Le manoir mystérieux/À Québec

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Imprimerie Bilodeau Montréal (p. 99-102).

CHAPITRE XIV

À QUÉBEC


Après environ une demi-lieue de marche, DuPlessis, remarquant l’air pensif de son compagnon de route qui chevauchait à son côté, lui demanda s’il croyait la maladie de M. Bégon dangereuse. Sans répondre à cette question, Taillefer arrêtant son cheval et faisant signe à DuPlessis d’en faire autant, dit :

— Je pense que je ferais mieux de vous laisser aller tout seul aux Trois-Rivières pour le moment et de me rendre, moi, à Québec, qui est, je crois, le seul endroit où je puisse me procurer les ingrédients dont j’ai besoin pour la médecine que j’ai à composer. Mais cela ne me prendra pas de temps ; demain soir, je serai avec vous, à la peine de faire mourir deux chevaux.

— S’il est nécessaire que vous fassiez ce voyage, je vous y accompagne, dit DuPlessis.

— Comme monsieur voudra, fit Taillefer.

Et tournant bride ils revinrent tous les deux au manoir de Champlain, d’où ils repartirent bientôt pour Québec, après que DuPlessis eût donné une lettre au messager Étienne pour M. Bégon, lettre dans laquelle il lui expliquait brièvement le but de son prompt voyage à Québec.

À moitié chemin environ, ils changèrent de chevaux, prirent un léger repas, et continuèrent leur route sur leurs nouvelles montures, en dévorant pour ainsi dire l’espace. Il faisait un beau clair de lune. Ils arrivèrent à la ville au milieu de la nuit, et s’arrêtèrent à l’« Auberge-du-Castor ». De bonne heure le lendemain matin, ils allèrent frapper à la porte de deux médecins, chez lesquels Taillefer acheta différentes poudres ; puis ils entrèrent dans la boutique d’un vieux brocanteur, qui tenait en même temps une espèce de magasin de drogues et d’essences. On ne l’avait jamais vu aller à l’église, ce qui était presque unique dans le pays à cette époque de foi. Cependant, il paraissait honnête homme ; du moins, il menait une vie bien tranquille, s’occupant beaucoup de ses affaires et peu de celles des autres, moyen le plus sûr de soigner les premières comme il faut.

— Maintenant, dit Taillefer, en frappant à la porte, nous voici chez un Juif, le seul, je pense, qu’il y ait dans le pays. Il n’y a que lui qui ait une certaine poudre dont j’ai besoin pour compléter les vertus de ma médecine.

À l’instant la porte s’ouvrit et apparut un vieillard de petite stature qui demanda ce qu’il fallait si matin à ces bons messieurs.

Taillefer nomma la poudre qu’il voulait acheter.

— Et quel besoin ces messieurs peuvent-ils avoir d’une poudre que l’on ne m’a pas demandée depuis quinze ans que je suis ici ? dit le petit vieillard.

— Je n’ai pas à répondre à cette question, fit Taillefer ; vendez-vous, oui ou non, cette drogue ?

— Si je l’ai ? oui je l’ai, Dieu de Moïse ! s’écria-t-il en oubliant que son exclamation pouvait faire reconnaître de quelle religion il était.

À ces mots, il présenta une poudre noirâtre.

— Mais elle est bien chère, ajouta-t-il ; je l’ai payée deux fois son pesant d’or ; elle vient du mont Sinaï. C’est une plante qui ne fleurit qu’une fois par siècle.

— Peu m’importe son origine, dit Taillefer ; mais tout ce que je sais fort bien, c’est que ce n’est pas ce que vous me présentez que je veux.

— Eh bien ! mon bon monsieur, je n’en ai pas de meilleure ; et en aurais-je, je ne vous en donnerais pas sans savoir ce que vous voulez en faire.

Taillefer s’approcha et lui murmura quelques mots dans une langue inconnue à DuPlessis.

— Saint prophète Élie ! s’exclama le marchand de drogues ; et il prit une clef dans sa poche, ouvrit une armoire, poussa un ressort qui fit sortir un tiroir secret, couvert d’une glace et renfermant une certaine quantité de poudre noire. Alors il tira une petite balance, pesa deux dragmes de la poudre, qu’il enveloppa soigneusement dans du papier, et dit :

— Pour un homme comme vous, ce n’est que moitié prix ; mais venez revoir le pauvre marchand de drogues. Vous jetterez un coup d’œil sur son laboratoire ; vous l’aiderez à faire quelques pas dans le sentier…

— Chut ! fit Taillefer en posant un doigt sur ses lèvres d’un air mystérieux. Il est possible que nous nous revoyions, mais il faut, avant que je communique avec vous, que vous arriviez à la connaissance de l’élixir… Et il prononça une couple de mots que DuPlessis ne put comprendre ni saisir.

Aussitôt il sortit gravement de la boutique du petit vieillard, qui le salua avec le plus profond respect.

— Monsieur peut voir que je n’ai pas perdu mon temps avec le docteur Degarde, dit Taillefer, comme il regagnait l’auberge avec DuPlessis ; car si je n’eusse connu les mots d’ordre des adeptes, du diable si ce Juif m’eût donné un grain de cette poudre précieuse.

Pendant qu’on préparait les chevaux, Taillefer, ayant emprunté un mortier, s’enferma dans une chambre, et pulvérisa et amalgama avec promptitude les drogues qu’il venait d’acheter. Dès qu’il eut terminé sa besogne, nos deux voyageurs se remirent en route pour les Trois-Rivières.

Arrivés au relais, ils reprirent leurs chevaux de la veille, après avoir mangé quelque nourriture et payé le tout généreusement, et poursuivirent leur voyage avec célérité. Ils ne s’arrêtèrent qu’une dizaine de minutes à Champlain pour faire boire et reposer un peu leurs montures. Le soir, ils étaient aux Trois-Rivières. Leurs chevaux n’en pouvaient plus.