Le manoir mystérieux/Les conspirateurs à l’œuvre

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 146-154).

CHAPITRE XXIII

LES CONSPIRATEURS À L’ŒUVRE


Joséphine, ayant perdu sa mère étant encore enfant, avait été élevée par son père, qui ne la contredisait jamais en rien. Sa jeunesse s’était passée loin du grand monde. Elle avait grandi avec ses caprices, sans une main maternelle pour redresser les mauvais plis de son caractère. Son esprit avait pris une tournure légère. M. Hocquart n’eut pas de peine à en imposer à cette imagination inoccupée, par son extérieur noble, ses manières gracieuses et ses adroites flatteries. Ce fut sans même en comprendre la gravité qu’elle consentit à se marier sans la permission de son père, et ensuite à s’éloigner de lui, en le laissant livré à la douleur la plus amère.

Pendant le commencement de son séjour à la Rivière-du-Loup, les fréquentes visites de M. Hocquart avaient aidé Joséphine à supporter son isolement. Mais, depuis que ces visites étaient devenues plus rares, le mécontentement s’introduisit dans son cœur. Ses lettres à son mari laissaient percer le sentiment d’ennui et les soupçons qui l’obsédaient. Elle s’était même hasardée à y mêler des reproches et à réclamer avec instance la reconnaissance publique de son mariage.

— Je l’ai faite grande dame, se disait l’intendant ; je lui ai ouvert de brillants horizons ; elle pourrait bien attendre avec un peu plus de patience la réalisation de ce que nous promet l’avenir.

Joséphine, de son côté, voyait les choses à un autre point de vue.

— À quoi me sert, disait-elle à sa bonne et dévouée suivante, Louise, d’avoir des richesses et un grand nom, si je dois être prisonnière ici ? Je ne me soucie guère de ces perles et de ces diamants. À Champlain, je ne portais que des roses, et mon père m’appelait pour me contempler avec amour et admiration. N’ai-je pas eu tort de le quitter ? Il était si bon, si tendre pour moi ! et mon éloignement doit le rendre si malheureux ! Il me tarde de le revoir, d’aller me jeter dans ses bras, de lui demander de me pardonner et de bénir l’union que j’ai osé contracter sans sa permission ! Il a du moins, j’espère, ce pauvre DuPlessis pour le consoler. Cet étranger fait plus pour mon père que moi. J’en rougis ! Oh ! le noble caractère ! Dieu le récompensera de son généreux dévouement. Mais ne parlons plus de lui, c’est inutile maintenant !

— En effet, madame, remarqua la prudente Louise, je n’aime pas à vous en entendre parler si indiscrètement.

— Vois-tu, ma chère enfant, je suis née libre et j’aime la liberté, quoique je sois aujourd’hui emprisonnée et gardée comme une esclave. Il faut bien, néanmoins, que je me résigne à mon triste sort, que moi-même j’ai étourdiment choisi. Fasse le ciel que cette captivité puisse bientôt finir et qu’au moins je revoie mon vieux père !

Un jour que la pauvre femme continuait de confier ses plaintes à sa fidèle et sympathique Louise, elle entendit un bruit de chevaux dans la cour. Elle se leva et courut à la fenêtre en s’écriant avec joie :

— C’est lui ! c’est M. Hocquart !

Mais Cambrai, entrant dans le salon d’un air maussade, annonça que Deschesnaux venait d’arriver et apportait un message de l’intendant.

— Vous m’apportez un message de M. Hocquart ? dit-elle en voyant entrer Deschesnaux ; serait-il donc malade ?

— Non, madame, grâce au ciel. Mais le message que j’ai à vous communiquer doit être secret.

— Laissez-nous, Louise, et vous aussi, M. Cambrai ; mais restez dans la chambre à côté.

Cambrai et sa fille se retirèrent dans une pièce voisine. Le premier avait un air farouche et soupçonneux, et Louise priait, les mains jointes, pour sa maîtresse, qu’elle croyait menacée de quelque danger.

— Tu as raison, ma fille, prie ! Nous avons tous besoin de prières, et quelqu’un d’entre nous plus que personne. L’arrivée de Deschesnaux nous présage quelque malheur.

Louise jetait les yeux avec effroi vers la porte de la chambre. Cependant, tout paraissait fort tranquille ; à peine si l’on entendait murmurer quelques paroles. Tout à coup la voix de Mme Hocquart éclata avec indignation.

— Ouvrez la porte, monsieur ! cria-t-elle, ouvrez ! je vous l’ordonne.

La porte s’ouvrit et l’on vit Mme Hocquart au milieu de la chambre, les veines du front gonflées et les yeux lançant des éclairs de fierté et de colère.

— Au nom de la vérité, demanda Louise tout émue, que vous est-il arrivé, madame ?

— Par le mauvais esprit ! demanda à son tour Cambrai à Deschesnaux, qu’avez-vous fait ?

— Rien, répondit ce dernier. Je lui ai seulement communiqué les ordres de M. Hocquart.

— Louise, j’en atteste le ciel, s’écria Mme Hocquart, la voix tremblante, le traître en a menti, car ce qu’il m’a dit outrage l’honneur de mon mari. Regarde-le, Louise, regarde ce misérable ; il a l’extérieur d’un gentilhomme, et c’est le plus vil laquais. Il vient d’avoir l’effronterie de me dire que l’ordre de M. Hocquart était que je partisse pour les Trois-Rivières, et que là, devant le gouverneur général, devant Mme la marquise de Beauharnais, à la face de la première société du pays, je reconnusse cet homme, lui, Deschesnaux, pour mon époux légitime !

— Madame, reprit celui-ci en se faisant violence pour ne pas perdre son calme, vous me reprochez un plan de conduite que mon maître distingué vous explique dans la lettre que vous tenez à la main.

Cambrai voulut intervenir.

— Madame, ajouta-t-il, vous êtes trop vive dans cette circonstance. Un pareil changement de nom est permis lorsqu’il a un bon but. Ce fut ainsi que…

Mme Hocquart ne le laissa pas achever :

— Vous êtes de misérables hypocrites : jamais je ne croirai que M. Hocquart ait donné son approbation à un dessein si déshonorant… Je foule aux pieds cette lettre infâme, j’en détruis jusqu’au souvenir.

— Soyez témoins, dit Deschesnaux, qu’elle a déchiré la lettre de M. l’intendant, afin de rejeter sur moi le projet qu’il a lui-même conçu. Elle voudrait faire croire que je suis seul coupable, si culpabilité il y a ; mais quel intérêt ai-je à tout ceci ?

— Vous mentez, détestable fourbe ! continua Mme Hocquart en résistant aux efforts que faisait Louise pour la calmer, prévoyant que sa violence ne servirait qu’à fournir des armes contre elle. Laisse-moi, Louise, quand ce devrait être ma dernière parole, je le répète, l’infâme en a menti ! Je prendrais plutôt le jour pour la nuit, que de croire que mon mari me conseille une imposture qui souillerait son nom. Allez-vous-en, vil laquais, je vous méprise tant que je suis honteuse de ma colère contre vous.

Deschesnaux quitta la chambre avec une expression de rage muette. Cambrai le suivit d’appartement en appartement, en lui posant maintes questions auxquelles il ne répondit pas. Lorsqu’il fut arrivé dans la salle à déjeuner, il demanda :

— Où est le docteur ?

— Dans son laboratoire, mais on ne peut lui parler dans ce moment, si nous ne voulons détruire l’effet de ses divines études.

— Oui, Cambrai, il étudie la théologie du diable. Mais toutes les heures sont bonnes quand je veux lui parler. Conduis-moi à son « pandémonium[1]. »

Cambrai guida Deschesnaux jusqu’à l’appartement souterrain occupé par le chimiste Théodorus. La porte était fermée. À force de cris et de coups, Deschesnaux parvint à arracher le sage à ses travaux. Théodorus ouvrit la porte ; mais ses yeux étaient obscurcis par les vapeurs de l’alambic sur lequel il méditait ; il ne reconnut pas de suite Deschesnaux, et dit :

— Serai-je donc toujours rappelé des affaires du ciel à celles de la terre ?

— À celles de l’enfer ! Mais nous avons besoin, Cambrai et moi, d’avoir une conférence avec vous.

En disant ces mots, Deschesnaux ferma la porte, et ils se mirent à délibérer tous les trois.

Pendant ce temps la pauvre femme arpentait fiévreusement sa chambre.

— Le scélérat, le traître ! je l’ai démasqué, Louise. J’ai attendu que le serpent déroulât devant moi tous ses replis. Et toi, époux pour qui j’ai sacrifié ce que j’avais de plus cher au monde, serait-il possible que tu m’eusses ordonné de nier, un seul instant, les nœuds sacrés qui nous unissent ? Oh ! le doute même est une injure ! L’infâme a menti, c’est lui qui a tout tramé. Louise, je ne puis plus rester ici. Je crains Deschesnaux, je crains ton père. Je veux fuir ce lieu.

— Oh ! madame, n’ayez pas de mauvais soupçons contre mon père. Il est sévère ; il exécute avec rigidité les ordres qu’on lui donne ; mais il n’est pas capable…

En ce moment, Cambrai entra dans la chambre, tenant à la main une coupe et un flacon. Ses manières étaient étranges. Au lieu de son ton bourru habituel, il essayait d’avoir un air bienveillant. Il apportait, dit-il, à Mme Hocquart un cordial précieux pour la remettre de l’émotion qu’elle venait d’éprouver. Sa main et sa voix tremblaient, et son maintien était tellement suspect que Louise, qui l’observait avec étonnement, parut tout à coup se préparer à une action hardie. Elle s’avança et dit d’un ton ferme :

— Mon père, je remplirai la coupe pour ma noble maîtresse.

— Non, mon enfant, répondit vivement Cambrai, ce n’est pas toi qui rendras ce service à madame.

— Pourquoi non, je vous prie, mon père ?

— Pourquoi ? fit-il en hésitant ; parce que… parce que je le veux.

— Donnez-moi ce flacon, mon père, — et elle le lui prit des mains, — donnez ; ce qui peut faire du bien à ma maîtresse, ne saurait me faire du mal. Mon père, à votre santé !…

Cambrai se précipita sur sa fille, lui arracha le flacon, et resta comme hébété en la regardant avec un air de crainte.

— Voilà qui est étrange, mon père. Ne me laisserez-vous ni servir ma maîtresse, ni boire à votre santé ? Et pour qui est donc réservé ce précieux cordial ?

— Pour le diable qui l’a composé, s’écria Cambrai en quittant l’appartement tout décontenancé.

Louise regarda Mme Hocquart et fondit en larmes.

— Ne pleure pas sur moi, ma bonne Louise, dit celle-ci avec douceur.

— Oh ! madame, c’est sur ce malheureux que je pleure. Ce n’est pas sur les innocents que l’on doit pleurer, mais sur ceux qui sont déshonorés devant les hommes et condamnés par Dieu. Mais attendez-moi, madame, je vais tenter de vous ouvrir une voie de salut. Dieu ne vous abandonnera pas. Il y a un moyen d’échapper. J’ai prié toute la nuit pour être éclairée ; car j’étais indécise entre l’obéissance que je dois à ce malheureux et mon dévouement pour vous. Dieu m’a éclairée, je ne dois pas fermer la porte de salut qu’il vous ouvre. Attendez-moi je ne serai pas lente à revenir.

Elle sortit pour aller à quelque distance du village, chez un brave cultivateur, M. Desclos, où Taillefer se tenait caché.

Cambrai rentra dans le laboratoire. Deschesnaux lui demanda :

— L’oiseau a-t-il bu ?

— Non, et ce ne sera pas moi qui lui présenterai encore le poison : je ne veux pas commettre un crime devant ma fille.

— Lâche imbécile ! reprit Deschesnaux, ne t’a-t-on pas dit qu’il n’était question, dans cette affaire, que d’une légère indisposition, et non d’un crime, comme tu l’appelles avec ta voix tremblante ?

— Je jure, ajouta Théodorus, que l’élixir contenu dans ce flacon ne saurait porter atteinte à la vie. Je le jure par l’immortelle et indestructible quintessence de l’or qui se trouve dans toutes les substances de la nature, et dont l’existence ne peut être découverte que par celui à qui est cédée la clef de la science cabalistique.

— Voilà un serment de poids, dit Deschesnaux ironiquement, en prenant le flacon et la coupe. Je serai de retour dans un instant.

Il s’éloigna.

— Mon fils, continua Théodorus en s’adressant à Cambrai, quoi que puisse dire cet impie railleur, soyez assuré que personne n’est allé si loin que moi dans la science souveraine. Je vous dis que la vision de l’Apocalypse, cette nouvelle Jérusalem où tous les chrétiens doivent arriver, annonce figurativement la découverte de ce secret par lequel les créations les plus précieuses seront extraites des matières les plus viles, de même que le papillon aux ailes brillantes sort d’une informe chrysalide.

— Mais, illustre docteur, l’Écriture nous apprend que l’or et les pierres précieuses de la Cité sainte ne seront pas pour ceux qui commettent l’abomination et qui fabriquent le mensonge, non plus que pour ceux qui distillent le poison.

— Il faut distinguer, mon fils… Puis se retournant vers la porte qui s’ouvrait :

M. Deschesnaux déjà revenu ! Avez-vous… ?

— Oui, répondit ce dernier avec une certaine émotion.

— Et vous êtes sûr d’avoir mis la dose exacte ?

— Aussi sûr qu’un homme puisse l’être ; car il y a des constitutions différentes.

— Alors, je suis tranquille. Vous êtes payé pour une simple maladie ; ce serait une prodigalité de causer la mort pour le même prix.

— Que lui avez-vous donc fait pour la forcer à obéir ? demanda Cambrai en frémissant.

— J’ai fixé sur elle, répondit Deschesnaux, le regard qui dompte les fous. On m’a dit, à l’hôpital, que j’avais le coup d’œil qu’il fallait pour soumettre les insensés.

— Et ne craignez-vous pas, M. Deschesnaux, que la dose soit trop forte ?

— Si cela est, honnête Cambrai, son sommeil sera plus profond, et cette crainte n’est pas suffisante pour troubler mon repos. Adieu, mes amis.

Cambrai poussa un soupir et suivit Deschesnaux, pendant que l’alchimiste s’enfermait, après avoir annoncé qu’il allait consacrer la nuit à une expérience d’une grande importance.

  1. Palais de Satan.