Le mariage blanc d’Armandine/La photo de M. Robert

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Éditions de l’arbre (p. 183-202).


LA PHOTO DE MONSIEUR ROBERT



ou le bâtard magnifique.

Du collège, je revenais toujours avec Maurice Godin. Nos camarades prétendaient que nous étions inséparables. Ce n’était pourtant que le hasard du quartier qui nous avait réunis. Ensuite, j’aimais Maurice Godin, parce qu’il me semblait hardi, qu’il riait avec les filles, qu’il flirtait déjà, qu’il avait toujours une cravate neuve et que sa chevelure restait lissée à la pommade. Godin impressionnait ma timidité et ma gaucherie. Mes lectures lui faisaient illusion, et puis mon père était un professionnel.

Le sien n’était que commis dans un petit magasin. Ce n’est du reste qu’assez tard que je le sus, mon ami Godin parlant assez volontiers de sa mère, la nièce des Corbeil, « les Corbeil de la quincaillerie », la cousine de Thibaut, le fils du juge, et enfin la cousine de tout ce qui avait nom dans la Presse, et surtout le Star, parce que, encore adolescent, il se piquait de connaître l’anglais mieux que nous tous.


Lorsque je connus monsieur Hormisdas Godin, il y avait déjà longtemps que je fréquentais la maison. À chacune de mes visites, madame Godin (je devinais qu’elle venait d’enlever son tablier et qu’elle avait relevé ses cheveux fous), prenait prétexte de la toilette de son fils pour venir causer avec moi.

— Comment va votre mère ? Votre mère, j’aurais tant de plaisir à la voir…

— Ma mère sort si peu.

Je devinais qu’elle se forgeait un portrait de ma mère, romancé selon sa réalité et qu’elle inventait avec ses souvenirs d’enfance. Car Mme Godin était née d’une famille bien. Ses yeux luisaient de concupiscence, et je suis sûr qu’elle aurait fait des bassesses pour être invitée. Quant à moi, aussi vaniteux, je craignais que Maurice ne fût dépaysé dans notre simplicité.

— Votre mère est une Martin, je pense ?

— La mère de ma mère était une Martin, plutôt…

— C’est la même chose.

Cela continuait jusqu’à l’arrivée de Maurice. Elle était alliée aux Martin, elle avait « très bien connu » la femme de Martin « qui avait fait fortune au Klondike »… Ensuite, elle passait aux Charbonneau, pour revenir aux Drolet.

Lorsque, toujours pressé arrivait Maurice :

— Tu t’en viens ?… On part ?

Elle nous souriait, d’un sourire mélancolique : « Comme mon garçon est chanceux de sortir avec un fils de professionnel ! »


Les Godin avaient quatre enfants. L’aînée était dactylo, l’autre fils, dans l’Ouest, la plus jeune serait institutrice, et Maurice, on espérait qu’il se « ferait prêtre ». C’est pourquoi toute la famille se morfondait à son cours classique. Le noviciat de Maurice se bornait à courir les petites filles, et il boudait sa mère pour un pantalon qui n’avait pas été repassé, il boudait sa sœur, qui, au retour du bureau, avait négligé ses souliers, il boudait son père qui, du « marchand en gros » qu’il connaissait, n’avait obtenu cette chemise qu’il lui fallait pour la soirée des Lalonde.

Trois fois par semaine, quatre fois, c’était la même scène :

— Bonsoir, Maurice, tu t’es bien amusé ?

Ainsi parlait monsieur Godin, qui, à moitié endormi d’attendre dans la cuisine, Maurice qui n’arrivait pas, avait dans sa chambre entendu ouvrir la porte.

Maurice ne répondait pas. Maurice détestait son père, qu’il estimait commun, dont toutes les habitudes l’agaçaient. Il ne se rasait même pas avec un Gillette, et chaque fois que Maurice surprenait son père avec son vieux rasoir :

— Personne ne se rase comme ça maintenant… Tu vas te couper.

Le ton pointu de Maurice faisait trembler la main du père. Il se coupait. Il en vint à se raser à la dérobée. Cependant, un soir, il arriva, joyeux :

— Maurice, j’ai reçu un cadeau, aujourd’hui…


Les yeux de Maurice brillaient. Souvent son père lui apportait ainsi du magasin une cravate, une chemise, des boutons de manchettes.

— Le jeune Larose s’est acheté un nouveau Gillette : il m’a donné son vieux. Je vais me raser comme les jeunes, à cette heure.

— Veux-tu que je te prête ma pommade, pour compléter ?

Monsieur Godin était toujours rabroué. Combien de fois, lorsque j’attendais Maurice dans le petit salon, j’entendis :

— Va fumer dans la cour. Ton tabac sent mauvais.

Il m’arriva même deux fois qu’au cours d’une promenade avec Maurice, j’aperçus un grand homme maigre qui, j’en étais sûr, était monsieur Godin. Il traversait la rue et s’arrêtait devant une vitrine. Maurice haussait le ton, gêné :

— Tu ne m’écoutes pas…

Il hâtait le pas jusqu’à ce qu’il y eût moins de risque d’être abordé par monsieur Godin.

Ce n’est pas que Maurice fût plus fier de sa mère. Cette grosse courte, qui venait me parler au salon, l’humiliait presque autant. Cependant elle le servait et surtout lui servait. Si le père était son esclave, sa mère était son intendante. Il lui accordait l’amitié qu’on porte aux domestiques qui ont eu des malheurs. Aux instants d’abandon, il lui arrivait de faire des confidences, mais cela n’allait pas loin, et, un jour de distribution de prix, je lui demandai ingénuement pourquoi sa famille n’était pas là, comme les autres.

— Mes parents sont vieux. Ils se sont mariés tard, tu sais. Puis, la famille, je n’aime pas ça.

Je jurerais que si le père de ce petit Gide eut manifesté le désir d’assister à la distribution de prix, il aurait répondu à son père :

— Ta place n’est pas là.

Après une distribution de prix, je revenais en effet avec lui, lorsqu’il me dit, les bras chargés de ces bouquins dorés sur tranche dont nous gratifiaient les calculs machiavéliques du collège :

— Attends une minute !

Il courut dans la petite rue voisine et revint, les mains vides.

— J’ai donné mes prix à quelqu’un qui travaille là. Il me les rapportera ce soir… Des prix, ç’a l’air trop bête, trop enfant, pour se promener avec ça.

J’étais convaincu que sa mère l’attendait là et qu’il lui avait remis les volumes. Sur sa demande, nous fîmes un grand détour, « parce qu’il avait envie de marcher » : nous n’aurions pas la malchance de la rencontrer.

C’est par recoupements et racontars, que je finis par reconstituer cette maison, cette famille. Maurice restait la discrétion même, et vous ai-je dit que, dans les premiers temps, il me demandait toujours, lorsque nous arrivions près de chez lui, de prolonger notre marche ? Je suis sûr qu’il hésita longtemps avant de me faire pénétrer dans leur logement. J’y étais entré une première fois par une raison qui était presque une effraction. Il n’était pas au collège depuis une semaine. Nous n’en avions aucune nouvelle et, bien entendu, ils ne possédaient pas de téléphone. Le professeur m’avait donc demandé d’aller le voir. Maurice était malade. Il se leva quand même : aurait-il pu me recevoir dans une chambre sale ? La plus belle de la maison, cependant ! Et, lorsqu’il était revenu au collège, il m’avait boudé quelques jours, faisant route avec un autre qui n’aurait pas l’idée, celui-là, de le relancer chez lui. Il me dit enfin, d’un ton rageur :

— Puisque tu connais le chemin, viens me chercher, le dimanche, chez nous.

J’y fus, dans l’après-midi. L’odeur m’indiquait que les meubles avaient été vernis, et les coussins étaient neufs. Personne à coup sûr ne s’asseyait sur le divan, et les vitres paraissaient trop claires. Madame Godin avait mis deux doigts de poudre et paraissait plâtrée :

— C’est pas beau comme chez vous, mais vous remarquerez pas.

Elle m’avait prévenue ainsi à la dérobée, et le gamin que j’étais en fut presque ému.

Cette grosse courte avait été belle, et sa volonté énergique dirigeait tout dans la maison. Parce que son mari ne gagnait pas assez, elle avait un temps installé chez elle un atelier de couture, puis, voulant marier ses filles, elle avait cessé. Depuis lors, monsieur Godin, pour compenser, travaillait double et, souvent, le soir, faisait des extras. Il n’aurait plus fumé, si son ami Trudel, qu’il voyait le dimanche, après la messe, ne lui eut donné du tabac en feuilles. Fumer était le seul vice de monsieur Godin, et, pour le satisfaire, il risquait de ne pas dîner, le dimanche, s’attardant chez Trudel. Un jour qu’il était plus en retard que d’habitude, il était arrivé quand tout le monde « sortait de table ».

— Je suis pas pour tout faire… Tu vas laver la vaisselle, d’abord, pour qu’elle traîne pas. Ensuite, tu mangeras ce qui reste… Si c’est pas assez chaud, tu feras chauffer.

— Tu sais ben que oui, ma femme.

— Tu feras attention au gaz : je veux pas des comptes impossibles.

Lorsque je quittais la maison avec Maurice, je n’avais qu’à me retourner pour le voir qui nous regardait partir, à demi caché par le rideau. Madame Godin était là aussi, et, une fois, je la surpris, qui repoussait son mari :

— Tu prends toute la place, avait-elle dit sans doute.

Une autre fois, elle vit que je la voyais, et j’eus honte pour elle, lorsque, subitement, le rideau se rabattit.


Je pressentais qu’un jour ces pauvres gens vivraient un drame à leur mesure. Maurice me le conta, au sortir d’une retraite fermée, qu’il fit alors, non par piété ni par remords, mais parce qu’il ne savait où percher, incapable qu’il était, dans sa colère, de demeurer à la maison de ses parents. Il me parlait avec une haine et une exaltation telles que j’en perdais la moitié de ce qu’il disait. Son ton, ses yeux, ses silences, le geste brusquement arrêté :

— Tu comprends ?

me faisaient voir une scène que je vais tenter de reproduire, en la complétant.

Ce soir-là, monsieur Godin, qui, pour une fois, avait congé, cherchait un mouchoir dans un des tiroirs du buffet où par incurie sa femme les plaçait.

— Je trouve pas de mouchoir.

— T’as qu’à regarder dans la commode.

Quand un malheur doit arriver, il y a toujours des signes anormaux qui l’annoncent. Madame Godin ne permettait jamais à son mari de fouiller dans les tiroirs. Monsieur Godin avait son tiroir, bondé de ses frusques, c’était assez.

Il ne connaissait donc pas le contenu du tiroir qu’il examina d’abord. Il le bouleversa, le mit sans dessus dessous, énervé, et son énervement ajoutait encore au désordre. Enfin, entre deux jupons, il met la main sur une photo, qu’il regarde distraitement et remet en place. Continuant à chercher, il trouve son mouchoir, un mouchoir déchiré, comme tous ceux qu’on lui laissait. Il referme le tiroir, puis, tout à coup repense à la photo, et la reprend dans le tas de jupons :

— Tiens, c’est drôle, un type qui ressemble à Berthe, comme deux gouttes d’eau.

Berthe, c’était sa fille aînée, la sténo, celle qui lui était le plus pitoyable, la seule qui se souciât un peu de lui.

Il cherche, il scrute la photo, il la mange des yeux :

— Tiens, c’est Robert, oh ! oui, c’est monsieur Robert. Mais qu’est-ce que monsieur Robert fait ici ? On le connaissait pourtant pas tant !

Monsieur Robert avait été son premier patron, un « gros marchand », retiré maintenant et dont on voyait encore souvent le nom, voire la photo dans les pages financières : directeur de ci et de ça, enfin un « millionnaire » ! Il « avait paru encore sur le journal », la semaine précédente. Monsieur Godin l’avait vu.

Il restait là, planté, les yeux vagues. Il semblait attendre qu’une pensée s’élevât en lui. Il y avait quelque chose qui voulait prendre forme, des idées qui ne parvenaient pas à s’associer. Cependant, monsieur Godin n’était d’abord que mal à l’aise. — Qu’est-ce que je fais là. Je l’ai pourtant, mon mouchoir !

C’était plus fort que lui, il ouvrait de nouveau le tiroir, lorsque la voix de Berthe demanda :

— L’avez-vous trouvé, papa ?

[Maurice était le seul de ses enfants qui le tutoyât.]

— Oui, oui… Je viens…

Il ne repartait pas. La voix aussi le troublait, et une autre voix se mêlait à celle-là, celle de Robert, de monsieur Robert.

— Je suis fou ! … Qu’est-ce que j’ai ?

Brusquement, il rouvrit le tiroir, en tira encore la photo :

— C’est Robert, monsieur Robert, et il ressemble à Berthe comme deux gouttes d’eau.

Le cœur lui battait.

— Comme c’est drôle, les ressemblances !


Il jeta, sans savoir, la photo sur le lit, où, quelques minutes plus tard, Maurice la découvrirait, en écoutant sans rien dire le reste de la scène. Puis il retourna à la cuisine, où madame Godin commentait avec Berthe les mondanités du journal.

— Qu’est-ce que t’as ? T’as l’air drôle sans bon sens.

— C’est rien. Un petit étourdissement.

— Vous êtes changé, papa.

C’était la voix de Berthe. Il éclata :

— Toi, si tu te tais pas… Tais-toi, tais-toi, ou ben…

Il était rouge de colère, maintenant, et les deux femmes, abasourdies, l’observaient.

— Non, laissez-moi. Ça va se passer. Je travaille trop… Je suis malade…

Madame Godin l’observait toujours. Puis, d’un ton satisfait et méchant :

— Tu manges trop, d’abord. Ça finira par te jouer un mauvais tour.

Il ne répliqua point. Le dos courbé, silencieusement, il alla chercher sa pipe dans son paletot, où il l’avait laissée. Il était décidé à ne plus se priver, et il fuma, en se promenant dans le couloir, n’osant cependant rentrer dans la cuisine. Le tabac n’avait pas le même goût que d’habitude. Qu’y avait-il donc ?

— On est même plus capable d’avoir du bon tabac.

Il laissait éteindre sa pipe, qu’il tenait à la main, indécis, puis il lança :

— Je vais aller faire une petite marche.

— Fais attention. Tu travailles demain matin.

Il fit quatre rues, puis revint, le dos glacé. Il avait envie de tout briser, il ne savait pourquoi. Pouvait-il s’avouer quoi que ce soit ?

— À quelle place qu’est Berthe ?

Berthe était dans le salon, en train de s’ennuyer avec un petit noir, et de poser.

— Il pourrait pas venir un autre soir, celui-là !

Madame Godin l’observait encore, de son œil inquisiteur :

— Veux-tu me le dire ce que t’as aujourd’hui ? Tout le monde est fou, Maurice s’enferme dans sa chambre, en claquant la porte… J’en fais trop, pour des sans-cœur…

Il ne répondit même pas, se promenant rageusement. Et, rageusement de même, Mme Godin se renfonça dans son journal : « On annonce les fiançailles… »

— Ma femme, as-tu vingt-cinq cents ?

— Vingt-cinq cents ? Pourquoi, vingt-cinq cents ?

— Pour m’acheter du tabac. J’ai plus une cent.

Cela était tellement imprévu qu’elle se leva et lui tendit la pièce.

— Mon Dieu ! que t’es fatigant, aujourd’hui… Il tient pas en place ! Tiens, je te donne cinq cents de plus, tu m’apporteras une tablette de chocolat, j’ai ma fringale. C’est assez de se priver pour des sans-cœur.

Elle était gourmande, mais les commandes de chocolat, elle se les réservait d’habitude. Tout était anormal, ce soir-là.

Au bout de cinq minutes, il revint.

— T’as mon chocolat ?

— Ben oui ! ben oui !

Il se promena encore deux heures de suite, dans le couloir, sur la galerie en arrière.

— Puisque t’es si fou, je t’attends pas. Je me couche : je m’endors.

Il finit pourtant par se coucher, par dormir. Dans la nuit, il eut le pesant, des cauchemars le firent crier.

— Réveille-toi ! Réveille-toi !… Tu vas ameuter tout le quartier.


Ensuite son sommeil fut si lourd, sur le matin, que sa femme dut le pousser pour le faire lever.

— C’est l’heure, je te dis… Grouille-toi…Si t’es malade, dis-le.

— Je suis pas malade… Je me lève.

Au déjeuner, Berthe remarqua cet air abattu, ces yeux gonflés :

— Vous travaillez trop, papa.

— Faut bien, notre vie n’est pas gagnée, fit madame Godin.

Dans la rue, il rencontra un voisin :

— Vous vieillissez, monsieur Godin.

— C’est la vie, monsieur Ménard.

Et, lorsqu’il revint de sa retraite, Maurice, qui avait de ses confidences, m’avoua cyniquement :

— Si au moins, monsieur Robert m’avait ressemblé, je pourrais avoir un but dans la vie. Monsieur Robert m’aiderait… Il fallait que ce soit cette gauchère de Berthe qui est incapable de profiter de quoi que ce soit. Je reste le fils du commis Godin.