Le massacre dans le temple/05

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Éditions Édouard Garand (44p. 12-21).

V


Nerveusement, les mains crispées, s’étreignant les doigts à disloquer les jointures, Armand Dubord arpentait les quinze pieds carrés de son cabinet de travail.

Malgré les portes closes et l’épaisseur des murs, des cris, des lamentations, qui avaient un quelque chose d’inhumain parvenaient jusqu’à lui. Et, à chaque fois, c’était comme si, subitement, son cœur dans sa poitrine, s’arrêtait de battre.

Une envie folle le tenaillait de retourner dans la chambre.

Il se rappela que le médecin l’en avait chassé.

Lui, pourtant maître de ses nerfs, n’avait pu, sans faiblesse, assister sa femme dans la douleur. Il était devenu pâle, prêt à défaillir, si bien que d’un ton qui n’admettait pas de réplique, le médecin lui intima l’ordre de se retirer le poussant même jusqu’à la porte.

Depuis, les secondes paraissaient des minutes, et les minutes des heures.

Autant que Madeleine, il souffrait. Il souffrait de l’entendre souffrir, il souffrait jusque dans sa chair.

Enfin, sur le seuil, le médecin parut.

— C’est un garçon.

Comme un fou il se précipita dans la chambre, s’abîmant contre le lit. Il baisa longuement la main pendante, qui était diaphane et blanche.

C’était fini, heureusement fini.

La figure pâle, auréolée par les cheveux auburn qui semblaient d’or, elle se retourna.

— Ca va bien, demanda-t-il ?

— Oui… susurra-t-elle.

Elle fit signe à la garde de montrer l’enfant.

Quand il vit cette petite chose rouge, ce petit être sans défense où déjà vivait une âme, cet être qui était la chair de sa chair et la chair de l’épouse, une grande pitié l’inonda et aussi un sentiment incommensurable d’orgueil. Il leva la tête vers Madeleine et celle-ci lut dans son regard, tellement de fierté, tellement de reconnaissance et d’amour que le souvenir disparut des souffrances endurées… et qu’une joie immense l’inonda.

— Comment l’appellerons-nous ?

— De mon nom, du tien, et du nôtre. Il s’appellera Armand Boisvert-Dubord. Et il sera beau… fort… et il deviendra célèbre…

Les jours sont devenus des semaines ; les semaines des mois.

Comme les peuples, les individus heureux n’ont pas d’histoire.

Leur histoire serait banale à écrire : elle se résume en ces deux mots : Parfait bonheur.

Autrefois, au collège, Dubord avait un ami. Depuis trois ans, il ne l’avait vu. C’était son plus intime, son alter ego comme il se plaisait à l’appeler. Combien de projets d’avenir n’avaient-ils pas édifiés ensemble durant les longues promenades des après-midis de congé dans la cour du collège ! Une solidarité était entre eux que rien jusqu’ici n’avait pu briser, ni le temps, ni l’absence.

Pierre Gervais, au contraire de l’abbé Mousseau partageait en tout les idées de Dubord. Ils étaient de la même trempe : arrivistes tous deux, matérialistes, terre à terre, possédant au même degré le culte de la force.

Ils s’étaient promis l’un l’autre « d’arriver » un jour, coûte que coûte, et, à la sortie du collège, comme les trois personnages de la « Croisée des Chemins » d’Henri Bordeaux, s’étaient donné rendez-vous à Montréal, dans cinq ans.

Où qu’ils fussent à l’époque, ils devaient se rencontrer.

Pendant que l’un avait choisi le Monde, avec un grand M comme voie vers le succès [1] [illisible]liste, s’en était totalement éloigné : Gervais n’avait jamais mis les pieds dans un salon. Il n’avait eu, dans sa vie, aucune aventure sentimentale. Non qu’il détestait les femmes, mais leur société l’ennuyait profondément. Il plaisantait souvent son ami, alors que ce dernier, durant leur temps d’Université, s’abandonnait à ce qu’il appelait l’amollissante atmosphère des thés, des réceptions et des bals ! Au contraire d’Armand il n’était pas d’abord sympathique. Il n’avait qu’un ami.

Pierre Gervais, issu lui aussi d’une famille de terrien, en gardait les caractéristiques. Sa famille demeurait en bas de Québec, dans le comté de Matane. La résidence paternelle était nichée sur une falaise, au bord du fleuve. De ses longues rêveries d’adolescents, alors qu’il contemplait l’horizon élargi d’immensité, il avait conservé dans le regard un peu du gris et de l’énigme de la mer. Fils unique, il perdit son père qu’il adorait, au début de sa vingtième année, et sa mère, quelques mois après. Il se fit un point d’orgueil de ne paraître ressentir aucune émotion de ces deuils successifs. Pourtant, ils le laissaient seul sur terre sans personne sur qui déverser le trop plein d’affection qui, à certaines heures, fait déborder le cœur de l’homme. Il souffrit beaucoup néanmoins, mais jamais une larme ne monta à ses yeux, jamais un muselé ne fit tressaillir son visage impassible. Aux funérailles, ses proches le qualifièrent de « sans cœur » à cause de cette attitude. Sa philosophie se résumait dans ces vers d’Alfred de Vigny :

« Gémir, prier, pleurer est également lâche
« Et j’irai jusqu’au bout accomplissant ma tâche
« N’osant rien demander, et n’ayant rien reçu. »

Ses études de génie civil terminées il n’eut plus qu’un objectif : brûler les étapes.

Aucun effort ne lui répugnait. Au contraire. Plus une besogne demandait d’efforts, plus elle le tentait.

Le gouvernement fédéral venait de décider d’envoyer une expédition vers l’extrême Nord. On avait beaucoup de difficultés à recruter les ingénieurs et les arpenteurs à cause des périls que cette mission comportait et aussi de sa durée. Il s’agissait de faire le relevé des lacs et des rivières dans la région qui avoisine la baie d’Hudson. L’absence devait durer trois ans. On offrait aux arpenteurs et aux ingénieurs, chefs d’équipe, le salaire de $10,000 par année. Malgré ces offres alléchantes, il restait un poste vacant. Gervais eut vent de l’affaire, fit application et un mois après il partait avec ses hommes vers ces régions mystérieuses où il lui tardait de pénétrer.

Doué d’une force herculéenne et d’une endurance peu commune, Pierre Gervais avait accompli sa mission sans en être trop incommodé. Il avait enterré deux de ses hommes en route, l’un tué par un arbre, l’autre noyé dans un rapide et dont on avait trouvé le corps plus bas, déchiqueté sur les rochers.

Son teint s’était bronzé et ses traits avaient acquis une dureté qui le rendait encore plus mâle.

Quand il foula de nouveau le sol de Montréal, son ami prévenu par télégramme l’attendait sur le quai de la gare. Les poignées de main s’échangèrent cordiales, fraternelles. Avant de se parler ils s’examinèrent l’un l’autre.

— Tu as changé ?

— Vieilli ?

— Non, plus dur.

— Toi aussi tu as changé… tu rajeunis.

— C’est le bonheur qui me change ainsi… Où sont tes bagages ?… Il est entendu que tu passes la semaine chez moi et qu’ensuite nous t’amenons à la campagne finir le mois. Ta visite coïncide avec mes vacances. Ma femme a bien hâte de te voir.

Quand la porte du cabinet de travail s’ouvrit et que Madeleine parut sur le seuil, Pierre Gervais eut un arrêt brusque du cœur et il semblait que quelqu’un lui serrait la gorge à l’étouffer. Une rougeur lui colora les joues et ses yeux se fixèrent ardemment sur la jeune femme qui baissa la vue et rougit à son tour.

L’avocat n’eut pas connaissance de ce saisissement qui à la même minute s’était emparé des deux être qu’il aimait le plus au monde.

Il les présenta l’un à l’autre, et tous trois gagnèrent la salle à manger, après avoir admiré l’héritier qui commençait son neuvième mois.

L’ingénieur se laissa engourdir par cette atmosphère familiale, toute chaude de confort. Lui, taciturne habituellement sur ce qui le concernait, narra différentes péripéties de son voyage lointain. Un secret désir était en lui, de plaire, d’éblouir et il éprouvait un sentiment ou plutôt une sensation de jalousie contre son ami le plus cher.

Pendant qu’il parlait, Madeleine le regardait ; elle semblait boire ses paroles. Parfois, elle fermait les yeux, et s’imaginait le narrateur dans son costume pittoresque d’explorateur au milieu du décor terrible de neiges à perte de vue. Et il se glissait en elle une admiration profonde pour lui. Parfois aussi elle se surprenait à écouter les battements de son cœur qui était plus forts.

Elle se sentait attirée par cet homme dont les yeux glauques, malgré leur coutumière dureté, brillaient à certains instants. Quand il la regardait trop longtemps, une sorte de vertige lui serrait les tempes.

Comme une heure sonnait, Pierre demanda la permission de se retirer.

Il ne voulait pas qu’à cause de lui, l’on dérangeât ses habitudes.

— Vous devez être fatigué de votre trajet en chemin de fer ?

Il sourit.

— La fatigue et moi, Madame, nous sommes les plus grands ennemis. Après avoir passé par où j’ai passé, je pourrais voyager bien longtemps avant de ressentir ses attaques. Mais il ne s’avoua pas que jamais, auparavant, il n’eut à faire face à une difficulté plus grande. Cette femme, qu’il ne connaissait pas l’instant d’avant, venait soudain de créer le problème le plus douloureux comme le plus complexe. À défaut de conviction, il avait l’intuition qu’il l’aimait et qu’il l’aimerait. Aussi la première nuit passée sous le toit amical, toit hospitalier s’il en fut un, fut plus dure à supporter que toutes celles vécues dans les immensités nordiques et par des froids quasi meurtriers.

Il ne put fermer l’œil de la nuit. Toujours lui venait à l’esprit la vision première perçue d’elle. Il la revoyait sur le seuil de la porte, élégante dans sa robe mauve qui la moulait, faisant mieux ressortir le galbe de son corps.

Et un désir, un désir fou qu’il ne pouvait contrôler lui venait de la revoir. Les yeux grands ouverts, les membres brûlants de fièvre, il ressentait en lui, et pour la première fois, les affres du désir. C’était donc vrai qu’il l’aimait.

Il se débattait contre cette certitude qui s’implantait de plus en plus dans son cerveau. Non ! Cela ne pouvait être !

La femme de son meilleur ami !

Et un immense dégoût lui vint de lui-même. Il se méprisa.

Jamais, auparavant, une femme n’avait fait battre son cœur.

Fallait-il qu’une seule l’impressionnât à ce point de lui faire oublier ce qui n’était pas elle, que ce fut précisément la femme d’Armand Dubord, son ami de confiance, son ami de cœur, son seul ami.

Non ! cela n’était pas possible ! Il jura de ne la considérer que comme une amie… et d’étouffer jusqu’aux moindres vertiges d’un amour qu’il jugeait mauvais.

Ce ne fut qu’aux petites heures que le sommeil vint enfin clore ses paupières et lui apporter le repos… Le repos de ses sens… le repos qu’il avait toujours connu et qui menaçait de le fuir… irrémédiablement.

Et durant ce temps-là, à quelques pas de lui, un autre, confiant, fidèle, faisait son éloge et sans le savoir travaillait à tisser la maille qui emprisonnerait deux êtres pensants… Sans le savoir, il se constituait l’artisan de son propre malheur. Il sapait pierre par pierre l’édifice du foyer familial.

Le lendemain, quand ils se rencontrèrent, une sorte de malaise, une gêne, établit entre Madeleine et Pierre son impalpable mur. Ils s’évitaient du regard. Chacun intérieurement luttait contre ce mystérieux attrait qui les aurait poussé dans les bras l’un de l’autre s’ils avaient obéi à leur impulsion. Et Dubord exultait. Sous le même toit, il y avait, réunis, les trois êtres qu’il chérissait le plus. Il y avait, synthétisés, autour de lui, l’Amour, l’Amour paternel et l’Amitié.

— Tu te souviens de Mousseau ?

— Jules ? Je l’ai perdu de vue depuis la sortie du collège.

— Il est abbé et vicaire à St. X… Nous nous voyons assez souvent. C’est un homme convaincu ; je respecte ses idées tout en ne les partageant aucunement. En matière de religion, je suis comme toi, je ne crois à rien. Avant mon mariage nous avons eu une discussion où chacun de nous a fait sa profession de foi. Pour moi, mes dieux, je les ai résumés en cinq, cinq idoles dont j’ai le culte : l’Amour, la Paternité, l’Amitié, la Gloire et la Fortune. Aujourd’hui, ma maison ressemble à un temple : Madeleine, l’Amour ; toi, l’Amitié ; mon fils, l’Amour paternel ; la richesse, je m’achemine vers elle. La gloire ? je commence d’être célèbre. J’ai eu telle de mes causes qui ont répandu mon nom dans tout le Canada. Je n’ai pas à me plaindre de la vie.

— Moi non plus. Mon expédition me rapporte un joli magot. C’est vrai que je l’ai gagné et bien gagné. Je ne regrettes pas ces trois années. Je suis maintenant en mesure de m’établir à mon compte. J’abandonne toute expédition lointaine. Je me spécialise dans la construction. Avant quelques années, je serai l’un des plus puissants entrepreneurs de Montréal.

— Tu ne penses pas à te marier ?

— Me marier ?

Il éclata de rire.

— À quoi bon ! Tu me connais. Tu sais que je n’aime pas les femmes…

— Probablement parce que vous n’avez pas encore rencontrer votre idéal, dit Madeleine.

Il la regarda… Elle frissonna sous ce regard qui devint soudain brûlant de passion. Il lui sembla que ses yeux la déshabillait toute.

Il dit :

— Oui ! Je l’ai rencontré… Trop tard.

— Et elle se nomme, interrogea Dubord ?

— Ah ! Ça, par exemple, c’est trop me demander… si tu veux, nous allons parler d’autre chose.

Dans la matinée, il accompagna l’avocat à son bureau.

— Sais-tu ce que tu devrais faire ?

— Non.

— Proposes à ma femme de sortir avec toi… Vous irez au théâtre ou prendre le thé ensemble.

— Tu es sérieux ?… D’abord que vont dire les gens ?

— Je te croyais comme moi au-dessus des préjugés et des qu’en dira-t-on.

— Je le suis…

— Il y a une objection plus forte que ça ajouta-t-il mi-sérieux, mi-plaisantant, si je prenais goût à la compagnie de ta femme !

— J’ai suffisamment confiance en Madeleine et suffisamment confiance en toi pour n’avoir aucune crainte sous ce rapport.

— Alors, tu prends la responsabilité des conséquences ?

— Je la prends.

— Où dines-tu ?

— Chez moi. Nous dînerons ensembles. Je vais au Palais dans quelques minutes. À midi, je serai de retour… Nous nous rencontrerons ici… Tu peux prendre mon auto pour tes courses…

Avant de partir, l’ingénieur demanda :

— Pourquoi tiens-tu tant à ce que je sorte avec ta femme ?

— Pour te la faire apprécier et pour que tu saches combien mon bonheur est grand.

L’après-midi, tel que convenu, Pierre Gervais proposa une promenade à Madeleine.

Le mari insista même pour qu’elle accepte.

— Pierre est un peu dépaysé… et puis il fait si beau. Ça te sera une distraction.

La jeune femme accepta. Ils allèrent reconduire l’avocat à son bureau, et peu de temps après, leur auto roulait dans la campagne sur les bords du lac St-Louis. Le jour était beau ; la lumière limpide.

— Savez-vous, Madame, que j’éprouve aujourd’hui, à goûter la douceur d’être oisif, une sensation que je n’ai pas connue depuis des jours bien lointains : j’ai l’illusion d’être en vacances.

— Dites plutôt « la réalité »… Vous êtes en vacances.

— Je veux parler de mes vraies vacances quand je laissais le collège après la distribution des prix pour retourner chez moi. Étiez-vous pensionnaire au couvent ?

— Oui.

— Alors, vous devez savoir ce que signifiait ce mot : vacances. La liberté ! Errer à sa fantaisie par les champs, jouer sur la grève, pieds nus, n’avoir aucune obligation, aucun devoir, être libre.

— Vous êtes libre aujourd’hui.

— Aujourd’hui, oui… mais demain la vie non pas va commencer mais recommencera. avec ses tracas, ses incertitudes, ses luttes, ses déboires…

— Vous avez peur de la vie ?

— Voulez-vous que je vous fasse une confidence ? Je n’ai jamais eu peur de la vie… je n’ai jamais eu peur de la lutte… Plus que cela, je l’ai aimée, je l’aurais recherchée…

— Et maintenant ?

— Maintenant… j’ai peur de demain… j’ai terriblement peur.

— Puis-je vous demander pourquoi ?

Il ne répondit point.

L’auto venait de s’engager dans Senneville.

Changeant de sujet, comme ils passaient devant l’une des résidences princières qui s’échelonnent, sur les bords du lac des Deux-Montagnes, il dit :

— N’est-ce pas que ce serait l’idéal, cela, posséder de l’argent, follement, pour se bâtir des châteaux, les encadrer dans la verdure, construire autour, des parcs immenses, avec des fleurs en quantité, des allées qui serpenteraient, dans le vert du gazon, au milieu des plates-bandes qui exhalent quand vient le soir, un parfum qui grise.

— C’est un peu le rêve de mon mari d’être riche à millions… Mais écoutez-moi Pierre, — pardon, monsieur Gervais — je suis tellement habituée à entendre parler de vous par ce seul prénom : Pierre.

— J’aimerais que vous m’appeliez ainsi, comme si j’étais un ami, un très vieil ami d’enfance… Vous me demandiez ?

— Comment un homme comme vous, un homme d’énergie, qui avez affronté les pires dangers, qui avez fait face à la mort, à la mort prosaïque, bête, vous ayez peur de la vie ?

Il ralentit l’allure de la machine et sans qu’il se rendit compte de son acte, il lui avait pris la main.

— Pourquoi ? Pourquoi ?… parce que je vous ai connue… parce que vous êtes apparue dans ma vie… hélas trop tard, pour me faire comprendre qu’une seule chose dans l’existence donnait du poids à nos actes, une seule chose… Pardonnez-moi de vous parler ainsi, Madeleine… À mon tour je vous appelle par ce nom… Rien qu’à le prononcer me semble doux… Il se ressaisit et continua, toute son exhalation subitement tombée.

— Pardonnez moi !… Demain, je m’en irai. Où ?… Je ne le sais pas. Je retournerai dans la solitude, la solitude immense où je me plaisais et d’où je n’aurais jamais du revenir.

— Oui… partez… c’est mieux… pour vous… et pour moi…

Le dernier mot de la phrase fut dit presque dans un souffle et, en même temps, il remarqua que la main qu’il tenait prisonnière, vibrait dans la sienne.

Il arrêta complètement le moteur, et mû par un sentiment d’impulsion qu’il ne put contrôler, il l’enlaça et passionnément, sur ses yeux, sur ses joues, sur sa bouche, il posa ses lèvres.

Puis, reprenant conscience des réalités, interdit, humble, il balbutia :

— Madame !… excusez-moi. Demain je partirai.

Elle avait, les joues en feu, les lèvres frissonnantes, et son cœur battait, palpitant de désir, dans son corsage.

Le mutisme demeura longuement.

Elle lui dit, comme si elle extériorisait une idée qui l’obsédait :

— Comme la vie est bête !… Ne partez pas.

Quelques instants après :

— Oui ! partez… demain… ce soir.

Puis, revenant sur sa décision, et, d’une voix faible, étouffée.

— Ne partez pas… si vous m’aimez.

Il la pressa de nouveau contre sa poitrine, et, la voix brûlante :

— Non ! Madeleine, mon amour, je ne te laisserai pas… Je ne puis plus te quitter, je suis à toi, jusqu’au crime si tu l’exiges.

Et le silence retomba entre eux. Une sorte de complicité tacite les unissait.

Et pourtant, le jour d’avant, ils ne se connaissaient pas.

Quelle est donc cette mystérieuse puissance, qui attire ainsi l’un vers l’autre, deux êtres pensants ! Ils n’avaient eu qu’à se voir pour éprouver dans le tréfonds de l’âme un sentiment trouble et dominateur qui annihile toutes les facultés de raisonnement. Ils ne pensaient nullement à la conséquence des paroles de fièvre qu’ils s’étaient dites. Ils subissaient l’emprise de la chair. Y a-t-il des êtres créés l’un pour l’autre ? Y a-t-il une prédestination dans l’amour ?

Mystère du cœur humain, mystère insondable que les psychologues n’ont pu résoudre pas plus dans la négative que dans l’affirmative.

Les jours qui suivirent, Pierre Gervais ayant fait taire la voix du subconscient par l’effort concentré de toute son énergie et de toute sa volonté évita de se trouver seul avec Madeleine.

Il était décidé à fuir, bien décidé. Mais par une faiblesse dernière, il voulait de


Ils écoutaient en eux le poème ardent de la vie que leur jeunesse chantait… (Page 8).

meurer tout le temps convenu auprès de

celle qu’il aimait. Il se contenterait de la voir, de l’entendre. Il se berçait de raisonnements illusoires. S’il partait plus tôt, il ferait peut-être naître des soupçons dans l’esprit du mari. Et puis, il se croyait assez fort pour dominer la situation, pour résister à l’attrait de la chair. Il ne se doutait pas que chaque jour raccourcissait la chaîne, resserrait les mailles qui les tiendraient prisonniers de leurs passions.

Le temps des vacances arriva.

Armand Dubord prenait un mois de congé. Il avait loué un chalet tout meublé, dans les Laurentides, sur le bord d’un lac.

L’homme, la femme et l’ami partirent.

Aveuglé et par son amour, et par son amitié, l’avocat ne se doutait de rien. Il était joyeux, exubérant d’humeur. Ah ! tous les projets qu’il fit pour ces quatre semaines de farniente ! Les parties de pêches ! Les excursions dans les montagnes avoisinantes !

Leur villégiature débutait sous les meilleurs auspices : un temps de fête, une féérie de lumière.

Le décor ? Un nid d’amoureux : de la pelouse, des arbres, des montagnes, de l’eau.

Pierre Gervais ne se départit pas un instant de sa ligne de conduite. Seul, un observateur averti aurait pu se rendre compte de ce qui se tramait entre Madeleine et lui…

Elle passait des heures absorbées dans des rêveries langoureuses ; il devenait nerveux, irascible, moins maître de lui. La lutte commençait à l’épuiser. Il y eut des nuits, où il ne put fermer l’œil, où il avait la tête en feu, le corps fiévreux. Ce n’était plus du sang qui coulait dans ses artères mais de la poix fondue, liquide, bouillante. Ils étaient dans le nord depuis une semaine quand l’avocat reçut un télégramme le demandant à Montréal pour le lendemain. L’ingénieur s’offrit à l’accompagner.

Animé de sa même inébranlable confiance Dubord refusa.

— La compagnie de ma femme t’ennuie-t-elle ?

— Très bien, je reste… Tu l’auras voulu.

Et le lendemain, après le départ du train, ils étaient seuls, seuls pour la journée. Dans la voiture qui les ramenait de la gare où ils étaient allé reconduire Armand, ils ne se dirent pas un mot !

Mais il remarqua qu’elle tremblait, qu’elle tremblait comme une feuille sous le vent. Il remarqua qu’elle était pâle, presqu’exsangue…

Et il sentit que sa gorge à lui devenait sèche et que son cœur pompait et refoulait avec violence le sang de ses artères.

Quand ils descendirent devant le chalet, elle lui dit :

— Soyez dans le jardin, tantôt, au Kiosque près du lac.

— J’y serai, répondit-il d’une voix sourde.

Elle monta à sa chambre et revint peu après. Elle avait changé de toilette et revêtu une robe de jersey bleu pâle.

Il l’attendait.

Il la trouva belle et désirable.

Elle se jeta dans ses bras, toute fragile comme une enfant, et au milieu des larmes qui abondamment coulaient au long des joues, elle soupira.

— Pierre ! Pierre ! Qu’avez-vous fait de moi ? Pourquoi vous ai-je connue ?

Elle défaillait : tout son corps souple s’abandonnait entre les bras robustes de son amant.

— Pierre qu’avez-vous fait de moi ? Qu’avez-vous fait de moi ?… J’étais heureuse avant le soir où vous êtes venu chez nous.

— Et pourquoi ne l’êtes vous plus ?

Sa voix avait pris une inflexion très douce qui le surprit lui-même.

— Parce que je vous aime… je vous aime… malgré moi, malgré vous, même si vous vouliez m’empêcher de vous aimer… Vous ne voyez donc pas que je vous aime et cet amour insensé me consume et dévore ma vie.

— Et moi, Madeleine, je vous aime plus que vous m’aimez… Je vous aime comme un insensé…

Il noya sa bouche dans l’or de ses cheveux. Il humait le parfum de sa chevelure. Il se délectait de cette odeur de femme qui grise, qui peut mener aux pires folies, aux pires turpitudes, qui peut mener jusqu’au crime.

— Je ne puis vivre sans toi… Je te porte en moi, j’ai beau essayer de penser à autre chose, toujours, Pierre, mon Pierre, je vois tes yeux gris me poursuivre, se fixer étrangement sur moi, et me brûler.

Lui, ne pouvait que répéter : « Madeleine… Madeleine !… Ah ! que je t’aime ! que je t’aime ! »

Soudain, dur, implacable, il se redressa.

— Madame ! ce que nous faisons là est indigne !… Je ne puis pas le… nous ne pouvons pas le tromper… Vous êtes liés l’un à l’autre, indissolublement.

Elle tomba anéantie sur le banc, presque sans vie.

Lui, debout, la contempla avec pitié.

Comme c’est peu de chose, la nature humaine ! Comme un rien suffit à désemparer, à briser deux vies.

Il serra le poing, et, intérieurement, maudit la fatalité.

— Madame, donnez-moi la main comme à un ami loyal, loyal envers vous, loyal envers Armand. Tous deux, nous sommes victime d’une faiblesse passagère… Demain, je vous le jure, je partirai pour jamais. Je trouverai un prétexte. Me pardonnez-vous ?

— C’est à moi de vous le demander. Vous avez raison. Nous ne pouvons être l’un à l’autre… Je ne puis pas… je ne pourrai jamais vous appartenir… Je vous oublierai… Vous m’oublierez.

Pierre Gervais s’enfonça dans la montagne. Tout le jour, il marcha, grimpant, escaladant, cherchant les endroits les plus difficiles à gravir. Un désarroi profond régnait en lui. Il ne pensait pas, il ne pouvait pas penser. Tant ce qu’il cherchait, c’était la fatigue, la bonne fatigue physique. Il ne voulait cet après-midi, qu’être une chose végétative.

Toutes les beautés du paysage le laissèrent indifférent. Il marchait… il marchait sans but.

Le soleil épuisa la gamme de ses couleurs.

La noirceur s’étendit sur la création. Elle enveloppa les arbres, les rochers, les montagnes, le lac.

Seul, le chalet sur ses bords se reconnaissait aux lumières des fenêtres. Elles étendaient sur l’eau deux fines lanières d’or.

Le feu qui le rongeait s’était apaisé. Un calme relatif s’infiltrait en lui. Il jugea le temps venu de réintégrer l’amicale retraite.

À peine eut-il pénétré sur la propriété que la bonne effarée courut à lui.

— Monsieur Gervais… monsieur Gervais.

Il appréhenda une catastrophe.

Que lui importait après tout ? Rien pourrait-il survenir de pire que ce qui était déjà ?

Il était emporté dans un remous de passion. Il avait beau se débattre. Le courant était plus fort qui le conduisait à la chute.

— Que voulez-vous ? questionna-t-il, indifférent.

— Il y a que Madame est bien malade. Elle délire presque.

— Pourquoi n’alliez vous pas chercher le médecin ?

— Je pouvais pas laisser l’enfant seul.

Retourner près d’elle, c’était anéantir la décision prise de rompre dès le début ces relations… c’était rallumer la passion violente qu’il avait réussi à étouffer mais qui n’en couvait pas moins sous la cendre.

L’ingénieur hésita quelques instants. Deux voix en lui parlèrent. Il n’en écouta qu’une.

— Occupez-vous de l’enfant. Je vais aller voir Madame Dubord.

En entrant dans la chambre, où elle gisait sur le lit, suffocante de sanglots, il éprouva une sensation étrange où se mêlait de la férocité.

Il était repris, entièrement.

Chacune de ses résolutions s’écroulaient.

Il en voulait à Madeleine, à Armand, à lui-même, à la société, à Dieu.

Sa tête oscilla dans un geste qui signifiait : « à quoi bon ! » et il courut se blottir au pied du lit.

— Non Madeleine, je ne t’abandonnerai jamais, jamais… Ne pleures plus… Tu sais bien que je suis à toi… à toi pour la vie.

Il ne songea pas un instant que l’heure sonnerait bientôt du retour de l’avocat, il ne songea pas aux conséquences, terribles, épouvantables de la folie qu’il commettait dans un moment d’aberration.

Que lui importait tout cela ! Oui que lui importait ! Dorénavant, il n’était plus qu’une épave, qu’un jouet entre les mains de la Destinée. Ah ! comme il la maudissait cette Destinée. Dorénavant, il ne lui faudrait reculer devant rien pour assouvir ce désir de bonheur qui était en lui, ce désir dont la violence l’affolait, l’étourdissait comme sous l’effet d’un choc brutal et continu. Et il embrassait avec effusion la main pendante, heureux de constater que les larmes séchaient, et que le cher visage se rassérénait.

— Oui, Madeleine, je t’aime ! je t’aime avec d’autant plus de puissance qu’avant toi, jamais une femme n’a fait battre mon cœur ! Je t’aime avec toute la ferveur de celui qui aime pour la première fois… de celui qui a été sevré de tendresse et qui se rend compte…

Il n’eut pas le temps de finir sa tirade. Dans l’embrassure le la porte, une ombre se dressait.

Livide, se soutenant du coude au chambranle, Armand Dubord écoutait.

Pierre vit passer une lueur de crainte dans l’œil de son aimée.

Il se retourna.

Il n’y eut pas un muscle qui tressaillit dans le visage du mari. Tout au plus pouvait-on y lire un sentiment de lassitude et de tristesse, une tristesse immense.

Il fit signe à l’ingénieur de le suivre.

— Pierre, lui dit-il, quand ils furent seuls, je te croyais un ami, je te croyais un homme d’honneur. Me suis-je trompé ?

L’autre eut un ricanement amer.

— Je ne suis plus ton ami. Je te déteste cordialement. Je te hais.

— Alors, c’est vrai ?

Pour toute réponse, il n’eut qu’un silence dédaigneux.

Tenaillé par la jalousie, il leva le bras pour frapper, mais aussitôt l’ingénieur lui saisit le poignet et le lui rabattit.

— Armand, c’est vrai que je te hais, que je te déteste. Je te déteste comme je n’ai jamais détesté.

Abasourdi, assommé par la soudaineté du choc, n’osant en croire ses yeux, n’osant en croire ses oreilles, Armand Dubord s’écrasa sur une chaise, et, les deux tempes comprimées entre les paumes de ses mains, il fixa sur le plancher, un point toujours le même.

Au bout de quelques instants, il se leva. De pâle qu’il était, son visage se colora. Le rouge lui montait jusqu’à la racine des cheveux. Il empoigna l’amant de sa femme par les basques de son habit et le regarda dans les yeux.

— Pierre, réponds moi. Il faut que tu me répondes… Si je voulais, je pourrais t’abattre, te tuer comme un chien. J’en ai le droit. Pas un jury au monde ne me condamnerait. Est-ce que ma femme t’aime ?

— Elle m’aime… Et… je l’aime…

— Voilà la façon dont tu respectes les droits de l’hospitalité ! Tu profites de la confiance que j’ai en toi, pour me tromper, me tromper indignement, bassement, lâchement. Sais-tu ce que tu es ? Tu es l’être le plus vil que je connaisse.

— Et après ? fit la voix ironique.

— Après ?… tu n’es qu’un voleur, un voleur ignoble… Tu as pénétré chez moi… tu m’as volé l’affection de ma femme… tu as brisé mon foyer… tu as détruit mon bonheur.

Ils étaient exaspérés. Comme deux adversaires, ils se mesuraient, se toisaient… leurs narines palpitaient, frémissantes… ils haletaient, leurs voix devenaient rauques.

Pierre Gervais, avant qu’il ait pu le parer, reçut un coup de poing en pleine figure.

Il ne broncha pas. Ses lèvres demeurèrent jointes, convulsivement, mais un mince filet de sang s’en écoulait qui descendait le long du menton, en le striant de rouge.

Il se contrôla.

— Frappe encore si tu veux… C’est un signe de faiblesse… Je te quitterai sous peu pour ne jamais te revoir. Mais avant, il faut que tu saches ceci. Tu m’as traité de voleur… Rappelles-toi, nos théories communes, « arriver par tous les moyens… prendre notre bien où nous le trouvons. » J’aime ta femme. Elle m’aime… Je l’aime irrésistiblement… Elle m’est devenue nécessaire comme l’air que je respire. Je la désire avec passion, avec ivresse, avec frénésie… Je ne conçois plus la vie sans elle…

— Et moi…

— Toi, tu es l’obstacle, l’ennemi. Tu te dresses au travers de ma route.

— Comme toi au travers de la mienne.

— Encore une fois, rappelles-toi nos théories… Tu connais la solution qui s’impose… l’un de nous est de trop. Brise moi ou je te brise…

— De quel droit ?

— Du droit de mon amour. Et maintenant, je te fais une confidence : je n’ai jamais été l’amant de ta femme.

Il ajouta d’une voix sourde.

— Je le serai… Tu t’arroges le droit de disposer d’elle, d’en faire ta chose, parce que tu l’as connue avant moi, sans songer que nous étions créés l’un pour l’autre… La preuve c’est qu’entre nous deux, c’est moi qu’elle va choisir.

— Je relève ton défi. Nous nous sommes tout dit. Que je ne te rencontre plus jamais ; cette fois là je te tuerai…

— À moins que je ne te tue avant… Adieu.

— Adieu.

Le lendemain, Madeleine s’enfuyait avec Pierre Gervais.

  1. Note de Wikisource : il manque une ligne dans le livre original.