Le manoir mystérieux/Le Manoir Mystérieux

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 27-35).

CHAPITRE II

LE MANOIR MYSTÉRIEUX


Depuis le commencement du repas, DuPlessis avait écouté silencieusement son hôte, dont il admirait la loquacité, sans néanmoins se sentir porté à l’imiter. Il était venu loger au « Canard-Blanc » pour tâcher d’y obtenir des renseignements qui pussent lui servir, non pour donner des nouvelles aux curieux, ce qui était la moindre de ses préoccupations. Le moment lui sembla opportun ; il interrompit enfin son interlocuteur pour dire :

— Cet endroit paraît bien choisi, en effet, pour devenir avec le temps un joli centre. Mais est-ce un manoir, cette grande maison bâtie en pierre vis-à-vis le moulin, de l’autre côté de la rivière, et presque perdue dans ce sombre massif d’arbres et derrière cette haute palissade qui semblent en défendre l’approche aux vivants ? Par qui est-elle habitée ?

Ici l’aubergiste se mit à regarder autour de lui comme un homme qui craint que d’autres n’entendent ce qu’il va dire, et il fit signe à DuPlessis de le suivre dans la pièce voisine, pendant que Michel Lavergne et ses gais compagnons s’amusaient à boire, à rire et à chanter.

— Ce manoir, reprit l’aubergiste à demi-voix, en regardant de nouveau autour de lui d’un air craintif, c’est toute une histoire que ce manoir-là. Il s’y passe des choses bien extraordinaires. Les gens de par-ici l’appellent le « manoir mystérieux », et ce n’est pas sans raison, allez !

— Par qui donc est-il habité ? insista DuPlessis.

— Oh ! monsieur, puisque vous y tenez absolument, je vais vous le dire : il est habité… il est habité par le diable, quoi !

DuPlessis se prit à rire de bon cœur cette fois.

— Ce diable, répondit-il, est du moins très décent d’apparence quand il se montre aux simples mortels. C’est peut-être pour mieux nous tromper, qui sait ? Je l’ai entrevu hier dans une fenêtre, et, sur ma parole d’honneur, de ma vie je n’ai vu une femme plus jolie que ce diable, M. Gravel.

— Comment ! vous avez osé vous approcher de cette redoutable retraite, sans permission du gardien, sans protection, sans…

DuPlessis ne le laissa point finir :

— Oui, monsieur Gravel, sans autre compagnon que ma curiosité. Et je serais même allé frapper à la porte pour demander de m’ouvrir, sans l’apparition soudaine et malencontreuse d’un gros chien noir qui m’a fait une mine autrement désagréable que celle de votre diable, et m’a obligé à rebrousser chemin.

— Quand je vous disais le diable, monsieur DuPlessis, je voulais dire un diable d’homme, vous comprenez ?

— Vous n’y êtes pas encore tout à fait, mon cher hôte, puisque c’est une femme que j’ai vue.

— Attendez donc un peu, monsieur DuPlessis, vous allez trop vite : car avec cette femme il y a un homme aussi, deux même parfois, sans compter le meunier, qui, à vrai dire, ne demeure pas précisément dans ce manoir, mais dans la petite maison de pierre que vous voyez là située à côté du moulin et reliée au manoir par une sorte de petit pont-levis jeté sur la rivière en deçà de la chaussée. Il y en a bien encore un troisième qui vient faire des visites de temps à autre et

En ce moment, Michel Lavergne et ses amis, ne faisant que sortir de table, entrèrent dans la salle, et, leur présence interrompit la conversation de l’aubergiste et de DuPlessis.

— Maintenant, camarades, dit Michel, parlons des anciens amis. Ainsi, Paul Deforge nous a souhaité le bonsoir pour aller régler ses comptes dans le pays où sa fausse arithmétique n’a pas dû le servir aussi bien qu’avec les acheteurs qui allaient se faire plumer dans le magasin de son père. Les frères récollets eurent beau lui enseigner pendant trois ou quatre ans que deux et deux font quatre, une fois sorti de l’école pour entrer dans le commerce en société avec son digne père, cela, d’après ses calculs, faisait cinq quand il vendait aux autres, et trois lorsqu’il en achetait quelque chose.

— Oui, continua un des convives grisés, il est mort d’un coup d’arbalète que lui tira un Indien Huron à qui il avait vendu en secret de la mélasse mélangée de je ne sais quelle drogue, en guise d’eau-de-vie.

— Honnête jusqu’à la mort, fit Michel, il n’avait pas voulu vendre de la véritable eau-de-vie aux Indiens, sans doute afin de ne pas transgresser la loi de son pays ? Et Jacques Courrier, qu’est-il devenu ?

— Il ne courra plus après rien, répondit le colporteur, si les dernières nouvelles que l’on en a eues sont vraies. Après être allé chercher fortune dans je ne sais quelle partie de la Nouvelle-York, où il espérait que sa connaissance de l’anglais lui ferait faire merveille, il paraît qu’il accomplît quelqu’exploit qui lui valut l’honneur d’être décoré avec dix sous de corde, à la mode anglaise que vous connaissez.

— J’avais toujours cru aussi, dit Michel, que ses aspirations élevées lui mériteraient de mourir entre le ciel et la terre.

Jusque-là DuPlessis avait gardé le silence, mais il ne put contenir plus longtemps son étonnement et son indignation, et, quelque répugnance qu’il eût à se mêler à une semblable conversation, il risqua l’observation suivante :

— J’avais toujours cru jusqu’aujourd’hui que le petit peuple canadien n’était composé que de gentilshommes, et qu’il était aussi rare de voir un malhonnête homme vivre dans son atmosphère sociale si pure qu’une chauve-souris se montrer en plein midi. Mais, à vous entendre parler, on serait porté à prendre ce pays pour un repaire de brigands. Heureusement qu’il n’y a pas d’étranger pour vous écouter.

— Ce que vous dites là, monsieur Gatineau DuPlessis, répliqua Michel Lavergne sur un ton goguenard, est aussi vrai que vous et moi avons eu l’honneur de naître à l’ombre du même clocher, bien que nous nous soyons reconnus pour la première fois aujourd’hui seulement : à preuve que ceux qui n’étaient pas dignes de respirer la même atmosphère pure que mes amis ici présents et moi, en sont morts à la peine, ainsi que vous venez de l’entendre dire.

Cette répartie désarma DuPlessis, qui se mit à sourire. Michel continua :

— Après ces désastres, mes amis, c’est tout au plus si j’ose prononcer le nom de Thom Cambrai, notre aîné d’une dizaine d’années, celui qu’on surnomma le « Bûcheron », parce qu’il n’avait pas son pareil pour abattre les gros arbres de la forêt sur la terre qu’il avait eue du seigneur Poulin de Francheville, non plus que pour engloutir dans son gros goulot court les chopes de vin que d’autres lui payaient et qu’il ne rendait jamais.

— Ce Thom Cambrai vit et prospère, dit l’aubergiste ; mais, mon neveu, garde-toi de le nommer « Bûcheron », si tu ne veux pas faire connaissance avec… eh bien, avec des compagnons qu’il porte aussi constamment sur lui et qui n’ont rien de bon à dire à ceux auxquels il en veut.

— Comment ! mon oncle, il est honteux de ce surnom dont il se faisait gloire ?

— Oui, mon neveu ; il s’en faisait gloire quand il n’était qu’un pauvre homme ; mais il ne veut plus qu’on lui parle de son passé, depuis qu’il est devenu propriétaire de ce moulin et de ce manoir que feu le seigneur de Francheville fit construire il y a une douzaine d’années, qu’il vendit ensuite à M. Hocquart, intendant du roi, demeurant à Québec, lorsqu’après sa malheureuse entreprise de l’ouverture de forges pour la fonte du minerai de fer qu’on trouve dans le haut de sa seigneurie à environ trois lieues au nord des Trois-Rivières, près de la rivière St-Maurice, il se trouva soudain presque complètement ruiné. Le pauvre homme en éprouva tant de chagrin qu’il en mourut bientôt après.

— Cela ne nous dit pas, interrompit Michel, comment maître Thom Cambrai est devenu possesseur du moulin et du manoir de la Rivière-du-Loup.

— J’y arrive, mon neveu, j’y arrive. Après donc que M. Hocquart eut acquis cette propriété, il la vendit ou la donna à son ami intime et homme d’affaires M. Deschesnaux, qui en confia d’abord le soin et l’administration à Thom Cambrai, puis la lui transmit, dit-on. Il y a à peu près douze ans, Cambrai vendit sa terre de la Banlieue, sa maison aux Trois-Rivières, et s’en fut à Québec pour tenter de s’établir dans le commerce. Il venait de perdre sa femme, qui lui laissait une fille unique, demeurant présentement avec lui ; une bien bonne enfant, paraît-il. C’est là et alors qu’il a dû se lier de connaissance avec M. Deschesnaux. On dit qu’il est pour se remarier avec une belle dame qu’il tient renfermée dans le manoir et que personne encore ici n’a pu voir, si ce n’est monsieur le curé, qui va y dire une messe basse chaque dimanche à six heures. J’oubliais…, il y a aussi M. Baptiste Santerre, qui dit l’avoir vue un instant avant-hier, assise à une fenêtre, tout comme…

Un regard significatif de DuPlessis lui fit comprendre que ce dernier ne tenait pas à ce qu’il finît la phrase.

— Oui, monsieur Gravel, vous l’avez dit : moi aussi, je l’ai vue, la recluse du manoir mystérieux, ajouta le colporteur. Je m’étais dit : « Après tout cette dame, quand bien même elle ne se montrerait pas à tout venant, elle doit être faite comme les autres, et par conséquent elle doit aimer à acheter de belles et de bonnes marchandises. J’ai de quoi tenter la moins fière des filles d’Ève ; allons lui offrir quelques-uns de nos articles les plus recherchés. » Et je partis sur ce ton, une cassette dans chaque bras, me fiant en même temps que l’ancienne amitié dont j’avais été lié avec le maître du logis, l’empêcherait de me faire des impolitesses. La porte de la palissade n’était fermée qu’au loquet ; je l’ouvris et j’entrai résolument dans le jardin. En arrivant à environ quinze pas du manoir, relevant la tête, j’aperçus à une fenêtre du deuxième étage la plus belle femme… oh ! si vous aviez vu !

— Raconte-nous comment elle était, dit Michel.

— Elle était mise en femme comme il faut, je t’assure, va ! Sa robe, son corsage et ses manches étaient couleur de gingembre ; à mon jugement, cette robe pouvait coûter au moins cinquante à soixante livres l’aune. Et son chapeau, messieurs ! c’est ce que j’ai vu de plus beau ; il était de soie jaune, bordé de franges avec une broderie. C’était magnifique.

— Je ne te demandais pas quel était son costume, drôle, dit Michel. Parle-nous de ses traits, de son teint, de ses yeux, de la couleur de ses cheveux.

— Quant à son teint, je ne saurais trop qu’en dire, mais j’ai remarqué l’éventail qu’elle tenait à la main ; il était monté en ivoire curieusement sculpté. Pour la couleur de ses cheveux, je puis vous dire que, brune ou blonde, elle portait un réseau de soie verte tissée avec de l’argent.

— Voilà bien une mémoire de marchand colporteur, fit Michel avec humeur. On lui demande des détails sur la figure d’une personne, et il vous décrit sa toilette, en supputant ce qu’elle a pu coûter.

— Je vous dis, répliqua Santerre, que j’ai à peine eu le temps de la voir ; car, comme j’allais lui souhaiter honnêtement le bonjour, Thom Cambrai, de qui j’avais attendu un accueil moins froid, parut tout à coup à mes côtés avec un gourdin à la main, me demanda pourquoi j’étais là, et, sans attendre ma réponse, m’enjoignit de décamper au plus vite si je ne voulais pas être dévoré par son chien, espèce d’éléphant revêtu de la peau d’un loup. Comme je ne tenais pas à être converti en saucisse, je ne me fis pas prier davantage pour dire adieu à la belle prisonnière et aux emplettes que je m’étais flatté de lui faire faire.

— Quel cœur de poule ! s’écria Michel. Eh bien, mes amis, je me fais fort, moi, de pénétrer dans ce manoir mystérieux et d’y voir la dame que garde le dragon Cambrai. Parions, Baptiste. Veux-tu gager une pièce de toile de Hollande, car j’ai besoin de linge, contre ces cinq pièces d’or, que demain je vais chez Thom Cambrai et que je le force à me présenter sa future épouse ?

— J’accepte la gageure, et quoique tu aies l’impudence du diable, je réponds que je la gagnerai.

— Mon neveu, dit Léandre Gravel s’interposant, buvez tranquillement votre vin et ne cherchez pas de sottes aventures. Je vous assure que Thom Cambrai a assez de crédit pour vous faire recevoir à la maison de pension du roi et alléger vos épaules du fardeau de votre tête.

— Je me moque pas mal de tous les Thom Cambrai présents, passés et futurs, oncle Léandre Gravel ; et, ventre-saint-gris ! je visiterai son manoir mystérieux.

— Je ne veux pas que l’on jure dans ma maison, fit observer l’aubergiste, commençant à s’agiter, contre son habitude.

— Je serai de moitié avec vous dans la gageure, dit DuPlessis, qui avait suivi toute cette conversation, si vous voulez que je vous accompagne dans cette tentative.

Léandre Gravel crut que DuPlessis voulait calmer Michel ; il le laissa dire.

— Mais quel avantage y trouverez-vous, monsieur ? objecta Michel, surpris de cette demande, à laquelle il était loin de s’attendre.

— Le plaisir d’admirer votre adresse et votre courage. Je suis un voyageur qui aime ces rencontres extraordinaires, que les anciens chevaliers recherchaient avec empressement.

Il paraît, pensa Michel, que je m’élève un brin dans son opinion, ou bien, c’est un renard qui songe à me faire descendre dans le puits. Chose certaine, du moins, je ne jouerai pas pour lui le rôle du bouc de la fable. Et, reprenant :

— Eh bien, vous serez de la partie. Buvons donc au succès de l’entreprise ; et si quelqu’un refuse de me faire raison, je lui coupe les jambes à la hauteur des jarretières.

Le colporteur soutint assez raisonnablement qu’il ne pouvait boire à la perte de sa gageure.

— Voudrais-tu faire de la logique avec moi ? s’écria Michel, de plus en plus aviné ; faquin, je ferais de ton corps cinquante aunes de ruban.

Mais au moment où il tirait son sabre pour exécuter sa menace, l’aubergiste et son fils le conduisirent à sa chambre et le mirent au lit pour qu’il cuvât son vin à loisir.

Chacun alors se sépara pour aller vaquer à ses affaires ou se reposer.