Le manoir mystérieux/Conspirateur et complice

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 48-52).

CHAPTITRE V

CONSPIRATEUR ET COMPLICE


Cambrai était encore à discuter avec la jeune dame pour qu’elle rentrât dans ses appartements, quand un coup de sifflet se fit entendre à la porte de la maison.

— Nous voilà dans une belle passe ! fit-il ; c’est le signal de M. Hocquart. Que lui dire du désordre qui vient d’avoir lieu ? Il faut que le guignon soit toujours sur les talons de ce coquin de Lavergne ; il n’a échappé aux mains de la justice que pour venir me porter malheur.

— Paix ! monsieur, dit la dame, et hâtez-vous d’ouvrir à mon mari. Ah ! ajouta-t-elle, en voyant entrer Deschesnaux, ce n’est pas lui.

— Ce n’est que Deschesnaux, madame, continua ce dernier ; mais on voit avec joie le nuage pourpré précurseur du soleil.

M. Hocquart viendra-t-il donc aujourd’hui ?

— Oui, madame, et voici une lettre qu’il vous envoie avec ce paquet.

— Louise, Louise, ouvre ce paquet, pendant que je vais lire cette lettre.

— Louise, fille de Cambrai, jeune, intelligente et modeste personne, s’empressa d’obéir, et, remettant à sa maîtresse le riche collier contenu dans le paquet, elle dit en le regardant avec admiration :

— Sûrement, madame, les grandes dames de la cour n’en doivent pas avoir de plus beaux ; chaque grain vaut un domaine.

— Et chaque mot de cette lettre vaut le collier, ma chère enfant. Mais passons dans ma chambre pour me faire un peu de toilette. Monsieur Deschesnaux, et vous, monsieur Cambrai, je vous invite à une collation, ce soir, dans ma salle, avec M. Hocquart. Donnez les ordres nécessaires pour sa réception.

Puis elle se retira suivie de Louise.

— Me diras-tu, demanda alors Deschesnaux, comment DuPlessis s’est trouvé ici ?

— DuPlessis ? Qui est DuPlessis ? dit Cambrai.

— Comment, sans-génie, tu ne sais pas que c’est le capitaine auquel le vieux seigneur de Champlain avait destiné sa fille, mademoiselle Pezard de la Touche ? Il venait ici pour la ramener à son père, évidemment. Il faut prendre des précautions, car il n’est pas homme à souffrir impunément un affront. Heureusement, il ne sait pas que c’est M. Hocquart qui est le mari de son ancienne fiancée ; il ne soupçonne que moi. Mais, encore une fois, comment s’est-il trouvé ici ?

— Ne m’avez-vous pas chargé, M. Deschesnaux, de vous chercher un homme qui eût une bonne mine et une conscience sans scrupule ? Je m’en suis occupé, et le ciel a voulu que ce grand drôle de Michel Lavergne, qui est sous tous les rapports votre affaire, soit arrivé ici pour réclamer impudemment les droits d’une ancienne connaissance, et je l’ai admis pour vous faire plaisir.

— Mais cela ne me dit pas, Cambrai, comment DuPlessis s’est trouvé ici…

— Je n’en sais vraiment rien, moi non plus. Ils sont venus ensemble, et pendant que je parlais d’affaires sérieuses avec Lavergne dans ma chambre, ce DuPlessis a eu un bout de conversation avec madame.

— Misérable ! tu nous as perdus tous les deux, s’il faut que les litanies de ce nigaud aient décidé madame à retourner chez son père. Ne pourrais-tu pas au moins savoir par ta fille ce qu’ils ont dit entre eux ?

— Je vous ai déjà informé, M. Deschesnaux, que ma fille ne s’occupait jamais de mes affaires. Je puis vous aider, moi, parce que je sais comment me repentir de mes fautes de faiblesse naturelle ; je sais marcher entre les pièges, moi ; mais je ne voudrais pas mettre en danger l’âme de ma chère fille.

— Eh ! qui te parle de mettre en danger l’âme de ta fille ? Tu peux bien savoir indirectement d’elle ce que DuPlessis a dit à madame.

— Ah ! à la bonne heure, c’est ce que j’ai fait : il lui a dit que son vieux père était bien malade.

— C’est bon à savoir. Mais il faut débarrasser le pays de DuPlessis. Ton pendard de camarade est à ses trousses ; il y va de notre fortune, Cambrai.

— Je le sais, répondit celui-ci d’un air sombre. C’est pour moi, selon l’usage, que seront tous les risques et toutes les peines.

— Où sont donc ces grands risques ? Un individu à l’air suspect vient rôder près de ta maison, tu le prends pour un malfaiteur et lui envoies adroitement une balle qui lui enlève du coup toute envie de raconter ensuite aux passants lequel des deux a eu tort : quoi de plus naturel que tout cela ? Un bon chien de garde mord celui qui s’approche trop près de lui.

— Oui, vous me donnez une besogne de chien, et vous me récompensez aussi comme un chien. Vous, M. Deschesnaux, vous recevez l’or et l’argent à pleines mains et menez une vie de prince, tandis que moi je n’ai que la jouissance de ce domaine, jouissance révocable selon votre bon plaisir.

— Je comprends : tu voudrais que cette jouissance se convertît en propriété. Cela pourra arriver, Thom. Mais tu as assez de conscience pour convenir qu’il faut de grands services pour mériter une telle récompense. Le domaine rapporte environ six mille livres bon an mal an, avec le moulin et le privilège de fabriquer des biscuits pour l’armée. Souviens-toi bien de cela. Maintenant, fais venir ton domestique pour qu’il me tire mes bottes et me serve une bouteille de vin.

Ils se séparèrent et ne se rejoignirent que peu d’instants avant l’heure du dîner, Deschesnaux élégamment vêtu comme un courtisan, et Cambrai ayant fait une espèce de toilette qui faisait encore plus ressortir sa difformité.

— Diable ! dit Deschesnaux, te voilà beau comme un chardonneret, Thom ; je crois qu’à présent tu pourrais fredonner un menuet et faire danser magiquement les chaises et les tables d’elles-mêmes. Mais parlons d’autre chose. As-tu préparé l’appartement de notre maître d’une manière digne de lui ?

— Il serait digne d’un prince, et madame Joséphine s’y donne déjà des airs de princesse.

— Tant mieux, Thom, car notre fortune dépend de ses caprices.

— En ce cas, M. Deschesnaux, nous bâtissons sur le sable, permettez-moi de vous le dire. Elle vous a fait un accueil glacial tantôt, et je pense qu’elle vous regarde, ainsi que moi, d’un mauvais œil.

— Alors, il faudrait que ce fût avec le tien, mon Thom. Mais, plaisanterie à part, sache qu’elle tient à moi comme à celui auquel elle doit son élévation. Sans moi eût-elle pu épouser M. Hocquart ? N’est-ce pas moi qui ai détruit tous les obstacles s’opposant à ce mariage sans l’aveu de son père ?

— Sans doute, mais elle pense peut-être que vous tenez le gouvernail de la barque, et que vos conseils sont la cause qu’elle ne peut être reconnue publiquement comme l’épouse de l’intendant de Sa Majesté. Vous savez combien elle tient aux grandeurs.

— Si je le sais ? moi qui n’ai réussi à lui faire rompre ses fiançailles avec le capitaine DuPlessis, qu’elle affectionnait pourtant, je t’assure, qu’en faisant miroiter à ses yeux la richesse et la haute position sociale de M. Hocquart. Mais, Cambrai, j’ai des raisons pour agir ainsi que je fais. Si je réussis, je m’en trouverai bien et toi aussi. Afin de ne pas risquer de déranger mes calculs, contente-toi de surveiller pour que DuPlessis n’approche plus d’ici qu’une seule fois, et que ce soit la dernière. Mais on frappe à la porte.

— C’est Michel Lavergne, dit Cambrai.

— Il vient nous apporter des nouvelles de DuPlessis, sans doute, ajouta Deschesnaux. Fais-le entrer dans ta chambre, je vais vous y rejoindre.

Cambrai sortit, et Deschesnaux, les bras croisés, fit plusieurs fois le tour de la salle, absorbé par ses réflexions.

— Le vieux matois a raison, se dit-il en s’arrêtant ; il a sondé la profondeur de mes craintes : cette jeune ambitieuse veut être reconnue publiquement et m’accuse de conseiller son mari de différer cet événement. L’intérêt de mon maître exige que ce mariage reste secret, le mien aussi, car il m’entraînerait dans sa chute ; et c’est une chute mortelle qui le menace, si la marquise apprend cette union. Maintenant, armons-nous d’un front serein et manœuvrons avec adresse.