Le manoir mystérieux/Combat entre l’ambition et l’affection

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 198-202).

CHAPITRE XXXII

COMBAT ENTRE L’AMBITION ET L’AFFECTION


Lorsque le gouverneur l’eut quitté, M. Hocquart fit venir Deschesnaux et apprit de lui les particularités de l’évasion de Mme Hocquart, telles que les lui avait racontées Cambrai, qui était arrivé depuis une couple d’heures pour le mettre au courant de cet événement. Mais Deschesnaux ayant eu grand soin de passer sous silence la tentative faite contre la santé de Mme Hocquart, l’intendant ne put supposer d’autre motif à la fuite de Joséphine que l’impatience jalouse de prendre publiquement son rang d’épouse de l’intendant, au risque de l’exposer à la disgrâce et à la ruine.

— J’ai donné, dit-il, à cette fille d’un obscur gentilhomme un nom déjà grand et destiné à devenir encore plus illustre, je lui fais partager ma fortune et ne lui demande qu’un peu de patience pour proclamer sa grandeur ; et cette femme capricieuse et orgueilleuse préfère risquer de me perdre plutôt que de rester quelque temps encore dans l’obscurité où elle vit depuis son enfance. C’est se jouer de moi.

— Si madame veut se laisser conduire comme les circonstances le demandent, observa Deschesnaux, nous pouvons encore sortir d’embarras.

— Sans doute, Deschesnaux ; il faut qu’elle porte votre nom jusqu’à ce que le gouverneur et sa famille soient loin d’ici, et plus longtemps encore ; car jamais ils ne pourraient me pardonner ma supercherie, s’ils venaient à apprendre, avant d’avoir quitté le Canada, que je suis le mari de Joséphine Pezard de la Touche.

— Cependant, M. l’intendant, il faut prendre un parti.

— Il n’y a rien à faire, répondit celui-ci avec découragement. Je suis comme un homme qui, gravissant un roc entouré de précipices, se voit tout à coup arrêté à quelques pas du sommet, alors que le retour est impraticable ; je touche au faîte, je ne puis l’atteindre, et sous mes pieds s’ouvre un abîme prêt à m’engloutir.

— Jugez mieux de votre position, M. l’intendant. Si nous tenons votre mariage secret, rien n’est encore désespéré. Je vais trouver madame. Elle me hait parce qu’elle sait que je vous ai toujours manifesté une vive opposition contre ce qu’elle appelle ses droits, mais dans ce moment elle m’écoutera probablement, lorsque je lui aurai exposé le danger dans lequel un mot imprudent peut vous plonger.

— Non, Deschesnaux, j’ai réfléchi : j’irai moi-même parler à Joséphine. Allons, suivez-moi.

Deschesnaux, malgré toute la répugnance qu’il éprouvait à se rendre à cet ordre, fut forcé d’obéir. Ils arrivèrent à la porte de la chambre où la malheureuse femme était couchée sur un lit de repos. Elle tourna ses regards au bruit de la porte qui s’ouvrait, et, apercevant d’abord Deschesnaux, elle s’écria en se levant debout :

— Misérable ! venez-vous pour exécuter un de vos abominables projets ?

Puis, voyant M. Hocquart, qui semblait hésiter à entrer, comme enchaîné par la honte, elle ajouta en se calmant :

— Mon mari ! mon cher mari ! Ah ! si tu savais comme je suis affligée de la scène de ce matin ! Mais en te revoyant, je suis heureuse.

— Hélas ! balbutia M. Hocquart, tu m’as perdu !

— Moi ! comment aurai-je pu nuire à celui que j’aime plus que moi-même ?

— Je ne veux pas te faire de reproches inutiles, Joséphine, mais n’es-tu pas ici malgré mes ordres les plus formels, et ta présence ne nous met-elle pas en péril tous deux ?

— Serait-il vrai ? dit-elle avec l’accent de la douleur. Oh ! pourquoi y resterais-je plus longtemps ?

— Retourne, Joséphine, retourne de suite au manoir de la Rivière-du-Loup, consens à porter pendant quelque temps encore le titre de Mme Deschesnaux, et tout sera réparé pour le mieux.

— Quoi ! mon mari, tu veux me renvoyer dans cette funeste maison ? et c’est à ta Joséphine que tu donnes le honteux conseil de s’avouer l’épouse d’un autre, et cet autre c’est Deschesnaux !

— Oui, Joséphine, et je parle sérieusement. M. Deschesnaux est un franc et fidèle serviteur, qui est le confident de tous mes secrets, et tu n’as aucun motif de le mépriser comme tu fais.

— Aucun motif de le mépriser… répéta-t-elle en rougissant plutôt d’indignation que de colère ; et c’est mon mari qui me parle ainsi ! Non, non, je ne le reconnaîtrai jamais un instant, un seul instant, pour mon époux. Plutôt l’abandon, plutôt la misère, plutôt la mort que ce déshonneur !

— Mais ce ne sera qu’un déguisement momentané, reprit l’intendant, irrité de cette opposition. Tu m’as compromis par ton désir empressé de te mettre en possession du rang auquel je t’ai donné droit à la condition que notre mariage resterait secret. Il faut faire à présent ce que ton imprudence a rendu nécessaire.

M. l’intendant, dit alors Deschesnaux, madame est malheureusement trop prévenue contre moi pour prêter l’oreille à mes avis ; néanmoins, voici ce que je propose : madame a de l’influence sur le capitaine DuPlessis et pourrait obtenir de lui qu’il l’accompagnât jusqu’à Champlain, où elle resterait en sûreté jusqu’à ce que le temps permît de dévoiler ce mystère.

— De votre vie, Deschesnaux, qu’il ne vous arrive plus de parler de confier mes secrets à DuPlessis, répliqua M. Hocquart presque hors de lui-même.

— Et pourquoi non ? demanda Joséphine, à moins que ce ne soient des secrets que l’on ne puisse confier à un homme d’honneur. J’ai manqué à la foi que j’avais jurée au capitaine DuPlessis pour t’épouser, mais je lui dois cette justice de dire que cet homme est l’honneur même. Ah ! plût au ciel que je fusse chez mon père ! Quand j’ai abandonné son toit, je ne croyais pas abandonner l’honneur et la paix de l’âme.

Ces paroles furent suivies de quelques instants de silence. L’intendant, confus et indécis, était pénétré dans le fond de sa conscience de l’injustice de ce qu’il demandait. Deschesnaux baissait les yeux, affectant une douleur hypocrite. Ce fut en ce moment que Joséphine déploya une énergie de caractère qui eût fait d’elle, si le sort l’eût permis, un noble ornement du rang qui lui était dû. Elle s’avança vers M. Hocquart avec un air de dignité et un regard où se reflétaient à la fois la fierté et l’affection, et lui dit :

— Tous les malheurs qui nous environnent, mon mari, n’ont qu’une cause unique : ils viennent de cette duplicité dont on te force à t’entourer. Délivre-toi de ces honteuses trames, sois toi-même, sois un vrai gentilhomme qui regarde la franchise comme l’apanage de l’honneur et pour qui l’honneur est ce qu’il y a de plus digne d’ambition. Prends ta malheureuse épouse par la main, conduis-la devant Son Excellence, dis-lui que, charmé par une beauté dont, hélas ! il ne reste plus de trace, tu t’es uni pour la vie à Joséphine Pezard de la Touche. Par là tu me rendras justice, et tu sauveras ton honneur. Et si la puissance du gouverneur t’oblige à te séparer de moi, j’irai, sans déshonneur au moins, cacher mon désespoir dans l’obscure retraite d’où tu m’as tirée.

Elle s’était exprimée avec tant de noblesse que M. Hocquart sentit toutes ses émotions généreuses se réveiller dans son âme. Ses yeux se dessillèrent, et il vit sous un vrai jour sa conduite à l’égard de son épouse infortunée.

— Joséphine, répondit-il, je ne suis pas digne de toi, puisque j’ai pu hésiter un instant entre l’ambition et un cœur comme le tien. Sois sans crainte, je vais préparer les voies pour annoncer notre mariage secret au gouverneur, afin qu’il ne pousse pas trop loin son ressentiment, incité qu’il y sera sans doute par…

M. Hocquart allait dire — par la marquise et Mlle de Beauharnais, mais il s’arrêta à temps pour ne pas laisser Joséphine soupçonner que cette demoiselle comptait devenir un jour son épouse. Il embrassa sa femme en lui disant qu’il avait besoin de sortir et qu’il reviendrait auprès d’elle aussitôt après son entrevue avec M. de Beauharnais. Et il se retira, suivi de Deschesnaux.

Celui-ci regarda Joséphine avec une expression haineuse et se dit à lui-même :

— C’est elle qui me pousse… l’un de nous deux doit périr, le sort en est jeté !