Le manoir mystérieux/Lettre perdue

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 178-182).

CHAPITRE XXVIII

LETTRE PERDUE


DuPlessis sortit dans le parterre de derrière, ne sachant que penser de son étrange entrevue avec Joséphine, et doutant qu’il eût eu raison, revêtu, comme il l’était, de l’autorité de M. de la Touche, d’engager ainsi sa parole et de laisser la pauvre femme sans protection pendant vingt-quatre heures. Mais comment aurait-il pu refuser la demande de Joséphine ? De quel droit aussi, se demandait-il, aurait-il pu détruire, par une démarche précipitée, les espérances de bonheur domestique qui restaient encore à la malheureuse fille de M. de la Touche ? Il résolut donc d’observer religieusement la promesse qu’il venait de faire, et que l’honneur et la justice ne lui auraient pas permis de refuser. Puis il se dit que Joséphine étant à deux pas de lui, il était à portée de veiller sur elle, d’observer toutes ses actions, et de voler à son secours au premier appel. Pendant qu’il réfléchissait ainsi, il fut soudain accosté par Taillefer.

— Grâce au ciel ! dit ce dernier, je vous trouve enfin. La pauvre dame s’est échappée, avec mon secours, du manoir ou plutôt de sa prison. Elle est ici.

— Je le sais, répondit DuPlessis, je viens de la voir. Mais comment se trouve-t-elle dans mon appartement ?

— J’ai été assez heureux pour avoir affaire à quelqu’un qui savait où vous logiez, lorsque je me suis informé de vous sans qu’elle m’entendît ; car elle n’eût certainement pas voulu aller dans votre chambre. Elle n’a plus sa tête à elle, la pauvre dame ; elle défend qu’on lui parle de vous, et elle est sur le point de se mettre sous la protection de M. l’intendant Hocquart.

— Quel est son projet ? Espère-t-elle que l’intendant emploiera son influence sur son infâme confident, et qu’il le déterminera à ne plus éloigner Joséphine de son vieux père ?

— Je ne saurais vous le dire, monsieur ; mais elle m’a chargé de remettre une lettre à M. Hocquart. Je lui ai bien promis que j’allais le faire ; mais j’attends vos ordres pour cela. Tenez, la voici… mais non… Peste soit de la lettre ! je l’aurai oubliée dans le chenil qui me sert de chambre à coucher.

— Pourvu que vous n’ayez pas perdu ce papier important ?

— Perdu ? non monsieur. Je l’ai soigneusement renfermé dans mon sac avec plusieurs autres objets à mon usage. Je vais le rapporter dans un instant.

— Allez vite. Soyez fidèle et je vous récompenserai généreusement. Mais gare à vous, si j’ai quelque raison de vous soupçonner. Dans ce cas, un chien battu serait moins à plaindre que vous.

Taillefer partit avec un air d’assurance, mais il tremblait au fond de l’âme. Ce n’était pas sans raison, car la lettre était perdue. Elle pouvait tomber en de mauvaises mains et dévoiler l’intrigue où lui-même se trouvait engagé. En outre, il était vivement blessé de l’accès de mauvaise humeur de son maître.

— Oui-dà ! pensait-il, si c’est de cette monnaie qu’on me paie pour des services où il y va de ma tête, il est temps que je songe à moi. J’offense ici, j’ai tout lieu de croire, le maître de ce château, lequel peut m’envoyer en prison aussi facilement qu’on éteint une chandelle, le tout pour une femme folle et son défenseur, qui, parce que je perds un chiffon de papier, parle de me traiter comme un chien. J’ai, de plus, à craindre Deschesnaux et le redoutable docteur. Ma foi, je veux laisser tout cela ; mieux vaut encore la liberté, la vie, que l’argent, et je me sauverai avant d’avoir reçu la récompense de mes peines. Cependant, cette pauvre femme me fait compassion. Décidément, avant de m’en aller, je vais monter à sa chambre lui avouer que sa lettre est perdue. Ce sera plus franc. Elle pourra en écrire une autre et ne manquera pas de messagers pour la faire porter. Je lui dirai aussi que je me sauve en la recommandant à la bonté du ciel. Elle se rappellera peut-être la bague qu’elle m’a offerte. Je l’ai bien méritée. Après tout, c’est une aimable créature que cette pauvre dame. Au diable la bague ! Je ne voudrais pas m’avilir pour si peu de chose. Allons, deux mots à la dame, et puis en route, au plus vite.

Au moment où il allait entrer, il aperçut l’ombre d’un homme qui se projetait sur le mur, — il commençait à faire noir. Il s’éloigna prudemment et se promena de long en large dans la cour. Au bout d’un quart d’heure, qui lui parut un mois, il revint sur ses pas. L’ombre avait disparu. Il monta quelques marches et se trouva en face d’une porte entr’ouverte. Tandis qu’il délibérait s’il allait passer ou redescendre, la porte s’ouvrit toute grande et Michel Lavergne s’offrit à ses regards.

— Qui, diable ! es-tu ? s’écria celui-ci. Entre dans cette chambre que je te parle.

— Je ne suis pas un chien qui obéit au premier coup de sifflet, entendez-vous ? dit Taillefer, affectant une confiance qu’il n’avait pas.

— Tu raisonnes, je crois ? À moi, le gardien !

Un gros gaillard, mal bâti, aux yeux louches, et dont la taille avait plus de six pieds, parut à la porte, pendant que Lavergne continuait :

— Allons, réponds-moi : qui es-tu et que viens-tu chercher ici ?

— Je suis un pauvre jongleur.

— Et quelle jonglerie prétends-tu faire ici, alors que tes camarades sont réunis dans l’aile du château en arrière ?

— Je viens voir ma sœur, à laquelle M. DuPlessis a cédé sa chambre.

— Ah ! reprit Lavergne d’un air soupçonneux, M. DuPlessis cède sa chambre à la sœur d’un jongleur ! Écoute, maraud, si tu ne sors d’ici à l’instant même, je te jette par la fenêtre, pour voir si, par quelque tour de ton métier, tu peux faire le trajet sans te briser les os.

— Je n’ai qu’un mot à dire à ma sœur, poursuivit Taillefer.

— De par tous les diables, décampe au plus vite et sors à l’instant du château et de la ville, sinon tu auras de mes nouvelles, tu m’entends ? Pas de réplique. Gardien, amenez ce vaurien, et mettez-le hors des dépendances du château.

Le gardien prit Taillefer par le bras et, suivi de Lavergne, le conduisit vers la porte retirée par où DuPlessis était entré. Pendant le trajet, notre jongleur se creusait la cervelle pour trouver un moyen d’avertir la pauvre dame de ce qui venait de lui arriver. Mais lorsqu’il eut été chassé par le gardien sur l’ordre de Lavergne, qui s’arrogeait une autorité qu’il n’avait pas dans ce château, il leva les yeux au ciel pour le prendre à témoin qu’il avait tout fait en son pouvoir pour défendre la malheureuse opprimée, et, tournant le dos au château, il se mit en route pour trouver un asile plus humble et plus sûr.

En rentrant au château, le gardien dit à Lavergne, qu’il se prenait, à ses airs de grandeur, pour un personnage important de la suite du gouverneur général :

— Le ciel me bénisse si je devine pour quel motif vous avez chassé ce pauvre homme, qui devait jouer un rôle dans les divertissements de ce soir.

— Très fidèle gardien, répondit Lavergne, j’ai reconnu ce jongleur, et tout ce que je puis vous dire pour le moment, c’est qu’il vaut infiniment mieux qu’un tel gibier n’habite pas sous votre toit. Il a dû se faufiler à travers la foule dans le but de faire des siennes s’il en trouvait l’occasion. Soyez content d’en avoir débarrassé le château.

— Vous avez peut-être raison, dit le gardien.

Deschesnaux était parti de la Rivière-du-Loup, croyant y avoir laissé Mme Hocquart malade. Il l’avait passée en chemin sans la remarquer, grâce au déguisement qu’elle portait et surtout à la fausse impression sous laquelle il était lui-même. Rendu aux Trois-Rivières, il s’était retiré chez le docteur Alavoine, et avait envoyé Lavergne faire l’espion au château du commandant. Grâce à son audace, Michel réussit à se faire passer pour un personnage de la suite du gouverneur général.