de la main la chevelure soyeuse de sa jeune compagne, cette rare beauté qu’une miséricordieuse Providence, pour accomplir sans doute ses vues très sages, vous a accordée, semble ne vous avoir apporté jusqu’ici que bien peu de bonheur, mais, au contraire, vous avoir exposée à beaucoup de dangers et à beaucoup de périls. C’est cette beauté qui attire près de vous des hommes tels que de Noraye et de Montarville, gens qui, demain, ne vous jetteraient pas même un regard, si la douceur de votre peau ou l’éclat de vos yeux vous abandonnaient. Éloignez-les, mon enfant, chassez-les loin de vous ! Ils ne veulent cueillir la fleur que pour la fouler aux pieds, saisir le bijou que pour le briser et le détruire.

Rose écouta dans un silence respectueux. Elle fut bien affligée pourtant d’entendre le chevaleresque de Montarville placé au même rang qu’un homme comme Gaston de Noraye ; mais à cause de lui-même elle n’osa pas parler en sa faveur. Et quand madame de Rochon lui conseilla d’aller se coucher jusqu’à l’heure du souper, elle accepta cette permission avec reconnaissance et en silence.

Ce fut la physionomie troublée que cette digne femme se remit à son ouvrage ; une fois elle s’arrêta, et déposant son tricot, elle dit d’un air pensif :

— Oui, je suppose que ce jeune de Montarville l’aime à sa manière, l’aime pour le quart d’heure, à cause de sa merveilleuse beauté. La meilleure protection, par conséquent, contre ses dangereux hommages, c’est ma vigilance, l’abri de mon toit ; et si elle l’aime, elle a encore plus besoin de mes soins et de mes conseils. Oh ! l’envoyer de chez moi, ce serait la jeter dans ses bras !

Et ainsi pensait et raisonnait cette bonne Samaritaine. Si son jugement n’était pas d’accord avec les maximes du monde, au moins il était plein de charité chrétienne.


XIX


Le lendemain de l’entrevue que nous venons de raconter entre Rose et le capitaine de Montarville, un groupe d’officiers se tenait au coin de la Place d’Armes, occupés à plaisanter, à rire et à critiquer les passants, principalement ceux du beau sexe.

— Bien, dit l’un d’entre eux, un jeune homme à l’extérieur faible et délicat, habillé avec la plus fastidieuse élégance, ainsi donc, demain nous allons dire adieu à cet agréable petit Montréal, avec ses rues étroites et ses jolies femmes, et nous embarquer pour Québec. Il faut supposer que comme ses rues sont encore plus étroites, ses femmes sont aussi dans la même proportion plus jolies et plus aimables que leurs rivales montréalaises.

— Pour ma part, dit le vicomte de Noraye, je suis tout à fait charmé de pouvoir m’esquiver ; car réellement je me trouve engagé dans un si grand nombre d’amourettes, que si je n’avais cette excuse pour partir, il ne me resterait réellement pas d’autre alternative que de me brûler la cervelle, ou de briser les cœurs d’une douzaine de jolies filles.

Cette saillie causa un joyeux éclat de rire au milieu du groupe, lorsqu’un officier à la figure martiale, à la taille gigantesque, portant le brillant uniforme des chasseurs, reprit :

— Oh ! pourvu que vous leur léguiez auparavant votre titre et vos terres en Normandie, je pense que vous pourriez fort bien vous passer une balle au travers de la tête, sans briser le moins du monde les cœurs en question.

— Est-ce là réellement votre opinion, de Cournoyer ? demanda le vicomte d’un ton nonchalant. Bien, je ne m’en étonne pas ; car probablement votre propre expérience sur la dureté du cœur des femmes a dû beaucoup influencer votre décision ; mais, souvenez-vous, mon cher ami, que quoique les dames ne meurent pas souvent de désespoir pour un massif Hercule de six pieds comme vous, elles sont infiniment plus sensibles quand il s’agit d’un Apollon ou d’un Endymion.

Un nouvel éclat de rire parcourut le groupe, tandis que de Cournoyer reprenait en souriant avec bonne humeur :

— Je pense que vous avez raison, car mon fort a toujours été beaucoup plus de briser les têtes des hommes que le cœur des femmes !

— Ho ! de Noraye, pique encore ! s’écria le jeune lieutenant Duperré.

Quelle que fût la réponse que méditait le vicomte, et qui devait être souverainement impertinente, à en juger par la courbe éminemment sarcastique de ses lèvres, elle fut prévenue par une légère sensation que causa dans le groupe l’approche de mademoiselle de Nevers, qui s’avançait majestueusement de leur côté sur le pavé rude et inégal de la rue, avec autant de grâce que le cygne qui glisse sur son élément favori.

— Ah ! voici venir un de vos cœurs brisés, de Noraye, s’écria un autre lion, le major Decoste, en frisant son énorme moustache aussi noire que l’aile du corbeau. Malgré la maladie dont se trouve affecté un organe aussi vital, elle paraît excessivement bien.

— Vous changez peut-être la question, Decoste, fit un autre. Ce n’est pas de Noraye qui brise le cœur de la brillante demoiselle Pauline, c’est peut-être elle au contraire qui s’empare peu à peu du sien. Il me semble qu’il est bien pâle et bien sérieux depuis quelques jours.

— C’est le remords, mon cher, dit le vicomte, c’est le remords d’avoir fait tant de conquêtes et de ne pas en avoir laissé seulement la moitié d’une pour un pauvre infortuné comme vous.

— Silence ! la voici qui arrive, s’écria le major Decoste. Diantre ! elle est excessivement bien mise.

— Et elle a le port d’une duchesse ! continua le jeune Duplessis.

— Oui, mais qui pourrait supporter un regard aussi fier et aussi hardi que le sien ? demanda un troisième. Quoi ! elle est capable de faire baisser les yeux à tout notre régiment.

— Oui, vous êtes tous des jeunes gens si timides et si modestes, dit de Noraye en ricanant. Chacun sait que le régiment de Lasalle est renommé dans tout le service militaire pour son excessive timidité. Mais qui va aller rejoindre la belle demoiselle de Nevers ? Elle s’attend, comme de raison, à ce que l’un d’entre nous aille lui faire escorte.

— Mais pourquoi n’y allez-vous pas vous-même, irrésistible vicomte ? demanda son plus proche voisin.

— Oh ! parce que ce n’est pas mon tour à monter la garde. J’ai été de devoir toute l’après-midi, hier, et j’en suis encore tout fatigué. Toute une après-midi passée à faire l’amour et des compliments, c’est passablement assommant pour le système. Ah ! la voici. Présentez armes ! salut !

Comme Pauline passait devant le groupe, tous les chapeaux se levèrent en même temps, et elle fut saluée avec la plus chevaleresque galanterie.

Deux d’entre eux allèrent aussitôt la trouver, le fascinateur Decoste, chercheur de dots autant que chevalier des dames, et le jeune Duplessis, dont la figure rougissante et l’air embarrassé prouvaient qu’il était du moins sincère dans ses protestations de dévouement ; et, ainsi escortée, la séduisante Pauline continua gaiement son chemin.

Pendant quelque temps encore, ce groupe d’oisifs continua son train de badinage, quand le capitaine de Cournoyer s’écria vivement :

— Parlez de jolies filles ! voici venir la plus belle que j’aie vue de ma vie !

Tous les yeux se tournèrent immédiatement dans la direction indiquée par le capitaine, et un murmure universel d’admiration s’éleva, quand Rose Lauzon passa rapidement, en traversant la rue pour éviter de s’approcher davantage du joyeux groupe, qui occupait l’angle du pavé. Involontairement elle jeta sur eux un regard rapide, en changeant un peu la direction de sa marche, et de Noraye, qui guettait l’occasion favorable, leva aussitôt son chapeau, avec une courtoisie plus remplie de moquerie que de respect.

— Comment ! vous la connaissez, de Noraye ? Quelle charmante créature ! Qui est-elle ? s’écria-t-on de tous côtés. Parlez donc, si vous pouvez.

— Un à la fois, messieurs, s’il vous plaît ! reprit-il avec son sourire sardonique. Oui, je la connais, et elle est certainement une très aimable enfant. Son prénom est Rose. Avec votre permission, je ne vous ferai pas connaître son autre nom.

Le sourire moqueur de de Noraye sembla comporter une signification cachée que ses paroles n’exprimaient pas pleinement ; mais ses compagnons connaissaient bien sa coutume invariable de se vanter ; aussi le capitaine des chasseurs reprit ironiquement :

— Bien, si vous la connaissez, de Noraye, elle ne paraît pas beaucoup s’occuper de vous, car elle n’a pas même daigné répondre à votre magnifique salut.

— Mais ne l’avez-vous pas vue rougir, mon cher ?

— Oh ! elle a rougi autant à cause de nous que de vous. Je parierai un louis d’or contre un sol que n’importe quelle modeste jeune fille, forcée de passer près d’un groupe comme celui que nous formons, rougira jusqu’au blanc des yeux.

— Vraiment, de Cournoyer, vous êtes flatteur pour vos amis en général, reprit de Noraye, infiniment plus irrité qu’il ne voulait le paraître, par les doutes et l’incrédulité que manifestaient ses compagnons et le mépris évident qu’avait montré Rose.

— Eh bien ! donc, vous tous sceptiques, puisqu’il faut vous donner le jour et la date pour vous convaincre de la vérité de ce que je vous dis, je puis aussi bien avouer que j’ai d’abord rencontré cette petite Rose, vrai bouton de beauté, dont le nom est Rose Lauzon, au petit village de Villerai, il y a environ vingt mois. Je l’ai vue encore la semaine dernière, et je la reverrai de même la semaine prochaine, ou quand je le voudrai.

Un sifflet prolongé de l’un des auditeurs, un regard de désappointement chez de Cournoyer, qui avait été tout à fait charmé par la fraîcheur et la modestie de Rose, suivirent cette déclaration ouverte ; quand tout à coup une voix cria près des oreilles du vicomte :

— De Noraye, vous êtes un menteur et un lâche !

Furieux, le vicomte bondit plutôt qu’il ne se retourna vers le lieu d’où venait la voix, et là, pâle de colère, il vit Gustave de Montarville.

— Est-ce vous qui avez osé m’adresser ces paroles ? demanda de Noraye presque hors de lui-même.

— Oui, répondit clairement de Montarville ; et je le répète encore : Gaston de Noraye, vous êtes un menteur et un lâche !

Le vicomte, qui avait alors perdu tout empire sur lui-même, leva le poing pour frapper celui qui venait de parler ainsi, mais le capitaine de Cournoyer lui arrêta le bras à temps pour prévenir le coup.

— En France, Gaston, dit-il tranquillement, on répond à de telles paroles, non pas par des coups, mais par des balles ou le fleuret. Ce sont les seuls moyens dont un gentilhomme puisse se servir. Prenez patience, vous pouvez avoir des pistolets et obtenir satisfaction demain matin d’aussi bonne heure que vous voudrez.

Cette réflexion sembla calmer un peu de Noraye ; car il était excellent tireur, et l’assurance d’avoir une vengenace certaine et éclatante lui permit de reprendre bien vite ce sang-froid sardonique qu’il perdait rarement.

— Merci de votre suggestion, de Cournoyer, reprit-il tranquillement. Ce sera une espèce de coup d’appétit avant déjeuner, pour faciliter la digestion, considérablement dérangée par cet affreux climat que nous sommes pour quelque temps encore condamnés à endurer. Pour continuer toutefois, messieurs, notre conversation si inopportunément interrompue, dit-il en regardant autour de lui, les yeux pétillants de malice, je dois ajouter que quels que soient mes droits à un regard de Rose Lauzon, ceux du capitaine de Montarville sont du moins antérieurs aux miens, sinon plus réels. Elle est depuis longtemps une puissante rivale de l’héritière de Villerai aux affections du capitaine.

Pauvre Gustave ! son honnête indignation égalait à peine la finesse rusée et insidieuse de son subtil adversaire ; mais pour la bonne réputation de Rose elle-même, il demeura calme et s’écria d’une voix persuasive :

— Je sais que vous me croirez, si je vous affirme sur ma parole de soldat, d’homme d’honneur qui du moins n’a jamais menti, en regardant dédaigneusement du côté de de Noraye, qui jouait insoucieusement avec son lorgnon, que la jeune fille Rose Lauzon est aussi irréprochable dans sa conduite, aussi digne de respect en toutes manières que la noble Blanche de Villerai elle-même.

Il y avait dans sa voix pénétrante, dans sa physionomie ouverte et franche, quelque chose qui portait la conviction dans les cœurs de ceux qui l’écoutaient : aussi tous, à l’exception de de Noraye, lui répondirent vivement :

— Nous vous croyons, de Montarville, nous vous croyons.

Le vicomte, sentant que la sympathie du groupe était loin d’être en sa faveur, dit en regardant l’un des membres :

— Vraiment, vous tournez tellement au mélodrame, et vous devenez tous si ennuyeux, qu’il faut que je m’en aille. Au revoir, mes amis.

Et en disant ces mots l’élégant s’éloigna et descendit lentement la rue.

— C’est là une affaire très malheureuse et excessivement désagréable, s’écria le capitaine de Cournoyer. Justement à la veille d’aller rejoindre nos amis de Québec ; et ce qui est pis, deux officiers du même régiment. N’y aurait-il pas moyen, voyons, de Montarville, de régler cette affaire à l’amiable ?

— Il n’y en a aucun ; à moins que de Noraye ne se rétracte ouvertement et ne me fasse excuse pour les faussetés qu’il a émises aujourd’hui contre une personne dont le tort à ses yeux a été de repousser dédaigneusement les insultantes attentions qu’il voulait lui porter.

— Cela, il ne le fera jamais, dit avec emphase l’enseigne Delaunais. De Noraye est aussi brave que vain et léger. D’ailleurs, il est trop bon tireur. Qui a jamais vu un tireur comme lui faire des excuses ?

— C’est malheureux, s’écria de Cournoyer en posant pesamment sa main sur l’épaule de de Montarville, c’est vraiment malheureux que cette noble vie qui a été si près de périr à Carillon, soit encore risquée pour une aussi misérable querelle. Et vous, aussi, qui pendant si longtemps avez été condamné à une fatigante inaction !

— Que dira votre fiancée, Gustave, quand elle apprendra cette affaire ? demanda un autre. Votre nom et celui d’un individu si bien connu que de Noraye, mêlés ensemble à propos d’une jolie fille ! Le récit devra être rien moins que flatteur à ses oreilles.

De Montarville rougit légèrement, mais il reprit avec calme :

— Mademoiselle de Villerai est trop noble pour être piquée ou irritée de cette affaire. Elle est aussi bonne que belle.

— Bien, dit un autre en bâillant, si cette charmante enfant pour laquelle vous allez vous battre, était aussi une seigneuresse et une héritière, je la préférais même à la majestueuse Blanche. Mais, allons, venez faire un tour en bas de la rue, je commence à être fatigué de ce coin.


XX


Un jour, madame de Rochon était à coudre dans sa chambre, et Rose se tenait près d’elle, occupée à tailler des vêtements grossiers mais confortables, destinés aux pauvres que cette dame entretenait. Rose était pâle et indisposée, et ses doigts travaillaient avec une nonchalance tout à fait inaccoutumée.

Pauvre Rose ! son sacrifice avait été noblement, généreusement accompli ; mais le souvenir commençait à ronger son cœur. Le profond dévouement que de Montarville lui avait montré pendant leur dernière entrevue, avait doublé son amour ; et même tandis qu’elle s’efforçait de se fortifier davantage dans la résolution qu’elle avait prise de ne jamais le revoir, la blessure infligée par cette seule pensée surpassait en amertume les plus violents chagrins qu’elle avait pu éprouver pendant sa vie.

Le bruit d’une voiture qui s’arrêta à la porte d’entrée, rompit le silence qui régnait dans la chambre, et madame de Rochon s’écria :

— Qui peut venir à une heure aussi avancée ? Il est presque temps de souper.

— Peut-être mademoiselle de Nevers ? hasarda Rose.

— Oui, ce doit être Pauline.

Un moment après, la porte s’ouvrit lentement, et à la profonde stupéfaction de Rose, Pauline entra, accompagnée de madame Dumont. Rose hasarda un salut timide, mais la dame n’y fit aucune attention ; elle la regarda seulement en passant, avec une froide sévérité.

— Ma tante de Rochon, madame Dumont, fit Pauline en remplissant la cérémonie de la présentation.

Les deux dames échangèrent quelques paroles d’amitié, se rappelant qu’elles s’étaient connues anciennement ; qu’elles avaient toujours conservé de cette rencontre le plus doux souvenir, quoique la vie retirée qu’elles menaient toutes deux depuis leur veuvage, les eût empêchées de continuer des relations qui n’auraient pu manquer d’être très agréables.

Madame de Rochon, cependant, quoique trop polie pour le faire voir, était en réalité excessivement surprise de cette visite inopinée ; et elle attendit patiemment qu’on lui en fît connaître le motif. Elle n’attendit pas longtemps, car Pauline, la figure animée et un sourire cruel sur les lèvres, s’écria bientôt.

— Votre demeure, ou plutôt un de ses hôtes commence à acquérir, ma tante, une réputation tout à fait notoire. Nous verrons bientôt des artistes venir prendre le dessin de cette maison, et la foule accourir de toutes les parties de la ville pour la voir.

— Comment cela, Pauline ? dit madame de Rochon avec un certain malaise.

— Quoi ! tout Montréal ne s’occupe ce matin que de votre protégée, mademoiselle Rose Lauzon, et du duel qui vient d’avoir lieu à son sujet entre deux officiers de Sa Majesté.

La seule réponse de madame de Rochon fut un regard de profond étonnement, tandis que Rose, en proie aux terreurs soudaines les plus confuses et les plus poignantes, sentait que ses jambes avaient peine à la soutenir.

— Oui, ma tante, un duel a eu lieu en présence de témoins entre le vicomte de Noraye et le capitaine de Montarville, et l’un des combattants a été blessé.

Rose devint mortellement pâle et s’affaissa sur son siège, incapable de maîtriser son émotion et de cacher sa crainte aux regards cruels froidement fixés sur elle, et ne pouvant cacher l’anxiété où elle était de connaître le sort de Gustave. Pauline et madame Dumont observaient chaque changement qui s’opérait sur sa figure pâle.

— Oh ! si j’avais su que mon récit pût tellement affecter mademoiselle Lauzon, j’aurais été plus sur mes gardes en le faisant, continua la malicieuse héritière de Nevers. Voulez-vous prendre un verre d’eau, mademoiselle ? et elle lui poussa d’un air de moquerie une carafe de cristal qui se trouvait sur la table près de Rose.

— Que signifie, Rose Lauzon, une telle émotion ? demanda madame Dumont avec colère. Qu’avez-vous de commun, s’il vous plaît, avec le capitaine de Montarville, pour vous autoriser à montrer sur sa sûreté personnelle plus d’inquiétude que sa fiancée elle-même, mademoiselle de Villerai ?

— Au nom du ciel, Pauline, sois plus explicite ! s’écria madame de Rochon. Que veut dire tout cela ?

— Cela veut simplement dire, ma tante, que les charmes séducteurs de votre belle protégée ont été la cause d’un duel entre deux gentilhommes d’une haute naissance et d’un rang distingué. Ne vous ai-je pas prédit ce résultat probable, quand j’ai d’abord vu dans votre salon cette jolie mais hypocrite figure ?

— Ceci est affreux ! murmura madame de Rochon, tu as dit que l’un des combattants avait été blessé ? L’a-t-il été sérieusement ?

— Non, quoique sa témérité à la Don Quichotte l’eût bien mérité. La balle n’a fait que lui effleurer légèrement l’épaule, en faisant couler un peu le sang ; tandis que son adversaire a échappé tout à fait sain et sauf. Mais il aurait pu en être autrement ; l’un ou tous deux auraient pu être mortellement blessés. Il est bien ridicule de penser que la vie d’un comte de Noraye et d’un capitaine de Montarville a été exposée pour elle ! et elle jeta sur son humble rivale un regard de mépris où perçaient la vengeance et la jalousie.

— Rose, n’avez-vous rien à dire pour répondre aux reproches que l’on vous fait ? demanda madame de Rochon, dont la physionomie et la voix montraient autant d’inquiétude que de détresse.

— Que puis-je dire ? répondit Rose. Je ne sais rien du fait que mademoiselle de Nevers vient de raconter ; je ne sais pas même ce dont elle m’accuse.

— Je vais vous le dire alors, ma fille, ce que vous avez fait, interrompit sévèrement madame Dumont. En retour de la bonté que ma nièce et moi avons eue pour vous depuis votre enfance, et de la protection que nous vous avons toujours accordée, en retour de l’éducation supérieure que nous vous avons procurée, de la bienveillance avec laquelle nous avons fait du manoir votre seconde demeure, vous avez artificieusement enlevé, ou plutôt essayé d’enlever à ma nièce Blanche les affections de son futur époux, à qui elle a été fiancée dès le berceau. Sans vous les désirs les plus chers de ma vieillesse auraient été accomplis, et Blanche serait aujourd’hui la femme bien-aimée du capitaine de Montarville. Arrêtez ! Je sais que vous voulez répondre insolemment que c’est mademoiselle de Villerai elle-même qui a remis son mariage. Mais pourquoi ? Parce que, grâce à vos sourdes intrigues, à vos honteux artifices, vous avez jeté entre eux de la froideur et de la désunion ; et ma nièce, aussi noble de cœur que de naissance, n’a pas voulu s’abaisser à épouser un homme qui osât, même un instant, partager ses affections avec une rivale. Toutefois, des mois s’étaient écoulés depuis la première esclandre que vous aviez causée à Villerai ; ils se rapprochaient insensiblement l’un de l’autre, de Montarville était devenu plus affectueux, et Blanche commençait à pardonner, quand vous apparaissez une seconde fois sur la scène, pour causer plus de malheurs qu’auparavant. Jeune fille, vous faites bien de garder le silence, car quelle réponse pourriez-vous donner ?

Pauvre et patiente Rose ! si elle eût voulu parler, comme elle aurait confondu tous ses persécuteurs ; mais ce sentiment de dévouement et de sacrifice si naturel à la femme et qu’elle possédait à un degré éminent, lui fit garder le silence.

Mademoiselle de Nevers était nonchalamment étendue sur sa chaise, jouant avec une riche vinaigrette d’or ; mais la vivacité de son teint et de ses yeux montrait clairement combien cette scène lui était agréable.

Madame de Rochon, complètement confondue par toutes ces révélations inattendues, s’était levée de son siège, regardant tantôt madame Dumont, tantôt sa protégée, incapable de condamner celle-ci, et n’osant pourtant pas l’excuser. En jetant ses regards sur cette belle et gentille enfant, qu’elle avait si vite appris à aimer, elle ne pouvait trouver sur cette figure si douce aucune trace de culpabilité ou d’hypocrisie ; et elle reprit avec hésitation :

— Mais, ma chère madame Dumont, êtes-vous bien sûre que Rose soit aussi blâmable que vous le dites ? Dieu l’a douée d’une grande beauté, et cette beauté, peut-être, a pu attirer le capitaine de Montarville, comme le vicomte de Noraye, que Rose a dédaigneusement repoussé l’autre jour dans cette même maison.

— Repoussé ! dit en ricanant mademoiselle de Nevers. Oui, c’est là son récit, mais peut-être que lui nous dirait autre chose.

— Pauline, silence ! dit madame de Rochon, avec sévérité.

— Ma chère dame, demanda madame Dumont d’une voix polie mais qui laissait percer la colère, êtes-vous réellement sérieuse en faisant cette dernière remarque ? Pouvez-vous penser un instant qu’un jeune homme, quelque excentriques que soient ses goûts et ses pensées, abandonnerait la belle Blanche de Villerai, qui a été la reine de tous les bals et de toutes les réunions où elle a paru, pour une insignifiante petite fille, à moins que celle-ci ne l’eût d’abord attiré par la plus artificieuse coquetterie ? Non, cette idée est ridicule ; et Rose, probablement, reprend son ancienne conduite. Elle va essayer de faire à votre nièce ce qu’elle a fait à la mienne ; car on dit que le vicomte de Noraye, la dernière conquête de Rose, était autrefois l’un des admirateurs les plus dévoués de mademoiselle de Nevers.

— Oh ! je suis capable de garder mes amants, fit la belle Pauline avec un air de mépris. Il m’est impossible de trouver une rivale chez elle.

— Et pourtant, ma jeune demoiselle, reprit madame Dumont, qui crut que cette remarque s’adressait indirectement à sa propre nièce, je ne pense pas que les deux gentilshommes aussi vaillants qu’inconstants dont vous venez de parier, risqueraient demain leur vie en duel pour vous aussi volontiers qu’ils l’ont fait pour elle aujourd’hui.

— Il est absurde de raisonner sur ce point, reprit froidement mademoiselle de Nevers. Ce n’est pas pour en faire leur femme qu’ils recherchent la servante de ma tante.

— Rose, vous feriez mieux d’aller dans votre chambre, interrompit vivement madame de Rochon. Quand ces dames seront parties, je discuterai la question avec vous. Et maintenant, madame Dumont, continua-t-elle, en tournant le dos à sa nièce, maintenant que nous sommes seules, aurez-vous la bonté de me raconter tous les détails de ce regrettable événement ?

— La connaissance que j’ai de cette affaire est bien imparfaite. Je sais seulement qu’un certain nombre d’officiers se tenaient au coin de la rue Notre-Dame, quand la jeune fille Rose Lauzon passa près d’eux. Le vicomte de Noraye fit quelques remarques peu flatteuses sur son honnêteté, et là-dessus, le bouillant de Montarville, qui se trouvait à côté de lui, l’apostropha brusquement en l’appelant lâche et menteur. De telles paroles parmi les hommes ne se pardonnent jamais. Aussi, ils se rencontrèrent ce matin et risquèrent leur vie pour une cause vraiment bien indigne de leur courage. Il ne me reste plus maintenant qu’à vous demander, ma chère madame de Rochon, quelle conduite vous vous proposez de tenir vis-à-vis l’auteur de tous ces malheurs.

La dame à qui ces paroles s’adressaient, paraissant peinée et embarrassée, madame Dumont continua d’une voix plus forte et plus impérieuse :

— Pour vous parler plus clairement, madame, vous ne prétendez pas, je suppose, approuver la conduite honteuse de cette fille artificieuse, en la gardant davantage dans votre maison si respectable ?

— Mais que voulez-vous que je fasse ? demanda la tendre hôtesse. Elle n’a pas de parents, pas d’amis chez qui elle puisse se retirer, pas de demeure.

— Renvoyez-la chez sa belle-mère, répondit durement madame Dumont. Là, elle sera à l’abri des tentations.

— Pardon ; c’est là au contraire que les tentations pourront l’assaillir avec le plus de succès ; de plus, je doute beaucoup qu’elle consente à y retourner.

— Oh ! non, probablement, dit Pauline avec un sourire sarcastique. Elle préférera demeurer à Montréal, où elle trouvera des admirateurs en quantité et pourra créer sensation par les duels qu’elle causera. Vraiment, ma tante, vous allez bientôt acquérir une grande célébrité, mais un peu différente de celle à laquelle vous avez jusqu’ici prétendu. Au lieu de mendiants, d’orphelins abandonnés assiégeant votre porte, vous aurez de brillants officiers, d’élégants cavaliers sollicitant admission et demandant la permission de voir la merveilleuse beauté que vous avez tirée de sa solitude champêtre pour créer sensation dans notre bonne ville.

— Pauline, ton persiflage, sans m’irriter cependant, ne fait que me peiner. Cesse-le, je te prie !

— Mais vous n’avez pas répondu à la question de madame Dumont, persista cette fille hautaine, en fixant sur sa tante un regard déterminé. Après tout ce qui s’est passé ce matin, êtes-vous encore disposée à donner à Rose Lauzon un abri sous votre toit et une place à votre table ? Pensez-vous que si vous le faites, je reviendrai encore dans cette maison respirer la même atmosphère que respire une personne aussi vile.

— Écoute-moi, Pauline, et vous aussi, madame Dumont. Quand, après de sérieuses réflexions, je pris Rose sous ma protection, je devins responsable devant Dieu de sa destinée, autant que cela dépendrait de moi. Par conséquent, fût-elle aussi indigne, aussi coupable que vous voudriez me le faire croire, ce serait mon devoir de m’efforcer de la faire revenir à de meilleurs sentiments. À combien plus forte raison, donc, je suis tenue de la protéger si elle est réellement innocente, si elle est poursuivie, recherchée malgré sa volonté par ces vains et légers hommes du monde. Pauline, toi qui as été si bien élevée, et vous, madame Dumont, qui unissez l’expérience de l’âme à la connaissance du cœur humain, voudriez-vous me voir chasser de ma maison cette jeune fille sans expérience, qui, avec cette dangereuse beauté dont elle a été douée, ne tarderait pas à devenir la victime de la médisance et à être recherchée par les libertins ? Ah ! non, assurément, ce n’est pas là mon devoir ; et même au risque d’offenser des personnes auxquelles je voudrais toujours plaire, je dois déclarer ma ferme intention de continuer à protéger, à garder l’enfant orpheline que j’ai prise sous mes soins.

Madame Dumont, malgré elle, se sentit émue par la touchante simplicité de cet appel ; et quoique en saluant madame de Rochon, elle fût froide et cérémonieuse, quelque chose lui disait intérieurement que, quand les derniers sentiments de colère se seraient éteints, elle ne pourrait s’empêcher d’être reconnaissante à celle-ci de s’être laissée conduire par les seules impulsions de son bon cœur.

Mais il n’en fut pas de même de Pauline. Son cœur était plus dur, et aussi elle cachait dans les plus profonds replis de son âme des pensées et des sentiments inconnus à la paisible madame Dumont.

— Ainsi, ma tante, s’écria-t-elle froidement en se levant pour partir, vous préférez votre protégée à moi, cette artificieuse mendiante que le hasard a fait connaître à votre charité, à l’enfant unique de votre sœur défunte ! Bien, je souhaite seulement que vous n’ayez jamais occasion de regretter votre choix.

— Mais, Pauline, mon enfant, s’écria tendrement madame de Rochon, tu m’es aussi chère, et tu le seras autant que tu l’as toujours été ; mais, assurément, je puis continuer à t’aimer sans l’abandonner.

— Vous ne le pouvez pas, ma tante, vous ne le pouvez pas, reprit-elle impérieusement. Ainsi je sors aujourd’hui de votre maison pour n’y rentrer que quand cette fille infâme, qui paraît vous avoir ensorcelée, l’aura quittée ou en aura été chassée !

— Eh bien ! qu’il en soit ainsi, Pauline, répondit tristement madame de Rochon. Cette décision est la tienne et non pas la mienne. Tu as un père, une maison, des richesses, une position sociale, pour te protéger, et tu peux facilement te passer de moi. Elle n’a aucun de ces avantages, et, par conséquent, elle a plus besoin de moi.

Froide et hautaine, la jeune fille inclina légèrement la tête, et sortit à la suite de madame Dumont, laissant leur hôtesse avec la tristesse et l’anxiété dans le cœur.

— Puisse Dieu me diriger dans le droit chemin ! murmura-t-elle. Assurément j’ai rempli mon devoir, et pourtant je ne me sens rien moins qu’heureuse. Oh ! si ma pauvre sœur avait vécu pour veiller sur cette enfant légère et irréfléchie, combien d’heures pénibles m’auraient été épargnées. Et Rose peut-elle être réellement cette personne artificieuse et ingrate que madame Dumont m’a décrite ? Ce front noble et ouvert comme celui d’un enfant, ces yeux brillants et limpides cachent-ils une profonde hypocrisie et une honteuse fourberie ? Hélas ! le récit de madame Dumont paraît assez plausible, et a été malheureusement corroboré par le silence et la confusion de Rose. Quelle que soit sa culpabilité, les accusations de Pauline sont certainement très peu charitables et très peu chrétiennes ; et de plus très injustes, car, si Rose a réellement essayé d’arracher de Montarville à sa fiancée, elle n’a fait que ce que Pauline et la moitié de ses jeunes amies se sont efforcées de faire depuis six mois. Mais il faut que je cause un peu avec Rose elle-même.

Elle appela Marie et lui dit de faire descendre Rose immédiatement. Celle-ci arriva bientôt, avec une démarche lente et affaissée et un regard triste et abattu.

— Rose, dit doucement mais gravement madame de Rochon, maintenant que nous sommes seules, qu’avez-vous à me dire ?

— Rien, sinon qu’il faut que je vous quitte de suite, répondit-elle franchement. Je veux vous délivrer du trouble et des anxiétés que ma malheureuse présence a introduits sous votre paisible demeure.

— Et où voulez-vous aller, mon enfant ? Que voulez-vous faire ?

— Peut-être que par votre influence je pourrais obtenir une humble situation comme bonne ou gouvernante ; mais, hélas ! ajouta-t-elle avec amertune, qui voudra me prendre maintenant ? Mon nom seul suffira pour me fermer toutes les portes. Non cette chance m’est enlevée ; mais je pourrai faire des ouvrages d’aiguille ou me procurer un emploi honnête, quelque humble qu’il soit.

— Non, ma pauvre enfant, cela ne vous conviendrait nullement. Une telle démarche vous exposerait à des épreuves et à des tentations que vous ne soupçonnez même pas. Non, vous allez continuer à rester avec moi, et, quelle qu’ait été votre conduite passée, que votre vie future soit exempte même de l’ombre d’un blâme. Et maintenant, n’avez-vous rien à me demander, continua-t-elle, voyant que sa compagne avait essayé deux ou trois fois de parler. Ne craignez rien. Rose, soyez franche avec moi.

Rose, ainsi encouragée, demanda timidement si les dames avaient donné quelques explications touchant l’événement qu’elles lui avaient si amèrement reproché, événement dont elle ne savait encore absolument rien.

— Tout ce que j’en sais, Rose, c’est que de Noraye, comme un lâche, vous a calomniée, et de Montarville a pris votre part. Des mots vifs s’en suivirent, et le résultat fut la rencontre de ce matin. Mais reprenons nos occupations ordinaires, mon enfant. Nous avons tristement gaspillé la dernière heure.

Madame de Rochon sortit pour remplir quelque devoir domestique, heureuse que les désagréables discussions de la journée fussent enfin finies.

— Il a donc exposé sa vie pour moi ! dit Rose. Oh ! de Montarville, y eut-il jamais un amour aussi noble et aussi dévoué que le tien ! Et pensant à ce nouveau trait de la généreuse affection de son amant, Rose continua machinalement son ouvrage, le cœur et l’esprit plongés dans une profonde mais pénible rêverie.

Tous ces événements furent bien contraires à la paix de son âme ; et la lutte entre le devoir et l’amour, qui d’abord n’avait été que nominale, devint réelle, active et animée. Souvent la voix de la tentation lui disait que ce terrible sacrifice qu’elle accomplissait, était plus qu’elle n’était tenue de faire ; que de Montarville l’aimant si ardemment, il serait plus heureux avec elle qui serait tout entière à prévenir ses moindres désirs, qu’avec la fière demoiselle de Villerai, qui paraissait attacher si peu de prix à son amour. Alors, rougissante, elle chassait en toute hâte cette pensée égoïste, se reprochant de l’avoir entretenue pendant un moment, et se demandant sévèrement si ce serait rendre à de Montarville son généreux amour que de compromettre son avenir, en lui permettant de commettre une folie dont (pensée affreuse ! ) il se repentirait ensuite pendant toute sa vie.

Souvent aussi elle se demandait avec inquiétude ce qu’avait pensé et ce qu’avait dit Blanche quand elle avait appris le duel entre son fiancé et le vicomte de Noraye. Sur ce point, pourtant, elle n’avait pas raison d’être inquiète ; car le soir même Gustave avait envoyé à mademoiselle de Villerai une missive simple mais pleine de franchise, dans laquelle il lui racontait mot pour mot l’altercation qui avait eu lieu entre de Noraye et lui, ainsi que les mensonges de celui qui en avait été la cause ; et il finissait en disant qu’il savait bien qu’elle était trop franche et trop noble pour le blâmer de ce qu’il avait fait.

Sa supposition était fondée, et quand Blanche replia la lettre après l’avoir parcourue, quoiqu’un léger soupir s’échappât de ses lèvres, aucune expression d’irritation ou de tristesse ne troubla sa physionomie.


XXI

Après la prise de Louisbourg, les Anglais jetèrent les yeux sur Québec, le boulevard du Canada. Un corps de dix mille hommes fut placé sous le commandement du général Wolfe, jeune et brave officier qui s’était déjà distingué au siège de Louisbourg.

Des vaisseaux d’Europe confirmèrent aussi la rumeur qu’une escadre anglaise était en route pour les côtes du Canada, et le 23 mai on la vit vis-à-vis le Bic, remontant le fleuve. Ce n’était là toutefois que l’avant-garde, commandée par l’amiral Durell, qui avait été envoyée de Louisbourg pour intercepter tous convois venant de France. Une flotte considérable, sous le commandement de l’amiral Saunders, avait fait voile d’Angleterre dans le mois de janvier, avec ordre de transporter le général Wolfe et son armée, de Louisbourg où il était alors, à Québec.

Ils remontèrent le St-Laurent et arrivèrent à l’île d’Orléans le 25 de juin, sans le moindre accident, malgré les nombreux périls et les difficultés multipliées qui accompagnaient alors la navigation du fleuve. Cette bonne fortune était due en partie à la trahison du commandant d’une frégate française, Denis de Vitré, fait prisonnier par les Anglais pendant la guerre, et qui les avait conduits en sûreté à Québec, lieu de sa naissance. Il fut récompensé de cet acte infâme par une commission dans l’armée anglaise.

L’amiral Saunders fit faire une exploration attentive de la rade et du port de Québec, et le capitaine Cook, qui s’est ensuite immortalisé par ses fameux voyages et ses grandes découvertes, fut employé dans cet examen. Il est digne de remarque que deux des plus grands et des premiers navigateurs qui firent le tour du globe, le capitaine Cook et le colonel de Bougainville, étaient alors sous les murs de Québec.

Peu de temps après le débarquement des troupes, de Montcalm profitant d’une nuit orageuse, prépara sept brûlots et les envoya à minuit parmi les vaisseaux anglais groupés près de l’île. Ayant pris feu trop tôt, et le sang-froid de l’amiral anglais et de ses matelots aidant, les bateaux incendiaires furent poussés à terre, où ils se consumèrent jusqu’à la ligne de flottaison, sans faire aucun mal. Un mois après, on fit une autre tentative du même genre, mais avec aussi peu de succès.

De Montcalm avait placé à la Pointe-Lévi un corps de soldats avec quelques pièces de canon ; mais ils furent bientôt obligés de se retirer, et les Anglais, sous le commandement du général Monckton, s’emparèrent de ce poste. Quinze cents hommes de troupes françaises furent envoyés de l’autre côté de la rivière pour prendre et détruire ces ouvrages, mais ils ne purent rien faire et furent forcés de retraiter dans la plus grande confusion. La même nuit les batteries de la Pointe-Lévi ouvrirent le feu sur Québec, et en peu de temps toute la basse ville ne fut plus qu’un monceau de ruines. Parmi les beaux édifices qui furent détruits, étaient la cathédrale avec ses ornements et ses peintures. Les canons des remparts étaient parfaitement inutiles, car à cause de la largeur de la rivière, qui a plus d’un mille, ils ne pouvaient atteindre les batteries anglaises, doublement protégées par les arbres et les broussailles au milieu desquels elles se trouvaient placées.

Ayant détruit la ville, le général Wolfe se mit à dévaster les campagnes environnantes. Toutes les paroisses depuis Montmorency jusqu’au cap Tourmente, sur la rive gauche du St-Laurent, furent ravagées et détruites. Celles de la Malbaie, de St-Paul et l’île d’Orléans, et aussi toutes celles situées sur la rive droite, depuis Berthier jusqu’à la Rivière-du-Loup, en bas de Québec, comprenant les paroisses de la Pointe-Lévi, St-Nicolas et Ste-Croix, partagèrent le même sort. D’après un journal de l’expédition, publié dans le New-York Mercury en 1759, près de 1400 belles fermes furent brûlées ou détruites à cette époque, de sorte que pour citer les paroles de l’écrivain, « l’on estimait qu’il faudrait plus d’un demi-siècle pour réparer tous ces dommages. »

Dans le mois de juillet, Wolfe fit un effort désespéré pour rompre les lignes françaises près de Montmorency ; mais il fut repoussé avec une perte de 500 hommes, parmi lesquels il y avait plusieurs braves officiers. Il essaya alors de communiquer avec le général Amherst par le lac Champlain, mais sans succès. Ces revers affectèrent tellement le jeune officier, qu’ils lui causèrent une sérieuse maladie qui le conduisit presque aux portes du tombeau. Heureusement, toutefois, pour l’honneur de la cause anglaise, il revint à la santé et aussitôt qu’il fut capable de vaquer à ses devoirs, il envoya une longue dépêche au gouvernement impérial, décrivant les nombreuses difficultés et les obstacles inattendus qu’il avait rencontrés, et le découragement qu’il ressentait de l’inutilité de ses efforts. Cette lettre, dont chaque ligne respirait la vaillance du cœur et le dévouement de l’écrivain à son roi et à son pays, tut bien reçue en Angleterre, et excita plus de sympathie pour ses regrets que d’irritation pour ses revers.

Wolfe tint alors un conseil de guerre avec ses lieutenants-généraux Monckton, Towns-hend et Murray, trois jeunes gens de talent, de courage et d’illustre naissance. Ils furent d’avis qu’un corps suffisant devrait être laissé à la Pointe-Lévi, tandis que l’armée traverserait la rivière, et tâcherait de s’emparer des hauteurs d’Abraham par surprise, et ainsi forcer les Français à quitter la position qu’ils occupaient. Assiéger la basse ville aurait été une entreprise pleine de dangers ; car, quoique les vaisseaux de guerre eussent pu détruire ses batteries, néanmoins les fortifications de la citadelle n’auraient nullement souffert, et auraient par conséquent dirigé un feu meurtrier sur les assaillants.

Pendant ce temps, Montcalm échelonnait ses troupes de Québec à Jacques-Cartier, afin de protéger la gauche du St-Laurent. Les dernières nouvelles des lacs Champlain et Ontario étaient loin d’être favorables au commandant français. M. de Bourlamaque avait été obligé de retraiter sur l’île aux Noix, après avoir fait sauter les forts Carillon et Frédéric ; car le général Amherst s’avancait vers lui avec 12,000 hommes. Le fort Niagara avait été pris par le général anglais Prideaux, et les Français avaient été forcés de se retirer à la Présentation, en bas du lac Ontario.

Le général Wolfe avait été informé par deux déserteurs français, que pendant la nuit du 12, un convoi de provisions descendrait par eau à Québec, la route des Trois-Rivières par terre étant trop longue et trop fatigante. Il résolut de profiter de cette circonstance.

Les déserteurs avaient communiqué le mot d’ordre que les bateaux devaient donner aux sentinelles placées sur le bord du fleuve ; et pour mettre le comble au danger qui menaçait les Français, de Montcalm avait rappelé le soir précédent, sans en notifier le gouverneur, le bataillon que celui-ci avait envoyé sur les hauteurs de Québec, deux jours auparavant.

Le 13 septembre donc, à une heure du matin, l’obscurité étant encore profonde, un corps de troupes embarqua dans des bateaux plats et se laissa descendre en silence par la marée jusqu’au Foulon. Des officiers connaissant la langue française, avaient été choisis pour répondre aux qui vive ! des gardes à terre ; et quand ils furent interrogés par celles-ci, ils répondirent imperturbablement :

— Pas de bruit, c’est le convoi.

Favorisés par l’obscurité, ils purent passer et l’amiral Holmes les suivit à un quart de mille de distance avec le reste des troupes. Au jour, l’armée anglaise était rangée en bataille sur les plaines d’Abraham.

Quand le général de Montcalm, à six heures du matin, apprit cette nouvelle inattendue, il refusa presque d’y croire ; mais il se rendit immédiatement sur les lieux avec 4,500 hommes, laissant le reste de son armée au camp. En arrivant en face de l’ennemi, il résolut aussitôt de hasarder la bataille, et à 9 heures, le 13 septembre, il s’avança à la rencontre des Anglais, ses soldats faisant un feu nourri mais irrégulier.

Le général Wolfe, qui s’exposait toujours bravement là où la mêlée était la plus épaisse, fut bientôt blessé au poignet, mais il n’en continua pas moins de charger l’ennemi à la tête de ses grenadiers, qui avaient la baïonnette au bout du fusil. Il ne s’était avancé que quelques pas, quand une balle lui traversa la poitrine, et il tomba justement au moment où les Français, dont une partie n’avaient pas de baïonnettes, commençaient à plier devant l’ennemi.

Wolfe fut porté en arrière et l’un de ses officiers apercevant les ennemis qui fuyaient, s’écria :

— Ils fuient ! ils fuient !

— Qui fuit ? demanda le guerrier mourant, dont la figure abattue par la souffrance se couvrit d’une animation subite.

— Les Français, répondit-on.

— Quoi ? déjà ! alors je meurs content ! et, un instant après, le jeune héros rendit le dernier soupir.

Le général Montcalm, qui avait reçu deux graves blessures, fit tout en son pouvoir pour rallier ses troupes qui fuyaient de tous côtés, afin de les faire retraiter en bon ordre, quand une balle le frappa et il tomba de son cheval mortellement blessé.

Le lendemain matin, il mourut au château St-Louis à Québec, après avoir reçu tous les secours de la religion avec le calme plein de foi et d’humble tranquillité d’un héros chrétien. Il fut enterré dans la chapelle des Ursulines, dans une fosse creusée par une bombe.

On rapporte que quand sa principale blessure fut pansée, il demanda à ses médecins si elle était mortelle, et combien de temps il lui restait encore à vivre.

— Pas plus de douze heures, lui répondit-on, et peut-être moins.

— Tant mieux, je ne verrai pas la prise de Québec, reprit-il avec calme.

Les brigadiers Sennezergues et St-Ours, aussi mortellement blessés, tombèrent entre les mains des vainqueurs et moururent peu de temps après. Cette nuit-là même l’armée française, sous le commandement de M. de Vaudreuil, commença à retraiter vers la Pointe-aux-Trembles et Jacques Cartier, où elle attendit l’arrivée de l’intrépide chevalier de Lévis.

C’était l’intention de ce dernier d’attaquer les Anglais dans leurs propres retranchements, et il avait déjà commencé à s’avancer vers Lorette, quand il apprit au Cap-Rouge la capitulation de Québec. Quoique les termes en fussent excessivement favorables, il fut très mortifié et il exprima son indignation dans les termes les plus violents. Le mal, toutefois, était sans remède ; aussi se rendit-il en toute hâte à la rivière Jacques-Cartier, sur la rive droite de laquelle il fit élever un fort, et il y laissa six cents hommes sous le commandement du major Dumas.

Tel fut le résultat de la première bataille des plaines d’Abraham, bataille qui décida du sort d’un pays presque aussi grand que la moitié de l’Europe.



XXII


La mort, quoique silencieuse, travaille toujours activement, et parmi les victimes que son invincible puissance avait frappées pendant les derniers mois, était madame Dumont. Elle avait été assistée, dans les derniers moments de sa vie, par le vieil ami de Rose, le curé de Villerai. Elle avait montré dans le commencement de sa maladie la plus grande amertume vis-à-vis de son ancienne protégée, disant que si ce n’avait pas été pour son ingratitude et sa duplicité, elle aurait eu le bonheur de laisser Blanche avantageusement mariée, et non une orpheline isolée. Aussi le prêtre prit sur lui de révéler assez du secret de Rose pour permettre à la vieille dame de mourir en bonne chrétienne, et de laisser non seulement son amitié et sa dernière bénédiction à celle qui avait auparavant été l’objet de sa haine, mais de plus une preuve plus substantielle de son estime, sous la forme d’un legs considérable.

Après le décès de madame Dumont, Blanche prit chez elle une vieille demoiselle, une parente éloignée : et mademoiselle de St-Omer échangea volontiers la rigide économie avec laquelle elle avait vécu jusqu’alors, contre le confort du manoir et l’agréable compagnie de sa jeune maîtresse.

Quelque temps après, cependant, l’état des affaires publiques empirant de jour en jour, et les espérances ainsi que le courage des colons décroissant en proportion, Blanche fut engagée par les pressantes sollicitations de ses amis, de quitter sa demeure chérie de Villerai, qu’ils disaient être top isolée pour deux femmes sans défense, et de s’établir à Montréal avec mademoiselle de St-Omer. Là, Blanche continua de mener la vie la plus retirée, pleurant madame Dumont, comme si elle eût été par le sang ce qu’elle avait réellement été par son amour et ses soins, une mère dévouée. Elle employait une bonne partie de ses nombreuses heures de loisir dans des œuvres de charité en accompagnant l’excellente demoiselle de St-Omer dans les fréquentes visites que celle-ci faisait aux familles pauvres et abandonnées.

Dans une de ces expéditions de bienveillance, par une belle après-midi, les deux dames dirigèrent leur course vers une misérable et obscure ruelle du faubourg Québec. L’objet de leur visite était une pauvre femme dont le mari, volontaire canadien, avait été tué dans l’exercice de son devoir quelques semaines auparavant, et qui se trouvait maintenant seule pour faire vivre une nombreuse famille. La maison dans laquelle demeurait la pauvre veuve était divisée en quatre parties, occupées par autant de familles.

En sortant de chez cette pauvre femme, après avoir laissé derrière elle la résignation et l’abondance, Blanche entendit au second étage les sanglots entrecoupés d’une personne dont la voix exprimait un grand chagrin ; et comme la porte de la chambre d’où venaient les gémissements était entr’ouverte, elle la poussa doucement et entra.

Une femme vêtue des plus misérables haillons de la pauvreté, était penchée au-dessus d’un grabat, sur lequel reposait une forme humaine rendue immobile par le sommeil ou par la mort. Elle murmurait des prières mêlées de lamentations.

— Vous paraissez bien malheureuse ! s’écria doucement mademoiselle de St-Omer, en plaçant sa main sur le bras de la pauvre femme.

— Malheureuse ! répéta celle-ci avec un regard d’angoisse inexprimable. Voyez, là gît mon enfant, mon unique soutien, ma seule consolation sur la terre ! Il y a sept jours, il était plein de vie et de force, et aujourd’hui…

Elle s’arrêta brusquement, et, relevant une couverture usée, montra le cadavre d’un jeune homme de quinze ans, dont la physionomie livide ne laissait voir qu’une masse de cicatrices.

— Ciel ! que vois-je ? demanda Blanche en pâlissant, lorsqu’elle eut jeté un regard sur ce hideux spectacle.

— La picotte, répondit la mère affligée, qui oubliait dans son chagrin les craintes et les dangers des autres.

Mademoiselle de St-Omer, la figure blanche comme le drap qui couvrait le mort, poussa Blanche devant elle hors de la chambre, et jetant quelques pièces de monnaie sur le plancher, elle se hâta de sortir de cette maison avec sa compagne[10].

Arrivée chez elle, elle s’empressa de faire plusieurs décoctions de plantes et de composer différentes tisanes qu’elle fit prendre à Blanche, tout en la soumettant à des mesures de précaution qui, sans aucun doute, exciteraient de nos jours le rire des lecteurs. Pendant toute la soirée, elle fut dans un état d’anxiété fiévreuse, demandant à chaque instant comment Blanche se trouvait, et regrettant vivement qu’un hasard malheureux leur eût fait faire une aussi fâcheuse rencontre. D’après ses avis, sa jeune compagne se mit au lit de bonne heure, et mademoiselle de St-Omer s’imagina ou crut voir que le regard et la voix de Blanche étaient moins animés que de coutume.

Le lendemain de bonne heure, tandis qu’on sonnait l’Angelus, elle vola dans la chambre de mademoiselle de Villerai.

— Comment vous trouvez-vous, chère Blanche ? demanda-t-elle avec inquiétude.

Hélas ! malgré qu’elle s’efforçât courageusement de se le dissimuler, Blanche paraissait et se sentait très malade.

Un médecin fut immédiatement appelé. Il vint, questionna, examina. Les craintes de mademoiselle de St-Omer furent malheureusement toutes vérifiées ; et l’héritière de Villerai était maintenant frappée de cet ennemi déclaré de la jeunesse et de la beauté, la petite vérole.

L’attaque était des plus violentes, et tous les soins et toute l’habileté de l’art furent obligés de céder au terrible adversaire qu’ils s’efforçaient en vain de chasser. La pauvre demoiselle de St-Omer était infatigable dans ses attentions ; et jour et nuit elle veillait près du chevet de la malade, n’osant confier même un instant une vie si chère à d’autres mains que les siennes, quelque dévouées qu’elles fussent.

La troisième soirée de la maladie de Blanche, la servante vint annoncer que deux dames étaient en bas et désiraient la voir.

— Ne vous ai-je pas dit, répondit mademoiselle de St-Omer avec une certaine irritation, que tant que mademoiselle Blanche serait malade, je ne pouvais voir personne ?

— Oui, madame ; mais les dames, au moins la plus âgée, n’a pas voulu se rendre à ce désir. Elle m’a dit qu’il fallait absolument qu’elle vous vît, et elle m’a donné son nom : madame de Rochon.

Mademoiselle de St-Omer respectait trop les vertus de la bienveillante dame, dont la charité et la bonté étaient si bien connues des malades et des indigents, pour hésiter davantage ; et ordonnant à la servante de rester auprès de sa jeune maîtresse, qui sommeillait paisiblement, et de l’appeler si elle s’éveillait, elle descendit au salon.

Après que mademoiselle de St-Omer et la plus âgée des deux dames eurent échangé à la hâte quelques phrases, cette dernière se tourna vers sa compagne, qui était Rose Lauzon.

— Voici, dit-elle, une ancienne protégée de mademoiselle de Villerai ; une jeune fille que cette noble personne a beaucoup aimée, et qui veut maintenant prouver sa reconnaissance en partageant les soins et les attentions que vous portez avec tant d’empressement à votre malade. Ne refusez pas, ajouta-t-elle, voyant que mademoiselle de St-Omer hésitait ; vous feriez beaucoup de peine à ma jeune amie, et en même temps vous me mortifieriez moi-même. Je puis rendre témoignage à son habileté et à sa douceur comme garde-malade.

Mademoiselle de St-Omer ne connaissant Rose que comme une bonne jeune fille en qui madame de Rochon plaçait la plus grande confiance, ne balança pas plus longtemps, et une demi-heure après que la dame eut quitté la maison, Rose, mise d’une simple robe de matin, était installée près du lit de Blanche, observant tristement les changements que la maladie avait déjà opérés dans la beauté de cette exquise figure.

Le premier soin de mademoiselle de St-Omer fut d’expliquer à sa nouvelle assistante toutes les précautions qu’exigeait leur malade, lui faisant aussi connaître les noms des différents remèdes, et les heures où l’on devait les administrer.

Cela fait, il y eut un long intervalle de silence, pendant lequel la vieille demoiselle tint son regard attentivement fixé sur les beaux traits de sa compagne.

Tout à coup elle lui demanda si elle avait jamais eu la petite vérole.

La réponse fut négative.

— Alors, ma chère enfant, vous n’auriez pas dû courir le danger de venir ici. Cette jeune figure est trop fraîche et trop belle, pour l’exposer à un aussi affreux changement.

— Ah ! mademoiselle, cette considération ne m’empêchera jamais de profiter de la précieuse occasion qui m’est offerte de montrer à un faible degré toute la reconnaissance que je porte à mademoiselle de Villerai, pour les bienfaits dont elle m’a autrefois comblée.

— Tous les cœurs ne sont pas aussi reconnaissants que le vôtre, Rose, répondit mademoiselle de St-Omer, et je commence à penser que j’ai trouvé en vous, non seulement une habile garde-malade qui m’aidera beaucoup dans ma pénible tâche, mais aussi une douce compagne avec laquelle je pourrai chaudement sympathiser, quoique vous soyez aussi jeune et jolie que je suis vieille et laide.

Rose exprima vivement par ses paroles et par ses regards la reconnaissance qu’elle ressentait pour la bonté de sa compagne ; et celle-ci était de plus en plus satisfaite du secours qui lui arrivait si à propos.

De quel pas léger Rose allait et venait dans la chambre de la malade ; avec quel art, quelle douceur elle disposait les oreillers, ou levait la tête de la jeune fille ; les bouillons délicieux, les gelées exquises qu’elle préparait, les breuvages rafraîchissants qu’elle inventait, paraissaient bien doux aux lèvres desséchées de la malade. Souvent mademoiselle de St-Omer déclarait en toute sincérité de cœur, qu’elle était certaine de la vraie vocation de Rose était d’être sœur de l’Hôtel-Dieu, tant elle paraissait habile à veiller et à prendre soin des malades.

Quelques jours après son arrivée, elle occupait son poste ordinaire auprès du chevet de Blanche, quand, regardant la malade, elle vit que ses yeux étaient attentivement fixés sur elle.

— Est-ce bien là Rose Lauzon ? demanda enfin Blanche.

— Oui, ma chère demoiselle de Villerai, répondit Rose avec hésitation ; car se rappelant les circonstances dans lesquelles la jeune seigneuresse et elle s’étaient séparées la dernière fois, elle se sentait à la fois inquiète et incertaine sur la manière dont elle serait reçue.

— Et qu’est-ce qui vous amène ici, Rose ? demanda-t-elle tranquillement.

— L’amitié et la reconnaissance, ma chère jeune demoiselle. Je suis venue vous assister dans votre maladie.

— Maladie ! oui, j’ai été bien malade, et je me sens encore étrangement faible. Ah ! je me rappelle tout maintenant. Cet affreux cadavre, et ensuite les terribles souffrances, et le long oubli qui a suivi. Suis-je bien changée ?

— Très peu, mademoiselle, si l’on considère combien vous avez été malade.

— Bien, je ne penserai pas à cela aujourd’hui, fit-elle avec un profond soupir. Je ne dois pas murmurer si Dieu a jugé à propos de me retirer quelques-uns des dons qu’il m’avait d’abord accordés. Mais depuis quand êtes-vous ici, Rose ?

— Depuis le lendemain du jour fatal où vous êtes tombée malade. Madame de Rochon sachant tout ce que je vous devais, écouta volontiers ma demande d’être admise à vous veiller, et vint même avec moi pour faire agréer mon offre.

— Et vous n’avez jamais eu la petite vérole ? demanda mademoiselle de Villerai, d’une voix pleine de douceur et d’inquiétude.

— Ne pensez pas à cela, je vous en prie, mademoiselle Blanche. Je ne crains nullement d’avoir la maladie, de sorte qu’il n’y a pour moi aucun danger.

— Cette raison, Rose, ne diminue nullement la générosité de votre dévouement ; mais ne craignez-vous pas, pauvre enfant, que votre jeune figure ne devienne aussi affreuse qu’elle est aujourd’hui fraîche et belle ?

— Ah ! mademoiselle, et ses yeux se remplirent de larmes, le peu de beauté que vous avez bien voulu remarquer en moi, ne m’a jamais apporté beaucoup de bonheur. J’en regretterais vraiment bien peu la perte.

— Bien, Rose, quoi qu’il arrive, vous l’avez courageusement exposée avec votre vie pour moi. J’espère pouvoir encore, si Dieu me rend la santé, vous en récompenser un peu ; mais en attendant, comme preuve de ma reconnaissance, je ne vous questionnerai jamais ni directement, ni indirectement sur le passé, je n’y ferai jamais allusion. Si, de votre propre volonté, vous vous décidez plus tard à me donner quelques explications, je les écouterai volontiers ; mais je n’en demanderai et n’en exigerai aucune.

Rose saisit la main de la malade, qui était devenue petite et maigre, et la pressa plusieurs fois sur ses lèvres.

— Merci, merci, chère et généreuse demoiselle Blanche ! C’est plus, beaucoup plus que je n’osais espérer. Oui, ce sera maintenant comme c’était autrefois, il y a bien longtemps, dans le vieux manoir, quand j’étais heureuse et gaie de cœur, malgré ma belle-mère et toutes mes tribulations d’enfant.

Blanche regarda sa compagne avec intérêt ; car, quoique ses joues fussent toujours colorées et arrondies, ses yeux limpides et brillants, il y avait des traces bien visibles de peine et de douleur mentales autour de sa petite bouche, et une expression de chagrin calme et étouffé qui ne disparaissait plus.

Blanche reprit en soupirant.

— Je crois, Rose, que les années et la connaissance du monde nous ont apporté à l’une et à l’autre très peu de bonheur ; mais la joie ou la peine sur la terre n’est qu’un rêve, d’où la mort nous fait sortir. Il y a un jour ou deux, combien j’étais près du terme de ma carrière ! Mais vous commencez à paraître inquiète, comme si vous craigniez que je parle trop : aussi nos lèvres, sinon nos pensées, vont s’arrêter pour quelque temps.

La convalescence de Blanche fut lente mais sûre, et la compagnie de Rose, bien plus intéressante et bien plus agréable que celle de la bonne demoiselle de St-Omer, contribua beaucoup plus que toutes les tisanes fortifiantes à lui rendre la santé. Mademoiselle de St-Omer, maintenant délivrée de ses inquiétudes touchant sa malade, se trouva en mesure de reprendre la plus grande partie de ses courses et de ses visites ordinaires de charité.

Des lettres du capitaine de Montarville, qui était à son régiment, venaient fréquemment rompre la monotonie de la chambre de la malade ; mais, chaque fois que Blanche recevait quelqu’une de ces missives, elle soupirait ordinairement après l’avoir lue et la plaçait dans un écritoire, d’où elle ne la tirait jamais pour la lire une seconde fois. Pourtant ces lettres étaient pleines de tendresse et d’affection, et depuis l’instant où Gustave eut connaissance de la dangereuse maladie de sa fiancée, elles devinrent tendres et dévouées.

Quand mademoiselle de Villerai fut assez bien pour se lever et marcher dans sa chambre, elle s’approcha tranquillement d’une glace, et put voir les tristes ravages qu’avaient fait subir à sa beauté quelques semaines de maladie ; mais aucune exclamation, aucun murmure de regret ne s’échappa de sa bouche. Elle se tourna lentement vers la compatissante Rose, et lui demanda avec calme si le médecin avait dit que les marques de la maladie demeureraient constamment.

Rose reprit avec hésitation, que le Dr Tourville leur avait assuré que les plus fortes traces disparaîtraient entièrement au bout de quelque temps.

— Ne craignez pas, chère Rose, de me dire la vérité, reprit-elle avec calme ; lors même que j’aurais perdu pour toujours la petite portion de beauté que je possédais autrefois, ne puis-je pas dire avec autant de vérité que vous : Quel bonheur m’a-t-elle jamais apporté ? Non, si je reviens à la santé, je ne me plaindrai pas du reste.


XXIII


Blanche et sa compagne trouvaient ample matière à leurs pensées et à leur conversation dans les revers qu’éprouvaient les armées françaises ; et, tout en suivant avec anxiété le cours des événements, elles tremblaient toutes deux secrètement pour la vie du vaillant de Montarville, dont les lettres disaient combien son cœur de patriote regrettait amèrement le triste sort de sa malheureuse patrie. Son nom, pourtant, était rarement prononcé par les deux jeunes filles, et quoique le teint ordinairement pâle de Rose se colorât visiblement, chaque fois qu’on apportait à mademoiselle de Villerai une lettre adressée de cette écriture si bien connue, cette dernière, fidèle à sa promesse, ne faisait aucune remarque, mais gardait le silence.

Blanche, devinant ou prenant en pitié cette profonde anxiété qui n’osait jamais s’exprimer ; ou bien écoutant peut-être les dictées d’une simple politesse, lisait ordinairement à haute voix les quelques détails que Gustave donnait sur la guerre, et puis fermait la lettre, en disant : Il est bien.

Quel soulagement ces paroles procuraient à Rose, toujours tourmentée par des craintes incessantes sur la vie de celui dont la sûreté, elle le sentait trop bien maintenant, lui était infiniment plus chère que la sienne propre. Combien aussi elle avait de reconnaissance pour Blanche, qui mettait si généreusement de côté tous petits sentiments de jalousie, pour lui donner des nouvelles après lesquelles elle soupirait tant.

Vers cette époque, l’espoir et le courage des colons furent considérablement relevés par les brillants succès qu’obtint le brave chevalier de Lévis à la seconde bataille des Plaines d’Abraham (28 d’août 1760), qui eut pour résultat de forcer les Anglais à s’enfermer dans Québec. Les Français firent le siège de la ville, tout en attendant les secours qu’ils avaient si instamment demandés à la mère patrie.

Ces secours ne vinrent pas ; au contraire, le printemps suivant, une flotte anglaise remonta le St-Laurent, et de Lévis n’eut d’autre alternative que de lever le siège et de retraiter sur Montréal, ce qu’il fit sans être inquiété.

Depuis cet instant, la cause française fut perdue pour toujours en Canada.

Trois puissantes armées se dirigeaient maintenant sur Montréal ; l’une de Québec, sous le général Murray ; une autre du lac Champlain, commandée par le général Haviland, et une troisième, la plus considérable de toutes, d’Oswégo, sous le général Amherst. Quoique la descente par les rapides fût remplie de dangers, ce dernier choisit cette route, de manière à ne laisser aucun moyen de s’échapper aux Français, qui avaient parlé de retraiter, si cela devenait nécessaire, au Détroit, et de là, à la Louisiane. Dans les rapides des Cèdres, il perdit 64 barges et 88 hommes, mais il gagna enfin le village de Lachine, neuf milles au-dessus de Montréal. Il débarqua, et marcha sans délai sur la ville, autour de laquelle les deux autres armées étaient déjà campées, attendant son arrivée. Montréal se trouvait ainsi entourée de 17,000 hommes bien armés et possédant une puissante artillerie.

Montréal, bâti sur la côte sud de l’Île du même nom, entre le Mont-Royal et le majestueux St-Laurent, était alors entouré d’un simple mur en pierre de deux ou trois pieds d’épaisseur, élevé dans le but de protéger la ville contre les attaques des sauvages, et pouvant à peine résister aux flèches et aux balles. Cette muraille, entourée d’un fossé, était défendue par six pièces de canon. Une batterie composée d’une autre demi-douzaine de pièces, rendues presque inutiles par la rouille qui les couvrait, couronnait une petite éminence située dans l’intérieur de la ville[11]. Telles étaient les fortifications qui protégeaient les débris de l’armée française, réduite à 3,000 hommes, en comprenant les habitants qui étaient encore sous les armes, outre 500 soldats défendant l’île Ste-Hélène. La ville elle-même ne contenait de provisions que pour une quinzaine, et des munitions que pour un engagement :

Pendant la nuit, le gouverneur de Vaudreuil réunit un conseil de guerre, et il fut unanimement décidé qu’une capitulation qui protégerait les intérêts de la population et l’honneur des troupes, était préférable à une résistance inutile et infructueuse. Dans la matinée, le colonel de Bougainville fut envoyé pour proposer aux assiégeants un mois d’armistice, mais cette demande fut immédiatement rejetée.

Il retourna alors offrir la capitulation dont nous venons de parler, et le général Amherst accorda presque tout ce qui avait été demandé, excepté la perpétuelle neutralité des Canadiens, et les honneurs de la guerre aux troupes. Ce dernier refus blessa profondément le brave et sensible chevalier de Lévis, et il demanda en grâce qu’on lui permît de se retirer sur l’île Ste-Hélène et d’y combattre jusqu’à la dernière extrémité ; mais le gouverneur lui ordonna de mettre bas les armes.

La capitulation fut signée le 8 de septembre, et par cet acte important, le Canada passa définitivement sous la puissance de l’Angleterre. Les couvents et les communautés religieuses, à quelques exceptions près, y furent maintenus dans leurs droits, privilèges et possessions ; les seigneurs eurent la permission de conserver leurs droits féodaux, et le libre exercice de la religion catholique fut garanti au peuple canadien.

C’était le soir. Blanche était assise seule dans le salon, trouvant l’obscurité croissante du crépuscule plus conforme à son humeur et à ses pensées que l’éclat d’une lampe. Subitement des coups répétés se firent entendre au marteau de la porte.

Un instant après une servante vint annoncer le capitaine de Montarville. Le cœur de Blanche battit violemment ; mais, maîtrisant tout signe extérieur d’émotion, elle reprit avec calme :

— Faites-le entrer.

— Vais-je apporter de la lumière, mademoiselle ?

— Non, pas encore. Il ne fait pas assez noir. Heureuse que cette entrevue qu’elle attendait depuis longtemps, eût lieu sous le demi-jour favorable du crépuscule, elle se rejeta dans son fauteuil, s’efforçant de se préparer le mieux possible à cette rencontre.

On monta les escaliers d’un pas rapide, la porte s’ouvrit brusquement, et avant qu’elle eût le temps de se lever pour le recevoir, elle se trouva dans les bras de de Montarville. Jamais il n’avait osé prendre une telle liberté ; jamais il n’avait manifesté une telle ardeur et une telle affection ; mais Blanche trouva dans sa propre nature l’explication de cette conduite, et supposa justement que l’ardeur qu’il montrait lui était plutôt inspirée par la sympathie et la compassion pour sa dernière maladie et ses souffrances, que par l’amour.

Elle se dégagea doucement, et prononça quelques bonnes paroles de bienvenue.

— Oui, Blanche, s’écria-t-il avec une profonde émotion, vous m’avez dit une fois, en plaisantant, que je ne pourrais vous réclamer comme mon épouse que quand la guerre serait finie. Eh bien ! cette époque est arrivée ; non pas, hélas ! dans les circonstances que nous aimions alors à anticiper tous deux. Si vous le permettez, je requiers l’accomplissement immédiat de votre promesse.

— La guerre finie ! reprit-elle vivement, sans faire attention à ses dernières paroles. Voulez-vous dire qu’il ne reste plus d’espoir, qu’il n’y a plus de chance à attendre ?

— Aucune, aucune, fit-il tristement. Montréal a capitulé, et à ce moment même l’étendard de l’Angleterre flotte sur nos têtes.

— Hélas ! murmura-t-elle, en se couvrant la figure de ses mains. Est-ce là le résultat de tous les pleurs qui ont été versés, de tout le sang qui a été répandu ? La lutte ne pouvait-elle pas être continuée, prolongée ?

— Oui, à la rigueur, elle aurait pu l’être ; mais, comme de raison, l’issue en aurait toujours été la même. On dit que le marquis de Vaudreuil a cédé si vite afin d’obtenir des termes de capitulation plus favorables. Le seul soulagement à notre tristesse et à notre profonde humiliation, c’est que les conditions de la capitulation sont excessivement honorables ; elles respectent non seulement les droits particuliers et les propriétés de nos compatriotes, mais aussi leur antique foi. À la vérité, moi et un grand nombre d’autres, partageant le sentiment du vaillant général de Lévis, nous eussions préféré résister jusqu’à la dernière extrémité ; mais nos chefs en ont décidé autrement. Déjà, le gouverneur de Vaudreuil, le général de Lévis, les officiers civils et militaires du service, ainsi que les troupes françaises et tous ceux qui ne veulent pas vivre sous le joug d’un pouvoir étranger, se préparent à partir pour la France. C’est là que je vais ; et c’est là que vous ne refuserez pas de m’accompagner, car je sais que votre cœur patriotique bat aussi fièrement que le mien contre toute domination étrangère. Écoutez-moi donc, je vous en prie, Blanche, et accordez-moi, sans délai, le titre de mari, pour vous aimer et vous protéger ! Vous ne parlez pas ; votre main reste froide et insensible dans la mienne. Faites-moi sentir une pression de ces doigts ; elle m’inspirera de l’espérance, et vaudra un consentement.

— Vous aurez ma réponse, Gustave, avant que vous ne me quittiez ce soir. Une demi-heure n’est pas trop pour les timides scrupules et l’hésitation d’une jeune fille.

— Certainement, ma bien-aimée, et vous êtes bien bonne d’écouter aussi volontiers ma demande impérieuse. Mais parlez-moi maintenant de vous-même. Vous avez été bien malade : et cette maladie a été causée par votre noble charité et votre généreux dévouement à la pauvreté et à la souffrance.

— Oui ; mais j’ai eu une excellente garde-malade, et si je suis revenue si vite à la santé, je le dois en grande partie à ses bons soins.

— Oh ! oui, mademoiselle de St-Omer est une excellente femme, et il faudra que je la voie et la remercie moi-même, ce soir, avant de partir.

— Mademoiselle de St-Omer a aussi été bien bonne pour moi, mais la garde-malade à qui je dois le plus, c’est certainement Rose Lauzon. Un jour ou deux après que je tombai malade, elle vint chez moi sans avoir été demandée ni sollicitée. Mais, comme votre main tremble, de Montarville, et comme elle est tout à coup devenue brûlante. Êtes-vous malade ?

— Non, du tout. Continuez, s’il vous plaît, reprit-il avec embarras.

— Bien ; elle est toujours restée avec moi depuis, me prodiguant nuit et jour les soins les plus dévoués, tellement que j’ai appris à l’aimer comme une sœur, si bien que je pense ne pouvoir jamais consentir à m’en séparer maintenant. Il faut que je vous fasse promettre de m’accorder une faveur, Gustave. Vous savez que je ne vous en demande pas souvent.

— Pourrais-je vous refuser quelque chose ? répondit-il tendrement.

— Eh bien ! c’est que, si je vous promets de ratifier immédiatement l’engagement solennel de notre enfance ; si je consens à vous accompagner en France comme votre femme, en retour vous permettrez que Rose Lauzon nous suive, et que notre demeure, dans l’avenir, soit aussi la sienne ?

— Jamais, Blanche ! répondit-il d’une voix étouffée, en se levant. Jamais ! Faites tous les arrangements que pourra vous suggérer votre amitié envers elle ; donnez-lui, si vous voulez, votre seigneurie de Villerai et tout ce que vous possédez ; mais elle doit chercher une autre maison que la nôtre.

— Pourtant, c’est précisément un chez soi qu’il lui faut, Gustave. Elle se trouve si isolée, sans aucun protecteur ; et avec cela si jeune et si belle ! Allons, vous allez consentir, il faut que vous consentiez ; surtout comme j’en fais la condition de mon acquiescement à votre prière.

— Blanche, vous êtes trop bonne, trop raisonnable pour faire cela, dit-il d’une voix presque dure à cause de l’émotion comprimée qui le dominait. Je ne puis vous donner mes raisons ; je ne puis encore permettre à votre égard de pénétrer dans les secrètes profondeurs de mon cœur ; mais je sais que vous n’insisterez pas davantage, quand je vous dirai que cela ne peut ni ne doit se faire.

— Bien, je vois qu’il faut que je commence à remplir mon devoir d’épouse, celui de céder, même avant le mariage, reprit-elle en souriant faiblement. Mais je vais faire venir des lumières : Fanchette nous a oubliés, je crois.

Elle sortit du salon avec cette démarche gracieuse d’autrefois ; son pas cependant, sans doute à cause de sa récente maladie, était moins dégagé qu’auparavant.

Comme la porte se refermait sur elle, de Montarville soupira profondément, et se dit à lui-même :

— Assurément elle possède tout ce qu’un homme peut désirer ; et pourtant ce cœur ingrat n’est pas satisfait.

Bientôt après la servante entra, portant deux candélabres d’argent dont chaque branche était garnie de bougies de cire et qu’elle plaça sur la table, tout près de la chaise sur laquelle Gustave s’était assis. Puis un instant après, la jeune maîtresse de la maison revint ; et, s’approchant de l’endroit où était son fiancé, elle se tint devant lui, justement en face de la lumière.

— Je vais remplir ce soir, Gustave, dit-elle d’une voix ferme, presque solennelle, la promesse que je vous ai faite de vous donner une réponse finale et définitive à cette question qui intéresse à un si haut degré notre bonheur futur. Mais, d’abord, regardez-moi bien attentivement ; voyez les ravages qu’une maladie terrible a faits sur mon teint et dans mes traits, les cicatrices profondes qu’elle a laissées dans cette figure, belle autrefois, et dites-moi sur votre honneur, désirez-vous encore que je sois votre femme ?

— Blanche, chère Blanche, reprit-il vivement avec tendresse et en l’attirant vers lui, pensez-vous que cela puisse changer mes dispositions ? Oh ! ne me jugez pas si défavorablement, si injustement ; mais croyez-en ma solennelle assurance : vous m’êtes plus chère aujourd’hui qu’il y a un an, alors que vous étiez dans tout l’éclat de la beauté et de la santé.

— Je vous crois, Gustave, répondit-elle en posant ses mains jointes sur son épaule avec une affectueuse liberté qu’elle n’avait jamais encore osé prendre depuis le temps qu’ils étaient engagés ; je vous crois, et ses yeux rencontrèrent les siens avec un regard ferme et profond dont il ne put toutefois comprendre l’expression. Oui, et de plus je vous estime à cause de votre loyauté, quoique certainement je ne me sois jamais attendue à autre chose de vous ; mais maintenant écoutez ma réponse. Nous serons l’un pour l’autre amis et confidents, frère et sœur, tout ce que vous voudrez, mais jamais mari et femme. Gustave, j’ai lu plus profondément que vous ne pensez dans votre cœur généreux ; j’ai compris ses luttes, ses souffrances et son noble dévouement. J’ai pénétré aussi les secrets d’un autre cœur, le plus noble qui ait jamais battu dans la poitrine d’une femme ; un cœur qui vous aime comme jamais femme n’a aimé ; plus, infiniment plus que je ne vous ai jamais aimé, ou que je ne pourrais jamais apprendre à vous aimer ; et qui, bien qu’inférieure à vous par la position et la richesse, peut seule, j’en suis convaincue, vous rendre heureux. Elle est, Gustave, l’épouse que je veux vous donner. Dois-je le dire ? Je parle de Rose Lauzon !

— Blanche ! ai-je bien entendu ? murmura-t-il, et sa joue devint tour à tour rouge et pâle à l’extrême, par les efforts qu’il faisait pour empêcher toute marque extérieure de la profonde émotion qui avait envahi son âme. Je ne sais que répondre… cette nouvelle si soudaine et si inattendue…

— Pour moi, elle n’est ni soudaine ni inattendue, reprit-elle doucement. Depuis ma dernière maladie, je me suis tranquillement résolue et préparée à faire la présente démarche, et chaque instant qui s’est écoulé depuis n’a fait que me confirmer dans la sagesse de ma décision. Aucune prière, aucune représentation de votre part ne me la fera modifier ; ainsi regardons-la comme une affaire faite et qu’il n’est plus en notre pouvoir de changer. Dites-moi maintenant, Gustave, comme vous le diriez à une sœur, car je veux désormais porter auprès de vous un titre aussi cher ; dites-moi, n’aimez-vous pas Rose Lauzon ?

De Montarville rougit aussi profondément qu’une jeune fille, et répondit à voix basse :

— Oui.

— Et de quelle époque date votre affection pour elle ?

— Presque depuis le jour où je l’ai d’abord rencontrée, répondit-il immédiatement. Oui, Blanche, je vais vous découvrir tous les secrets de mon cœur ; je vous dirai tout ; et quoique je sois convaincu que vous allez condamner, blâmer et même mépriser ma faiblesse, je sais au moins que vous me la pardonnerez.

Et là, debout en face de son ancienne fiancée, il lui dit tout, ne cachant rien, pas même ses demandes réitérées à Rose de devenir sa femme, ni la noble fermeté avec laquelle celle-ci, à cause de Blanche, avait toujours résisté à ses prières.

— Noble Rose ! murmura mademoiselle de Villerai, avec un doux sourire sur les lèvres, combien elle a été mal jugée, et pourtant je n’ai jamais pu me résoudre à la croire aussi coupable qu’elle le paraissait. Oh ! Gustave, en gagnant ce noble cœur, vous avez acquis un trésor précieux ; et vous n’êtes pas indigne d’elle ; vous n’avez aucun reproche à vous faire ; et même si vous en aviez, la générosité et le dévouement que vous venez de déployer dans l’entrevue actuelle, seraient plus que suffisants pour les faire oublier. Vous ne refuserez plus maintenant, dit-elle en souriant, d’amener Rose Lauzon avec vous en France, afin que votre futur domicile soit aussi le sien.

Le front de de Montarville se couvrit de nouveau d’une vive rougeur, causée par tant d’émotions à la fois ; mais tout à coup son regard et sa voix devinrent plus sérieux, et il dit à Blanche :

— Et vous, Blanche, que ferez-vous ? Ne viendrez-vous pas avec nous, pour être notre amie et notre sœur chérie ?

— Non, non, fit-elle en agitant légèrement la tête ; je pourrais sans doute le faire en qualité de sœur, comme vous le dites, et avec moins de danger que si c’eût été la jolie Rose ; mais je resterai en Canada, ma patrie, le lieu de ma naissance, quoique sous un joug étranger ; je ne suis qu’une femme et je pourrai aisément me soumettre à ce joug.

— Mais, Blanche, vous vous marierez, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec empressement et intérêt. Ah ! vous seriez plus heureuse ; et combien n’y a-t-il pas de cœurs dévoués qui vous honoreraient et vous aimeraient, si vous vouliez seulement le permettre ? Les changements dans votre beauté, dont vous avez parlé ce soir, existent plus en imagination qu’en réalité, et…

— La paix, s’il vous plaît, mon frère, dit-elle en l’interrompant doucement. Je sais bien que les domaines et la seigneurie de Villerai ne manqueront jamais d’admirateurs, ni leur maîtresse de prétendants, tant qu’elle les possédera ; par conséquent, quand je désirerai renoncer au célibat, je suppose que je pourrai le faire sans beaucoup de difficulté. Mais j’espère, Gustave, que vous ne partagerez pas, vous aussi, cette erreur vulgaire et banale, qu’une femme non mariée doit nécessairement être malheureuse. Pensez-vous que dans l’exercice de la charité et des bonnes œuvres, dans le commerce de l’amitié et d’une agréable société, dans les ressources de sa propre intelligence et des compagnes qu’elle peut choisir, il lui soit impossible de trouver de quoi passer son temps et remplir son âme ? Certainement, et je vais vous communiquer une de mes fermes résolutions, c’est que, bien que je puisse peut-être me marier dans la suite, si je trouve un homme que j’aime et que je respecte tout à la fois, je ne le ferai certainement jamais pour plaire aux autres et éviter le titre si redouté de vieille fille. Mais je vais maintenant vous envoyer Rose ; car je demande comme récompense d’avoir servi à faciliter l’accomplissement de vos vœux, le privilège de lui annoncer la première le bonheur qui lui est réservé.

Avec la tendresse et la douceur d’une sœur aînée ou d’une mère, Blanche, pénétrée de la noblesse et de la reconnaissance que la jeune fille lui avait si longtemps montrées, lui communiqua ce qui s’était passé dans sa dernière entrevue avec de Montarville ; et comme Rose répandait sur son sein des larmes de bonheur et de gratitude, elle lui murmura à l’oreille avec quel orgueil et quel plaisir elle ferait elle-même tous les préparatifs du mariage, et lui fit comprendre que peu de fiancées pourraient se vanter d’avoir un plus riche trousseau que Rose Lauzon.

Raconterons-nous l’entrevue de Rose et de son amant passionné ? Dirons-nous quels vœux ardents, quelles promesses et quelles énergiques protestations d’amour il fit, et comme elle, de son côté, pleura, sourit, écouta, doutant toujours si elle n’était pas sous l’influence d’un rêve de bonheur, d’où elle sortirait bientôt pour trouver, par le contraste, sa position plus misérable et plus isolée ?

Nous ferons mieux pourtant de résister à la tentation. Le lecteur, s’il est amateur du positif et des choses pratiques, tournera dédaigneusement les pages ; tandis que s’il est sentimental et romanesque, il imaginera probablement une scène infiniment meilleure que celle que nous pourrions nous-même raconter.


XXIV


Madame de Rochon était un jour assise dans sa chambre favorite, celle où, en la compagnie de Rose, elle avait passé tant d’heures calmes et heureuses. Maintenant, elle pensait tristement au grand événement public, à la capitulation de sa ville natale. Puis elle s’étonnait que Rose ne vînt pas, se laissant aller à de nombreuses conjectures et souhaitant que mademoiselle de Villerai permît bientôt à sa protégée de revenir à la bonne vieille maison, si tranquille, si ennuyeuse depuis son départ.

Sa rêverie fut interrompue par l’arrivée de Pauline de Nevers, remplie d’une gaieté peu convenable dans les circonstances ; elle déroula, comme d’ordinaire, un certain nombre de phrases frivoles ; puis s’apercevant de la tristesse de sa parente et du silence qu’elle gardait, elle s’écria :

— De grâce, qu’y a-t-il donc, ma tante ? vous paraissez bien abattue et bien triste, ce matin.

— C’est que, ma chère Pauline, je ne possède pas ton heureuse élasticité de caractère, et je ne puis oublier si vite que mon pays vient justement de passer sous le joug d’un vainqueur étranger à notre langue et à notre religion.

— Oui, mais vous savez que le traité qu’on a fait les protège pleinement toutes deux ; par conséquent, que pouvez-vous attendre de plus ? Je ne suis qu’une femme, et je ne puis supporter l’ombre d’une discussion politique ; en outre, j’ai bien autre chose à penser maintenant. La plupart des officiers français vont retourner dans la mère patrie, ce qui va amener une crise dans bien des engagements matrimoniaux. Ma servante a vu de Noraye, de Montarville, le major Decoste, et le jeune Duplessis passer devant notre demeure, ce matin, de sorte qu’infailliblement quelques-uns d’entre eux viendront me voir cette après-midi, et j’ai la plus jolie robe demi-toilette à porter que vous puissiez imaginer. La certitude de ne pouvoir venir vous voir plus tard, m’a amenée d’aussi bonne heure. Voyons, dites, tante de Rochon, ne suis-je pas une nièce modèle depuis que cette affreuse petite hypocrite vous a quittée ?

— Tu as été, en effet, pleine d’attentions pour moi, Pauline ; autant, je pense, qu’il est en ton pouvoir ; mais pourtant ces visites de dix minutes que tu m’accordes de temps en temps ne remplissent pas tous mes moments de loisir.

— C’est vrai, mais ensuite vous faites de la couture pour les pauvres, et toute espèce de choses de ce genre pour vous amuser. J’espère bien que vous ne reprendrez jamais cette Rose Lauzon ; car du moment qu’elle rentrera sous ce toit, je cesserai de venir vous voir.

— Oh ! il sera toujours bien temps de parler de ce sujet quand elle reviendra. Elle est encore auprès de mademoiselle de Villerai, qui ne paraît pas avoir hâte de la renvoyer.

— Oh ! mon Dieu, qu’elle est simple, cette demoiselle de Villerai, s’écria Pauline avec un regard de dédain. Garder cette fille après qu’elle a été la cause d’un duel entre de Noraye et son propre fiancé !

— Mais tu oublies que Rose a soigné mademoiselle de Villerai pendant toute la durée d’une terrible maladie, qui avait chassé de frayeur toutes les gardes-malades.

— Tout cela, c’est un tour adroit de la petite parvenue pour rentrer dans les bonnes grâces de mademoiselle de Villerai, et se procurer ainsi l’occasion de revoir de Montarville. Folie et aveuglement de Blanche, de ne pas s’apercevoir de cette ruse. Mais on me dit, ma tante, que sa maladie a complètement détruit sa beauté. Est-ce vrai ?

— En partie. Je la crois considérablement marquée ; mais la délicatesse et la parfaite régularité de ses traits feront qu’elle ne pourra jamais être appelée laide.

— Oh ! chère tante, n’en croyez rien. Les traces de la petite vérole défigurent toujours horriblement.

Il y avait dans la manière de parler de mademoiselle de Nevers une vivacité et une excitation nerveuse qui communiquait à ses yeux et à tout son visage une animation que madame de Rochon ne put d’abord comprendre ; mais le secret fut bientôt éclairci, car un instant après la nièce ajouta :

— Vous verrez, ma tante, que ce changement dans sa beauté va complètement anéantir l’amour déjà pas mal refroidi de de Montarville ; et alors… il sera libre !

— Et qu’est-ce que cela te fait, Pauline ?

— Oh ! mais alors d’autres auront une chance de l’avoir, répondit-elle avec une petite moue. Assurément, votre sévère morale ne trouve là rien à reprendre ?

— Eh bien ! d’après ce que j’ai entendu dire du capitaine de Montarville, je serais tentée de le juger tout différemment. Mais supposons un instant qu’il aurait l’âme assez basse pour abandonner une personne à qui il a été fiancé solennellement, à cause d’une maladie passagère qui a peut-être diminué sa beauté, sans rien changer à son noble cœur ni à sa belle âme, assurément il ne trouverait aucune fille bien née qui eût assez peu de dignité d’elle-même pour consentir à l’épouser.

— Oh ! ma tante, quelle absurdité ! dit brusquement mademoiselle de Nevers. Je vous dis qu’une demi-douzaine des plus jolies filles de Montréal se jetteraient à ses pieds si elles avaient l’espoir de recevoir le moindre encouragement.

— Et toi, Pauline, que ferais-tu ?

— Comme les autres, ma tante. Je deviendrais volontiers madame de Montarville, dès demain si je le pouvais.

— Mais que sont donc devenus les de Noraye, les Decoste, et tous les autres chevaliers avec qui tu as dansé, avec qui tu t’es promenée, amusée depuis douze mois ?

— Oh ! je les hais tous. Je suis fatiguée de ces insupportables-là. De Noraye, je l’épouserais bien, parce qu’il me sourirait assez d’être comtesse ; mais je le sens bien, je ne pourrai jamais le souffrir, et encore moins l’aimer. J’épouserais immédiatement de Montarville, quand même il serait pauvre, et je lui donnerais la moitié de ma fortune.

— Pauline, Pauline, tu poursuis de vaines ombres et des rêves fugitifs, ma pauvre enfant ! répondit Mme de Rochon avec un profond soupir. Ton cœur mondain et égaré ne trouvera jamais la paix ni le contentement, à moins qu’il ne vienne à la seule source du bonheur.

— Écoutez-donc, ma tante, j’entends des voix en bas, interrompit Pauline, satisfaite de changer la tournure religieuse que prenait la conversation. Voici des visiteurs qui montent.

Un instant après, Mlle de Villerai entra dans le salon, accompagnée de Rose.

Mlle de Nevers ne daigna pas même jeter un regard sur cette dernière, mais elle reçut la jeune seigneuresse avec beaucoup de cordialité apparente, tout en examinant attentivement, mais en secret, les changements produits par la maladie dans cette beauté rare qu’elle avait une fois si amèrement enviée.

Mme de Rochon complimenta affectueusement les deux jeunes filles, et exprima sa surprise de voir Blanche sortir si tôt.

— C’est la première fois que l’on m’a permis de laisser la maison depuis ma maladie ; mais ma convalescence s’opère rapidement, et je serai en bien peu de temps aussi bien que jamais.

— Oh ! mademoiselle de Villerai, s’écria Pauline en souriant, très désireuse de savoir où en étaient les choses entre Blanche et son amant, je ne doute pas que vous ayez déjà vu ce matin un médecin bien puissant, dont une seule visite peut vous faire plus de bien que toutes les prescriptions et les tisanes du Dr Fournier. Je parle, comme de raison, du capitaine de Montarville.

— Je l’ai vu hier soir, répondit Blanche sèchement.

La physionomie de Mlle de Nevers se rembrunit légèrement. Un tel empressement de la part de Gustave augurait mal pour les désirs et les espérances secrètes de Pauline ; mais la promptitude de sa visite, pensa-t-elle, a pu être causée par la curiosité.

— Et comment était ce beau héros ? fit-elle négligemment.

— Sa santé était assez bonne, mais il était bien triste, bien abattu, comme doit l’être tout vrai Canadien aujourd’hui.

— Oh ! mon Dieu, oui !… fit Pauline en prenant une voix et un air tout de sentiment. Il est vraiment choquant de penser que ces affreux Anglais, avec leur langage barbare et leurs toilettes ridicules, vont maintenant régner sur nous ; heureusement que, pour la plupart, nous possédons la faculté d’abandonner cette terre conquise. Les vaillants officiers qui ont combattu pour elle avec si peu de succès, choisiront sans doute avant de partir des compagnes, non seulement pour le voyage de France, mais aussi pour le grand voyage de la vie. Vous, Mlle de Villerai, serez parmi le petit nombre des élues ; car, pardonnez cette liberté d’une ancienne amie, n’êtes-vous par sur le point d’épouser le capitaine de Montarville ?

— Puisque vous me faites la question aussi explicitement, je vous répondrai avec une égale franchise. Je ne suis pas sur le point de me marier avec celui que vous venez de nommer.

— Mais dans quelque temps ? persista l’autre.

— Non, ni maintenant, ni jamais.

Pauline était bonne dissimulatrice. Depuis longtemps elle avait appris non seulement à déguiser ses pensées et ses véritables sentiments, mais de plus à feindre ceux qu’elle ne ressentait pas ; mais cette fois elle ne réussit pas à cacher à temps la joie triomphante dont brilla son regard en entendant cette déclaration favorable. Mademoiselle de Villerai saisit ce regard, malgré la promptitude avec laquelle il fut réprimé ; mais elle ne fit aucune remarque, et se tournant vers madame de Rochon, elle lui dit :

— Je l’ai moi-même désiré, ma bonne amie, et une destinée infiniment plus heureuse attend Gustave, que s’il eût été le mari de Blanche de Villerai.

— Ah ! cette destinée, pensa Pauline, fière et heureuse, c’est moi qui vais la remplir, c’est moi qui vais la partager !

— Mais quand ma petite Rose va-t-elle revenir auprès de moi ? demanda madame de Rochon, pour écarter un sujet qu’elle croyait pénible au moins pour l’une de ses compagnes.

— C’est justement pour cela que nous sommes venues vous voir aujourd’hui, dit Blanche en souriant, et je crois bien que, si vous êtes la moitié aussi attachée à Rose que je le suis moi-même, la nouvelle que nous vous apportons ne sera pas bien reçue.

— Quoi ! allez-vous vraiment me l’enlever, la garder auprès de vous ? demanda madame de Rochon avec tristesse. Oui, je pensais bien que cela arriverait tôt ou tard ; mais comme vous l’avez connue et protégée longtemps avant moi, vous avez, sans aucun doute, des droits antérieurs à son affection et à sa reconnaissance.

— Ah ! chère madame de Rochon, s’écria Rose en portant à ses lèvres la main de cette dernière, quels que soient les changements que le temps ou la fortune puisse m’apporter, quels que soit la patrie ou le rang que l’avenir me réserve, jamais, non, jamais je n’oublierai tout ce que je vous dois, à vous qui m’avez accueillie, qui m’avez crue, qui m’avez protégée, quand le monde, les apparences et même mon propre silence étaient contre moi.

Mademoiselle de Nevers, remarquant ici que sa robe était en contact avec celle de Rose, pendant que celle-ci s’était inclinée, pour baiser la main de Mme de Rochon, en réunit avec hauteur tous les plis flottant autour d’elle, comme si ce contact eût été une souillure, et jeta sur la protégée de sa tante un regard de dédain qui irrita Blanche encore plus que celui qu’elle avait saisi peu de temps auparavant à propos d’une autre sujet. Mais Blanche avait sous la main une prompte et sûre vengeance, et elle résolut d’en profiter immédiatement.

S’adressant à madame de Rochon avec un sourire significatif :

— Pour achever, ce n’est pas chez moi que cette petite ingrate se propose d’établir sa résidence ; mais sans doute, supportant impatiemment le joug étranger dont vient de parler mademoiselle de Nevers, elle a décidé de se rendre aux prières de de Montarville et de l’accompagner en France, pour être sa femme chérie.

Mademoiselle de Nevers se leva brusquement de son siège, sa joue devint d’une pâleur de mort, mais se rasseyant presque immédiatement.

— Vous plaisantez avec grâce, ce matin, mais non avec vérité, s’écria-t-elle.

— Je ne pense pas qu’on ait jamais eu occasion de m’accuser de dissimulation, répondit froidement la jeune héritière. Oui, chère madame de Rochon, cette nouvelle sans aucun doute vous fera autant de plaisir qu’elle paraît causer de mécontentement à d’autres personnes ; mais vous pouvez en croire ma formelle assurance, avant quinze jours notre chère Rose aura changé son nom pour celui de de Montarville, et se sera probablement embarquée pour la France avec le meilleur et le plus aimant des maris.

Cette nouvelle était trop inattendue pour Pauline ; aussi, avec une vive exclamation, elle sortit brusquement de la chambre, remplie de colère et de sentiments de jalousie.

Madame de Rochon félicita la jeune fiancée et l’embrassa tendrement ; puis, quand les deux jeunes filles lui eurent communiqué toutes les particularités de l’affaire et eurent pris congé d’elle, elle se hâta d’aller rejoindre Pauline, pour la consoler de ce désappointement, qui ne devait pas manquer de causer une peine profonde à cette nature fantasque mais ardente.

Elle la trouva devant un miroir, nouant tranquillement les élégantes attaches de son chapeau ; mais la profonde pâleur de ses joues et de ses lèvres et l’éclat inaccoutumé de ses yeux contredisaient singulièrement ce calme forcé.

— Pars-tu déjà, Pauline ?

— Oui, fit celle-ci en souriant amèrement. Je sais qu’il doit y avoir des cavaliers dévoués qui m’attendent chez nous ; et je dois me hâter de m’en retourner, car je ne voudrais pas qu’ils devinssent aussi inconstants que le volage amant de Blanche de Villerai. Oh ! ajouta-t-elle avec un sourire sarcastique, cela passe toute croyance. Eût-il épousé Blanche ou quelque autre personne égale en rang et en naissance, cela aurait été supportable, mais cette misérable petite parvenue !…

Sensible et pleine de pitié, madame de Rochon attira sa nièce à elle et l’embrassa affectueusement ; mais cette dernière subit cette caresse sans la rendre et partit aussitôt.

Arrivée chez elle, Pauline apprit par sa servante que le vicomte de Noraye l’attendait dans le salon. Elle adoucit l’air troublé de sa figure et entra dans le riche appartement, toute souriante et résolue de faire un mariage d’intérêt, puisqu’elle ne pouvait en faire un d’amour. Mais, hélas ! cinq minutes dans la compagnie de l’élégant fat avec qui elle s’était longtemps amusée, la convainquirent pleinement que tout espoir sur ce point était aussi futile que celui qu’elle avait entretenu au sujet de de Montarville.

Le lion parisien parla avec indifférence de la fin de la guerre, déclarant qu’à part la disgrâce infligée aux armes françaises, il s’occupait peu de la manière dont elle s’était terminée. La victoire et la défaite lui étaient à peu près indifférentes, pourvu qu’il pût abandonner un pays qui n’était pas fait pour être habité par des gens civilisés, disait-il. C’en était trop pour la patience de mademoiselle de Nevers ; aussi répondit-elle avec le même air d’insolente élégance :

— Je partage tout à fait, vicomte, vos sentiments de satisfaction touchant la fin définitive de la lutte. Un de ses bons résultats va être de nous délivrer immédiatement de cette foule d’aventurieurs français venus ici pour mendier, et qui vont être remplacés par ces magnifiques officiers anglais, qui ont tous, assure-t-on, six pieds de haut, et qui, de plus, sont très galants. Vraiment, ajouta-t-elle avec un sourire de satisfaction qui exaspéra de Noraye au delà de toute mesure, entre nous, mon cher vicomte, il n’est vraiment pas étonnant que de tels héros aient pu si facilement vaincre des adversaires aussi faibles que vous autres, gentilshommes français !

Le vicomte de Noraye n’osa pas hasarder une réponse ; mais il saisit son chapeau, salua profondément sa belle hôtesse et sortit aussitôt, en maudissant les femmes canadiennes autant qu’il avait auparavant maudit les hommes et le pays tout entier.

Pauline avait à peine eu le temps de revenir de sa première irritation après une entrevue aussi désagréable, que l’on annonça l’irrésistible major Decoste. Il entra plein d’hommages, de tendresse et de dévouement, déplorant la chute de toutes les espérances de liberté dans la Nouvelle-France, et regrettant la malheureuse destinée qui le forçait de quitter une contrée qu’il avait appris à aimer, bien plus même que son pays natal, la Provence.

Quel contraste entre cette entrevue et les deux précédentes ! Quel baume consolateur répandu sur la vanité blessée de la jeune fille, par la flatterie empressée, le dévouement amoureux de ce chercheur de bonne fortune !

Le moment et les dispositions lui étaient tous deux favorables, et avant que l’élégant major eût quitté la maison de mademoiselle de Nevers, il avait été accepté pour son fiancé, destiné à devenir son mari dans quelques semaines. Cependant, le cœur de Pauline n’avait jamais eu pour lui la moindre étincelle d’amour ni même d’estime.

Elle épousa le major Decoste, malgré les représentations et les conseils de son père et de sa tante, le suivit en France, et s’aperçut avant peu qu’elle avait pris, au lieu d’un mari, un tyran et un prodigue.

La lutte entre eux deux fut d’abord terrible, car le caractère de Pauline était violent et impérieux ; mais elle avait affaire à un homme sans cœur et sans honneur, et elle dut enfin céder après une longue et inutile résistance.

La mort de son père, arrivée peu de temps après son mariage, mit sa fortune entre les mains du major, qui la dépensa dans toute sorte d’excès. Le jeu, les débauches, le turf en eurent chacun leur part ; et quand les deux époux, réduits à l’indigence, eurent perdu leur position sociale élevée et se virent obligés de vivre dans un rang qui n’était pas le leur, il mourut, laissant une malheureuse veuve dénuée de tout, avec une santé délabrée, l’âme brisée par les chagrins, et ayant un noir avenir devant elle.

Cependant les prières ardentes que la bonne madame de Rochon n’avait cessé de faire pour sa nièce égarée, furent enfin entendues. Elle apprit un jour, par hasard, la mort du major Decoste, et aussitôt elle fit faire d’actives recherches sur la résidence de Pauline. L’ayant découverte, elle lui envoya de l’argent pour revenir en Canada, avec une lettre pleine de tendresse, lui offrant de la recevoir dans sa demeure. Remplie de reconnaissance, la pauvre femme, triste mais repentie, accepta volontiers la branche de salut que lui offrait la Providence ; et fatiguée du monde, elle vint partager les œuvres de charité et de bienveillance de sa pieuse tante. De cette manière, elle adoucit les derniers jours de sa bonne parente, qui avait été aussi heureuse de son retour, que le père de famille l’avait été de celui de l’enfant prodigue.

XXV


Maintenant notre récit tire rapidement à sa fin ; mais avant de l’achever, nous devons jeter un dernier coup d’œil sur la maison de la veuve Lauzon, comme on l’appelait communément à Villerai.

Il était environ cinq heures de l’après-midi. Le soleil couchant de septembre inondait la terre de ses rayons dorés ; mais c’est en vain qu’ils traversaient les fenêtres de la pauvre demeure, ils n’y portaient ni joie, ni bonheur, mais laissaient le cœur de ses habitants plongé dans la plus profonde tristesse.

Quels changements s’étaient opérés depuis la dernière fois que nous avons conduit le lecteur sous ce toit ! L’exquise propreté, l’apparence de joyeuse aisance qui l’avait autrefois marqué, ont depuis longtemps été remplacés par un extérieur de misérable pauvreté. Ce n’est pas que la veuve Lauzon manquât de propreté ou d’ordre ; non, ces deux qualités comptaient parmi celles qu’elle possédait ; mais comment remplacer les carreaux brisés par accident, ou trouver les moyens d’entretenir sa maison délabrée et tombant en ruine, quand elle pouvait à peine se procurer les choses indispensables à la vie ?

Nous avons déjà dit qu’il était à peu près cinq heures de l’après-midi. Les quatre petits Lauzon, couverts de haillons, ressemblant à des mosaïques par le nombre et la variété des pièces dont leurs vêtements étaient parsemés, étaient assis autour d’une table et portaient sur leurs joues creuses et sur leur figure affamée la preuve de la pénurie et de la misère qui régnait autour d’eux. Cependant il y avait bien peu sur la table pour satisfaire leur faim. Quatre morceaux de pain noir et sec et un pot d’étain rempli d’eau, c’était tout ce qu’on y voyait.

On pouvait voir assise sur le pas de la porte, vêtue aussi pauvrement que ses enfants, la veuve Lauzon elle-même, la figure sillonnée par le chagrin, la peine et les privations. Ses cheveux, tenus autrefois si unis et si luisants, étaient maintenant mêlés et en désordre, et commençaient à grisonner rapidement. Les enfants dévoraient avidement plutôt qu’ils ne mangaient leur maigre repas, quand tout à coup l’aîné, après avoir fait disparaître le sien en deux ou trois bouchées, saisit la portion de son plus jeune frère et s’apprêta à l’avaler avec la même voracité qu’il avait fait du sien.

Les lamentations et les hauts cris jetés par le jeune infortuné ainsi privé de sa nourriture, amenèrent la mère sur la scène. Elle commanda à l’aîné de rendre sa proie ; mais il refusa avec impertinence, disant que comme c’était lui qui faisait tout l’ouvrage, qu’il avait été ramasser le bois dans la forêt pour faire du feu, il ne consentirait pas à mourir de faim ; ajoutant qu’il partirait bientôt pour chercher une meilleure demeure.

— Comment peux-tu parler si durement, demanda la malheureuse femme, quand tu sais bien que je n’ai moi-même rien mangé aujourd’hui ? C’est mon déjeuner et mon diner que vous êtes à diviser entre vous.

Et incapable de lutter davantage avec sa misère, elle s’affaissa sur un banc, et couvrant sa figure de ses mains, elle se mit à sangloter.

Tout à coup la porte s’ouvrit, et le curé, M. Lapointe, notre ancienne connaissance, entra.

Son arrivée fut le signal d’un joyeux tumulte parmi les enfants, qui savaient bien par une longue expérience que l’excellent homme ne venait jamais les voir les poches vides ; et après leur avoir distribué une douzaine de bons biscuits faits par madame Messier, il se tourna vers la malheureuse mère et lui dit amicalement :

— Eh bien ! madame, comment ça va-t-il ?

— De pis en pis, répondit-elle tristement. Sans vos bonnes visites et les secours que vous me prodiguez, je maudirais mon misérable sort et je me laisserais mourir.

— Et que deviendraient alors vos petits enfants ? Ils ont encore besoin de vos soins.

— C’est parce que je ne puis rien faire pour eux que je voudrais m’éloigner pour ne plus les voir ni les entendre. Ah ! M. le curé, vous ne sauriez croire quel supplice c’est pour une mère d’entendre les enfants qu’elle a mis au monde crier pour avoir du pain et de ne pouvoir leur en donner.

Les yeux du bon prêtre se remplirent de larmes et il répondit :

— Oui, ce doit être en effet un rude supplice ; cependant le Seigneur ne nous châtie que pour de justes raisons, et c’est souvent quand nous sommes sur le point de céder au désespoir, quand la coupe de notre misère déborde de toutes parts, que le soulagement et le secours doivent nous arriver. Il en est ainsi pour vous, madame Lauzon ; car regardez, voyez ce que la Providence vous envoie, justement à l’heure où votre avenir paraissait le plus sombre, et que votre courage allait faiblir ; et en même temps, il lui fit voir une bourse remplie de pièces d’or et d’argent.

La femme poussa un cri et se précipita vers le curé, n’osant toutefois accepter le bienfait, comme si elle eût redouté une erreur ou une moquerie.

— Prenez-la sans crainte, dit le prêtre, elle m’a été envoyée pour vous, et n’oubliez pas de remercier Dieu, ce soir, d’être venu si miséricordieusement à votre secours, quand votre foi et votre espérance allaient presque vous abandonner.

Comme plongée dans un rêve, elle reçut le présent, ouvrit timidement la bourse et en tira une petite pièce d’argent, comme si elle eût encore douté de son droit de toucher au trésor. Se voyant toutefois encouragée par le sourire du brave curé, elle mit la pièce d’argent dans la main de Jacques, en lui disant d’aller de suite au village et d’acheter des provisions. Cette bonne nouvelle causa une joie indicible parmi les enfants.

— Et maintenant, M. le curé, demanda la veuve avec un sourire de satisfaction que ses traits rongés par le chagrin n’avaient pas connu depuis longtemps, ne me direz-vous pas le nom du généreux bienfaiteur qui est venu à notre secours d’une manière si inattendue ? Vous avez été bien bon et bien charitable pour nous depuis le jour où cette maison a d’abord connu la misère ; pourtant, je sais que ce don ne peut venir de vous, car cette bourse, dit-elle en la soupesant doucement, contient plus d’argent que le presbytère n’en a jamais eu à la fois. Qui donc en est le donateur ?

— Vous saurez tout cela en temps et lieu ; ainsi prenez patience. Mais parlons d’autre chose maintenant. N’avez-vous jamais eu de nouvelles de votre belle-fille depuis qu’elle vous a quittée ?

Une expression de colère se répandit aussitôt sur la figure de la veuve Lauzon, et elle répondit avec un regard irrité :

— M. Lapointe, vous vous amusez certainement à mes dépens. Vous savez bien que depuis que cette fille ingrate m’a quittée d’une manière si inattendue, je ne l’ai jamais vue et je n’en ai jamais entendu parler, sinon lorsque vous m’avez dit de temps en temps qu’elle se portait bien et vivait d’une manière confortable, plus, pensa-t-elle en elle-même, que nous ne l’avons fait depuis lors. Oh ! j’avais presque oublié, reprit-elle avec un sourire malin ; j’ai reçu une visite, vous vous rappelez, je vous en ai parlé, de ce freluquet d’officier, l’amant de mademoiselle de Villerai ; mais je lui ai fait un accueil plus chaud qu’il ne s’y attendait.

Le prêtre sourit, ce qu’il faisait rarement aux saillies méchantes de la veuve Lauzon, et pendant un instant elle se sentit légèrement confuse ; mais c’était un sujet favori sur lequel elle aimait beaucoup à broder, et profitant du tacite encouragement du curé, elle continua :

— Oui, quand il vint ici avec ses promesses flatteuses et ses paroles emmiellées, m’offrant je ne sais quoi si je voulais seulement lui dire où elle était allée, je lui répondis fièrement que j’étais une honnête femme et qu’il était dans une maison respectable, de sorte que ce n’était pas le lieu de chercher une personne comme elle. Ce n’est pas pour cinquante pièces d’or comme celle qu’il a mise dans la main du petit Jacques, et que le cher enfant courut cacher dans le grenier quand il vit le monsieur se fâcher, que j’aurais voulu le lui dire.

— Votre fermeté paraît tout à fait méritoire, reprit M. Lapointe en souriant légèrement, surtout si l’on oublie qu’à cette époque, vous ne saviez pas plus où Rose était que le jeune gentilhomme lui-même, qui essaya si audacieusement de vous corrompre pour apprendre le lieu de sa résidence.

— Ç’aurait été absolument la même chose, si je l’avais su, répondit madame Lauzon en rougissant. Je connais trop bien le caractère de Rose pour l’exposer à une chute presque certaine, en indiquant sa demeure à cet hardi et insolent capitaine de Montarville.

— Eh bien ! vos efforts ont été inutiles, digne madame Lauzon, répondit le prêtre, qui aimait parfois la plaisanterie ; vos efforts, je le répète, ont été inutiles, car elle est maintenant avec lui. Ils occupent le plus bel hôtel de Québec, et ils se préparent à partir pour la France la semaine prochaine.

Un vif sourire de satisfaction, que nous devons, hélas ! mentionner, illumina la figure de la veuve, et elle répondit triomphalement :

— Ne vous l’avais-je pas dit, M. le curé ? Ne vous ai-je pas prédit plusieurs fois comment tout cela finirait ?

— Je ne me souviens pas, madame Lauzon, que vous m’ayez jamais fait de pareilles prédictions.

— M. Lapointe ! et la femme se leva dans son excitation, et se mit à gesticuler de la manière la plus énergique, comment pouvez-vous affirmer cela ? Ne vous souvenez-vous pas de m’avoir souvent entendus dire dans cette même chambre et dans le salon du presbytère, que la jolie figure de Rose et sa sotte vanité ne tarderaient pas à lui apporter du chagrin, sinon de la honte ? Ne vous ai-je pas dit que le capitaine de Montarville la poursuivait sans cesse de ses attentions, et aussi combien elle était faible et folle ?

— Je me souviens bien de vous avoir entendue dire tout cela, ma bonne femme, répondit le prêtre en prenant une prise ; mais je ne puis me rappeler que vous m’ayez prédit que la petite Rose deviendrait madame Gustave de Montarville.

Madame Lauzon bondit de surprise, comme l’avait fait Pauline de Nevers en apprenant la même nouvelle, et puis elle se tint silencieuse, les yeux rivés sur ceux de son interlocuteur. C’était maintenant pour celui-ci l’heure du triomphe, et un petit air de malice était répandu sur toute sa physionomie.

Oui, elle comprit, elle devina tout. La satisfaction et le contentement répandus dans toute la contenance du bon prêtre, ne présageaient que du bien pour son ancienne favorite, et elle répéta avec étonnement :

— Rose Lauzon mariée au capitaine de Montarville !

— Oui, et mademoiselle de Villerai elle-même a été fille d’honneur. Mais il faut que je parte maintenant, dit-il en se levant. Je vais vous laisser jouir à loisir de la bonne nouvelle que je viens de vous apporter. Je n’ai plus qu’à ajouter que la bourse que vous avez reçue ce soir vient de Rose… hum ! c’est-à-dire, de madame de Montarville ; et je vous annonce que tant qu’elle vivra, vous en recevrez autant deux fois par année ; car elle ne veut pas que la veuve et les enfants du père qu’elle a tant aimé connaissent jamais le besoin. Elle aurait sans doute pu venir vous voir, mais le capitaine de Montarville qui n’a pas conservé, paraît-il, d’agréables souvenirs de sa dernière visite chez vous, l’en a empêchée. La généreuse épousée n’a pas oublié non plus notre petite église, et la prochaine fois que vous viendrez au presbytère, je vous montrerai une lampe et des chandeliers d’argent massif, comme la paroisse de Montréal elle-même n’en a pas de plus beaux. Bonjour, madame Lauzon, bonjour.

Et l’excellent homme sortit en souriant, laissant la veuve dans un état de stupeur inexprimable. Elle n’en sortit que quand le petit Jacques arriva, chargé de toutes sortes de provisions. Son arrivée, comme on le pense bien, fut accueillie avec de grands cris de joie par les autres enfants.


CONCLUSION


C’était par un beau jour d’automne. L’été de la Saint-Martin, comme on l’appelle, avec ses teintes dorées et son atmosphère nuageuse, ajoutait un charme inexprimable à la terre et à l’air, aux cieux et à l’eau.

Un navire français, les voiles tendues pour saisir la moindre brise, quittait le port de Québec. La charge qu’il portait était bien précieuse, car à son bord étaient plusieurs de ceux dont les noms fameux nous ont été transmis par l’histoire. Parmi eux l’on voyait le chevaleresque de Lévis, le colonel de Bourlamaque, et beaucoup d’autres d’une égale réputation et d’un égal courage.

Bien tristes et bien mornes étaient les regards qu’ils dirigeaient vers le cap Diamant, sur lequel flottait l’étendard de l’Angleterre, remplaçant le pavillon aux fleurs de lys qui avait si longtemps couronné ces majestueuses hauteurs.

Les uns détournaient leurs regards avec un soupir d’impatience, tandis que d’autres contemplaient amoureusement la magnifique contrée dont il fallait se séparer ; cette terre, le tombeau de tant de braves cœurs, de tant de belles espérances et de tant de nobles aspirations. Il y en avait aussi, peut-être, qui regrettaient moins la chute du Canada que leur séparation de quelque gracieuse jeune fille, devenue plus chère pendant leur séjour au milieu des neiges, que tout ce qu’ils avaient pu laisser sur la terre natale, où ils retournaient alors.

Sur la poupe du vaisseau, une femme était assise, et près d’elle on pouvait voir un militaire à la tournure martiale, contemplant sa merveilleuse beauté avec une tendresse pleine de dévouement, qui ne lui permettait pas de jeter un regard sur le pays dont il se séparait peut-être pour toujours.

C’était de Montarville et sa jeune épouse.

Le lecteur ne le jugera pas trop sévèrement, si nous avouons en toute sincérité que dans son bonheur d’appeler Rose sa femme, toute autre pensée de tristesse et de regret était pour le moment complètement oubliée.

Et Rose, à quoi pensait-elle ? qui ressentait-elle ? Quelquefois elle tremblait en voyant l’étendue de son bonheur, craignant qu’il ne fût trop parfait pour durer, trop complet pour cette terre. Mais elle avait été longtemps à l’école de la souffrance et du chagrin, et ce n’était peut-être que la récompense de la patience et du courage avec lesquels elle avait supporté tant de jours d’épreuves.

Leur carrière dans la suite fut vraiment heureuse ; et dans la terre de leur adoption, ils se firent des amis aussi dévoués que ceux qu’ils avaient laissés derrière eux. En vain des langues malicieuses soufflèrent tout bas l’humble extraction de Rose, essayant ainsi d’empêcher la belle jeune femme de pénétrer dans ce cercle impénétrable qui s’appelle lui-même la bonne société. L’effort fut inutile. Peu importe ce que Rose avait été auparavant, elle était maintenant madame de Montarville, avec un nom ancien et irréprochable ; et cela, uni à une grâce sans égale et à une exquise beauté, la rendit en peu de temps la bienvenue dans les salons les plus inabordables.

Ils eurent sans doute des chagrins, car qui n’en a pas ? Trois nobles garçons, l’orgueil de leur père, la joie de leur mère, furent l’un après l’autre enlevés à l’amour de leurs parents, et placés sous le gazon fleuri du Père-Lachaise. Mais il en vint d’autres qu’épargna le trépas ; et quelles que fussent les épreuves qui assaillirent subséquemment leur ménage, ils trouvèrent dans l’ardent amour qui unissait leurs cœurs un baume et un soulagement à tout.

Malgré le culte et l’espèce d’adoration que de Montarville porta toujours à sa femme, il y eut constamment dans la profonde affection de celle-ci une sorte de respect et de reconnaissance illimitée, qui lui faisait garder comme une loi tout désir de son mari. Elle n’oublia jamais, quoiqu’il ne parût pas se le rappeler lui-même, qu’elle était une pauvre paysanne que le généreux amour de Gustave avait élevée à une aussi haute position.

Et Blanche de Villerai fut aussi heureuse dans le genre de vie calme et tranquille qu’elle s’était choisi, quoique jamais l’anneau nuptial ne vînt briller à son doigt. Admirée, recherchée dans la société, bénie par les pauvres dont elle était l’âme et la bienfaitrice, honorée à cause de sa rare intelligence par les hommes les plus éminents par leurs talents et leur position sociale, sa vie fut une de ces rares exceptions qu’on rencontre quelquefois dans le monde. Quand enfin arriva le terme d’une existence si pure, on put dire avec vérité qu’elle finit en paix.

Une part considérable de sa grande fortune fut donnée aux sociétés de bienfaisance et de charité, mais la seigneurie et le manoir de Villerai furent légués aux enfants de Rose et de Gustave de Montarville.

Quoique ceux-ci ne soient jamais revenus au Canada, quelques-uns de leurs descendants y revinrent ; et des successeurs dignes de la noble Blanche elle-même habitèrent la maison seigneuriale de Villerai.

De longues années se sont écoulées depuis cette époque. Le temps, qui marque si bien chacun de ses pas dans nos villes, laisse aussi des traces de son passage dans nos paisibles campagnes, et le vieux manoir de Villerai a sans doute depuis longtemps été démoli ; mais quelques-uns des descendants collatéraux des de Montarville résident probablement encore sur les bords tranquilles de la rivière Richelieu, perpétuant par une vie irréprochable et chrétienne les vertus et les grandes qualités de leurs nobles ancêtres.


fin




  1. Ce fort n’est plus aujourd’hui qu’un monceau de ruines.
  2. Ce conte et celui qui va bientôt suivre n’appartiennent pas à l’auteur ; il les a pris dans une ancienne gazette canadienne, à laquelle il en laisse volontiers, sinon la responsabilité, au moins la propriété. Il y aurait un travail très intéressant à faire sur cette foule de légendes canadiennes, d’histoires, de contes, que savent tous nos vieillards, et qui font souvent passer de si agréables veillées à la campagne. Plusieurs sont empreints d’un caractère d’originalité très remarquable et montrent jusque dans leurs plus petits détails l’esprit national, toujours intact ; on y rencontre souvent un atticisme très pur, et des saillies de gaieté très nombreuses.
  3. Ce chemin, aujourd’hui considérablement embelli par une foule de jolies résidences qui le bordent jusqu’à une certaine distance hors de Montréal, était à l’époque de notre récit le repaire de brigands et de maraudeurs, dont les actes de violence faisaient le sujet de toutes les conversations. Au commencement du siècle dernier, le gouvernement français, voulant frapper d’une salutaire terreur ces gens redoutables, résolut de faire un exemple terrible d’un nommé Bélisle, qui avait été fait prisonnier, après s’être longtemps distingué par l’horrible cruauté de ses crimes. Il fut en conséquence condamné à être écartelé par quatre chevaux sauvages dont l’un serait attaché à chacun de ses membres. La terrible sentence fut fidèlement exécutée, et les restes mutilés du criminel furent enterrés sur le lieu de l’exécution. Une grande croix peinturée en rouge fut érigée précisément à cet endroit ; mais plus tard, elle fut transportée plus loin, parce qu’elle obstruait la route, et on la voit encore, triste monument d’un crime et d’un châtiment terribles.
  4. M. l’abbé Verreau
  5. William Smith.
  6. Garneau, Hist. du Canada, t. III.
  7. Ils avouèrent eux-mêmes, dit Garneau, 2,000 hommes tués et blessés, dont 126 officiers ; toutes les correspondances françaises les portent de 4,000 à 5,000. (T. )
  8. Voici ce que Bibaud dit de cette disette dans son Histoire du Canada, vol. I : « Le marquis de Vaudreuil adressa aux capitaines de milice une circulaire où il leur indiquait la conduite qu’ils devaient tenir, et ordonna que toute la population mâle, depuis l’âge de seize ans jusqu’à celui de soixante, fût enrôlée et prête à marcher au premier avis. Les ordres du gouverneur furent exécutés de point en point ; mais il était moins difficile de trouver des soldats que des vivres pour les nourrir. Les devoirs militaires auxquels les cultivateurs étaient soumis, augmentèrent la disette qui se faisait sentir depuis l’automne de 1755, où on avait été contraint de réduire la ration de pain et de viande des troupes du roi, et où il y avait eu à Québec une espèce d’émeute, surtout parmi les femmes, en conséquence de la rareté du pain et des viandes de boucherie. La récolte de 1758 fut très médiocre, et les réquisitions de grains que faisait le gouvernement, augmentèrent encore la cherté du blé. Quoique l’intendant en eût fixé le prix à douze francs le minot, les particuliers ne pouvaient s’en procurer à moins de trente-six à quarante francs. Ce n’était même qu’avec beaucoup de difficulté que le gouvernement pouvait en obtenir pour les troupes, quelque peu qui leur en fallût après la diminution de la ration, diminution à laquelle elles ne s’étaient soumises, ainsi qu’à l’obligation de manger de la chair de cheval, qu’auprès une mutinerie qui aurait pu avoir des suites funestes, mais qui fut apaisée dès le principe par la prudence et la fermeté du chevalier de Lévis. » (T. )
  9. L’édifice dont il est ici question, simple construction en pierres brutes, était situé sur la Place d’Armes, vis-à-vis le lieu maintenant occupé par la magnifique église Notre-Dame. Il fut détruit en 1830, mais la tour resta jusqu’en 1843, époque à laquelle elle fut aussi démolie, pour ajouter à la beauté et à la symétrie du carré.
  10. Le lecteur aura la bonté de se rappeler qu’à cette époque l’usage de la vaccine était quelque peu inconnu ; et par conséquent la petite vérole était fort redoutée tant par les riches que par les pauvres.
  11. La vieille citadelle (place Dalhousie). Il n’en reste aujourd’hui aucune trace.