Le manoir mystérieux/Taillefer le sorcier

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 87-91).

CHAPITRE XII

TAILLEFER LE SORCIER


Taillefer s’absenta pour aller donner à manger au cheval et revint après deux ou trois minutes faire son récit.

— J’ai appris dans ma jeunesse, dit-il, l’art de maréchal ; et quoique je connusse ce métier aussi bien qu’aucun de mes compagnons, je m’en lassai, et, ayant fait la connaissance d’un célèbre jongleur, j’allai courir le monde avec lui pendant dix ans. J’ose dire, et vous en avez eu la preuve au manoir de Champlain, que je m’acquittais passablement de mon état. Cependant, je le quittai de dégoût. Je devins alors moitié associé, moitié domestique d’un homme ayant beaucoup de science et peu d’argent, qui suivait la profession de médecin. Non seulement il était habile praticien, mais il lisait dans les astres. Il était chimiste, et il avait fait plusieurs tentatives pour fixer le mercure ; il se croyait près de trouver la pierre philosophale. Mais, dupe de son imagination et infatué de son savoir, mon maître, le docteur Degarde, dépensa, en se trompant lui-même, l’argent qu’il avait gagné en trompant les autres. Je n’ai jamais pu savoir s’il avait fait construire ce laboratoire qui me sert de forge, ou s’il l’avait découvert. Il venait souvent s’y renfermer, et l’on pensa que ses absences mystérieuses de Québec, qu’il habitait, avaient pour cause son commerce avec le monde invisible. Son nom devint fameux dans la ville et les environs, ce qui lui attira en secret des gens trop puissants pour être nommés et dont les projets étaient trop dangereux pour être mentionnés. On finit par le maudire et le menacer. Il commençait à trouver aussi que je pénétrais trop dans les secrets de son art médical. Un bon jour il disparut, me laissant un billet où il me déclarait que nous ne nous reverrions plus. Il me léguait ses appareils scientifiques, et me conseillait de poursuivre ses travaux, si je voulais arriver à la découverte du grand œuvre. Par bonheur, je suis prudent ; avant d’allumer le feu, je fis une recherche soigneuse partout, et je découvris un petit baril de poudre caché sous l’âtre du foyer, sans doute pour me faire trouver ici mort et sépulture, afin qu’ainsi ses secrets ne fussent pas divulgués. Ai-je besoin de vous le dire ? cela me refroidit considérablement pour la poursuite des sciences occultes, et je me décidai à retourner à mon premier métier de maréchal. J’avais gagné l’amitié de cet intéressant garçon qui vous a conduit à ma forge, et qui rôdait souvent autour d’ici. Je lui fis part de mon projet et de l’embarras où j’étais pour le mettre à exécution. Grâce à la réputation de mon maître et à l’intelligence de Cyriaque, qui exploita la crédulité des paysans et des voyageurs, en me représentant comme une espèce de sorcier, on m’amena des chevaux à ferrer, à soigner. Je réussis mieux que je ne pourrais le dire. Néanmoins, cette réputation de sorcier me fait trembler, et je vous avoue que je ne serais pas fâché de quitter ce genre de vie pour un autre qui ne m’exposerait pas à la colère et à la vengeance de la populace, par laquelle je crains toujours d’être reconnu, cas où elle pourrait bien me faire un mauvais parti.

— Vous désireriez embrasser une autre carrière ? demanda DuPlessis.

— Oui, monsieur, mais je ne sais pas trop quoi faire maintenant pour gagner ma vie.

— Que diriez-vous, continua DuPlessis, si je vous proposais de me suivre, en vous promettant de m’occuper de votre avenir ?

— Oh ! je remercierais monsieur du plus profond de mon cœur.

— Vous n’avez pas de cheval, sans doute ?

— Si, vraiment : j’ai oublié de vous en parler ; c’est pourtant la meilleure partie de la succession du docteur.

— Eh bien, habillez-vous le mieux possible ; et si vous voulez être discret et fidèle, vous pourrez me suivre jusqu’à ce que l’on ait oublié votre réputation de sorcier.

Taillefer accepta avec empressement cette proposition et assura DuPlessis de son dévouement. En quelques minutes il eut revêtu de nouveaux habits, arrangé sa barbe et ses cheveux, et le changement était tel que personne n’eût pu reconnaître en lui le maréchal sorcier. Dès que sa transformation fut opérée, il alla chercher son cheval et celui de DuPlessis.

— Vous allez donc me quitter ? lui dit Cyriaque Laforce, et je ne pourrai plus m’amuser aux dépens des bonnes gens qui tremblaient de tous leurs membres lorsque je les guidais ici pour faire ferrer ou soigner leurs chevaux par le diable. Mais je ne vous dis pas adieu ; nous nous reverrons probablement encore quelque part, aux prochaines fêtes des Trois-Rivières, par exemple, où « Domine » Apollon m’a promis de me conduire.

— À la bonne heure, répondit Taillefer, mais ne fais rien sans y bien réfléchir. Ne dis rien aux gens de propre à me nuire, et je te serai peut-être utile avant que tes cheveux commencent à blanchir.

— Avant que vous soyez à une demi-lieue d’ici, vous comprendrez que je suis un lutin qui sait arranger les choses avec réflexion pour votre avantage.

Et le garçon les quitta en leur souhaitant bon voyage et en faisant une cabriole. Nos deux voyageurs montèrent à cheval, et lorsqu’ils eurent fait quelques pas, DuPlessis remarqua que sa bête avait plus d’ardeur que le matin.

— C’est, lui fit observer Taillefer, l’effet d’un de mes secrets. D’ici à six heures au moins, monsieur n’aura pas à faire sentir les éperons à sa monture.

Pendant que le maréchal continuait à s’étendre sur l’excellence de sa science vétérinaire, une forte explosion se fit entendre. Ils se retournèrent et s’aperçurent que l’antre du chimiste venait de sauter.

— C’est un tour du lutin, dit Taillefer ; j’aurais dû me douter qu’ayant parlé des intentions du docteur Degarde devant lui, il ne serait content qu’après les avoir exécutées. C’est pour le coup que ma forge est au diable. Mais doublons le pas, car la détonation pourrait attirer les gens des environs.

À ces mots il partit au galop, ainsi que son compagnon de route. Ils continuèrent ainsi l’espace d’une demi-lieue, puis, ralentissant le pas, ils se rendirent sans s’arrêter jusqu’aux Trois-Rivières. Ils descendirent à l’auberge Lafrenière, où DuPlessis laissa son compagnon de voyage pour aller voir le commandant, M. Bégon. Lorsqu’il revint au bout d’une couple d’heures, il s’aperçut avec étonnement qu’il y régnait une confusion peu ordinaire. On y parlait avec animation d’une nouvelle extraordinaire que l’on venait d’apprendre à l’instant.

— Figurez-vous, monsieur, dit le garçon d’écurie, interpellé par DuPlessis, qu’il est arrivé ici tout à l’heure un monsieur Gignac, d’Yamachiche, qui nous a dit que ce matin le diable a enlevé, avec un bruit épouvantable, à la Pointe-du-Lac, ce maréchal qu’on nommait Taillefer le sorcier, et qui, comme chacun le sait et comme l’événement le prouve, avait un commerce avec Satan.

— J’en suis vraiment fâché, reprit un vieux cultivateur ; car qu’il fît commerce ou non avec le diable, il avait d’excellents remèdes pour les chevaux.

— Vous pouvez le dire, ajouta le garçon d’écurie, il n’y avait pas, dans tout le pays, un maréchal aussi savant que lui. Il a guéri notre cheval d’un mal qu’on disait incurable.

— L’as-tu vu, Baptiste ? demanda l’aubergiste.

— Et quand je l’aurais vu, notre maître ?

— C’est que l’on serait bien aise de savoir comment le diable est fait.

— Vous le saurez un jour, dit la douce moitié de l’aubergiste, si tous ensemble vous ne cessez pas vos relations avec les agents du mauvais esprit. Cependant, Baptiste, comment était-il fait, ce diable ?

— Je ne l’ai pas vu, madame Lafrenière. J’avais fait écrire par le professeur Jacques la maladie de mon cheval, et je me rendis près d’un certain coteau, où l’enfant le plus laid que j’aie vu de ma vie me servit de guide et me fit déposer la lettre et l’argent sur une grosse pierre ; puis je m’éloignai, et lorsque, au bout d’environ une demi-heure, l’enfant me dit de retourner, le remède était sur la pierre. Oui, je crois qu’il sera difficile à présent de guérir les maladies de nos chevaux.

L’amour propre du métier faisait oublier à Taillefer le danger qu’il y avait pour lui d’écouter ces louanges flatteuses mais DuPlessis, le tirant à l’écart, lui fit remarquer qu’il serait bon de ne pas rester longtemps dans ce lieu, où il pouvait être reconnu. Après que le maréchal eut pris à la hâte un repas commandé pour lui par DuPlessis, tous les deux se remirent en route pour Champlain, où ils arrivèrent vers le soir au manoir de M. Pezard de la Touche.