Le mariage blanc d’Armandine/Le méchant

La bibliothèque libre.
Éditions de l’arbre (p. 101-124).


LE MÉCHANT



Ce pourrait être le conte de madame Caillaux,
et c’est le conte du mari.

Je ne sais par où prendre mon récit. La vie ne comporte pas de dénouement, et c’est Dieu qui s’est réservé le dernier acte. Les hommes de théâtre, lorsque leur fantaisie s’avise d’observer le monde, sont perdus et croient vivre un rêve, et les romanciers mettent trop d’ordre dans leurs fictions pour que je m’y retrouve. Le monde, s’il se regarde dans les livres, ne se reconnaît pas plus que vous, qui entendez votre voix sur un disque…

En outre, je suis embarrassé. L’aventure que j’ai dessein de conter fut la chronique des journaux et des conversations. Quand on parle de Jules Langlais, on s’écrie encore : « Jules Langlais, de l’affaire Brossard ! » Décidément, mon ami Langlais (je dis mon ami, par habitude : en fait, Jules Langlais n’eut jamais

d’amis), mon ami Langlais, qui aimait et recherchait la publicité, en eut pour son argent. Et de l’argent, mon ami Langlais en avait, et Dieu que ça paraissait !

Nous venons de points cardinaux opposés et pourtant je connus Jules Langlais très tôt, dans ma petite enfance. Je crois que Jules Langlais est mon premier souvenir, le premier souvenir notable. Je me revois sur un banc, dans un jardin d’enfance populaire, et qu’on appelait l’Asile, à cause des orphelins et des vieux qui peuplaient les étages supérieurs. Il n’y avait là que des gamins sales, des enfants grossiers, qui faisaient peur et horreur à ma timidité. A midi, s’asseoir devant une table improvisée qu’on installait dans l’unique classe était pour moi un sujet de dégoût, renouvelé six fois par semaine. C’était péché pour moi de manger avec son couteau, et de le porter à la bouche. Ces mal élevés allaient jusqu’à le sucer. Mes fesses se trémoussaient d’impatience, et je grinçais des dents, au bruit de ces bouches qui mastiquaient, trituraient et mâchaient avec une indécence qui me répugnait.

Jules Langlais, déjà snob, avait obtenu licence de manger à part. Tout au bout de la classe, il tirait d’un sac de cuir toutes sortes de petits paquets. Impressionné, je fis tant par mes intrigues et mes bonnes notes auprès des sœurs que j’obtins d’apporter mon dîner, moi aussi, et de m’installer avec Jules Langlais.

Ce fut un autre supplice qui commença. Pour tout dire, j’avais honte de mon dîner. Mes sandwiches auprès des tranches de mon camarade me paraissaient de forme commune et rustique. Et, lorsque j’avais une orange, il avait des fraises, quand ce n’était pas la saison. Je me disais : « Quand je serai grand, je mangerai comme Jules des fraises à chaque repas ».

Jamais il ne m’offrait de ses provisions. Ce n’est pas que je songeasse à le lui reprocher : avec son col, et ses bas écossais, il était d’une autre race.

Je passai de l’Asile au collège en même temps que Jules Langlais. J’essayais de me lier avec d’autres, et je revenais toujours à Jules. Il me fascinait. Un jour — nous étions en méthode — le Père avait été appelé au parloir, et il nous avait laissé seuls tout un quart d’heure. Langlais en profita pour se glisser dans le cabinet de physique et revenir avec le squelette. Il prétendit, au grand scandale de la classe, danser, comme il disait, la danse turque avec le squelette. Les yeux languissants et avec des mouvements de croupe qui nous firent pouffer, il désarticulait le squelette. Lorsque les os claquèrent comme des castagnettes, les adolescents cessèrent de rire. Pour moi, je savais que pour plaire à Jules, il fallait rire, et je m’efforçais tant bien que mal. Les voix éclataient : « Langlais, assez, assez ! » Il continuait, pris par son jeu. Lorsque le Père arriva, il n’en termina pas moins son tour de valse. Enfin, il adossa le squelette au mur, essayant de le tenir en équilibre. Le Père fixait Langlais d’un regard sérieux :

— Langlais, allez porter ça où vous l’avez trouvé. Et vous savez que je pourrais vous renvoyer du collège ?

Ce grand garçon à col blanc ne paraissait pas le moins du monde ému, et il y avait même un sourire sur sa face, couverte déjà d’un brun duvet.

Les études se poursuivirent, la rhétorique, la philosophie, et enfin l’université, et Jules Langlais nous quitta alors, pour un long séjour d’Europe. À son retour, il hérita de la firme paternelle. Il trônait en bras de chemise, ses bras musclés et velus, dans un bureau où l’on disputait les contrats de charbon, de pétrole, de clous et de colle. Pointant, aux murs étaient accrochés deux Picasso et un Bonnat, le goût de Jules Langlais étant éclectique. De temps en temps paraissait une danseuse, ou un professeur célèbre, ou quelque tragédien notoire. Le plus bizarre, c’est qu’en dépit de ces visiteurs, l’entreprise marchait rondement.

Le patron avait cette originalité de s’adresser aux personnages les plus huppés dans le plus pur canayen. Certain conférencier quitta une fois le cabinet de Langlais, un sourire suffisant aux lèvres. Langlais, qui avait l’œil vif d’une femme, saisit le sourire au passage :

— Rendez-moi mon enveloppe. Je paie les artistes pour m’amuser, non pour qu’ils s’amusent à mes dépens.


Il n’y avait pas un an qu’il trônait en bras de chemise entre ses Picasso et son Bonnat, devant les monticules de charbon qu’on apercevait de la fenêtre, que je le rencontrai dans le centre. Il sortait d’une banque, et c’était troublant de voir, dans ce visage barbu, ces yeux qui furetaient, comme ceux d’une femme détaillent l’inventaire des toilettes. Rue Saint-Jacques, ça faisait drôle.

Très cordial, il me tendit la main :

— Qu’est-ce que tu fais, à cette heure, je te croyais à la taverne en train de boire les économies de tes clients… À moins que tu te proposes d’aller au Mexique : je peux te payer un taxi jusqu’à Montréal-Ouest…

Enfin, des sottises, comme l’amitié en dispense aux notaires. Ce qu’il y avait de particulier, c’est que, sous la plaisanterie facile, on devinait une méchanceté aux aguets. Comment vous dire cela ? Il vous donnait envie, par son rire, de vous faire voleur, assassin, pédéraste, ne fût-ce que pour vivre quelques heures dans le monde de ses calomnies. Elles avaient toujours un attrait qu’on s’expliquait mal.

Cet homme bizarre se créait un univers de crimes et de bassesses où il circulait, pur comme une hermine. Son âme était peut-être moins pure (et qui sait ?) qui menait la meute de ces acteurs homicides, parricides et incestueux, qu’il créait lui-même du reste. Imaginez un homme qui n’écrit pas de lettres anonymes, parce qu’il est une lettre anonyme vivante.

Pour terminer le portrait de mon ami, je vous dois une autre anecdote, notre visite chez Dufresne.

Dufresne était le plus pauvre de nos camarades et le plus ambitieux. Ouvrier quelconque, son père était mort lorsqu’il était enfant, et sa mère cousait du matin à la nuit, d’abord « pour le faire instruire », ensuite, « pour lui monter un bureau de dentiste » et « une clientèle ». Elle en était à la période de lui « trouver une fille riche ». Dufresne n’étant pas débrouillard, il se confiait à sa mère pour nouer des relations. Dans leur pauvre maison, elle donnait donc, aidée de sa nièce, des soirées où elle réussissait, je ne sais par quel hasard, à présenter des jeunes filles assez bien rentées. C’est à une de ces soirées que l’imprudent Dufresne avait invité Langlais.

Dans la petite maison du faubourg Québec, pour une fois toutes les pièces étaient éclairées. Comme chaque jour, elles fleuraient cependant la boule à mites, madame Dufresne préférant perdre une cliente plutôt qu’une robe à elle confiée. Toutes les pièces étaient éclairées, sauf la cuisine et les cabinets : « ce sera toujours ça de sauvé sur le compte d’électricité ».

Je vous épargne la description de la fête. Sachez qu’il y eut d’innombrables tours de danse, qu’un comique récita trois monologues, qu’une jeune fille à râtelier resplendissant, le premier chef-d’œuvre de Dufresne, chanta la barcarolle d’Offenbach, que madame Dufresne fuma sa première cigarette et que le vin était sucré : « Je le fais d’après les recettes de ma vieille tante ». Joignez que les gâteaux venaient de chez McKeown et que, vers 6 heures, j’entendis les gloussements des pelottages de la cuisine. Enfin, une soirée comme les autres, si Langlais n’en avait pas été.

Déjà, il s’était fait remarquer par ses mots et son attitude. Mais il y eut l’épisode du portrait.

Au-dessus du piano, il y avait donc un portrait du grand-père de notre ami, Lémerise, le marchand, enfoncé dans une cravate qui faisait jabot. Langlais le contemplait depuis quelques instants, aussi à l’aise que s’il eut été dans un musée. Les danseurs en ralentissaient leurs pas, lorsqu’ils passaient près de lui.

Dufresne, je t’achète ton « cadre »… Dis pas non. Il y a longtemps que je voulais avoir une de ces vieilleries dans mon bureau. Ce fera plus digne.

Dufresne sourit avec obséquiosité, croyant à une blague.

— Je suis sérieux. Je t’achète ton grand-père le prix que tu voudras. Mille piastres, si tu veux, un chèque tout de suite… Trop de bonne heure pour le faire accepter, mais il est bon.

Je m’attendais à une scène. Mais il n’y avait pas une paire d’yeux qui ne pétillât. Langlais jouait à coup sûr : les pauvres aiment l’argent.

Déjà il avait enlevé ses escarpins : il était le seul en habit, bien entendu. Il se hissa sur le piano. Il tenait le portrait à bras le corps.

— Il est beau, ton grand-père, on l’embrasserait.

Il baisait la peinture avec des lèvres goulues et bruyantes. On remarquait la tache pâle que faisait l’absence du tableau « à sa place ordinaire ».


— Je le mets avec mes effets… Pas besoin de papier, je le fourrai dans le fond de mon char.

Comme il l’avait dit, dans son meilleur accent canadien, il apporta l’énorme portrait dans le couloir et revint aussitôt. On faisait silence, oubliant le disque de phonographe, dont l’aiguille grésillait. J’entendis pourtant chuchoter la nièce :

— Vous y pensez pas, ma tante, le portrait de grand-père ! Tout ce qui nous reste de la famille !

— Mille piastres, ma fille, mille piastres !

Langlais tendait un chèque à Dufresne :

— Tiens, ton chèque ! Présente-le, demain matin. Si ta banque le refuse, dis au gérant de téléphoner à ma banque.

S’adressant à toutes ces bouches bées, Langlais reprit :

— Finies les affaires, pour aujourd’hui…

On va fêter, à cette heure. Madame Dufresne va nous servir encore une tournée de vin de gadelles, mais, avant, je vais vous danser la danse du scalp… Mamzelle Lortie ! … Mamzelle Lortie ! … Plus vite que ça !

Il alla prendre par le bras une grande fille osseuse, qui portait une longue robe jaune serin, nuance serin de famille, et, tournant autour d’elle, du plat de la main, il la décoiffa.

Elle portait des cheveux longs, et toute une pluie d’épingles tomba sur le tapis. La demoiselle riait, pleurait, riait, gloussait, s’abandonnait.

— Des ciseaux ! des ciseaux ! avec les cheveux de mamzelle Lortie, je vais danser la danse des vierges hindoues…

C’était si burlesque et si gênant qu’un plaisantin se mit à chanter une chanson à répondre, que tous reprirent en chœur. Langlais, avec sa proie, fut entouré et disparut presque. Il fut bientôt dans le couloir, toujours la vieille fille dans les bras, et criait :

— Bonjour, la compagnie ! J’emmène le grand-père et j’enlève la nonne du sérail.

Ce n’est pas en vain qu’il avait dit, la nonne : mademoiselle Lortie prit l’aventure au sérieux, elle écrivit lettre sur lettre, téléphona, télégraphia, se fit coiffer à la garçonne et finit par demander son entrée au couvent. Ce qu’elle est devenue, Dieu le sait.

Cependant, Langlais venait de jouer la répétition de son propre mariage. Cet homme frigide se maria. On apprit par les journaux « le grand mariage ». Ce fut une comédie, qu’il monta à dessein, j’en suis sûr.

Ce matin-là, je songeai aux funérailles de Victor Hugo, ce corbillard des pauvres et l’Arc de triomphe. La marquise devant la cathédrale, les habits, les toilettes, les fleurs, l’illumination, la dignité de Langlais, son visage de bois, de bois barbu, et la femme, cette commise jaunâtre, c’était sinistre dans la farce.

Ce fut après que la vraie comédie commença. Il n’y avait pas deux mois que Jules Langlais et Martine Chartrand étaient mariés que Martine Chartrand avait son journal. Ne croyez pas à une feuille féminine et littéraire. C’était tout simplement le Combat et, en dépit des pseudos que je suis obligé d’employer, des arrangements et des coups de pouce que je donne à la vérité du détail, vous reconnaîtrez tout de suite l’histoire. Il n’y a pas si longtemps !

Il va de soi que le nom de Jules Langlais paraissait aussi souvent dans les chroniques mondaines et financières, aux comptes rendus des vernissages et des conférences : on voyait encore plus souvent celui de Martine dans les articles de rédaction. Cette femme se montrait fort habile. Elle avait d’abord posé en Égérie des grands chefs du passé. « Je ne peux me brouiller avec les partis politiques ni je ne veux peiner des amis qui me sont chers : disons qu’elle était violette. La nuance correspond du reste aux doctrines. Dans ses premiers numéros, elle publia des souvenirs inédits sur Jos. Robert, le grand Jos. Robert, qui, durant trente années, avait électrisé son petit pays. Elle avait une façon de le citer, de s’appuyer sur lui, qui faisait de son amitié pour le tribun disparu une sorte de mariage d’outre-tombe. Elle prodigua avec une telle conscience les topos éloquents qu’elle contribua à le ramener au pouvoir, pour ainsi dire, dès les élections suivantes. On aurait dit que le nouveau chef d’État ne faisait que l’intérim de Jos. Robert, qui, avec sa belle barbe, son argenterie de Saint-Grégoire et ses doreries du Saint-Sépulcre, allait revenir par le prochain bateau. Martine passait son temps dans la capitale, et Jules Langlais, s’il vendait plus de quincaillerie au gouvernement, n’en décolérait pas. Son mariage n’était pas la blague qu’il escomptait, et il avait lancé une vedette, sans le vouloir.

Le journal se vendait, et il va de soi qu’il ne manquait pas d’annonces. Près du titre, on voyait, en dessin stylisé, la gueule de Jos. Robert et l’on ne rencontrait pas de petit « restaurant » qui n’eût ses vingt copies du Combat : deux grandes pages de politique, que Martine rédigeait elle-même, une page féminine, qu’elle rapaillait dans ses cahiers de jeune fille et de commise. À la dernière page, un roman-fleuve, que Martine signait d’un pseudo.

Ludovic Brossard, un gros garçon qui avait été reporter, étudiant en droit, agent d’assurance et vaguement fonctionnaire, deux mois après les élections (les deux premiers mois, il était toujours fonctionnaire) Ludovic Brossard faisait la cuisine et la comptabilité. Il passait sa vie au journal, il s’y était aménagé une pièce dont il faisait sa chambre. Il y passait sa vie à boire et à lire des romans érotiques, qu’il faisait venir de France. On ne lui connaissait pas d’autres vices.


Martine s’était mise en tête de convertir Ludovic. Depuis que son journal avait fait gagner au parti une élection dans un comté difficile, elle croyait qu’une bonne argumentation pouvait venir à bout des plus rebelles. La machine à écrire n’est-elle pas le quatrième État ? C’est donc par le style que Martine pensait convertir Ludovic. Elle amorça une campagne contre la prostitution. L’érudition de Ludovic lui fournissait sa documentation. Pour elle, afin de se mettre en train, après avoir essayé Marcel Prévost, elle lisait l’Isolée et Donatienne de René Bazin.

C’est alors qu’elle publia son fameux article : « Il n’y a pas de mauvaises femmes, il n’y a que des hommes ». De l’autre côté de la barricade, ses adversaires organisèrent un tag day de violettes pour les filles repenties. On colla des placards, avec la photo de Martine Langlais au cœur d’une violette, avec, en exergue, ce qui était maintenant un slogan : « Il n’y a pas de mauvaises femmes ».

Un autre que Langlais se serait fâché : il était trop jaloux de cette notorité pour ne point se réjouir. Les « Propos du Baron », en troisième page, et qu’on savait qu’il inspirait ne suffisaient pas à sa vanité. Il avait perdu la vedette. Il allait la reprendre. Hélas ! ce serait encore sa femme qui en serait l’occasion.

Ce samedi-là, les quotidiens qui paraissaient de bonne heure durent publier une seconde édition : « Un incendie mystérieux au Combat. Ludovic Brossard meurt, asphyxié dans son bureau. »

L’affaire se montrait bizarre et l’on ne découvrait pas « la cause de l’incendie » de ce journal politique.

Les premières heures, Martine prit fort bien l’événement et reçut tous les journalistes qui voulurent la voir. Jules assistai aux entretiens Il eut même un mot qu’on remarqua :

— Il n’y a pas de mauvaises femmes : il y a quand même des assassins…

Ce qui faisait souvenir qu’il y avait eu mort d’homme, si peu intéressant que fût Brossard.

Martine paraissait fébrile et, au départ du dernier reporter, elle eut une crise de larmes, et se mit à trembler épileptiquement.

— C’est le bouquet, une crise d’hystérie, dit Jules comme dans tes mauvaises maisons, femme vertueuse...


Martine, qu’on avait vue entrer au journal, le jour de l’incendie, dut rendre témoignage. Jules Langlais l’accompagnait, et descendant de l’auto, il souriait aux curieux. Il attendit un moment, souhaitant qu’on le photographiât. Aucun appareil, Jules Langlais fronça les sourcils et entra.

Martine bredouilla son témoignage et la femme politique, la mère du parti s’enferra, pâlit un instant, à ce point que le commissaire lui offrit de s’asseoir.

On chuchotait. Quelques-uns, au fond de la salle, parce que Martine était une femme connue, opinaient qu’elle n’était pas étrangère à l’incendie, en dépit de l’invraisemblance.


On ne sut jamais du reste comment cela était arrivé, et les interrogatoires ne donnaient rien. Il n’y eut qu’une sensation : une bonne de Martine déclara que, le matin de l’affaire, M. Brossard avait téléphoné, qu’elle avait répondu elle-même et que Martine s’était querellé avec lui…

— Tiens, tiens ! fit à voix haute Langlais, en s’adressant à son voisin, elle devait avoir eu des déceptions avec ses protégées…

Cette enquête ne donna rien Cependant, sortant de la salle, Jules Langlais, que j’abordai, me donna tout à deviner :

— Tu te souviens de cet Ancien qui coupa la queue de son chien, parce qu’on ne parlait plus de lui.

Je compris, et j’eus un réflexe de dégoût :

— Pourquoi te scandaliser ? la propriété m’appartenait, et il y a une maxime de droit qui permet au propriétaire d’user et d’abuser…

Jules Langlais, dans un sourire sarcastique, avait de ces cynismes. Et l’invraisemblance de ces gestes ne lui garantissait-elle pas l’impunité ?

Quelques jours plus tard, Jules Langlais convoqua le ban et l’arrière-ban de ses amis et de ses parasites à sa maison des champs. Les invités se rendirent nombreux, et il ne les déçut point, lorsqu’au milieu d’un cercle qui le flagornait, il nous dit :

— Ce n’est pas tant pour mon plaisir et le vôtre que je vous ai réunis que pour vous faire participer à une œuvre humanitaire. J’ai fait une petite enquête et j’ai découvert que ce pauvre Brossard avait un enfant naturel. Madame Langlais nous a appris la philanthropie et j’estime qu’il serait indigne de nous de laisser dans l’indigence un enfant d’un homme célèbre. Je fonde une société de secours, et ma femme en sera sûrement la trésorière : elle s’y connaît. Madame Langlais, veuillez accepter ce petit chèque.

Il présentait le chèque à Martine qui rougissait, pâlissait et qui, pourtant, fit assez bonne contenance jusqu’à la fin.

Je partais, et je prenais congé de Martine, lorsque, s’approchant de nous, Jules dit à sa femme, en me regardant d’un air moqueur, qui n’était qu’à lui :

— Il y a des unions éthérées qui enfantent des maternités spirituelles.

J’estime donc que c’est un moindre mal que Martine, après avoir vendu son journal, se soit réfugiée dans une maison de santé : il l’aurait tuée à petit feu. Quant à lui, vous savez qu’il est en Argentine, où il prépare une généalogie des Langlais, que j’ai hâte de lire. J’y verrai peut-être le portrait du grand-père Lémerise.