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Le mariage de Josephte Précourt/06

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VI — UNE ENTREVUE


À SON arrivée à Montréal, Mathilde prit une voiture. Le trajet n’était pas long, du quai du bateau à sa demeure, mais elle était entourée de colis qui l’obligèrent à invoquer de l’aide. Elle soupira en passant près de l’ancienne maison où son père était mort, et qui s’élevait à deux pas de la rue Bonsecours. Elle se demanda si elle avait bien agi en échangeant la vieille maison familiale contre une autre plus moderne, située à deux pas de la côte Saint-Lambert, rue Notre-Dame. Mais en se souvenant qu’Olivier avait manifesté jadis le désir d’acheter cette propriété, en se répétant que Josephte la préférait à toute autre, son front se rasséréna. Tout à coup, une exclamation résonna près d’elle, et, avec un retentissant : « Cocher, arrêtez s’il vous plaît », elle vit Hélène Paulet sauter dans la voiture.

— Madame Précourt ? Non, mais je ne puis le croire. Quel plaisir de vous voir revenue à Montréal… Et Josephte ?

— Bonjour, Hélène, reprenait posément Mathilde. Toujours froufrou, et fraîche !… Josephte ?… Elle demeurera cinq ou six jours encore dans notre vieille maison de Saint-Denis. C’est toujours à regret qu’elle la quitte.

— Vraiment, ce n’est que l’affaire de quelques jours ?

— Oui, Hélène.

— Elle a reçu mes lettres ?

— Tu les adresses toujours très bien, répondit en souriant Mathilde, qui ne voulait pas que son attitude fît croire qu’elle avait pris connaissance de cette correspondance.

— Josephte vous a-t-elle fait part de la grande nouvelle que je lui annonçais ?

— Ce n’était pas du tout nécessaire. J’ai des correspondantes moi aussi à Montréal. On m’a appris bien vite le retour de Michel.

— Michel DesRivières-Authier est charmant.

— Tu le vois souvent ?

— Pas assez à mon gré. Il vit en ermite. Il refuse tout. Mais je le croise souvent dans la rue.

— Et tu as toujours quelque chose à lui communiquer ?

— La Minerve ne lui apprend rien à côté de moi, réplique en riant la jeune fille.

— Quand seras-tu sérieuse, Hélène ?

— À trente ans, si je suis belle et intéressante comme vous.

— Flatteuse !

— Allons, vous voici chez vous, madame. Voulez-vous de mon aide ?

— Merci, Hélène. Je préfère te revoir quand tout sera en ordre, car ta conversation amusante me ferait perdre du temps.

— Madame Précourt, vous vous moquez de moi.

— Tu salueras tes chers parents pour moi. Où est Blanchette ?

— Elle accompagne maman à une assemblée de l’Orphelinat catholique, à la maison des Récollets. J’ai refusé d’y aller. Leur sainte présidente, madame Denis-Benjamin Viger, me fait rentrer sous terre. Mais… je vous retarde. Au revoir, madame, quelle bonne nouvelle, vous me permettez de rapporter à Jules. Josephte, Josephte qui sera à Montréal dans cinq jours !…

Dans l’après-midi, vers cinq heures, Mathilde Précourt fit interrompre tout travail. Assez d’ordre, d’ailleurs, régnait un peu partout. Elle fit allumer les lampes au salon par la bonne qu’elle réengageait tous les automnes, à son arrivée à Montréal, puis pria qu’on la laissât bien tranquille jusqu’à six heures. Elle avait à examiner et à ranger certains papiers.


— Michel ! Toi ! murmura Mathilde Précourt, en lui tendant la main.

Le silence régnait à la maison, lorsque le marteau de la porte d’entrée retentit par deux fois. Mathilde, très occupée à lire un document d’affaires, entendit vaguement, qu’on parlementait dans le vestibule. Puis, on frappa à la porte du salon. « Entrez », répondit-elle doucement, sans lever les yeux.

— Eh bien, demanda-t-elle encore, n’entendant rien, que me voulez-vous, Julie ?

Elle leva les yeux et poussa un cri de surprise. Michel était devant elle, chapeau bas, et les yeux ardemment fixés sur elle.

— Michel ! Toi ! murmura-t-elle, en lui tendant la main.

— Pardonnez-moi, madame, dit enfin celui-ci d’une voix rauque, et en portant respectueusement à ses lèvres la main de Mathilde. J’ai presque terrorisé votre domestique par mon refus d’obéir à la consigne : aucune visite n’était permise, cet après-midi chez vous.

— J’arrive de Saint-Denis. La maison n’est guère en état…

— Oui, je sais que ma présence est intempestive en ce moment, mais je brûlais du désir de vous revoir…

— Prends un siège, Michel. Maintenant que tu as levé toutes les défenses, causons sans plus de cérémonie.

— Vous êtes toujours bonne, princesse de mon enfance.

— Non, non, Michel, ne m’appelle plus ainsi. Tu me fais mal.

— Je ne le mérite guère, non plus.

— Ce n’est pas cela. Mais de te voir, de t’entendre, à un moment où je ne m’y attendais pas, me ramène de façon poignante vers le passé.

— Mon émotion égale la vôtre, madame.

— Michel, depuis quand es-tu de retour au Canada ?

— Depuis mai dernier.

Et nous sommes en octobre. Oh ! Michel ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Oui, murmura le jeune homme en baissant la tête, je mérite ces reproches que vous formulez à peine, mais…

— Qu’y a-t-il, enfant ?

— Je voulais vous revoir dès mon arrivée, madame, mais vous seule. Il y a longtemps que je guette l’instant d’accourir ici. L’attente m’a été affreusement pénible… Lorsque tout à l’heure, on m’a appris…

— On ? Hélène Paulet sans doute ?

— Oui, madame. Elle est venue, il y a une heure à peine, porter une lettre de son père au bureau. M. Berthelot était absent. Alors, elle a un peu causé avec moi. La nouvelle de votre arrivée qu’elle m’apportait m’a fait bondir hors de mon fauteuil. Dès que M. Berthelot est entré, je me suis enfui, sans explication, à sa surprise intense.

— Tu t’es fait des amis à Montréal, Michel ?

— Mon patron est la bonté même.

— Je parle d’Hélène Paulet.

— Ce ne sont pas des amis, mais des connaissances et que je fuis… Ces mondaines sont trop riches pour moi… je ne suis qu’un pauvre clerc, sans relations, ni espoir d’avenir. D’ailleurs, leur frère Jules ne peut me souffrir…

— Peut-être voit-il en toi… un danger.

— Je ne vous comprends pas.

— Jules Paulet voudrait épouser Josephte. Il faut bien que tu saches cela ! Il l’aime sincèrement, je crois. Alors, il craint que la magie des souvenirs d’enfance te redonne du prestige aux yeux de Josephte.

— Josephte ! murmura avec douceur le jeune homme en tenant les yeux fixés à terre.

— Oui, Josephte, qui n’a jamais compris le silence indifférent que tu gardes,

— Le silence seulement, madame. Indifférent est de trop, reprit Michel au bout de quelques instants de réflexion et en regardant bien en face Mathilde Précourt, qui l’examinait avec attention de son côté.

— Michel, pourquoi, lorsque tu es venu à Saint-Denis, en mai…

— Qui vous l’a dit ?

— Tu as été remarqué comme étranger, mais la désignation qu’on a faite de toi ne laissait pas beaucoup de doute.

— J’avais un besoin brûlant de revoir les lieux où j’avais été si heureux. Puis, la tombe de mon bienfaiteur m’attirait avec la force de l’aimant… Oh ! pardon, madame, je suis un maladroit… Ne pleurez pas… Mon Dieu !…

— Michel, crois-tu… que je ne… me… souvienne pas… comme toi… Comme nous l’avons aimé tous deux…

— Tous trois !

— C’est vrai,… ma petite Josephte, je l’oubliais… Alors, Michel, dis-moi, ce mot délicat que tu viens d’avoir pour Josephte… que signifie-t-il au juste ?

— Rien, madame. Sinon, que le protégé des Précourt n’a rien, rien oublié en ce qui concerne tous ses bienfaiteurs, tous, sans exception.

— Comme je te retrouve, Michel ! Ta fierté se trahit toujours.

— Ma reconnaissance aussi, j’espère ?

— Et ton affection pour Josephte ?

— À quoi bon parler de sentiment qu’il serait imprudent… de… conserver.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Madame Précourt, croyez-vous que je ne connaisse pas le rang social inférieur que j’occupe ? Je suis un très pauvre, sans beaucoup d’avenir en perspective, je vous le disais tout à l’heure, je le répète encore. Alors, comment oser porter les yeux sur une étoile inaccessible. Non, j’aime mieux le comprendre moi-même et non l’entendre dire par des riches, me dédaignant… et sans pitié.

— Tu nous exceptes, j’espère, en parlant ainsi ?

— Certes. Et c’est justement parce que vous n’êtes pas ainsi que je ne puis mettre votre générosité à l’épreuve.

— Pauvre Michel !

— Vous me plaignez. J’ai raison, n’est-ce pas ?

— Il y a de nobles cœurs, partout, Michel, parmi les gens riches comme parmi les pauvres. Mais, crois-moi, il vaut mieux ne pas pousser les choses à l’extrême. Je comprends jusqu’à un certain point ta prudente réserve auprès de Josephte, comme de toute autre jeune fille. Tu n’as à leur offrir encore — je dis encore — aucun avenir. Mais de là à fuir toutes relations qui te plaisent, ou te feraient du bien au cœur, je crois que tu as tort. Un juste milieu ne serait-il pas préférable ?

— Vous me conseilleriez d’aller au-devant d’avanies, ou de peines probables ?

— Michel, la vie ne les épargne à personne. Il faut parfois ne pas comprendre certaines mesquineries, s’élever au-dessus d’elles, en tout cas. Et il faut en même temps s’épanouir, dilater son cœur auprès des quelques amis dont on a éprouvé l’amitié.

— Eh bien, madame, si jamais j’accepte de passer comme une ombre, modeste et rapide à s’évanouir, à certaines réceptions mondaines, ce sera en me souvenant de vos paroles.

— Il faudra venir au bal de Josephte, en novembre, Michel ?

— J’y songerai. Allons, madame, je vous laisse. Comme cette visite m’a fait du bien !

— C’est au revoir, Michel ? Ne l’oublie pas.

— Je me souviendrai. Mais Josephte voudra-t-elle me revoir ? Elle ne me pardonnera jamais mon attitude d’hier, d’aujourd’hui, hélas !

— Michel, il faudra être indulgent pour notre petite Josephte. Elle a déjà beaucoup souffert dans sa vie.

— Et moi qui voudrais lui épargner l’ombre même d’un chagrin, reprit le jeune homme d’un ton douloureux.

Puis, il se pencha de nouveau sur la main tendue de Mathilde Précourt, qui murmurait : « Pauvres enfants ! je vous comprends si bien tous deux… Que la Providence nous vienne en aide » !

— Merci, ma princesse, souffla encore Michel. Il quitta vivement la pièce, puis la maison. Mathilde, à la fenêtre, suivit longtemps le jeune homme du regard. « Quel caractère, que cet enfant qu’Olivier aimait… Ma petite Josephte aurait en lui un compagnon à la fois fort et si profondément aimant… Mais qu’a-t-il comme situation, comme avenir… tandis que ce Jules Paulet… À la grâce de Dieu, encore une fois. Il dispose si bien des événements de nos pauvres vies » !