Le manoir mystérieux/Incident de voyage

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 76-81).

CHAPITRE X

INCIDENT DE VOYAGE


DuPlessis se rendit d’abord jusqu’au fort d’Yamachiche[1], où il passa le reste de la nuit chez son frère, et de bonne heure le matin il se remit en route pour Champlain. En arrivant à la Pointe-du-Lac, il s’aperçut que son cheval était déferré d’un pied de devant. Rencontrant deux paysans qui se rendaient à leurs travaux des champs, il leur demanda :

— Auriez-vous la bonté, messieurs, de m’indiquer où je pourrais trouver un maréchal-ferrant ? J’ai entendu dire qu’il y en avait un quelque part près d’ici. Vous voyez, mon cheval est déferré du pied gauche de devant.

Les deux paysans haussèrent les épaules d’un air de pitié et continuèrent leur chemin sans lui répondre, tout en paraissant se parler tout bas. Un peu plus loin, DuPlessis aperçut une maison. Rendu devant la porte, il demanda à une vieille femme qui balayait le perron, s’il y avait dans les environs un maréchal-ferrant.

— Maître Jacques, s’écria-t-elle, sans répondre à Duplessis, maître Apollon Jacques, venez parler à ce monsieur qui demande un maréchal-ferrant.

— « Quid mihi cum caballo » (que me fait un cheval) ? dit une voix, et apparut sur le seuil un homme maigre et voûté, que son costume faisait aisément reconnaître pour un pédagogue. En apercevant DuPlessis, il ôta le bonnet qui couvrait ses longs cheveux grisonnants, et dit :

— « Salve, domine ; intelligisne linguam latinam » (salut, monsieur ; comprenez-vous le latin) ?

— Peu familier avec le latin, je parlerai l’idiome vulgaire, répondit DuPlessis.

— Il m’a compris, murmura le pédagogue ; ce n’est pas un rustre apparemment.

Et il s’intéressa sur-le-champ au voyageur et à son cheval déferré ; puis il reprit d’un ton solennel :

— « Doctissime domine » (très savant monsieur), à environ dix arpents d’ici se trouve le meilleur « faber ferrarius » (ouvrier-ferrant) qui ait jamais ferré un cheval.

— Mais, s’écria la vieille femme, c’est envoyer une âme à Satan que d’adresser une créature humaine à Taillefer le maréchal.

— Soyez tranquille, la mère, observa le pédagogue, ce gentilhomme n’est pas de l’étoffe dont sont faits les étourneaux. Ainsi, monsieur, vous seriez « bis terque felix » (deux et trois fois heureux), si je vous indiquais la demeure du maréchal ?

— Mon bonheur et ma reconnaissance seront d’autant plus grands que vous me l’indiquerez plus vite, répondit DuPlessis impatienté.

— Savez-vous bien, monsieur, reprit le pédagogue avec flegme, ce que vous me demandez ? Juvénal a eu raison de dire : « Numinibus vota exaudita malignis » (vœux exaucés par des divinités ennemies).

— S’il vous plaît, docte professeur, insista DuPlessis de plus en plus ahuri, laissez Juvénal et son siècle et revenez au maréchal-ferrant ; veuillez me dire en français où je puis le trouver ? Ou bien dites-moi s’il y a une auberge dans les environs.

— C’est ce qui sera facile, illustre voyageur ; car, bien qu’il n’y ait pas d’« hospitum » (hôtellerie) dans cette humble maison, je puis vous affirmer que la maîtresse du logis saura se montrer aimable envers vous. Reconnaissante du soin que j’ai mis à former son unique héritier, Cyriaque, enfant qui promet beaucoup, la mère Laforce vous servira à déjeuner par affection pour moi, dont vous êtes sans doute le digne confrère.

DuPlessis pensa qu’il ferait bien d’accepter cette offre, espérant qu’après le repas le pédagogue lui enseignerait la demeure du maréchal. Il se mit donc à table avec Apollon Jacques, qui crut devoir lui expliquer que son prénom d’Apollon lui venait de ce qu’il enseignait le chant, en même temps que la lecture, l’écriture et le calcul, avec un talent qui l’avait fait comparer au dieu de la musique chez les païens de l’antiquité. Ce surnom l’entraîna dans une longue dissertation, laquelle finit par lasser la patience de son interlocuteur ennuyé, qui lui fit observer que tout cela n’avait guère de rapport au maréchal qui devait ferrer son cheval. Le bonhomme continua :

— « Festina lente » (hâtez-vous lentement) ; nous y arrivons. Il est bon que vous sachiez qu’il y a quelques années il y avait un homme qui se nommait le docteur Degarde. Quand il apparut dans le pays, le bruit courut qu’il avait été obligé de s’enfuir de France pour éviter les poursuites de la justice, à cause du métier d’empoisonneur qu’il aurait cherché à exercer. Il se serait sauvé d’abord aux Pays-Bas, et de là à la Nouvelle-York, d’où il aurait passé ensuite au Canada. Tout cela ce sont des on-dit. Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il guérissait les blessures avec un onguent de sa façon, disait la bonne aventure au moyen de la chiromancie, et convertissait le plomb en argent ; enfin, il pratiquait ce que le vulgaire appelle la magie blanche.

— En un mot, dit DuPlessis, c’était un charlatan. Mais qu’a-t-il de commun avec mon cheval déferré ?

— Avec de la patience vous le saurez. « Patientia » donc ; lequel mot, suivant Tullius Cicéron, signifie : « difficilium rerum diurna perpessio » (l’art de supporter les tribulations journalières). Le dit Degarde, après avoir ébloui le peuple, commença à briller parmi les grands, et il fût parvenu à la renommée, si, d’après un bruit généralement répandu, le diable ne fût venu un jour réclamer son bien et n’eût emporté Degarde, qui évidemment ne s’était pas bien gardé. Le fait est qu’on ne le revit plus. Maintenant, voici sa « medulla », la moelle de l’histoire qui vous concerne ; le docteur Degarde avait un domestique qui lui succéda dans son dangereux métier, et qui avait un talent dû, sans nul doute, au démon. Il ferre les chevaux mieux qu’aucun maréchal du Canada, et c’est même à cela qu’il borne son travail présent ; car il a renoncé à traiter les bipèdes sans plumes, vulgairement appelés le genre humain.

— S’il ferre si bien les chevaux, j’ai hâte de lui faire ferrer le mien, interrompit DuPlessis.

Les choses n’allèrent pas aussi vite qu’il l’aurait désiré. Il lui fallut encore subir une foule de citations de Virgile, de Cicéron et d’Horace, avant que le pédagogue, qui était fier d’avoir trouvé un homme assez instruit pour apprécier sa connaissance du latin, l’eût assuré que son élève Cyriaque Laforce allait le conduire vers la demeure du maréchal.[2]

— Ainsi, dit le pédagogue, arrive ici, Cyriaque, mon drôle.

Le disciple parut alors dans la chambre. Sa démarche était gauche. Il était laid, mal fait. Ses cheveux roux étaient mal peignés. Il avait le nez camard et le menton pointu. Ses yeux gris avaient une obliquité de vision. Malgré tout, ce garçon de seize à dix-sept ans avait un air spirituel qui éclairait sa physionomie. Il fit à DuPlessis un signe qui lui promettait son concours, et celui-ci ne mit pas de temps à seller son cheval. Il remercia son hôte érudit de son hospitalité, en le forçant à recevoir une récompense qui parut fort agréable à la vieille, et il partit avec son guide.

  1. Le fort d’Yamachiche était à environ une demi-lieue du village et de l’église actuels, à l’endroit appelé aujourd’hui le « faubourg de la Grande-Rivière ». C’est là qu’eurent lieu les premiers établissements de colons. Ce nom de fort provenait de ce que, dans les commencements de la colonie, ceux qui allaient s’établir dans l’intérieur du pays, à distance des villes fortifiées, telles que Québec, Trois-Rivières et Montréal, se groupaient, en cas d’attaques par les Indiens hostiles, près de quelque enceinte fortifiée élevée à la hâte et consistant généralement en palissades de pieux, dans lesquelles ils se réfugiaient au moment du danger. Au temps où se passaient les événements que nous racontons, ces légères fortifications n’existaient plus à Yamachiche, non plus qu’à la Rivière-du-Loup ; mais on continuait d’appeler « fort » le petit village de la Grande-Rivière d’Yamachiche, ainsi que l’endroit où se trouvait encore alors l’église paroissiale de la Rivière-du-Loup, à environ un tiers de lieue de l’église actuelle, sur la rive droite de la Rivière-du-Loup. Les murs de cette ancienne église sont restés en partie debout jusqu’à ces dernières années, alors que M. le curé Boucher les fit démolir pour les faire servir aux fondations du beau couvent des sœurs de l’Assomption, qui est aujourd’hui l’ornement de Louiseville. Dans plus d’une paroisse de l’une ou l’autre rive du Saint-Laurent, le mot « fort » s’est conservé jusqu’à nos jours parmi le peuple comme synonyme de village. Il n’est pas rare d’entendre encore des vieillards dire : « Je vais au fort » au lieu de : « Je vais au village. » C’est un souvenir de l’ancien temps.
  2. Apollon Jacques avait été nommé il y a vingt ans, par le gouverneur général d’alors, M. de Vaudreuil, avec six autres professeurs laïques, pour aller dans les campagnes aider le clergé à répandre l’instruction parmi le peuple. Le nombre des personnes qui, à cette époque, savaient lire et écrire au Canada, était bien plus considérable que beaucoup ne se l’imaginent de nos jours. C’est la conquête du pays par l’Angleterre qui, avec le gouvernement oligarchique et nuisible au progrès en tout genre qu’elle a imposé pendant près d’un siècle aux Canadiens, a retardé d’autant ce mouvement salutaire en faveur de l’éducation populaire. Heureusement, depuis que le pays jouit réellement d’institutions politiques libres, c’est-à-dire depuis 1847, ce progrès a repris son cours, un peu lent d’abord, il est vrai, mais aussi rapide aujourd’hui que dans la plupart des pays les plus avancés en civilisation.

    Maître Jacques enseignait depuis la Pointe-du-Lac jusqu’à Maskinongé dans un grand nombre de familles aisées.